Une promenade biographique avec Bernard Charbonneau

Ces cinq heures d’entretiens ont été enregistrées les 9 et 10 septembre 1995,  quelques mois avant sa mort dans sa quatre-vingt-sixième année le 28 avril 1996,  dans sa maison du Boucau, à Saint-Pé-de-Léren dans les Pyrénées-Atlantiques. Bernard Charbonneau – et sa femme Henriette qui intervient à plusieurs moments – y répondent aux questions de Michel Bergès et Daniel Cérézuelle.

Pour des raisons techniques, les enregistrements audio sont hébergés sur le site des Amis de Bartleby.

On y aura accès en cliquant sur ce lien.

Citations, 93

La société industrielle occidentale pratique avec brio l’abcès localisé par où se dissiperont sans danger les toxines de la révolte. On la détourne dans le ghetto de la culture : du roman, du théâtre ou de la chanson. Tout le monde y gagne, les artistes qui peuvent prendre dans l’imagination des libertés infiniment plus grandes qu’ailleurs, et les hommes d’action que nul ne viendra déranger leur secteur. Ainsi la révolution se fait au théâtre, que la bourgeoisie qualifie volontiers de populaire, où elle vient écouter la bonne parole de Brecht pour s’assurer que Marx est un auteur classique. Dès le Chat noir, les belles dames allaient se faire insulter par Bruant avec un délicieux frisson dans le dos. De Jehan-Rictus à Brassens et à Léo Ferré, une solide tradition veut que le chansonnier soit un intégriste de la révolte individuelle. Car en France la bourgeoisie sait bien que tout (mais d’abord la révolte pour la liberté) « finit par des chansons ». Celle-ci est le parc national où l’ordre établi entretient à grands frais ce fauve préhistorique : l’anar. Mais qu’il n’en sorte pas : partout ailleurs l’on tire à vue.

Le Système et le Chaos. Critique du développement exponentiel. 1973

« Du lycée à l’école normale »

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 Bernard Charbonneau

Du lycée à l’école normale
(inédit, vers 1947)

Professeur de lycée devenu volontairement professeur d’école normale, je dois d’abord résumer les raisons de mon choix. Ces raisons n’ont rien de théorique. L’école normale me permet d’abord d’enseigner à un petit nombre d’élèves sélectionnés que je suis pendant plusieurs années ; je les connais donc mieux que la masse changeante des élèves du lycée ; je peux avoir avec eux plus de rapports personnels, et les ressources de l’école me permettent parfois de sortir avec eux ou même de faire un camp. Les conditions de l’école rendent mon métier plus humain. Je les crois d’ailleurs dues aux circonstances autant qu’à la volonté consciente de rapprocher les professeurs des élèves.

Je me demande en effet si l’on s’est rendu compte à quel point les anciennes écoles normales réunissaient les conditions d’un enseignement valable : petit nombre des élèves et des professeurs, stabilité, surtout : liberté des programmes. Le remplacement du brevet supérieur par le bachot me semble désastreux. Nos élèves n’en accèdent pas plus facilement à des situations sociales supérieures et le bachotage les prive d’un contact profond avec la culture. Lire la suite

« La mort du grand Pan »

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Bernard Charbonneau

La mort du grand Pan

(Chapitre 1 du Jardin de Babylone, 1969)

 

1. Loin de l’Éden.

La nature est une invention des temps modernes. Pour l’Indien de la forêt amazonienne ou, plus près de nous, pour le paysan français de la IIIe République, ce mot n’a pas de sens. Parce que l’un et l’autre restent engagés dans le cosmos. À l’origine l’homme ne se distingue pas de la nature ; il est partie d’un univers sans fissure où l’ordre des choses continue celui de son esprit : le même souffle animait les individus, les sociétés, les rocs et les fontaines. Quand la brise effleurait la cime des chênes de Dodone, la forêt retentissait d’innombrables paroles. Pour le païen primitif il n’y avait pas de nature, il n’y avait que des dieux, bénéfiques ou terribles, dont les forces, aussi bien que les mystères, dépassaient la faiblesse humaine d’infiniment haut.

