Henriette Charbonneau, « La danse devant l’autel »

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Henriette Charbonneau

La danse devant l’autel

(Préface à Bernard Charbonneau, Bien aimer sa maman,
éd. posthume, 2006)

Dans Comment ne pas penser, Bernard Charbonneau s’en prenait au mal de la pensée qui tourmente l’individu moderne. Dans Bien aimer sa maman, il s’attaque directement à son adversaire de toujours : la Société dans laquelle nous sommes immergés. Comment pourrions-nous la voir ? La distinguer pour nous en distinguer ? L’individu qui tente de la regarder en face sait qu’il risque d’être foudroyé. Cette Gorgone, sûre de son pouvoir, ignore le minuscule mortel qui prétend l’affronter avec pour seules armes sa pensée et sa parole. Alors, « au paroxysme du sérieux », il danse devant l’autel, il fait le bouffon, ce pauvre diable, il nargue « la mère des hommes et des dieux : la Grande Mère » qui fut, qui est et qui sera toujours tant que subsistera l’Humanité (1).

Celle que, depuis l’apparition de l’homme et jusqu’aux temps modernes, on adorait parce qu’on la redoutait, a changé de visage : la Nature est devenue la seconde Nature qui nous a permis de nous émanciper de la première. Désormais, l’homme se croit libre, autocréateur… alors qu’il n’est qu’un fragile bébé, nourri, dorloté, surveillé, fessé pour son bien, par maman qui s’occupe de tout et pourra bientôt se passer de cet encombrant de papa pour faire des bébés, le plus de bébés possible, car sa survie est à ce prix. Il lui faut enfanter et tuer sans cesse sa progéniture, comme Cronos qui dévorait ses enfants. Un de perdu, dix de retrouvés.

Ce vieux mythe nous rappelle que l’humanité, c’est-à-dire l’homme que nous sommes, est « d’un âge immense » (Jung), dépendant pour le meilleur et pour le pire de cette Grande Mère, dont notre société n’est qu’un avatar. Dans la guerre totale « cette mégère hystérique barbouillée de sang devrait nous enseigner que la Société comme la Nature nous donne la vie en nous donnant la mort. Cette seconde mère à qui nous devons le jour est une de ces puissances aveugles qui rendent à la Terre le fruit qu’elles en tirent » (« Maman et son bébé », s. 3). Lire la suite

Henriette Charbonneau, « Comment se guérir de la pensée »

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Henriette Charbonneau

Comment se guérir de la pensée

(Note liminaire à Bernard Charbonneau, Comment ne pas penser,
éd. posthume, 2004)

Voici un manuel pratique, un livre de recettes pour éradiquer ce rongeur redoutable : la pensée, « source d’angoisses, de remords, de psychoses et de révolutions ». Certes, on s’en délivre plus aisément avec les industries du divertissement : télé, Internet, tourisme, fêtes sportives, festivals etc. qui occupent le temps et l’espace, donc la tête. Mais l’angoisse peut profiter de la moindre fissure : « Si le malade se trouve par hasard seul, inoccupé, que sa télé soit en panne… il se sent mal à l’aise et il s’interroge… Alerte ! Il va se mettre à penser. »

C’est pourquoi le seul remède durablement efficace est homéopathique. Il faut guérir la pensée par la pensée, ou plutôt sa pensée par la Pensée, car heureusement la société offre toute une gamme de prêt-à-penser : mythes religieux, politiques, grands génies de la Culture, héros du passé et du présent, champions olympiques. On n’a que l’embarras du choix, certes, mais il ne faut pas faire n’importe  quoi, il s’agit d’observer un ordre rigoureux, une savante gradation qui va du remède le plus noble au plus trivial, « selon la virulence décroissante de la maladie ». « Seul le dernier traitement élimine définitivement le mal en éliminant sa cause : l’homme, dont l’être est pensée. » D’où la page blanche finale.

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« La propriété c’est l’envol », introduction

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Bernard Charbonneau
La propriété c’est l’envol
(Inédit, R&N, 2023)

Introduction
Une cause perdue ?

Comme tout le reste de mon œuvre, cette analyse de l’institution de la propriété part du constat d’une contradiction. Contradiction féconde lorsqu’elle défie la conscience d’un homme, mais nocive et destructrice lorsqu’elle est le produit de l’inconscient social. En voici les deux termes. Rien de plus répandu que la critique de la propriété par les représentants de notre société : les intellectuels, et à leur suite par les socialistes. Jusqu’à la crise de la révolution communiste, tout le monde l’était et le reste plus ou moins. Mais par ailleurs, quel est le désir le plus répandu parmi les hommes, riches ou pauvres, incultes ou intellectuels ? – Devenir propriétaire.

À une époque où la gauche et le centre sont socialistes et la droite sociale, qui oserait défendre la propriété ? Certainement pas le révolutionnaire qui la condamne, ni le bourgeois qui s’en tient au capital et au revenu. Vous êtes propriétaire ? – Parfait, mais ne démontrez pas le bien-fondé de la propriété, les meilleurs fruits se dégustent en silence. Quelle religion ne conseille de renoncer aux biens de ce monde pour les donner aux pauvres, quel voleur ne prouvera au volé qu’en le soulageant de sa propriété il le fait pour son bien ? Tout mène à sa liquidation : l’Évangile et le communisme qui prêchent la mise en commun, le trust qui l’enlève à tous au profit d’un seul, le Progrès qui concentre les richesses pour les multiplier, l’État qui les nationalise aux fins d’utilité publique. Chaque Français peut-il espérer devenir propriétaire d’une chaumière dans un jardinet ? – Pas question, la France n’est plus ni assez riche ni assez grande, c’est là luxe de P.-D.G. ou de ministre. Il vaut mieux qu’il soit locataire d’un F3 (4, 5, 6, 7, etc.) muni du confort moderne dans un grand ensemble (architectural, idéologique, politique). C’est le point de vue que défendait dans Le Monde M. X…, l’éminent aménageur de la Côte aquitaine, qui vient de s’acheter une fermette près de Latche (1).

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« La propriété c’est l’envol », préface de Daniel Cérézuelle

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Daniel Cérézuelle

La propriété c’est l’envol
(Inédit, R&N, 2023)
Préface

Bernard Charbonneau, qui a grandi dans une ville aux rues étroites où il étouffait, aimait à dessiner des cartes d’îles imaginaires avec leur rivière et leur lac, leurs bois, leurs champs et leurs hameaux ; il dessinait soigneusement les courbes de niveau de leurs escarpements. Il rêvait d’un lieu aux ressources variées mais bien délimité et dont toute l’étendue peut être appréhendée par le regard ; d’un lieu à sa mesure, où l’on peut s’établir dans la durée, mais qui de tous les côtés resterait ouvert sur le large. Plutôt Madère que Pitcairn ou les Kerguelen, cette île est certes un lieu situé au sein d’une immensité où les forces indomptées de la nature peuvent se donner libre cours, mais elle offre à l’homme une enclave d’espace protégé de la violence de la nature et de celle de la société, où il peut emménager en l’aménageant à la sueur de son front et organiser sa vie en fonction de ses besoins, comme dans un jardin au bord de la mer et adossé à la montagne. Voici un rapport au monde très différent du recours à des forêts où l’homme n’habite pas, prôné par Jünger ou Heidegger.

En dépit d’un ton souvent ironique voici un livre très sérieux, puisqu’il traite d’un vieux problème qui a été posé dès l’an 1 et qui consiste à savoir vivre dans le monde sans être complètement du monde. En effet, alors que nous sommes portés à penser que la perfection se trouve dans la désincarnation et le désengagement à l’égard de la matérialité, Charbonneau, penseur de la liberté et de l’incarnation, part du constat réaliste qu’il faut un corps à la liberté, sans quoi elle se perd dans les nuées de l’abstraction ou se fait écraser par le jeu des forces sociales. La propriété est donc le corps charnel et pesant de la liberté qui lui donne un ancrage dans la réalité et l’inscrit dans son temps et dans son lieu. Mais comme il a au plus haut point le sens de la contradiction, Charbonneau constate que ce corps est en même temps une entrave, voire un obstacle à la liberté, car de tout son poids la propriété nous attache au plus lourd de ce monde : à notre nature sociale ; elle nous englue dans le jeu des forces économiques, voire psychologiques, car « le pire boulet au pied, c’est bien la maison ou la terre familiale ». À la fois moyen et obstacle, telle est la propriété de l’homme de chair, animal social, donc grégaire, conformiste, snob et égoïste, mais aussi parfois capable de prendre ses distances à l’égard de sa tribu et de son temps parce qu’il ne peut s’empêcher de rêver de justice, d’égalité, de liberté et de partage. À la fois moyen et obstacle, il serait aussi irréaliste de vouloir supprimer la propriété qu’immoral de la sacraliser. Mais ce livre nous engage à ne pas nous laisser enfermer dans des alternatives abstraites. Pour ou contre la propriété ? Il s’agit d’abord de savoir quelle propriété, dans quelles limites et dans quel contexte. Lire la suite

Citations, 103

Après nous, nous ne laisserons non seulement ni or, ni murs, ni terres, mais ni beauté ni pensée : pas de valeurs autres que financières – dans la mesure où quelque inflation n’annule pas celle-ci. Car avec l’héritage, la mémoire, la langue et la culture se perdent. Rien après nous : sans patrie durable, deux fois morts, incapables de renaître dans une autre jeunesse. Bien plus qu’hier la mort nous laisse nus, sans avenir parce que sans passé.

