Renaud Garcia, préface à la réédition R&N du « Système et le Chaos »

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Renaud Garcia
Préface à la réédition du Système et le Chaos
R&N, juin 2022

Une matinée d’hiver, en 2022. Propulsé à pleine vitesse, un train fend la campagne, qui me conduit loin de chez moi retrouver quelques comparses d’idées et d’actions. Notre sensibilité est commune, autant que notre défiance face à tout credo. Mais nous connaissons nos maîtres. Parmi eux, un certain Bernard Charbonneau.

La voix du contrôleur retentit, bonhomme : « Durant toute la durée de ce trajet, le port du masque est obligatoire, que vous le vouliez ou non, vacciné ou non » ; « Poubellator passera parmi vous pour vous soulager de vos déchets » ; « Tout adulte surpris sans son masque s’exposera à 135 euros d’amende. Si cela parle plus à certains, cela représente une quinzaine de tacos ». Une mère, dont on devine le sourire par-dessous son bâillon, rassure son enfant inquiet de cette voix venue de nulle part : « Ah, il est drôle le monsieur, il fait plein de blagues. » Je ne ris pas, ou alors jaune. Je ne vois qu’infantilisation et menaces sous la guise d’un humour potache. Contraint d’utiliser un moyen en discordance avec les fins politiques et humaines que je défends, me voici de surcroît pris au piège du système. Un numéro qui adopte les « bons réflexes », auquel un pouvoir impersonnel ne s’inquiète plus d’intimer des ordres, tant il prétend en avoir pénétré le for intérieur. Dans ce train, je suis l’individu organisé. Autrement dit ce rouage adapté à la machinerie industrielle, usiné par des techniques psychologiques persuasives, dont Charbonneau redoutait l’avènement en 1973, dans Le Système et le Chaos.

Ce n’est pas que tout le quotidien de 2022 reconduise aux thèses du livre que vous tenez entre les mains. De toute manière, honorer le prophète qui aurait eu raison sur tout n’est pas une vocation bien noble. C’est plutôt qu’en quelques formules compréhensibles par tout lecteur consciencieux, Charbonneau met bien souvent des mots sur l’expérience vécue. Ainsi, ceux qui se débattent dans les filets de la technocratie, c’est-à-dire la société industrielle portée à son plus haut degré d’intégration, y trouveront motif à une prise de conscience. Le ferment de toute révolte. Lire la suite

Florence Louis, « Sauver la nature, sauver la liberté »

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Florence Louis

Sauver la nature, sauver la liberté

Présentation de l’ouvrage collectif Résister au totalitarisme industriel,
R&N, mai 2022
(Actes du  colloque tenu à Bordeaux en novembre 2019)

« Si l’homme ne sait pas retrouver librement l’unité de sa vie, le monde la fabriquera demain contre lui. »

 « Nous nous acheminons vers un état de choses où les spécialistes seront les seuls à parler sérieusement, tandis que le plus grand nombre bavardera, en attendant de se taire. »

Bernard Charbonneau

 « C’est un mouvement qui est en train d’émerger et j’ai envie d’y participer, j’ai envie d’être avec des gens qui sont comme moi, qui ont une autre façon de regarder l’être humain, qui ont une autre façon de regarder la terre, qui ont une autre façon de regarder la nature et la spiritualité, voilà, de tout simplement retrouver une liberté par un esprit critique aussi, de cultiver la différence. »

Une sage-femme, citée par Cécile Gazo

Deux années séparent la tenue du deuxième colloque universitaire organisé autour de la figure de Bernard Charbonneau, les 21 et 22 novembre 2019 à l’Institut d’études politiques de Bordeaux et la publication des actes, en ce début d’année 2022. Deux années au cours desquelles les intuitions du penseur n’ont cessé d’apparaître prémonitoires et clairvoyantes.