Contre l’irrésistible courant des forces naturelles, l’individu et la société humaine ne pouvaient survivre qu’en se refusant. Ils ne pouvaient pas encore se payer le luxe de la contemplation et de l’amour. Il fallait se donner tout entier à la lutte, repousser sans arrêt l’assaut, toujours renouvelé, de la marée verte : couper, brûler, ordonner le chaos. Le beau, l’aimable, ce furent d’abord les œuvres précaires des hommes. Mais cette guerre permanente contre la nature se doublait d’un respect. L’adversaire était trop grand et trop terrible pour ne pas être constamment ménagé.

Pour lutter contre lui, il fallait son accord, afin d’user de sa propre force. L’ordre des choses était un ordre sacré, dans lequel l’homme, forcé d’intervenir pour survivre, agissait avec crainte et tremblement. Des rites stricts lui dictaient sa conduite, et la faisaient excuser.

Certes, ce respect équivoque de l’ordre cosmique démontrait que très tôt était apparu dans l’espèce humaine le germe d’une rupture et d’une révolte. En personnifiant les puissances naturelles sous des formes humaines, le paganisme grec maintenait la continuité du cosmos et de l’homme, mais ainsi il commençait à dépouiller celui-là de son mystère. Quand l’orage ne fut plus qu’une colère de mari trompé, son examen objectif ne fut plus loin. Alors Prométhée put tenter de dérober le feu du ciel. Mais il était encore trop tôt, et le sacrilège fut puni. Lire la suite

Le Paradoxe de la culture. Les mains de la pensée

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La Paradoxe de la culture
(1965)

Chapitre V
Les mains de la pensée

Le clerc depuis l’origine est le fonctionnaire du spirituel, nous en avons fait le salarié du gratuit. Aussi nulle catégorie d’hommes n’est ainsi déchirée entre le vrai et le réel ; nulle n’est aussi exigeante ni aussi impuissante : autant menacée par la mauvaise conscience et l’hypocrisie. L’évolution actuelle du monde n’a fait que pousser jusqu’au bout les prétentions et la misère des intellectuels. Plus que tout autre, l’intellectuel est au centre du drame de la liberté ; plus que tout autre, au lieu de compenser une exigence de liberté absolue par une capitulation devant la politique et la technique totalitaires, il lui faudrait accepter de redevenir un homme en acceptant d’associer tant soit peu l’esprit au corps, à mi-chemin du ciel et de l’enfer.

Mais pour cela il faudrait d’abord qu’il rejette l’éternelle tentation des docteurs : que le serviteur, cessant de s’identifier à son maître, ne tire pas orgueil du service de l’esprit. La plupart des vices des intellectuels se ramènent à celui-ci : ils transposent inconsciemment à chaque instant de l’esprit et de la vérité à leur personne cette gloire qui devrait les accuser. Adolescents, ils s’engageront dans la carrière de penseur ou de théologien, moins par amour d’une vérité qui reste encore confuse que par attrait pour la grandeur qui auréole tout ce qui touche à l’esprit, avides à leur insu d’une puissance magique et d’honneurs qui sont d’autant plus prestigieux qu’ils sont tout d’abord invisibles. Ils s’engageront dans cette voie étroite en prenant pour de l’exigence spirituelle l’ambition d’appartenir à l’aristocratie des purs. Alors qu’être contraint de servir la vérité devrait être considéré par l’homme comme une plaie et une honte ; puisqu’elle rend insupportable aux yeux du monde ce qui reste pourtant ridicule aux yeux de l’esprit.