Faute de mieux, cette pensée est le seul héritage que je laisse à mes enfants. Ou à quiconque sera mon fils.

La propriété c’est l’envol
inédit (années 1980), à paraître à l’automne 2023 chez R&N

Citations, 102

Seulement en France ce n’est pas un million d’Indiens qu’on a liquidés, mais dix millions de paysans et dix mille styles de vie. Ce ne sont pas seulement des haies ou des talus que les tanks de la concentration agrochimique ont effacés, mais des murs et des foyers, les traces délicatement enchevêtrées de trois mille ans de civilisation agraire. Et ce vide cloisonné de barbelés devient impénétrable. Abandonnés et barrés les sentiers disparaissent, les chemins vicinaux sont vendus et comblés. On aurait pu imaginer un véritable remembrement qui eût fait de la propriété ce corps dont la maison est la tête en rassemblant autour d’elle les parcelles raisonnablement agrandies et en respectant le cadre végétal. Mais, avec la complicité des paysans, incapables d’un libre-échange de leurs lopins, on a pensé quintaux plutôt que nature et hommes. La logique a triomphé, la rigidité du plan succède à la ronde du vert labyrinthe. Entre le chaos de la vie brute et les raisons de la technique, n’y aurait-il plus place dans nos campagnes pour un équilibre et une harmonie voulues ?

Les technocrates de l’agriculture française prétendent vider les campagnes en y maintenant un minimum de population au revenu plus élevé. Mais le paysan survivant est égaré dans le système autant qu’il l’est dans le nouveau Sahara. Il n’y subsiste qu’à grand-peine, car il doit sans cesse acheter plus de machines, « d’intrants » et de terres ; et tout ce qu’il produisait : aliments, engrais. Même un jour la vue et l’air qu’il respire, qu’il ira chercher dans les dernières campagnes de la terre, s’il ne veut pas être empoisonné par sa propre pollution, la laideur, l’ennui. Sa survivance il la paye en liberté, invisiblement expulsé de sa terre par la montée d’une organisation collective qui fait du propriétaire l’exploitant-exploité salarié des trusts ou de l’État.

Ainsi l’ex-serf médiéval, un instant maître de sa terre, le redevient sous contrat. Mais c’est le trust qui prélève sa dîme, non plus le seigneur ou l’Église. Aimer sa terre ? – Où est-elle au temps de la culture et de l’élevage « sans sol » ?

La propriété c’est l’envol
R&N, 2023

Citations, 101

Comme l’État moderne, le capitalisme est impérialiste par nature. La propriété capitaliste c’est le vol, institutionnalisé, permanent, sans que le voleur ait le temps de souffler. À cette fin il a inventé l’avion. Au fond, la propriété capitaliste identifiée au profit n’est que le moyen d’une obsession autrement ancienne et nouvelle : le pouvoir. De quoi ? – D’accumuler encore plus de capital : de pouvoir. La propriété capitaliste n’est qu’une énorme machine automatique permettant d’exploiter les choses et les hommes. Elle est donc avant tout celle des moyens de production : l’essentiel pour Onassis n’est pas son yacht, mais ses pétroliers et ses raffineries. Produire, exploiter – c’est-à-dire pour une part détruire – non jouir ou conserver, cela seul passionne le propriétaire capitaliste. S’il l’est d’un gisement ce sera pour l’épuiser, d’une forêt pour la raser. Qu’importe ! Avec l’argent du gain il en rachètera dix autres. Conserver serait abdiquer. Au fond, il est saisi de la même rage d’action et de bouleversement que le révolutionnaire politique auquel il prépare les voies.

La propriété c’est l’envol
inédit (années 1980), à paraître à l’automne 2023 chez R&N

Citations, 100

Dans la société bourgeoise tout pousse à ne voir dans la propriété qu’un fait économique. Mais si elle l’est, le sang qui coule dans nos veines est fait de l’encre dont on imprime les billets. Peut-être un jour reviendrons-nous dans la maison de notre enfance avant de la quitter pour toujours. Alors nous apprendrons que la pierre et le bois ne sont pas argent, mais chair frémissante. Nous franchirons le seuil, pénétrant dans l’ombre du foyer éteint ; et des jours reviendront dont nul registre notarial ne tient compte mais qui sont inscrits au grand livre de l’amour divin. Des jours où le soleil de la glycine était un cri violet, le souffle du vent dans les feuilles l’aveu qui tremblait sur nos lèvres. Jours de vie dont les portes s’ouvrent sur un matin tout neuf, jours de mort aux contrevents scellés. La marche usée sous les pas quotidiens, celle qui fut un soir à tout jamais franchie. Voici ce qui se vend, s’achète ou se confisque.

La propriété c’est l’envol
inédit (années 1980), à paraître à l’automne 2023 chez R&N

« Sexualité et famille »

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Bernard Charbonneau
Sexualité et famille
(Combat nature, 1983)

Nous avons vu dans un précédent article les fondements d’une écologie humaine : la nature et la liberté. Radicalement différentes, mais toutes deux unies dans l’homme et toutes deux menacées. Or s’il est un point où la nature et la liberté, le corps et l’esprit se rejoignent, c’est bien le sexe et la famille. Ici l’écologie devient sociale et politique et a son mot propre à dire, ce qu’elle n’a guère fait jusqu’ici, faute d’accord entre sa droite et sa gauche. Ce qui suit, expression d’une opinion et d’une vie personnelles, bien trop bref sur pareil sujet, a seulement pour but de poser les questions sans lesquelles il n’y a pas de réponse.

Le sexe

Le sexe (au singulier bien qu’il soit deux) est la source et la force de vie pour tout vivant ; particulièrement l’homme (1), qui ne le serait qu’à demi, s’il n’y avait la femme. Non seulement le sexe assure la reproduction de la vie, mais, sans lui, elle ne serait pas vivante. Car le désir, qui est bien plus que le désir, serait exsangue. Freud n’a pas tort, dès l’enfant la chair se fait ainsi esprit – ou l’esprit chair, peu importe. Éros éveille nos sens, nos passions et nos rêves. Il crée l’amour qui par nature est celui d’un sexe pour l’autre, parce qu’il peut seul porter ce fruit, un enfant, tant que la science n’aura pas mis au point une technique plus avancée. En joutant un « isme », on fait d’Éros l’érotisme : fonction spécialisée aux produits négociables sur le marché. Mais la nature ou le dieu inconnu qui a fait don du sexe a la vie avait sans doute des vues plus lointaines. Lire la suite

Citations, 97

Ailleurs, plus largement ouvert au souffle de la mer, l’origine d’un estuaire. Le port, dont le centre bourgeois se détourne, mais vers lequel se dirige celui qui erre, ou qui cherche. Docks, où la rigidité des quais et la lenteur consciencieuse des grues n’empêchent pas les mouettes de crier et l’eau de fuir, faisant vibrer les tôles du cargo et gémir l’amarre. Quai, d’où la ville incertaine sous les fumées semble prête à lever l’ancre, où l’appel intérieur des sirènes, venu de la patrie fabuleuse des navires, ébranle en nous un sourd mouvement de départ. Mais partout ailleurs la terre est cachée sous le pavé ou le macadam ; l’azur n’est plus que la coulée étroite, rayée de fils, qu’on aperçoit en levant la tête. Plus de ciel nocturne ; des feux artificiels éblouissent les étoiles et la lune. Dans les champs, l’esprit plane dans l’espace et choisit sa proie ; parfois même, cerné de tous côtés par le ciel, le lieu où se trouve l’homme paraît un sommet entouré d’infini, où l’on sent vraiment que la terre n’est qu’une planète. En ville, à quelques mètres, la vue bute sur la muraille des façades : c’est le ciel étroit qui semble assiégé par le monde. La poussée des formes géométriques ne s’explique plus par leur relation avec le milieu naturel, mais par les hasards de la fantaisie individuelle, ou de la mode, les déterminations collectives. Toits plats sous la neige du Nord, tours de briques surgies des marécages, universel béton, façades qui ne connaissent qu’un midi : la rue. Si le paysage rural est le fruit d’un mariage entre la terre et l’homme, la ville moderne est une construction où les raisons humaines – parfois devenues folles – ont vaincu.

Le Jardin de Babylone, éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002

Citations, 95

Le triomphe du Progrès est celui de la raison positive, mécanique et quantifiable. Donc son contraire, c’est l’irrationnel, la mystique et la magie. Tout un courant moderne antimoderne s’en réclame en invoquant la sociologie du Sacré et l’inconscient freudien qui lui donnent la caution scientifique. Et maints poètes ou trafiquants fournissent la nostalgie du public en ersatz plus ou moins efficaces.