Convaincu que la course aveugle au développement industriel et technoscientifique engendre une désorganisation environnementale et sociale qui confronte l’humanité à des crises structurelles d’une gravité croissante, Charbonneau considère en effet que le seul moyen d’éviter le chaos qui s’annonce sera alors de procéder à une réorganisation en profondeur de la vie économique et sociale, et pour cela, compte tenu de la puissance croissante des techniques auxquelles individus et organisations de toutes sortes peuvent accéder, il faudra exercer un contrôle rigoureux des activités humaines et des territoires qui ne laisse rien de côté.

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Christian Roy, postface à « La Société médiatisée »

 

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Christian Roy

Postface

 La Gorgone affrontée : constantes et actualité d’une critique des médias

 

Comme l’indique leur nom latin, auquel Charbonneau tient, la question des media n’est autre que celle des moyens et des fins qui le travailla jusqu’à celle de sa vie. La Société médiatisée développe vers 1986 des aperçus qui parsemaient en 1980 Le Feu vert, Autocritique du mouvement écologique comme jouet d’un effet de mode propre à mousser la consommation et à émousser la contestation, le vert se portant bien pour apaiser les consciences à bon marché. Bref, « une action ayant pour fin le changement social qui se contenterait d’obtenir l’accès aux media […] serait vite récupérée par l’état social qu’elle prétendait transformer ».[1] Lui-même irrécupérable et donc illustre inconnu, Charbonneau s’excuse dans Le Feu vert de se référer souvent à ses propres œuvres, même inédites ou publiées à compte d’auteur (comme le sera La Société médiatisée), sur les questions qui lui tiennent à cœur : « Quand on croit avoir à dire et qu’on ne peut compter sur les haut-parleurs qui tiennent aujourd’hui lieu de vox populi l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. »[2] Ce silence radio entourant sa parole par la force des choses était dans la nature « des techniques qui, facilitant la concentration comme l’informatique, menacent les libertés », comme « les media dont l’écologie n’a guère poussé la critique, alors que son action, par souci d’atteindre le public, s’est largement déterminée en fonction de la tribune qu’ils lui offraient ».[3]

J’ai pour ma part saisi l’occasion d’offrir à Charbonneau celle d’un magazine montréalais auquel je collaborais en vue d’un dossier « Mass media : information, manipulation, spectacle »[4], si bien que la fin 1991 vit la publication simultanée de deux articles sur le sujet, celui réédité ici complétant un autre paru dans Combat Nature.[5] Il pourrait bien en rester d’autres à exploiter dans des publications protestantes des années 1950 ou écologiques des années 1970. Or toute cette problématique est énoncée dès le premier article de Charbonneau dans Esprit, inaugurant la collaboration à la principale revue du mouvement personnaliste de ses groupes locaux par des textes tirés de leurs organes, puisque ceux du Sud-Ouest avaient tôt fait d’investir dans une « pierre à polycopier » en vue d’échanger entre eux.[6] Charbonneau songe encore en 1991 à ce modèle mis en œuvre en 1934, écrivant : « À nous de créer notre réseau de communication en retrouvant l’usage de la parole, de la lecture, de l’écriture. Certaines techniques récentes (l’imprimante, la photocopie) pourraient aider à le faire. »[7] Lire la suite

André Vitalis, préface à « La Société médiatisée »

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Ce livre est l’œuvre d’un homme épris de liberté et d’égalité, qui voit ces valeurs qui lui tiennent le plus à cœur compromises par l’envahissement du quotidien des individus par les médias. La critique de ces derniers a déjà fait l’objet d’études parmi lesquelles sont signalées celles des Américains Lewis Mumford et Charles Wright Mills ou des Français Jacques Ellul et Jacques Piveteau[1]. La Société médiatisée se distingue de ces études au moins à deux titres. Tout d’abord, c’est un livre d’analyse à forte portée militante qui entend combler un déficit de réflexion du mouvement écologiste. Considéré comme la seule véritable opposition à la société actuelle, ce mouvement, surtout préoccupé de protection de la nature et de problèmes d’énergie, utilise les médias tels qu’ils sont, sans jamais envisager de les réformer. Or, si l’on veut changer la société, la priorité est de revoir complètement les dispositifs d’information et de communication existants pour en mettre en place de nouveaux. Cette réforme des médias doit être faite avant la réforme de l’État et de l’économie car elle seule peut permettre d’informer véritablement l’opinion sur le piètre état du monde et de la préparer aux nécessaires actions à entreprendre pour le réparer et le préserver. Les médias ne sont pas de simples intermédiaires neutres mais un gouvernail aux mains des intérêts dominants. Ils désinforment plus qu’ils n’informent, laissent une place toujours plus grande aux divertissements et aux messages publicitaires. Une mince pellicule de signes, de sons et d’images entoure désormais notre monde et porte atteinte à notre libre arbitre dans le choix des informations. Encombrés de représentations, nous n’accédons plus directement à la réalité. Pour prendre la mesure de cette situation, il s’agit donc d’examiner de plus près la nature des médias, leur fonction, leur évolution et leurs effets sur la société. Il s’agira aussi, après toutes ces investigations, de proposer des solutions, auxquelles plus de vingt pages sont consacrées.