Si le clerc, aujourd’hui réduit au qualificatif d’« intellectuel », répondait à sa véritable vocation, il serait pénétré du sentiment de l’objectivité du vrai, comme du réel, vis-à-vis de son propre individu. Il ne serait plus le nihiliste professionnel d’une commode « liberté de pensée » libérale, mais au contraire l’homme d’une vérité personnelle : c’est-à-dire immuable, et pourtant parce que transcendante, insaisissable. Il saurait que penser revient à rechercher la vérité afin de mesurer le réel : juger. Donc avec crainte et tremblement, car tout jugement, s’il met en jeu l’inculpé, engage le juge. Ainsi pourrait-il suivre fermement la voie d’une pensée libre, tolérante puisque assurée, en évitant les facilités complémentaires du scepticisme et de l’esprit de système. Ainsi, le clerc moderne n’aurait plus besoin de compenser le nihilisme par le fanatisme, la mollesse de caractère par la dureté idéologique. Lire la suite

Le Paradoxe de la culture. La préculture

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Le Paradoxe de la culture
(1965)

Chapitre I
La préculture

I. La Culture ne naît pas de la Culture. – La Culture, telle qu’il en est question à l’Unesco, ne date guère de plus d’un siècle. Elle n’existait pas dans l’Athènes de Périclès, dans la Chrétienté de Saint Louis, ni même dans la France de Descartes ou de Voltaire. Il faut attendre le triomphe des pesantes machines pour voir flotter au-dessus d’elles cet impalpable nuage de fumée.

À l’origine il n’y avait pas de Culture, ni de Science, mais une seule réalité, qui se continuait, des profondeurs de la Nature, à travers les pensées et les œuvres des hommes, jusqu’à l’Empyrée où règnent les dieux. Dans la Grèce présocratique, comme dans notre enfance, le vrai ne se distingue pas du réel, les Esprits sont présents dans les choses ; les rites ne se distinguent pas des techniques qui permettent d’agir sur elles. La Littérature était associée à la Science, l’une et l’autre étaient absorbées par la Théologie. Ni la forme du fond ; il n’y avait pas de Beau, mais cet éclat éblouissant qui fend la nuit, quand la foudre du Sacré brise le granit des montagnes. Il n’y avait donc pas d’Art, ni d’artistes, mais seulement des arts, et des artisans, qui étaient aussi des sorciers. Pas d’objets d’Art, mais seulement des outils dont l’efficacité tenait, bien plus qu’à leur commodité ou à la qualité de leur matière, aux signes magiques qui les ornaient. Il y avait bien un Profane et un Sacré, et des Fêtes. Mais elles n’étaient pas évasion hors du quotidien ; au contraire elles lui donnaient un sens, en élevant leurs jalons bariolés, tout le long du terne chemin des travaux et des jours.

À leur naissance les mythes ne sont pas des contes. Ils racontent l’Univers, ordonnent la Société. Et ces jeux de lignes, apparemment gratuits, qui ornent aussi bien la garde des épées que les portes des maisons, sont aussi nécessaires à l’homme que la splendeur des fleurs l’est à la plante. Sans eux l’espèce dépérirait, elle ne se transmettrait pas à travers les temps et les espaces. Ce ne sont pas des ornements, mais des signes ; les plus abstraits sont seulement les plus cabalistiques. Pour nous, Lascaux n’est que peinture, sur laquelle nous venons jeter un coup d’œil, mais pour ceux qui l’ont peint dans la nuit des cavernes et des temps, Lascaux était la chasse magique sans laquelle les flèches et les épieux eussent été impuissants, et l’ocre dont ils coloraient les parois était du sang. Aussi n’était-il pas question de signature. La statue d’Osiris n’était pas une statue, elle était Osiris. Elle n’était pas belle, pas plus que le « Dévot Christ » n’est admirable – un tel qualificatif est une offense aux dieux. Son corps n’était pas de porphyre glacé, mais fait de puissance sacrée ; qui l’eût effleuré serait tombé mort sur-le-champ. Un jour, quelque démiurge l’avait bien taillé dans un bloc inerte, qu’il avait soigneusement poli ; puis son œuvre lui avait échappé, si bien que le souvenir de son auteur s’était perdu : non seulement dans la mémoire du peuple, mais dans celle de son auteur lui-même. La pierre que dégauchissait le ciseau de l’artisan s’était transformée en idole. Lire la suite