Retourner à la nature, c’est retrouver le lien sacré qui unit l’homme au Cosmos en faisant demi-tour sur le chemin qui a mené du christianisme au rationalisme. Après D.-H. Lawrence et combien d’autres intellectuels, certains écologistes sont hantés par la nostalgie d’une religion qui réintégrerait l’homme dans le Tout en résolvant les contradictions qui alimentent l’angoisse moderne. Mais ce paganisme panthéiste, rebouilli au feu de l’Évangile, n’a rien de la mesure et de l’harmonie grecques, il relève du seul Dionysos retour d’Asie. Pour cet irrationalisme, la raison n’aboutit qu’à des pratiques matérielles dépourvues de sens ou à une critique desséchante et stérile, ce n’est pas la conscience mais l’inconscient qui ouvre la voie de la Connaissance. D’où le penchant de pas mal de jeunes écolos pour les solutions magiques et exhaustives plus ou moins camouflées en science. De là aussi la recherche – souvent déçue – du gourou qui vous fournit la panacée universelle. Ou, faute de mieux, le recours aux poisons sacrés, source d’ivresses divines.

Le Feu vert, autocritique du mouvement écologique, Karthala, 1980,
réédité à L’Echappée, 2022

Réédition du « Feu vert » à L’Échappée

Les éditions de L’Echappée rééditent en poche 
Le Feu vert, autocritique du mouvement écologique.

 

LE-FEU-VERT

« Un beau jour, le pouvoir sera bien contraint de pratiquer l’écologie. Une prospective sans illusion peut mener à penser que, sauf catastrophe, le virage écologique ne sera pas le fait d’une opposition très minoritaire, dépourvue de moyens, mais de la bourgeoisie dirigeante, le jour où elle ne pourra faire autrement. Ce seront les divers responsables de la ruine de la terre qui organiseront le sauvetage du peu qui en restera, et qui après l’abondance géreront la pénurie et la survie. Car ceux-là n’ont aucun préjugé, ils ne croient pas plus au développement qu’à l’écologie ; ils ne croient qu’au pouvoir, qui est celui de faire ce qui ne peut être fait autrement. »

« En dépit des apparences, l’écofascisme a l’avenir pour lui, et il pourrait être aussi bien le fait d’un régime totalitaire de gauche que de droite sous la pression de la nécessité. En effet, les gouvernements seront de plus en plus contraints d’agir pour gérer des ressources et un espace qui se raréfient. Une comptabilité exhaustive enregistrera, avec tous les coûts, les biens autrefois gratuits qu’utilise l’industrie industrielle et touristique. La mer, le paysage et le silence deviendront des produits réglementés et fabriqués, payés comme tels. Et la répartition de ces biens essentiels sera réglée selon les cas par la loi du marché ou le rationnement que tempérera l’inévitable marché noir. La préservation du taux d’oxygène nécessaire à la vie ne pourra être assurée qu’en sacrifiant cet autre fluide vital: la liberté. Mais, comme en temps de guerre, la défense du bien commun, de la terre, vaudra le sacrifice. Déjà l’action des écologistes a commencé à tisser ce filet de règlements assortis d’amendes et de prison qui protégera la nature contre son exploitation incontrôlée. Que faire d’autre? Ce qui nous attend, comme pendant la dernière guerre totale, c’est probablement un mélange d’organisation technocratique et de retour à l’âge de pierre. »

« L’écologie ni de droite ni de gauche »

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Bernard Charbonneau

L’écologie ni de droite ni de gauche
(Combat nature, 1984)

Les sociétés industrielles actuelles, en dépit d’une diversité héritée du passé, se ramènent à deux grands types. D’un côté (surtout Est) des sociétés totalitaires contrôlées et planifiées dans les moindres détails par l’État, de l’autre (surtout Ouest) des sociétés bi-polaires, planifiées dans le cadre du marché et de sa rentabilité par un gouvernement élu tour à tour par une majorité de droite ou de gauche ; c’est dans l’entre-deux que subsiste ce qui reste de liberté laissée par le développement de l’organisation scientifique et industrielle. Si à l’Est la cohésion sociale est assurée par le monolithisme d’un État-société, à l’Ouest elle l’est par le jeu d’un pouvoir et d’une opposition constitués en partis ou coalition de partis. Une sorte de guerre civile froide, dont les deux partenaires s’accordent pour respecter les règles du jeu communes, tient lieu de la paix glaciale qui fige les sociétés totalitaires. En France, le régime présidentiel institué par de Gaulle, malgré la présence d’un important Parti communiste, a favorisé l’alternance au pouvoir d’une gauche et d’une droite qui s’équilibrent, comme l’a fait dès l’origine de l’ère moderne le bipartisme des pays anglo-saxons et du Nord.

Mais, de même que les régimes totalitaires monopolisent le pouvoir par une contrainte plus ou moins intériorisée par leur société, la droite et la gauche, en France, comme les partis démocrate et républicain aux USA, socialistes et conservateurs dans les pays du Nord, monopolisent l’action politique, économique ou culturelle. À une époque où la foi politique tient lieu de foi religieuse, plutôt que de tel ou tel parti plus ou moins révolutionnaire ou réformiste, tout Français est d’instinct de droite ou de gauche. Et sa critique des totalitarismes sera plus ou moins indulgente selon qu’il s’agira d’Hitler ou de Staline. Quant à celui qui aura vraiment réussi à sortir du dilemme fondamental qui sépare et unit la société française, comme le sont deux équipes sur un terrain de jeu, n’étant ni de gauche ni de droite, il en sort et son opinion et son action sont nulles. Il est pire qu’exclu, il ne soulève même pas le scandale parce qu’il parle une autre langue, il est absent de la partie politique et sociale. Lire la suite

Avant-propos de « Je fus, essai sur la liberté »

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Bernard Charbonneau

Avant-propos de
Je fus, essai sur la liberté

(1980)

(L’essentiel de Je fus a été rédigé vers 1950. Après l’avoir présenté en vain à nombre d’éditeurs, Bernard Charbonneau l’a fait imprimer à compte d’auteur en 1980. Il fut enfin édité à Bordeaux par Opales, en 2000, avant d’être réédité par R&N au printemps 2021.)

Au lecteur

Dans ce livre je parlerai de la liberté… Mais voici que déjà se mettent au travail les puissances qui tendent à la détruire  ; car elles jouent dans l’esprit de chaque homme, Il fallait bien commencer par ce mot, et voici qu’il glace, et que mon lecteur est tenté de s’en tenir là. J’ai été comme lui quand il s’est agi de l’écrire, mais j’ai passé outre. Nous ne vivons plus au siècle où l’étendard de la liberté claquait au vent des barricades, son buste en plâtre s’empoussière dans le coin d’un bureau. Nous ne sommes plus en 1789, mais à l’aube de l’an 2000. La Liberté a triomphé, du moins le XIXe  siècle l’a cru, et elle en est morte. Et au XXe des fossoyeurs sont venus, de droite et de gauche, pour balayer ses ossements. Nous parlons encore de liberté – il faut bien remplir le silence – mais la liberté n’est qu’un mot : un vague son, un appel d’angélus, qui se perd dans le grondement des canons ou le ronflement des voitures. Un signe, bientôt effacé, s’inscrit encore sur un linteau brisé d’un temple dont les ruines émergent à peine de l’humus et de l’oubli. Maintenant nul n’en connaît le sens ; et pourtant ce signe qui fut adressé à d’autres retient encore notre attention, comme si son hiéroglyphe scellait la tombe d’un esprit.

Liberté… Mais seul le silence répond : la grisaille de l’ennui, le vide de l’abstraction ; ou le bruit, plus vide encore, des discours officiels, là où l’on finit de l’enterrer sous les fleurs. La liberté n’existe pas, toutes sortes de voix nous le disent – même la nôtre. L’éternelle voix de l’Autorité, qui retentit encore dans la nef des dernières églises ; et celle, nouvelle, d’une Science qui ne connaît que les mécanismes invisibles de l’Univers. La liberté n’existe pas ; c’est le Pouvoir qui le proclame. Le souverain qui domine les peuples du haut du trône ; et l’État moderne qui fait l’Histoire parce qu’il agit dans le réel. La liberté n’existe pas : tout nous le dit, mais surtout notre propre faiblesse.

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Introduction à « La Société médiatisée »

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Bernard Charbonneau

La Société médiatisée
(Inédit, 1985. Édition à venir chez R&N)

Introduction

Stentor

Un mythe. Mais dans le trésor des mythes fut cachée la sagesse originelle inscrite dans les gènes du premier Homo sapiens.