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Daniel Cérézuelle, préface à la réédition de « L’État » chez R&N

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Daniel Cérézuelle

L’esprit du totalitarisme
Préface à la réédition de L’État chez R&N

« Si nous considérons les faits sans complaisance,
tout nous enseigne que notre univers tend irrésistiblement à se totaliser en un pouvoir central. »
L’État

Ce livre a été écrit pendant la Seconde Guerre mondiale et les deux ou trois années qui suivirent, au moment où la variante nazie du totalitarisme a été vaincue pour laisser triompher la variante communiste et où un État libéral mettait au point et utilisait l’arme atomique de destruction de masse. Assistant au triomphe de la surpuissance, qu’elle soit politique, militaire ou techno-industrielle, Bernard Charbonneau est convaincu que le cauchemar n’est pas fini, qu’il ne fait que commencer. Alors que la plupart des ouvrages publiés après guerre sur le phénomène totalitaire, à l’instar du livre de Hannah Arendt, se demandent : « comment a-t-on pu en arriver là ? », Charbonneau, lui, est convaincu que nous n’en sommes qu’au début et se demande : « qu’est-ce que cela annonce ? » Pour lui, les forces qui ont rendu possible le déchaînement de la violence totalitaire politique n’ont pas été vaincues par la guerre, elles sont toujours actives et potentialisent le risque encore plus terrifiant d’une totalisation sociale. Cela explique le ton tragique et la grandiloquence de certains passages de ce livre angoissé. 

La notion de totalisation sociale chez Bernard Charbonneau. Né en 1910, ayant grandi à l’ombre de la Première Guerre mondiale, Charbonneau a été très tôt convaincu que le XXe siècle serait en même temps, et pour les mêmes raisons, celui du totalitarisme et du saccage de la nature. Toute l’œuvre de Charbonneau est un appel à prendre conscience de ce que le développement techno-industriel et scientifique, ce qu’il appelle la « grande mue de l’humanité », va priver l’homme de nature et de liberté. Charbonneau a une conception très originale, sociale et non politique, du phénomène totalitaire. Pour lui, en effet, l’essence du totalitarisme n’est pas à chercher du côté des idéologies politiques, mais plutôt du côté de transformations sociales et culturelles plus profondes. 

Dès 1935, dans les Directives pour un manifeste personnaliste, Bernard Charbonneau et son ami Jacques Ellul, alors qu’ils n’avaient respectivement que vingt-cinq et vingt-trois ans, font état de leur révolte face à l’autonomisation des structures techniques, administratives et industrielles et à la dépersonnalisation d’un nombre croissant de dimensions de la vie quotidienne qui résultent du fonctionnement ordinaire de la société industrielle et technicienne. « Ce qui caractérise le monde où nous vivons, c’est la symbiose du politique et du technique » c’est-à-dire que tant les progrès de l’État que ceux de la technique tendent vers le même type d’organisation de l’ensemble de la vie sociale. C’est pourquoi, contrairement aux analyses de Hannah Arendt, Charbonneau affirme dans L’État que « la nouveauté de l’esprit totalitaire n’est pas dans une théorie mais dans l’absence de théorie » étant donné que les premières manifestations d’une organisation totale (plutôt que totalitaire) de la vie sociale ont eu lieu avant l’apparition de régimes menant une politique totalitaire.  Lire la suite

