Sébastien Morillon, « Bernard Charbonneau (1910-1996) »

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Sébastien Morillon

Bernard Charbonneau (1910-1996)

1re partie
Foi et Vie, décembre 2010

« Sauver la nature – celle de la Terre vivante et non celle d’un Cosmos invincible – qui me donne la vie et ses joies comme à tout homme. Et sauver la liberté : la mienne et celle de mes semblables. Vivre et servir cette vérité quoi qu’il arrive : la crise, la guerre et la révolution, serais-je le seul à parler devant un mur. »

(Bernard Charbonneau, « Bio-graphie »,
in
Combat Nature, n° 106, août 1994, p. 38)

« L’un des plus grands penseurs de ce temps (1)… »

(Jacques Ellul)

« Bernard Charbonneau est né le 28 novembre 1910 à Bordeaux (Gironde). Aujourd’hui, avec l’accélération du temps entraînée par l’explosion scientifique et technique, autant dire, il y a plusieurs siècles. De la Belle Époque à la Grande Guerre, à l’entre-deux-guerres et à la seconde, encore plus grande ; de la Révolution pour la justice sociale à Staline et à l’écroulement de l’URSS. Des Trente Glorieuses du développement sans problème à sa crise, de la bombe atomique à la bombe génétique. Du déluge des bagnoles à la mode écolo. De l’existence à la mort de Dieu. Comment faire comprendre l’énormité de cette mue de notre espèce et qu’à travers ses avatars on doit maintenir son cap, si l’on veut que l’homme reste un homme sur la terre ? »

(Bernard Charbonneau, « Bio-graphie »,
in Combat Nature, n° 106, août 1994, p. 37)

« Parce que c’était lui, parce que c’était moi… » ?

Jacques Ellul disait de son ami Bernard Charbonneau, de deux ans son aîné : « Bernard a été l’élément décisif dans le développement de ma personnalité comme de ma vie intellectuelle. Homme sans concessions dans tous les domaines, il m’a influencé par son exigence morale, son intransigeance et sa rigueur (2). » Dans un court article de 1985, il explique : « Nous avions découvert, au début des années trente, une convergence de nos inquiétudes et de nos révoltes. Mais il était incomparablement plus avancé que moi. Il avait une connaissance de la pensée révolutionnaire et une appréhension de notre société qui m’éblouissaient. Je me suis mis à son école, dans cette orientation socialiste, qui refusait à la fois la mollesse de la SFIO, la dictature du communisme et qui cherchait une voie originale pour la révolution. » Plus loin, il note : « Bernard Charbonneau était le premier à dépasser la critique du machinisme et de l’industrie pour accéder à une vue globale de la technique comme pouvoir structurant de la société moderne. » Avec modestie, Jacques Ellul confie encore, à propos des tentatives pour « constituer des groupes orientés vers une prise de conscience révolutionnaire » : « Je fus pour lui, je dois le dire, un second aussi fidèle que possible mais sans cesse dépassé par le renouvellement et l’approfondissement de sa compréhension de la société occidentale moderne, de l’homme dans cette société, du sociologique en lui-même, et aussi sans cesse remis en question par son impitoyable critique (3). » Lire la suite

« Bernard Charbonneau-Jacques Ellul : Correspondance de jeunesse (1933-1946) », par Sébastien Morillon

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Sébastien Morillon

Bernard Charbonneau-Jacques Ellul : Correspondance de jeunesse
(
1933-1946)

(Article paru en janvier 2012
dans Foi et Vie)

Entre Jacques Ellul (1912-1994) et Bernard Charbonneau (1910-1996), les échanges intellectuels et amicaux n’ont jamais cessé depuis leurs années d’études universitaires à Bordeaux, au début des années 1930 (1). J. Ellul, qui a souligné à maintes reprises l’importance qu’a revêtue l’amitié à ses yeux (avec Jean Bosc, ou Henri Pouyanne, par exemple) (2), a fait en 1981 à Madeleine Garrigou-Lagrange cette confidence : « Bernard Charbonneau, tout au long de ma vie, a tenu le rôle d’une conscience critique. Et c’est irremplaçable. Chaque fois que je pense ou que je fais quelque chose, je me demande ce que Bernard en pensera ou m’en dira, tout en sachant pertinemment que sa critique sera toujours inattendue et nouvelle (3). » B. Charbonneau a insisté de son côté sur leur « pensée commune », c’est-à-dire le partage de « ce qui donne valeur et contenu à une vie (4) ».

Avant-guerre, malgré des caractères et des origines sociales fort différentes, ils animent ensemble le « groupe de Bordeaux » (une dizaine d’amis et de connaissances) à l’origine du « personnalisme gascon » clairement identifié par Christian Roy (5), proche pour un temps de la revue Esprit. Ils en programment les conférences qu’ils donnent à tour de rôle, et coordonnent leurs actions pour faire vivre les groupes des Amis d’Esprit dans le Sud-Ouest. Certains de leurs textes sont d’ailleurs écrits à quatre mains, comme ces « Directives pour un manifeste personnaliste », publiées et étudiées par Patrick Chastenet, où se trouve décliné dès 1935 un « projet de “cité ascétique” centré sur le qualitatif, [qui] préfigure les thèses de l’écologie politique et radicale des années 70 (Illich, Castoriadis, Schumacher, Gorz, Dumont) axées autour du principe “d’austérité volontaire” (6) ». Du personnalisme gascon à la décroissance, il n’y a qu’un pas… et 50 années de distance.