Héros argien mythique, Stentor fut rendu célèbre par la puissance de sa voix, qui couvrait toute autre. Stentor semble-t-il n’avait pas de corps, encore moins d’esprit. Il n’était que voix, sonorité plutôt que parole : décibels, bruit et non pensée. Il gueule, et voici que l’armée se rassemble autour de Troie au commandement de Ménélas ou de Calchas. Stentor n’a pas d’idée à lui, il n’est qu’un héraut : un média. Il n’invente rien, il transmet, le plus vite possible. Il répercute fidèlement ce qui est, donc doit être. Stentor est objectif, irresponsable, c’est l’oracle ou le roi qui sont coupables. Parce que fort, son appel est bref. Réagissant au choc l’armée va ici ou là. Stentor ne tient pas de longs discours, tel le gong il frappe les sens, et l’on réagit d’instinct. Le slogan, la pub, la propagande non la discussion est son job. Quant à la réflexion, et surtout la méditation, elles sont bien trop lentes. On raconte que Stentor périt pour avoir défié le messager des dieux : Hermès. Je ne sais si ce sera le châtiment du nôtre.

Car aujourd’hui Stentor ne risque plus de se faire péter les cordes vocales, elles sont d’acier. Et portée sur des ondes sa voix fait le tour de la terre, où elle dit la paix et la guerre. Musicale, à toute heure elle s’insinue jusqu’au plus secret des foyers et des cœurs. Le phonème est complété par le morphème. De son se faisant image la Voix prend corps, devient réalité. Mais aujourd’hui Stentor héraut d’Arès est celui de cet Hermès dégénéré : Mercure, messager de Rome, de la banque et du Marché. Que Stentor se méfie, il se pourrait qu’un jour Zeus le réduise au silence sur une terre rendue muette. Lire la suite

Préface à l’édition 1987 de « L’État »

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Préface à l’édition de L’État
(1987)

La réédition de ce livre trente-six ans après sa publication ronéotypée par l’auteur mérite quelques mots d’explication. Certaines analyses des faits, inconcevables à l’époque, paraîtront aujourd’hui des banalités, tellement la suite les a vérifiées. Que la négation des libertés, loin d’être la condition de la justice sociale, aboutisse à renforcer les privilèges d’une caste monopolisant le pouvoir, ce constat irrecevable pour une intelligentsia fascinée par la Russie de Staline, devient un truisme pour celle qui, après Khrouchtchev découvre le goulag, et sous Brejnev l’existence de la nomenklatura.

De même, la réalité de L’État étant plus forte que celle de l’internationalisme révolutionnaire, il est maintenant admis qu’il peut y avoir conflit entre deux États socialistes. Et sauf pour les derniers orthodoxes du PC, il n’est plus scandaleux de parler d’un totalitarisme, brun ou rouge. Mais il en était tout autrement quand L’État fut écrit ; alors, le plus bourgeois des éditeurs était tenu à la prudence. Qu’un écrivain puisse laisser imprimer aujourd’hui sans honte ce qu’il a pu écrire sur un tel sujet en 1947-48 n’est pas si courant. Et le motif qui l’a poussé à prendre ses distances : une liberté qui ne soit pas une duperie politique, reste, croit-il, toujours actuel.

Évidemment, les temps ont changé. Au terme de sa vie l’auteur se retrouve dans la situation de sa prime jeunesse, quand il discutait avec Jacques Ellul dans des rues que n’avait pas encore occupées l’auto. Entre-temps leurs vues sur la montée d’un Meilleur des Mondes organisé en fonction d’impératifs scientifiques et techniques ont été compliquées par le déchaînement de la Crise, des totalitarismes et de la guerre. Mais celle-ci n’étant qu’un prolongement de la paix par d’autres moyens, l’éclair d’Hiroshima ramène à la question première[1].

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« Vers un meilleur des mondes »

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Bernard Charbonneau

Vers un meilleur des mondes
Combat nature n° 65, août 1984 

Surgi brusquement en Europe à la suite du modèle américain, le mouvement écolo français s’est donné pour père fondateur tel ou tel personnage rallié sur le tard à la critique de la société dite industrielle, alors qu’elle est d’abord scientifique. Pourtant, dès 1930 la critique de fond a été faite – n’était-ce quelques inconnus – par l’auteur célèbre du Meilleur des mondes : Aldous Huxley, frère d’un des pères de la biologie. Et l’on peut s’étonner dans telle bibliographie écolo, de voir mentionner le Retour au Meilleur des mondes mais non l’ouvrage fondamental. 

Plus d’un demi-siècle après, le Meilleur des mondes conserve toute sa force critique, portant sur l’essentiel : non pas l’échec dans une catastrophe atomique mais, peut-être pire, la réussite du système en cours de développement. Si l’on s’en tient au premier volet du diptyque Vie-Mort, tout y est : la fabrication de l’homme par l’homme, si l’on peut encore se servir de ce mot. Et, inclue dans le système, comme aujourd’hui les réserves naturelles, la réserve humaine où les héros du roman (?) vont rejoindre la dernière tribu d’Homo sapiens. Manque seulement la mort, l’échec possible : la menace que fait peser depuis Hiroshima la guerre atomique. Cela s’explique : en 1930 on pouvait espérer que les sciences de la vie et de l’esprit rattraperaient l’avance inquiétante des sciences de la matière qui à elles seules ne sont que dé-chaînement des énergies enfermées jusque-là dans la boîte de Pandore de la terre. Mais la constitution d’un meilleur des mondes planétaire parfaitement rationnel par la science, ce cauchemar froid et douceâtre décrit par Huxley, n’est-il pas d’une autre façon aussi inhumain que le pire des mondes atomiques pour un esprit attaché à la nature et à la liberté ? C’est l’alternative qui est invivable. En tout cas, pour ce qui est du meilleur des mondes, Huxley fut prophète. Il est là : la fabrication de la vie en même temps que l’Overkill.

Après la bombe atomique, la bombe génétique 

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Jean Brun, « Une ascèse de la liberté »

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Jean Brun

Une ascèse de la liberté

À propos de Je fus
Réforme, 1980

Bernard Charbonneau n’appartient à aucune de ces sociétés d’admiration mutuelle sans la carte desquelles il est impossible de « réussir » dans le monde des lettres. Il ne fait pas partie du Club des Grands Inévitables dont les membres se livrent à des matraquages idéologiques intensifs pour nous inculquer ce qu’il faut penser afin que nous puissions être libres. Charbonneau n’est pas un adepte de l’existentialisme, du karaté, du structuralisme, de Mességué, de la phénoménologie, de l’herméneutique spectrale, de l’École de Francfort ni du matérialisme historique. Il ne cite ni Lacan, ni Althusser, ni Foucault, ni Roland Barthes, ni Derrida, ni aucun autre de ces Cagliostro de la philosophie tellement tenus en estime dans les théâtres de poche de l’actualité. Il emploie un langage compréhensible et écrit pour dire quelque chose, ce qui, en France, ne pardonne pas.

Le cri de gloire de la vérité

Tout cela permettra de comprendre que ses chances de succès auprès du « grand » public sont réduites à zéro et que l’obligation qui est la sienne de publier à compte d’auteur était inexorable, d’autant plus qu’il a l’audace d’affirmer : « Le marxisme est une idéologie, une construction du langage. » Dans beaucoup de paroisses on va hurler au sacrilège.

Pourtant, ou plutôt à cause de cela, Je fus est un livre dans la véritable acception du terme. Un livre qui, tout au long de ses pages, nous fait réfléchir, nous apporte quelque chose et nous délivre du brouillard des réductions éidétiques (1), des pauvretés de la structure et des diarrhées verbales de la dialectique.

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Lettre de Bernard Charbonneau à son fils Simon (vers 1990)

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Le Boucau 13 juin [1990]

Mon cher Simon

Je m’arrache à la pesanteur de l’âge et du sommeil pour t’écrire ce mot.

Suivant ton conseil, j’expédie ces 2 bouquins à ce Russe (1) : après le Système, le Chaos. La pêche s’est calmée, reste le jardin et le bois.

J’espère que tu profites de ton microcosme puisque la chasse est fermée, ils t’aideront à prendre quelque distance vis-à-vis de tes activités sociales, celles-ci n’ont de sens qu’en fonction d’un intérêt pour la vérité et du bonheur.

Je suis de plus en plus persuadé que tout dépend d’une attitude fondamentale qui éclaire notre vie. Autrefois c’était la société qui la définissait sous la forme de la religion. Ce placebo avait au moins l’intérêt de poser la question du sens en y mettant un terme. Aujourd’hui il n’y a rien, sinon le fait social, cette fois à l’état pur : la carrière, la notoriété, le pouvoir, l’argent qui aujourd’hui se combinent. Ou bien la liberté, cette fois nue. On n’ose penser à ce qui va l’emporter. Mais à notre âge il faut bien s’habituer à vivre au bord d’un gouffre.

En pêchant, travaillant au jardin, tu vois qu’un véritable loisir n’est pas un divertissement méprisable. Ce que je vais faire comme tous les matins après avoir lâché une bouteille de plus à la mer.

Tu embrasseras Danielle, Jeanne ; Marion et la petite Lucie. Espérons qu’après la fraîcheur ce ne sera pas la sécheresse. Nous, nous succombons sous les fraises et les choux.