Préface à l’édition 1987 de « L’État »

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Préface à l’édition de L’État
(1987)

La réédition de ce livre trente-six ans après sa publication ronéotypée par l’auteur mérite quelques mots d’explication. Certaines analyses des faits, inconcevables à l’époque, paraîtront aujourd’hui des banalités, tellement la suite les a vérifiées. Que la négation des libertés, loin d’être la condition de la justice sociale, aboutisse à renforcer les privilèges d’une caste monopolisant le pouvoir, ce constat irrecevable pour une intelligentsia fascinée par la Russie de Staline, devient un truisme pour celle qui, après Khrouchtchev découvre le goulag, et sous Brejnev l’existence de la nomenklatura.

De même, la réalité de L’État étant plus forte que celle de l’internationalisme révolutionnaire, il est maintenant admis qu’il peut y avoir conflit entre deux États socialistes. Et sauf pour les derniers orthodoxes du PC, il n’est plus scandaleux de parler d’un totalitarisme, brun ou rouge. Mais il en était tout autrement quand L’État fut écrit ; alors, le plus bourgeois des éditeurs était tenu à la prudence. Qu’un écrivain puisse laisser imprimer aujourd’hui sans honte ce qu’il a pu écrire sur un tel sujet en 1947-48 n’est pas si courant. Et le motif qui l’a poussé à prendre ses distances : une liberté qui ne soit pas une duperie politique, reste, croit-il, toujours actuel.

Évidemment, les temps ont changé. Au terme de sa vie l’auteur se retrouve dans la situation de sa prime jeunesse, quand il discutait avec Jacques Ellul dans des rues que n’avait pas encore occupées l’auto. Entre-temps leurs vues sur la montée d’un Meilleur des Mondes organisé en fonction d’impératifs scientifiques et techniques ont été compliquées par le déchaînement de la Crise, des totalitarismes et de la guerre. Mais celle-ci n’étant qu’un prolongement de la paix par d’autres moyens, l’éclair d’Hiroshima ramène à la question première[1].

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Henriette Charbonneau, « À propos de Je fus »

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Henriette Charbonneau

À propos de Je fus

(Manuscrit inédit d’Henriette Charbonneau, vers 2000)

Lichtenberg disait : « Une préface pourrait être intitulée : “paratonnerre”. » Il savait de quoi il parlait puisque ses aphorismes soulevèrent des cris d’indignation chez les Allemands bien-pensants du XVIIIe siècle. Comment tolérer un homme capable de dire et d’écrire : « Je suis athée, Dieu merci » ? Quelle préface pouvait amortir le choc ? Pour Je fus, le choc précède la préface. D’abord le titre, puis la dédicace.

Essayons de nous mettre à la place du lecteur. Pourquoi ce titre ? Comment peut-il dire : « je fus » à 40 ans, en pleine vie ? Il aurait dû écrire : « je suis ».

Bernard Charbonneau répond : « Je suis… qui peut ainsi le dire ? Le simple je est dérobé au feu du ciel. Je suis… Allons donc ! Dans le marbre de l’éternel je ne graverai jamais que ces deux mots : je fus. »

Un passé simple irrévocable crié par un homme vivant. Irrévocable ? Non. À tout instant il peut arriver, s’il se sent et se sait vivant, qu’il revienne irrésistiblement au je suis. Mais « comment oser dire je suis, et le signer ? Un seul moyen ; dire je suis dieu, je suis le dieu qui meurt » (1). Pascal ne disait pas autre chose : « Croirai-je que je ne suis rien ? Croirai-je que je suis Dieu ? » « Je suis en un état à plaindre […] ignorant ce que je suis et ce que je dois faire. » Notons que Pascal, qui haïssait le moi, revenait au je dès qu’il s’agissait de sa misère et de sa soif d’éternité, à ce « je furtif » qui échappe au philosophe du cogito. « Je pense, donc je suis » est une devise d’intellectuel qui ne résiste pas à l’expérience de la vie et de la mort. Lire la suite