« Un nouveau fait social : le mouvement écologique »

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Bernard Charbonneau

Un nouveau fait social :
le mouvement écologique

(Article paru en décembre 1974
dans Foi et Vie)

L’an deux mil c’est comme l’an mil, c’est l’an zéro ou zéro un. L’on stoppe puis l’on repart pour aller ailleurs. Espérons que ce n’est pas simplement pour aller en sens inverse sur la même ligne.

Jusqu’ici, surtout depuis la dernière guerre, il était entendu qu’il fallait foncer en avant. Le progrès exponentiel de tout : de la production d’hydrocarbure, donc de bains de rivière et de mer, de paysages, de liberté et d’égalité etc. était la vérité révélée de tous les régimes du monde industriel ou appelé à l’être. Et le char du développement économique fonçait droit devant lui, écrasant les arbres, les murs, et parfois les hommes. Parce que c’était ainsi, cela devait être.

Puis un beau jour l’on s’aperçut que « le développement n’est pas la croissance » – vous pouvez d’ailleurs retourner la formule, c’est sans importance. C’est-à-dire que la divine Ascension des courbes comportait des coûts. Les premiers à le constater, n’était-ce quelques écrivains sans importance, furent des biologistes et des naturalistes spécialisés dans 1’étude des équilibres naturels ou écosystèmes : ainsi en France Roger Heim puis Jean Dorst. Mais c’est surtout dans la société industrielle la plus avancée que cette discipline s’est développée et a fini par influencer l’opinion publique. En effet tout ensemble naturel, marais ou steppe, hêtraie ou terre est le fruit d’un équilibre où la partie contribue à l’équilibre du tout ; et si par hasard le développement ou l’absence d’un facteur le rompt, par exemple la multiplication d’une espèce, la mort rétablit l’équilibre. Or plus prolifique et puissante que toute autre est l’espèce humaine. Dès l’origine elle a donc tendu à le rompre, mais comme pendant longtemps le rythme de son action a été lent et limité, et que l’impuissance incitait à la sagesse, cet équilibre finissait parfois par se rétablir et le bocage remplaçait la forêt : l’harmonie des paysages campagnards n’est rien d’autre que le signe de cet équilibre précaire de l’homme et de son environnement. Mais la croissance démesurée et indéfinie de nos moyens, si elle a permis de lutter contre certaines formes de la misère et de la mort, a déchaîné le déséquilibre sur la totalité de l’espace-temps terrestre et même océanique, source de toute vie. Ce qui est en cause, ce n’est plus tel écosystème particulier mais l’écosystème terrestre dans sa totalité. Tôt ou tard la montée de la courbe vers l’absolu se heurte à l’espace-temps limité. Si le pétrole s’épuise, on pourra imaginer d’autres sources d’énergie ou de matières premières, toujours en les payant à un prix de plus en plus élevé, il sera autrement difficile d’inventer un ersatz de mètre carré.

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Citations, 31

Mais à quoi bon esquisser ainsi une utopie ? — C’est définir une autre Culture. Et nul ne peut dire quelles seront les formes engendrées par un esprit vivant, tourné vers le réel par passion du vrai : elles seront encore plus surprenantes que Picasso aurait pu l’être pour Henner. Ce n’est pas l’Art qui résoudra les problèmes de l’Art — pas plus que l’Économie ceux de l’Économie —, mais l’homme engagé dans sa vie, corps et âme. Seulement, je me rends compte de ma folie, car au lieu de fournir des formules intellectuelles ou esthétiques, je suppose une conversion qui aboutirait à une révolution. Pourtant, je ne vois rien d’autre; au moins pour les hommes de cette génération qui ne se satisfont encore pas de l’utile et de l’immédiat. À moins qu’ils n’acceptent de se survivre en errant dans ce vaste capharnaüm où tombe progressivement en poudre tout ce qui fut créé : fantômes errant parmi des fantômes. Je doute qu’ils puissent longtemps jouir du fumet délicat qu’exhale tout corps qui se décompose : le néant n’a pas d’odeur.