Je t’embrasse.
Ton père

Et ta mère Henriette
Baisers, et à bientôt

 

1. Il s’agit d’un scientifique russe invité par Simon dans son institut pour parler d’une terrible catastrophe ferroviaire : dans la nuit du 3 au 4 juin 1989, lors du croisement de deux trains dans la gare d’Acha-Oufa (1200 km à l’est de Moscou), une explosion de gaz suivie d’un incendie cause la mort de 645 personnes, dont 181 enfants (ndlr).

« Quel avenir pour quelle écologie ? »

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Bernard Charbonneau

Quel avenir pour quelle écologie ? 

(Foi & Vie, juillet 1988)

1. Deux mots nouveaux 

En 1970, proclamé officiellement « Année de protection de la nature », au lendemain de la fête de Mai 68, on vit soudain surgir dans les médias, donc l’opinion française, deux mots nouveaux : « environnement », « écologie ». Comme dans d’autres cas ils avaient fait l’aller Europe-USA et le retour USA-Europe.

Remarquons d’abord qu’avant cette date les Français des « Trente Glorieuses » n’avaient pas d’environnement. Ils étaient en quelque sorte suspendus dans le vide, la transformation explosive de la France Éternelle se produisait dans un hexagone abstrait sans nature ni habitants. La transformation du Rhône en égout restait invisible, le massacre de 13 000 morts, 200 000 blessés par l’auto était médiatiquement inexistant. La cause toute-puissante qui était en train de faire le bonheur et le malheur des Français n’avait pas d’effets, le bétonnage des côtes, l’évacuation des campagnes se réduisait à des colonnes de chiffres pour une sociologie qui venait de passer de Marx à Parsons. Il est significatif que ce mot d’« environnement » n’ait pour sens que « milieu » « ce qui entoure » dans le Grand Larousse des années soixante. Et dans l’Encyclopédie de 1970, juste avant l’émergence de l’écologie, il se réduit à un contenu esthétique, au « happening » des artistes de l’époque. L’impact du Grand Bond en avant version occidentale ? – comme en Chine de Mao, connais pas.

Plus savant, le mot d’« écologie » a séduit les médias par son air ésotérique (du grec oïkos, habitat). Mais cette étiquette dissimule des réalités très différentes : une discipline scientifique, un mouvement social. Une des sciences de la vie et un mouvement social plus ou moins spontané propre aux sociétés industrielles avancées, en réaction contre les effets destructeurs de leur développement incontrôlé pour la nature et pour l’homme, l’écologie scientifique participant à ce mouvement.  Lire la suite

« Le sens »

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Bernard Charbonneau

Le sens

(Foi et vie, janvier 1986)

Avec l’âge, progressivement dépouillé de toute apparence, rendu aveugle et sourd aux agitations bruyantes de l’entourage, on se voit réduit à l’essentiel, qui vous ferme la bouche alors qu’il faudrait l’ouvrir. Essayons quand même.

1. Ce que révèle un présent tourné vers le passé

Dans des pages oubliées j’ai déjà essayé de dire quel est le sens du lointain passé dont l’individu que je suis est le présent. Résumons-le – ce qui est ridicule quand il s’agit d’une immensité s’étendant de l’origine à la fin ; fin qu’il faut entendre aux deux sens du terme, celui d’une signification spirituelle ou d’un anéantissement. Aux portes de l’an deux mil nous voici pris entre les deux.

Faute de mieux, parlons d’évolution. À l’origine était l’impensable : le néant ou chaos dont une action créatrice fit surgir l’élément universel : la matière inanimée. Puis, là aussi fruit d’un hasard ou d’un développement nécessaire, apparut la vie ; sur une seule et minuscule poussière planétaire perdue dans l’infini. Du moins autant qu’on sache jusqu’ici. Depuis sur terre cette vie n’a cessé de croître, de plus en plus complexe et riche ; du végétal à l’animal, et de l’animal à l’animé par excellence : l’homme X. Et un beau jour, qui s’éclaire et s’éteint avec chacun des membres de notre espèce, la vie prit conscience d’exister. Car cette connaissance en quoi se résume toute autre n’est vivante et saignante que dans chaque homme, livrée en lui au temps qui la mène vers la mort, parce que l’esprit n’est que le plus vif d’un corps matériel, donc périssable. Cette mort, nul ne connaît la sienne, seulement celle de son prochain. Malheur à qui l’aime !

La vie… désormais un vivant la nomme et sait clairement qu’il y tient, au point de l’ôter, directement ou indirectement, à son semblable pour conserver la sienne. Ce plus précieux des biens : ma vie, et plus précieuse encore celle de mon ami (y ajouter un l’enrichit d’une différence essentielle). Qui cependant nous condamne à décrépir et à vieillir, même à donner la mort pour vivre en nous groupant en société pour faire la guerre à la nature et à notre pire ennemi : l’homme. Ainsi rendue consciente en chacun de nous de son amour d’elle-même et de son horreur de la mort, la vie se voit vouée à une absurdité meurtrière : au néant dont elle est la négation. Lire la suite

« L’adieu aux armes »

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Bernard Charbonneau

L’adieu aux armes
Méditation sur la guerre

(Foi et vie, mai 1982)

Le titre est clair. Il est emprunté au meilleur roman d’Ernest Hemingway. Mais dans son cas l’adieu aux armes ne fut qu’un au revoir à l’occasion de la guerre d’Espagne et d’une seconde guerre mondiale – excellent exemple de la démonstration que constitue cet exposé. Par contre, le sous-titre exige une explication. Pourquoi méditation, sur un sujet qui semble l’exclure ? La guerre est par excellence action, calcul et déchaînement des forces, prétendre la méditer c’est s’interdire de la faire, se condamner semble-t-il au mensonge ou à l’hypocrisie. Pourtant, il faut bien s’y résigner parce que, pour peu que nous y pensions, elle nous pose la question fondamentale de l’homme, pris entre les désirs et l’exigence de son esprit et les réalités de sa condition physique et sociale, dont la plus terrible et certaine est la mort.

Il n’y a pas pour un homme de plus grande souffrance (c’est le cas de parler de passion aux deux sens du terme) que de subir ou de donner la mort. Or le propre de la guerre, et plus spécialement des guerres nationales modernes, est d’imposer comme devoir à tous les membres d’une société de tuer au risque de l’être, au rebours de la loi fondamentale de la paix qui interdit le meurtre.

Aussi quand l’heure sonne, comment supporter l’insupportable, sinon en le considérant comme un impératif indiscutable parce que sacré ? D’où l’autre raison de méditer sur la guerre. Surtout depuis qu’elle enrégimente l’ensemble de la nation, elle ne peut le faire qu’au nom d’un sens qui dépasse tout homme. Les guerres qui mobilisent les civils, sont toutes civiles et croisades. Elles révèlent donc quelles sont nos vraies fins dernières. L’Absolu, Dieu, c’est ce pourquoi on accepte de tuer et d’être tué. Si les bêtes le font, c’est parce que la vie est pour elle le bien ultime. Et ceux qui prétendent que leur raison d’être leur interdit le meurtre, en acceptant la guerre, démontrent par là même que cette raison n’est pas dernière. Sinon, ceux qui reconnaissent paraît-il cette loi ne devraient admettre qu’un sacrifice de la vie : le martyre. Se donner comme règle ne pas tuer, s’est se condamner sur terre à la contradiction insoluble. Jusqu’ici la guerre est le fait irréductible ; l’avènement des pacifismes est seulement contemporain de son déchaînement. Elle est de règle dans la nature, où la vie se nourrit de la vie, le fort du faible, le carnassier de l’herbivore, et où l’espèce et la génération montante éliminent celle qui faiblit. La philanthropie, chrétienne ou post-chrétienne, qui se penche sur les estropiés et les malades, est antinaturelle, à la différence de l’amour des bêtes et des hommes pour leurs enfants, dans la mesure où pour celle-là il s’agit de petits bien portants. Car autrement la chatte la plus affectueuse n’hésitera pas à abandonner sa progéniture. Lire la suite

Citations, 52

Le christianisme a contribué à libérer l’homme et la nature, en la profanant il a déchaîné la volonté de connaissance et de puissance dans l’Occident postchrétien ; et c’est là que la “modernité” s’est développée. Mais aussi sa critique. On peut opposer que si selon la tradition chrétienne l’homme est le maître de la terre, il n’en est pas le créateur. Et un souverain digne de son nom ne ravage pas son royaume, et se préoccupe de le transmettre au moins intacte à sa descendance. Surtout la tradition chrétienne est formelle pour ce qui est de condamner l’obsession de connaître et d’exploiter. La volonté de puissance, comme pour d’autres grandes religions, est tenue pour maléfique et destructrice, le dénuement, le refus de la puissance et de la richesse, la pauvreté pour salvateurs. N’oublions pas que dans l’Évangile c’est la beauté fragile du lys des champs qui est offerte en modèle à l’homme. Le christianisme est à la fois responsable de la dévastation de la nature à l’Ouest et à l’Est, et porteur de la seule force qui puisse y mettre fin, à la fois poison et contrepoison. La découverte et la protection de la nature sont nées dans des pays protestants. Au point où nous en sommes, le mal étant largement fait, plus question de revenir en arrière ; ce n’est plus en deçà mais au-delà que se trouve l’issue. Non dans un retour à la nature mais dans son antithèse : un surplus de conscience.