Daniel Cérézuelle,  préface à « Quatre témoins de la liberté »

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Daniel Cérézuelle 

Préface à
Quatre témoins de la liberté
R&N Éditions, 2019

Dès sa jeunesse, Bernard Charbonneau (1910-1996) a eu la conviction que son siècle serait en même temps et pour les mêmes raisons celui du totalitarisme et du saccage de la nature. Tout au long de sa vie d’adulte, il a réfléchi sur les dangers qui résultent pour la liberté et pour la nature de ce qu’il appelait la Grande Mue, c’est-à-dire la montée en puissance accélérée du progrès technique, scientifique et industriel. Toutefois, on se fourvoierait en réduisant l’œuvre de Charbonneau à une réflexion sur l’écologie et la décroissance, car elle nous propose une analyse plus vaste des coûts de la modernisation et des contradictions du monde moderne. Chacun de ses livres aborde un aspect différent de ces contradictions, qu’il s’agisse de l’État et du phénomène totalitaire, de la culture, du travail et des loisirs, de la dégradation des paysages ou des nourritures etc. Chaque fois, il nous propose des analyses qui sont conduites du point de vue de l’individu et de son expérience personnelle. Cette approche « existentielle » des contradictions de la modernité, qui fait une large part à l’expérience sensible, est ce qui fait l’originalité et la force des livres de Charbonneau. Plus profondément, si ce travail critique fut fécond ce n’est pas seulement parce que Charbonneau y employait une méthode originale, c’est aussi et surtout parce qu’il fut mené au nom de la liberté. 

Charbonneau voyait juste lorsque, dès les années trente, il annonçait la crise écologique, l’aggravation de la bureaucratisation de l’existence et la technocratisation de la vie politique. Or, s’il a été un des rares esprits à avoir vu juste dans le détail, ce n’est pas seulement parce qu’il était intuitif et original ; c’est aussi parce que le fond de sa pensée ou, si l’on veut, son point de vue, était radical et avait une consistance propre qui lui permettait d’éclairer (souvent de manière prémonitoire) le sens des transformations sociales. Toutes les analyses de Charbonneau sur tel ou tel aspect de l’évolution du monde moderne s’enracinent dans une exigence de liberté qui donne son unité à l’ensemble de son œuvre. De cette exigence de liberté, Charbonneau s’est expliqué dans trois livres qui jalonnent son œuvre. Il s’agit de Je fus, d’Une seconde nature et enfin de Quatre témoins de la liberté.  Lire la suite

Jean Bernard-Maugiron, préface à « L’Homme en son temps et en son lieu »

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Jean Bernard-Maugiron

Préface
à la réédition de
L’Homme en son temps et en son lieu, RN, 2017

Lorsqu’en 1960 il rédige L’Homme en son temps et en son lieu, Bernard Charbonneau va avoir cinquante ans et aucune maison d’édition n’a encore publié le moindre de ses ouvrages. Ce n’est pourtant pas la matière qui manque : avant guerre, dans ses années bordelaises, il écrit des dizaines d’articles, dont les remarquables Directives pour un manifeste personnaliste avec Jacques Ellul (1935) ou Le Sentiment de la nature, force révolutionnaire (1937), considéré comme le premier manifeste de l’écologie politique (1). Puis cet agrégé d’histoire et de géographie – qui s’est fait muter à l’école normale d’instituteurs de Lescar, près de Pau, où il enseignera jusqu’à sa retraite à des adolescents, entre pêche dans les gaves et balades en montagne – rédige une somme de plus d’un millier de pages : Par la force des choses, pour laquelle il ne trouve aucun éditeur et qu’il doit faire paraître à compte d’auteur sous forme ronéotée, en plusieurs parties. Il faudra attendre 1963 pour que, profitant de la vogue teilhardienne, Denoël publie enfin son premier livre (il y en aura une vingtaine en tout, chez une dizaine d’éditeurs) : Teilhard de Chardin, prophète d’un âge totalitaire, qui anticipe le délire transhumaniste et ses technofurieux qui prétendent « augmenter » un homme humilié par la technique pour l’adapter à un monde qu’elle a dévasté.