Périsse la Culture si un jour elle doit renaître de ses
cendres ! Pour un créateur je donnerais toute la création.

Conclusion du Paradoxe de la culture, Denoël, 1965

Citations, 29

Le processus de la Culture est exactement celui d’une dés-incarnation. L’esprit s’associait au corps dans une existence; le monstre social le digère pour en restituer le spirituel pur. De l’encombrante vérité, et de l’agressive réalité, il ne subsiste plus qu’un produit rose et bien moulé à l’odeur décente. C’est du rimbô, dit-on : une matière rigoureusement aseptisée, inoffensive, assimilable par l’estomac des érudits les plus fatigués. Vos bébés – et ce grand bébé, le public – peuvent désormais l’absorber sans danger. Des envoûtements de Lascaux aux cortèges des Panathénées, tout se confond dans cette matière interchangeable et plastique dans laquelle sont coulés tous les objets qui encombrent le vide des maisons bourgeoises, en attendant de peupler la nudité des bureaux totalitaires.

Le Paradoxe de la culture, Denoël, 1965

Chronique de l’an deux mille (1)

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Bernard Charbonneau

Chronique de l’an deux mille (1)

(Article paru en décembre 1971
dans Foi et Vie)

(Foi et Vie ouvre ici une chronique permanente, intitulée « Chronique de l’an deux mille » et qui sera assurée par Bernard Charbonneau, que nous remercions d’entreprendre ce service.)

Jusqu’à une époque récente, l’état du monde était l’immobilité, ou du moins, l’évolution restant lente, son apparence : les sociétés mettant plus de temps à vieillir et à mourir que les individus. Tandis que depuis la première, et surtout la seconde crise de nerfs de l’Espèce, nous traversons une mue : les murs tremblent et s’écroulent, et par conséquent les dogmes se mettent à leur tour à bouger. Aujourd’hui tout homme qui ne vit pas au Jour le Jour – et dans ce courant jamais ce ne fut aussi difficile –, sait qu’il passe d’un monde révolu à un autre. Dans cette traverse incertaine et angoissante, deux tentations menacent ; se cramponner à un passé, à une Vérité, à un Homme, illusoirement immuables ; ou plus encore s’abandonner au flot, croire au Progrès, s’adapter au présent, à l’Histoire. La première abdication pourrait être qualifiée de réactionnaire, et la seconde de progressiste ; mais en réalité elles se combinent : tout peut changer puisqu’au fond rien ne change, Dieu sera toujours Dieu, et l’Homme toujours l’Homme.

Le but de cette chronique est exactement inverse. Persuadé qu’il est au cœur de l’homme un trésor intangible, et qu’il peut le sauver ou le perdre, ancré dans le torrent, je me demande d’où il vient et où il va : j’interroge l’actualité afin de ne pas m’y engloutir, cherchant à saisir le durable dans le vif et le fugace de l’événement. Mais aujourd’hui, qu’il faut lutter et bouger pour rester soi-même !

Vacances espagnoles. – Rias de Santander

L’an 2000 sera-t-il habitable ? Pour le savoir, il faudrait le concevoir, or la prospective ne dépasse guère l’horizon de 1985. Et si elle nous dit beaucoup des tonnages elle ne nous parle guère des hommes. En attendant, nous avons 1970 qui l’annonce et, le temps s’accélérant, sans doute serons-nous en deux mille dès 1995. Mais pour le moment le présent n’est guère habitable, c’est une sorte de vestibule entre une pièce crasseuse encombrée de souvenirs et un extérieur lumineux. C’est un endroit où l’on passe et d’où l’on sort, en tout cas d’où l’on sortirait volontiers pour aller ailleurs. Lire la suite