« Quel avenir pour quelle écologie », Foi et Vie, 1988

Stoppez les machines ! Lisez Ellul, lisez Charbonneau !

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Bernard Charbonneau & Jacques Ellul. Deux libertaires gascons unis par une pensée commune. Présentation et choix d’extraits par Jean Bernard-Maugiron.
L’ouvrage est épuisé mais le fichier pdf de la version en ligne
(reproduction et diffusion libre) est gratuitement disponible :

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Chronique de l’an deux mille (11)

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Bernard Charbonneau

Chronique de l’an deux mille (11)
(Article paru en juillet 1981
dans Foi et Vie)

Cette chronique est consacrée à diverses manifestations de la religion, de la science et de la technique. La première demeure et redevient à la mode (voir le succès de Girard et de BHV – qu’il ne faut pas confondre avec le Bazard de l’Hôtel de Ville –, succès sans doute oublié quand paraîtront ces réflexions, toujours tardives). Tandis que les deux dernières, l’une engendrant l’autre, précipitent le cours du devenir en exaspérant ainsi l’angoisse primordiale. Jusqu’au jour où le matériau humain, enfin inerte, sera aussi a-dap-té que le caillou dans l’avalanche. 

Science et paranormal 

Dans Le Monde du 23 mai 1979, J.-C. Pecker, professeur d’astrophysique théorique au Collège de France, annonce la création d’un Comité français pour l’étude des phénomènes paranormaux. Le professeur Pecker constate que le public se passionne pour tout ce qui échappe à la science officielle : « barres de fer tordues par la seule force de la pensée, lévitation, opérations à mains nues sans cicatrices ni ouvertures… » L’on peut y ajouter les ovnis, les drogues miracles, la transmission de pensée et autres phénomènes parapsychologiques. On s’inquiète de voir les médias donner à de tels faits une importance qu’ils n’ont pas. Car « ce mépris de la science dite officielle devenant un phénomène de masse, ne peut pas être sans conséquence politique pour la politique officielle de la science ». D’où la nécessité d’un comité pour l’étude scientifique des phénomènes paranormaux.

*

L’article du professeur Pecker reflète certainement l’opinion de la majorité des scientifiques. Et, sans en être, on lui concédera volontiers le caractère magique et phantasmatique, cultivé par les médias, de ces phénomènes. Comme lui, on opposera à de telles révélations l’approche lente et tâtonnante, mais rigoureuse parce que vérifiée à chaque pas, de la connaissance scientifique. Mais est-ce la Connaissance ? Pour Jean-Claude Pecker comme pour beaucoup de ses collègues, c’est le cas de toute évidence. « Loin de chercher de construire un univers à la mesure de leurs rêves, ils se contentent d’observer la nature, d’en dégager des lois, d’essayer de les comprendre, c’est-à-dire de donner une description logique cohérente de l’ensemble des phénomènes. Et pour eux c’est la beauté de la structure logique de ces lois qui satisfait leurs aspirations. En conclusion, la poésie de notre univers se trouve bien plus dans sa superbe réalité, dans la logique admirable de ses mécanismes, dans l’unité de ses interprétations. » La science prend la relève de la religion et de l’art, et une telle réduction de toute vérité et poésie à la science risque d’être qualifiée de scientiste. Et d’autre part, sauf J.-C. Pecker et ses égaux, qui peut avoir véritablement accès à cette connaissance ésotérique ? Lire la suite

Chronique de l’an deux mille (10)

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Bernard Charbonneau

Chronique de l’an deux mille (10)
(Article paru en décembre 1980
dans Foi et Vie)

Je dois aux lecteurs de Foi et Vie quelques mots d’explication sur le changement de forme, sinon de contenu, de cette chronique. Elle consiste en la préface d’un livre impubliable sur la « Seconde Nature » : la société autrement dit culture, héritière infidèle de la première, dont l’environnement artificiel se substitue à la terre originelle. Les chroniques suivantes rassembleront des textes courts sur la société ancienne et nouvelle. Ce faisant, je ne crois pas trahir Chronos, ni l’esprit d’une revue qui se réclame de la tradition prophétique et évangélique. Peut-il y avoir une religion, une vérité, une vie communes qui ne soient pas un pur fait social ? Peut-être que ceux qui se réclament de la tradition réformée (en fait bien plus ancienne) seront-ils plus aptes à comprendre qu’une telle question n’est ni vaine ni résolue d’avance. 

 

Une seconde nature 

Je prétends parler ici de la société : de la mer qui me porte et du sang qui coule dans mes veines ; du vivant déluge dont le flot couvre aujourd’hui la terre et dont les eaux s’infiltrent jusqu’au plus secret de mon cœur. Pour désigner cette puissance protéiforme, je dirai la société. Mais son nom est Légion : Armée, État, Église, celle de toujours et bien entendu d’abord celle d’aujourd’hui. Innombrable, elle est ici peuple et là chef, obéissance ou transgression des lois : ici morale et là fête. À perte de vue stagne la grisaille quotidienne, mais là-haut flambe au soleil un totem ou un drapeau. Le cor retentit, le troupeau se rassemble, l’hydre aux millions de têtes. Le collectif, clan, parti ou groupe. Qu’il est bruyant, qu’il pue, qu’on y étouffe ! Mais qu’il y fait tiède, et qu’il fait bon de se ruer en bêlant vers le pacage ou l’abattoir. Un individu peut un instant s’écarter du troupeau, mais plus il s’éloigne, plus se tend l’invisible lien qui vous ramène à lui. L’homme a le choix : sortir du rang ou le rejoindre, c’est-à-dire mourir seul ou mourir pour la France.  Lire la suite

Citations, 51

En dépit des apparences, l’écofascisme a l’avenir pour lui, et il pourrait être aussi bien le fait d’un régime totalitaire de gauche que de droite sous la pression de la nécessité. En effet, les gouvernements seront de plus en plus contraints d’agir pour gérer des ressources et un espace qui se raréfient. Une comptabilité exhaustive enregistrera, avec tous les coûts, les biens autrefois gratuits qu’utilise l’industrie industrielle et touristique. La mer, le paysage et le silence deviendront des produits réglementés et fabriqués, payés comme tels. Et la répartition de ces biens essentiels sera réglée selon les cas par la loi du marché ou le rationnement que tempérera l’inévitable marché noir. La préservation du taux d’oxygène nécessaire à la vie ne pourra être assurée qu’en sacrifiant cet autre fluide vital: la liberté. Mais, comme en temps de guerre, la défense du bien commun, de la terre, vaudra le sacrifice. Déjà l’action des écologistes a commencé à tisser ce filet de règlements assortis d’amendes et de prison qui protégera la nature contre son exploitation incontrôlée. Que faire d’autre? Ce qui nous attend, comme pendant la dernière guerre totale, c’est probablement un mélange d’organisation technocratique et de retour à l’âge de pierre : les intuitions de la science-fiction risquent d’être plus près de la réalité à venir que la prospective progressiste de M. Fourastié. Nous aurons les temps mérovingiens gérés par l’électronique, la disette, la violence et les terreurs que permettent seuls de supporter le pouvoir et l’autorité sacrée qui sauveront la planète – ou achèveront de la perdre. Jusqu’au bout, et jusque dans le moindre détail. À cette génération d’éviter la résurgence de l’an mille dans l’an deux mille.

Le Feu vert, autocritique du mouvement écologique, Karthala, 1980,
rééd. Parangon, 2009, rééd. L’Echappée, 2022.

« Le système et le chaos » (introduction à l’édition de 1989)

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Bernard Charbonneau

Le système et le chaos
(introduction à l’édition de 1989)

Le temps de la parole étant peut-être bientôt révolu, il me faut marquer ce livre d’un signe ésotérique, semblable à ceux qui s’inscrivirent un jour sur les murs de Babylone. Un signe : un signal – rien d’autre. Pour ce qui est de la réponse, c’est à Balthazar de la donner ; mais aujourd’hui, comprend-il le chaldéen ?