Si Bernard Charbonneau n’a pas connu l’audience qu’il méritait, c’est sans doute parce qu’il a eu le tort d’avoir raison trop tôt : la critique du système technicien et du développement industriel était inaudible dans ces « Trente Glorieuses » tout à la gloire du Progrès. C’est peut-être aussi parce que la radicalité de ce visionnaire effrayait ses contemporains. Au début des années 1970, quand le mouvement écologique naissant se souvint de ses précurseurs, Bernard Charbonneau connut un semblant de notoriété et participa à la naissance du journal La Gueule ouverte. Mais il s’opposa à la création d’un parti politique écologiste et publia en 1980 Le Feu vert, une profonde « autocritique du mouvement écologique » qui fit date et le renvoya dans ses pénates béarnais. Dans un texte crépusculaire intitulé « La spirale du désespoir », il donnait son sentiment devant le rejet dont il avait été victime :

Seul ? – Quoi d’étonnant ? puisque j’ai fait un pas de trop hors des rangs. Pourquoi m’indignerais-je parce que ma société refuse d’accepter une œuvre qui la met en cause ? On m’ignore ? – Mais je me suis écarté de la grand-route. C’est le prix payé pour les joies et le sens que la poursuite du vrai a donnés à ma vie. C’est mon devoir, ma dignité. Ma vertu, celle qui jusqu’au bout aura orienté et mené en avant ma vie (2).

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« Un témoin de la liberté », par Daniel Cérézuelle

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Daniel Cérézuelle

Un témoin de la liberté

(Préface à Je fus, Opales, 2000)

Penser les contradictions de son temps 

L’essentiel de Je fus a été rédigé vers 1950 mais Bernard Charbonneau n’a pas pu le faire publier de son vivant. Après l’avoir présenté en vain à nombre d’éditeurs, il a dû se résoudre à le faire imprimer à compte d’auteur en 1980. S’il aura fallu presque cinquante ans pour qu’un éditeur accepte de publier ce livre, c’est parce que la lumière que celui-ci jette sur son époque et ses contradictions est cruelle. Ce livre a été écrit initialement pour des générations qui ont consenti tour à tour au nom de l’État-Nation aux horreurs de deux guerres mondiales puis à l’accumulation de terrifiants arsenaux nucléaires, qui ont légitimé au nom du développement économique le saccage des campagnes et de la nature, qui ont justifié au nom de l’efficacité politique des régimes totalitaires de gauche ou de droite et qui ont accepté au nom de la liberté la soumission de la vie quotidienne aux contraintes dépersonnalisantes de l’organisation industrielle et bureaucratique.

C’est l’expérience des catastrophes du XX siècle qui a acculé Charbonneau à repenser le sens de la liberté. Son œuvre, et plus particulièrement ce livre, repose sur une double conviction :

D’une part, il considère que les évolutions désastreuses de son temps ne sont pas accidentelles. Elles ont une unité ; elles résultent de la dynamique de la modernité : ce sont autant de conséquences de ce qu’il appelle la « Grande Mue », c’est-à-dire le changement de la condition humaine par le développement explosif de la science et de la technique. Une grande partie de l’œuvre de Charbonneau vise à faire le bilan critique des effets de cette grande mue sur la politique, la nature, la culture et la vie quotidienne. Sa critique n’est pas celle d’un conservateur ; elle est au contraire inspirée par un sens aigu de la liberté. Or, si au départ cette mue est la traduction d’un authentique besoin de liberté, elle se continue par un mouvement qui s’accélère de lui-même en dehors de tout projet, et cette aveugle montée en puissance dans tous les domaines du pouvoir humain finit par menacer à la fois la liberté et la nature. Pour ce qui est de la liberté, jeune, Charbonneau a été le témoin de la montée des totalitarismes et pour lui il ne s’agit pas d’une aberration accidentelle.  Lire la suite