Citations, 26

La crise de la Culture, de toute façon, ne saurait indéfiniment durer. L’esprit ne peut pas rester longtemps séparé du corps : de la vérité, de la réalité et du peuple. Ou il se réincarnera, ou il disparaîtra dans le néant. La crise de la Culture, c’est-à-dire la Culture, n’a qu’un temps, soit qu’elle disparaisse avec l’homme dans une organisation totalitaire, soit qu’une pensée, donc un art, vivants, renaissent d’un homme libéré. Mais ce n’est pas là un problème culturel ; la « crise de la culture » sera tout autant résolue par un esprit, une politique et une économie neuves. À la personne comme à la société, la gloire de la beauté est toujours donnée par surcroît ; si l’esprit nourrit la racine, il s’épanouit dans la fleur.

 

Le Paradoxe de la culture, Denoël, 1965

Citations, 18

Entre la culture et la civilisation, il n’y a pas de problème, mais un drame; une société où se synthétisent culture et civilisation n’est qu’un jeu de l’esprit, comme d’ailleurs une société purement civilisée. La culture arme l’homme pour le combat, mais c’est aussi dans la mesure où une classe, une société sont cultivées qu’elles manquent de génie créateur; elles l’expriment parfaitement bien, ce qui n’est pas la même chose; mais qui songerait à opposer la vivacité d’esprit d’un enfant à celle d’un membre de l’Institut? La solution est donc à rechercher dans une tension entre culture et civilisation et comme cet équilibre est perpétuellement rompu, le propre d’un acte révolutionnaire est d’analyser la situation historique pour savoir s’il s’agir de combattre pour les forces de la culture ou pour les forces de la civilisation.

Nous pouvons crier « Vive la nature, vive la culture », ce cri de guerre n’est pas éternel, il n’a de valeur que pour le moment où il retentit; l’action nécessaire au Moyen Âge ne consistait pas à hurler avec les loups de la forêt  et à exaspérer les instincts, mais à recopier les manuscrits; il y avait  d’ailleurs à ce moment un certain risque à défendre la culture. La seule question est de savoir si aujourd’hui, nous, représentants de la classe bourgeoise, nous sommes trop cultivés ou trop spontanés. Or, nous possédons le sentiment plus ou moins net de ce qui nous manque et le désir de revenir à la nature nous fournit un bon critérium: c’est dans la mesure où un homme vit dans une société cultivée que vient ce besoin, sa puissance est en mesure directe de la nécessité d’une révolution faite contre la culture pour permettre la perpétuelle naissance de la civilisation.

 

Nous sommes des révolutionnaires malgré nous, Le Seuil, 2014.

Citations, 11

Il fut un temps où l’esprit avait un corps ; où la splendeur des dieux s’exprimait dans des signes sensibles ; où l’indicible s’incarnait dans un symbole taillé dans le roc. Et ce corps appartenait à tout un peuple; ces signes ne s’adressaient pas seulement à quelques initiés, ils parlaient à tous les hommes. Puis les dieux sont morts, et leur sens s’est perdu ; et il n’en est plus resté qu’une forme pure : un squelette de marbre, une fleur glacée dont l’esprit s’est enfui. Un sphinx, ravagé par le temps, où les siècles achèvent d’effacer cet énigmatique sourire qui flotte encore un instant : la Beauté. – Il nous arrive encore parfois d’employer ce mot quand ce sont nos sens qui appréhendent la culture. Mais rien n’est plus fragile que la beauté quand elle se réduit à elle-même : il lui faut la vérité qui lui a donné la vie ; même celle des dieux de porphyre est périssable. L’adagio finit ; et, un instant encore, le divin fantôme tremble avant de s’évanouir dans la nuit. Un instant, nous n’avons pas plus pour répondre au signe qui vient de nous être adressé. Nous n’avons qu’une vie pour remonter, de la culture, jusqu’à la source d’où elle jaillit.

Le Paradoxe de la culture, Denoël, 1965