10 000 000… 20 000 000… 40 000 000… de tonnes, de kilowattheures. Tous les dix ans, la production double, et la population tous les quarante… Jusqu’à nous la Terre restait engluée dans l’éternel retour des saisons ; tandis qu’aujourd’hui l’univers dégèle : il craque, il s’ébranle. Par les brèches des bombes d’une seconde guerre, nous avons vu jaillir la matière en fusion, tandis que les astres chaviraient jusqu’à portée de nos mains. Il y a quelques décennies, il fallait une oreille fine pour sentir la sourde vibration d’un monde qui démarre, mais aujourd’hui dans le fracas de sa ruée, on ne s’entend plus. La croissance qui était inconcevable en 1930 pour le paysan français monté à Paris devient toute naturelle pour le banlieusard de la campagne mécanisée de 1970. Sous la IIIe République le monde pouvait changer, au fond il ne bougeait pas ; il suffisait d’un tour à vélo pour s’en assurer, la rivière était toujours là : dans le cristal des sources les cheveux verts de la nixe ondulaient au soleil, et les coquillages de l’aube étoilaient encore des grèves intactes. En 1930 la nature était immuable, en 1960 il est non moins sûr qu’il n’y en a pas ; mais dans les deux cas la plus grande aventure humaine de tous les temps ne met pas l’homme en cause, et il n’a pas à intervenir.

La croissance technique et économique indéfinie est à la fois le fait et le dogme fondamental de notre temps, comme l’immutabilité d’un ordre à la fois naturel et divin fut celle du passé. La grande mue qui travaille les sociétés industrielles, et les autres à leur suite, est à la fois la réalité immédiate que nous pouvons appréhender dans le quotidien de notre vie et le moteur profond d’une Histoire que religions et idéologies s’époumonent à suivre ; chacun l’expérimente à chaque instant, et pourtant, par-delà classes et frontières, elle met en jeu l’humanité. Lire la suite

Citations, 28

En dépit des apparences, l’écofascisme a l’avenir pour lui, et il pourrait être aussi bien le fait d’un régime totalitaire de gauche que de droite sous la pression de la nécessité. En effet, les gouvernements seront de plus en plus contraints d’agir pour gérer des ressources et un espace qui se raréfient. Une comptabilité exhaustive enregistrera, avec tous les coûts, les biens autrefois gratuits qu’utilise l’industrie industrielle et touristique.
La mer, le paysage et le silence deviendront des produits réglementés et fabriqués, payés comme tels. Et la répartition de ces biens essentiels sera réglée selon les cas par la loi du marché ou le rationnement que tempérera
l’inévitable marché noir. La préservation du taux d’oxygène nécessaire à la vie ne pourra être assurée qu’en sacrifiant cet autre fluide vital : la liberté. Mais, comme en temps de guerre, la défense du bien commun, de la terre, vaudra le sacrifice. Déjà l’action des écologistes a commencé à tisser ce filet de règlements assortis d’amendes et de prison qui protègera la nature contre son exploitation incontrôlée. Que faire d’autre ? Ce qui nous attend, comme pendant la dernière guerre totale, c’est probablement un mélange d’organisation technocratique et de retour à l’âge de pierre.
Le Feu vert, Karthala, 1980 ;  Parangon, 2009.

Citations, 27

Fabricant d’un superflu qui peut être indéfiniment accru, l’industrie du loisir est l’un des moteurs du développement et, comme la nature est son principal objet, la première cause de son ravage. Seule la guerre peut gaspiller encore plus de d’énergie et d’espace. Or ce loisir standardisé et concentré parce qu’organisé n’a pas de raison d’être, n’était-ce les profits des tours operators. Car sa justification est de fournir à tous ce qu’il anéantit : la nature et la liberté.

Le Feu vert, Parangon, 1980

Citations, 25

Mais le plus souvent la religion n’est pas une question, c’est une réponse que vient nous livrer à domicile le gourou du coin. N’étant pas de la boutique, je n’ai pas à vendre ce tranquillisant aux écologistes, tout au plus puis-je éclairer leur chemin. C’est pourquoi j’y ai placé ces deux pancartes tirées de la décharge publique : la nature et, surtout, la liberté.

Le Feu vert, Karthala, 1980

Citations, 21

 On comprend qu’on soit tenté de fuir ce redoutable honneur qui nous découvre seul, portant la terre et l’univers sur nos épaules. Si l’homme, se réengloutissant dans le tout social, devait un jour se détruire avec sa maison, il aurait seulement démontré que sa liberté n’était qu’un mythe dépassant de trop haut la taille de l’anthropoïde. Et la nature aurait automatiquement rectifié son erreur. 

Le Feu vert, éditions Parangon.

Du vote comme rite de participation

 

Il l’a toujours été, et surtout il le deviendra de plus en plus, notamment dans les grands pays sans référendum où l’on vote pour des politiciens et des partis plutôt que pour telle politique. L’univers me dépasse, et aujourd’hui c’est la société objectivée dans l’État : la paix, la guerre, l’économie, les finances – qui me domine chaque jour d’un peu plus haut. Chaque jour le monde s’appesantit et se complique, soit que la technique le rende tel, soit quel la science me le dise. Chaque jour l’événement tombe du ciel, ma vie échappe un peu plus à ma pensée et à mon pouvoir. Politiquement je suis libre, mais d’autres ont fixé le lieu et la nature de mon travail, et ils s’occupent aussi de mes loisirs. Je choisirai le chef de l’État, mais de moins en moins le pain que je mange, la maison que j’habite, car c’est la science économique qui en décidera. Je ne maîtrise pas mon destin qui est torrent – production, pollution, information, population – indéfiniment en crue. Reste la guerre ou la paix. Mais l’on n’a jamais convoqué le peuple souverain pour la voter.

Quelle angoisse ! Au fond je n’en sais rien et je n’y puis rien. Heureusement que tous les quatre ans je deviens soudain omniscient et omnipotent : je vote. En général je n’ai guère le choix qu’entre deux biens, ou deux maux. Mais je peux choisir le moindre ; je décide entre le rouge et le blanc, si Dupont ou Durand fera la bombe atomique, si c’est lui ou l’autre qui m’enverra enseigner la grammaire structurale à Hirson. Je ne somnole plus dans mon petit bonheur ou mes petits ennuis privés en jetant parfois un coup d’œil peureux sur l’Himalaya qui me domine. J’émerge du trou, il fait bon, c’est le printemps des élections, l’air sent la politique ; en moi le citoyen se réveille, et d’innombrables coups de trompette m’y convient. Enfin je compte – au moins pour un ; je ne suis plus un individu, je suis le peuple. Ce jour-là, ainsi que tous je m’isole ; j’agis, j’ai des frères, donc des ennemis ; je ne suis plus seul. Je vote parce que j’y crois ; c’est un acte essentiel, décisif. Et moi aussi je vote – je suis un intellectuel critique – parce que je n’y crois pas et que cela n’a aucune importance. Maintenant c’est fait. Qui va gagner ? Les pour ou les contres, les bleus ou les verts ? Le suspense est à son comble. C’est fini ; j’ai voté, j’ai fait l’amour avec la France, j’ai fait pipi dans l’urne et je me sens mieux. J’ai rempli mon devoir et puis penser à autre chose : à gagner du fric ou aux vacances. J’ai voté, ouf ! J’en ai fini pour un temps, j’ai délégué mes pouvoirs. Lire la suite

Penser le politique

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Bernard Charbonneau

Penser le politique

Extraits sélectionnés et présentés par Sébastien Morillon

Le libéralisme (ici, du XIXe siècle) : un mensonge ?

« La liberté avait triomphé. Tous l’invoquaient […]. Et le mot revenait partout dans la somnolence des digestions, dans le déluge monotone des discours qui noyaient le chaos frénétique d’un monde dévalant vers sa catastrophe. Et plus le mot allait et revenait dans les phrases, plus la liberté devenait formule ; celle qui avait surgi, âcre et sanglante, dans la tempête des révolutions, charnelle comme le parfum de la terre sous l’orage, n’était plus qu’un mot livide. Au fronton glacé des monuments publics, une inscription souillée par la crasse de la ville.[…]

Partout triomphaient les Droits de l’Homme, mais partout les nations et les villes s’étendaient sans limites ; des races inconnues de tyrans et d’esclaves y naissaient, d’innommables malheurs foudroyaient des masses innombrables. Cela ne s’appelait pas Despotisme mais travail, guerre, métier, argent : vie quotidienne. C’est dans le Droit qu’il était question de Liberté, car les mots sont toujours les derniers à mourir. La Liberté des libéraux fut un mensonge […].

Pourquoi cet aboutissement ? Pourquoi, forte dans la conscience de servitude, la volonté de liberté s’épuisa-t-elle ainsi au lieu de s’accomplir ?… Parce qu’au lieu de la placer en eux-mêmes, les hommes l’avaient placée dans l’État. Rappelle-toi le premier des devoirs. Il ne s’agit pas de définir, mais d’être. N’attends pas qu’un autre… Saisis ! » (L’État, 1949, p.  68)

La démocratie est-elle possible ?

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Penser la science

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Bernard Charbonneau

Penser la science

« L’analyse du rôle joué par la science dans la société contemporaine », extraits sélectionnés, soulignés et présentés par Sébastien Morillon à partir des ouvrages : Finis Terrae, A plus d’un titre éditions, 2010, p. 173-216 (FT) ; Nuit et Jour. Science et Culture, Economica, 1991, p. 157-307 (NJ). (Ces deux textes ont été écrits au cours des années 1980.)

I. Les fondements d’une critique de la science

Qui peut critiquer la science ?

Que la science seule puisse mettre la science en cause suffit à montrer qu’elle est taboue.

La critique qui va suivre […] est en quelque sorte celle d’un ignorant, d’un homme quelconque contraint de poser sa question parce qu’il sait quel rôle la science joue et jouera dans la vie privée ou publique de n’importe qui.  (FT, p. 173)

Aujourd’hui, pourquoi mettre en cause la science ?

 Tout homme est membre d’une société. Pour la connaître, il doit d’abord se demander : “Quelle est sa vérité ?”. Puis, s’il l’ose “Est-elle vraie ? Est-ce la mienne ?”  (NJ, p. 167)

Ce n’est pas sans crainte ni tremblement qu’un individu se voit contraint de mettre en cause la vérité et l’autorité fondatrices de sa société hors desquelles on n’est rien. Il le faut cependant si l’on veut être autre chose qu’un pantin ou un robot.  (FT, p. 174)

Notre société se fonde sur des vérités scientifiques comme l’ancienne sur des vérités religieuses. Et l’on ne peut changer une société sans mettre tant soit peu en cause son principe ; comme l’ont fait les philosophes pour abattre la monarchie, ils se sont attaqués à la religion.  (FT, p. 177)

Prétendre pousser à fond la connaissance critique du monde actuel sans mettre en cause la science équivaut à vouloir édifier une maison sans commencer par les fondations.  (FT, p. 187)

Sans une critique de la science, une problématique et un jugement de ses gains et de ses coûts, celle de la société industrielle manque de base. Et parce que la racine n’aura pas été tranchée, sans cesse l’arbre repoussera. Qu’est-ce que la science ? Que vaut la vérité ? Cette interrogation devrait être celle de tout homme de l’âge atomique naissant. Non seulement du savant, mais de la masse des ignorants, comme le fut autrefois l’interrogation religieuse en dépit des clercs qui prétendaient eux aussi s’en réserver le monopole. Car toute la suite découle de cette question comme nous allons le voir.  (FT, p. 177)

De quelle science s’agit-il ? Lire la suite

Citations, 16

Occident-Orient

Depuis plus d’un siècle certains milieux extrême-occidentaux, notamment écologistes, par réaction contre le développement industriel, mais aussi angoissés par la mort de Dieu, sont tentés de se convertir aux religions orientales, hindouiste ou bouddhiste, même à un paganisme animiste. Mais refuser l’héritage de la Grèce et de la Judée, et toutes les suites qu’il comporte : la science, la liberté de l’individu, etc. est-ce possible et honnête ? Car cet héritage nous colle à la peau, jusque dans notre aptitude à critiquer la société occidentale et à juger sans préjugé les sociétés étrangères. Fils de la Grèce, de Rome et de la Bible, nous le sommes, dans cet acte même de liberté qui nous fait nous critiquer nous-mêmes. D’où le caractère artificiel et trouble de ce retour, californien, londonien ou parisien à un panthéisme oriental ou tribal. Ou, plus proche de nous, à l’Islam.

Une seconde nature, Sang de la terre, 2012

Citations, 6

L’État est notre faiblesse, non notre gloire ; voilà la seule vérité politique. Toute société où l’individu se dégage de la totalité primitive suppose un gouvernement, des lois et même une police, sans lesquels elle sombrerait dans un chaos plus écrasant que leurs contraintes. Mais l’organisation politique contient les germes du désordre auquel elle remédie, au-delà d’un certain point elle devient plus oppressive que le trouble dont elle prétend libérer. Il est impossible de supprimer l’État ; mais il est non moins nécessaire de le réduire au minimum. Le plus sûr moyen d’y arriver, c’est de la connaître : d’être à la fois conscient de la raison qui l’impose et de la détermination qu’il fait peser. Nul ne peut mesurer la vérité de l’anarchie s’il n’a mesuré la nécessité de l’État ; et seul l’esprit d’anarchie peut fonder un bon usage de l’État : cet ouvrage n’est pas autre chose qu’une introduction à l’art de gouverner. Ce n’est pas un système, mais une conscience qui nous permettra ainsi de déterminer constamment le point d’équilibre où les maux se compensent ; et ce n’est qu’un effort de plus en plus pénible qui pourra étendre le domaine de la liberté aux dépens de l’automatisme administratif : certes l’État détruit l’homme, mais l’homme seul détruit l’État. Comme la démocratie, l’anarchie se conquiert et se paye par un sacrifice aussi lourd que la solution politique est légère ; la justice sociale ne se réalisera pas par la dictature d’un État prolétarien, mais par un socialisme coopératif, seulement ce socialisme-là exigera des hommes, prolétaires compris, infiniment plus de vertus pour des résultats matériels plus médiocres. L’anarchie est un sens ; une société sans État où la liberté des individus serait à la fois nature et vérité est aussi inconvenable que l’accomplissement sur terre de l’harmonie céleste. Mais elle doit être le but où tend constamment l’action ; une interminable marche à rebours du courant qui n’aboutira sans doute qu’à nous maintenir là où nous sommes : à maintenir l’homme en son humanité.

L’État, Economica, 1987

Nature, liberté et mouvement écologique (1980)

(Le texte qui suit est tiré de l’ouvrage Le Feu vert – édité d’abord chez Karthala en 1980 puis réédité aux éditions Parangon en 2009 –, dont il constitue le septième chapitre.)

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Bernard Charbonneau

Nature, liberté et mouvement écologique

(1980)

Tout mouvement véritablement créateur est un fruit de l’esprit (dont il importe assez peu qu’il soit divin ou humain). Or ce fondement spirituel manquera au « mouvement écologique » tant qu’il n’aura pas dépassé – donc posé – sa contradiction de base entre la nature et la liberté. Comme il ne s’est pas encore figé en une idéologie et une organisation monolithiques, jusqu’ici les partisans de la tribu et de la famille y coexistent avec les membres du MLF et les anars à tous crins. Mais un tel accord risque de ne pas tenir devant les exigences de la réflexion ou les choix de l’action, car ce débat théorique est lourd de conséquences pratiques. Si le mouvement écologique pris dans l’immédiat et la politique ne l’engage pas, il restera cantonné dans un confusionnisme superficiel et, un beau jour, au gré des circonstances, il éclatera entre un intégrisme naturiste de droite et un intégrisme libertaire de gauche. Alors que s’il tient les deux bouts de la nature et de la liberté il pourra aller de l’avant dans sa voie propre.

La tentation de l’intégrisme naturiste

En dépit de Rousseau, la nature est à droite ; déjà Burke et de Maistre reprochaient à la révolution d’ignorer les lois naturelles, divines et humaines. La liberté n’est qu’un leurre si elle ne tient pas compte des nécessités qui commandent toute réalité. L’univers n’a rien à voir avec les désirs bornés et les rêves fous des hommes qui sont forcés et ont le devoir de se conformer à ses lois et d’accepter ses mystères. Ce que nous prenons pour son absurdité et son imperfection obéit à des raisons plus profondes que la nôtre : la souffrance, la mort et la guerre sont la rançon de la vie. La partie n’existe que par rapport au tout : l’homme en fonction de l’ordre cosmique, l’individu de la société. Et de même que la nécessité prime sur la liberté, ce qui est a le pas sur ce qui pourrait – et à plus forte raison devrait – être. L’existant vaut mieux que l’idée, ce qui est établi par la tradition que l’u-topie qui rêve d’avenir.

Le triomphe, sans doute provisoire, de la culture sur la nature a entraîné la réplique d’un naturalisme qui oppose en tout la nature à la culture. Mais trop souvent, comme la droite réplique à la gauche et vice-versa, cet intégrisme naturiste reproduit les moindres détails de la matrice progressiste qui l’a engendré. Réprimé par la religion de gauche jusqu’ici dominante dans l’intelligentsia, il en est réduit à se réfugier dans une idéologie quasi clandestine ou le ghetto d’une littérature romantique ou postromantique. L’intégrisme naturiste est le fait de théoriciens peu connus, mais parfois influents comme R. Hainard, de biologistes et de naturalistes que leur spécialité porte à insister sur la nature et la vie. Mais, depuis l’échec du nazisme, comme pour Lorenz il leur est difficile de traduire en clair le jugement sur les sociétés humaines que leur inspire leur science des sociétés animales. La condamnation du Progrès et de la culture occidentale est le plus souvent prononcée par des romanciers, tel D.-H. Lawrence, qui ont le privilège de l’artiste d’être de gauche tout en étant de droite. Le naturiste antichrétien peut aussi se référer à Nietzsche, mais qu’il se méfie, car avec lui le contre n’est jamais loin du pour. Cet intégrisme, jusqu’ici refoulé dans les marges par le règne de la gauche intellectuelle progressiste, n’en joue pas moins un rôle important dans les groupuscules et sectes du mouvement écologique. Jusque dans sa gauche ; rien n’empêche d’être anar et de croire à l’orgone et à la parapsychologie.

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