Les moments partagés sont nombreux dans les années 1930. D’après J. Ellul, alors très studieux étudiant en droit, tout a commencé par une invitation lancée par B. Charbonneau, une connaissance du lycée devenu étudiant en histoire-géographie « fantaisiste » et « débraillé », qui avec d’autres camarades multiplie les sorties en montagne, les virées à moto et les soirées (7). Dans son livre d’entretiens avec Patrick Chastenet, J. Ellul a raconté l’anecdote : « À la fois il m’attirait par la virtuosité de son esprit et il me repoussait par son humour féroce que je craignais un peu. Ce n’était pas un bon élève, travailleur, comme moi. Tout nous séparait, et puis un jour – en première année de fac –, je ne sais pas pourquoi il m’a demandé si je voulais venir camper avec lui dans les Pyrénées. On est restés tous les deux seuls en montagne et ça a été un éblouissement de rencontrer quelqu’un de dix fois plus cultivé que moi, qui me parlait d’une quantité d’auteurs que j’ignorais et qui en même temps semblait apprécier je ne sais pas exactement quoi chez moi… un sérieux, une écoute ? Il avait besoin qu’on l’écoute, Bernard (rires). […] Charbonneau m’a appris à penser et il m’a appris à être un homme libre. […] Par ailleurs, moi qui étais un pur citadin, il m’a amené à découvrir la nature. » (8) D’autres randonnées suivront, dont un voyage en 1934 en Espagne, à Arosa… Du côté de B. Charbonneau, cette rencontre est fondamentale, puisqu’il écrit à sa future femme Henriette en août 1936 que sa rencontre avec Ellul l’a « empêché de complètement désespérer »…

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Sébastien Morillon, « Jeunesse de Bernard Charbonneau (1910-1937) »

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Sébastien Morillon

Sentiment de la nature,
sentiment tragique de la vie.
Jeunesse de Bernard Charbonneau (1910-1937)

Texte paru dans les Actes du colloque
« Bernard Charbonneau : habiter la terre », Pau, 2011

Introduction

« … ce qui nous intéresse, c’est de connaître la révolte qui a fait écrire le gros livre, la fièvre qui couvait dans les autres hommes qui l’ont lu, qui n’y ont plus vu l’imprimé mais le cri décuplé de leur propre indignation… » (Charbonneau, 1937, p. 1)

L’œuvre de Bernard Charbonneau est un appel à la conversion pour « sauver la nature »… « et la liberté » (Charbonneau, août 1994). À 27 ans, il est l’auteur de « ce texte capital, qu’on est en droit de considérer comme l’acte de naissance de l’écologie politique » (Roy, 1991) : « Le sentiment de la nature, force révolutionnaire ». Daté de juin 1937, et publié dans le Journal intérieur des groupes personnalistes du Sud-Ouest (Bayonne, Bordeaux, Pau et Toulouse), ce long article pose les fondements de la critique menée par la branche gasconne du personnalisme, que l’auteur anime avec son ami Jacques Ellul, contre les « fatalités » du monde moderne portées par la technique (1). Bernard Charbonneau y résume ses revendications révolutionnaires en quelques mots :

L’idée de lutte et de responsabilité mise avant l’idée de confort, la prééminence de la personne concrète et des communautés sur les masses, la supériorité de la “culture de production” sur la “culture de consommation”, hostilité commune contre le rationalisme bourgeois sous ses deux formes, idéaliste et matérialiste, la grande ville, la bureaucratie, l’oppression de l’argent et de l’État. Le sentiment de la nature doit être au personnalisme ce que la conscience de classe a été au socialisme : la raison faite chair.  (Charbonneau, 1937, p. 48).

Manifestation du « désir de changer de vie », le sentiment de la nature s’est exacerbé avec la naissance de la modernité. C’est « un sentiment tragique antagoniste de la vie quotidienne que nous menons » (idem, p. 4). Cette dernière expression n’est pas sans rappeler le titre du livre de Miguel de Unamuno, Sentiment tragique de la vie, dont une traduction française paraît chez Gallimard au cours de cette même année 1937. Lire la suite

Penser le politique

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Bernard Charbonneau

Penser le politique

Extraits sélectionnés et présentés par Sébastien Morillon

Le libéralisme (ici, du XIXe siècle) : un mensonge ?

« La liberté avait triomphé. Tous l’invoquaient […]. Et le mot revenait partout dans la somnolence des digestions, dans le déluge monotone des discours qui noyaient le chaos frénétique d’un monde dévalant vers sa catastrophe. Et plus le mot allait et revenait dans les phrases, plus la liberté devenait formule ; celle qui avait surgi, âcre et sanglante, dans la tempête des révolutions, charnelle comme le parfum de la terre sous l’orage, n’était plus qu’un mot livide. Au fronton glacé des monuments publics, une inscription souillée par la crasse de la ville.[…]

Partout triomphaient les Droits de l’Homme, mais partout les nations et les villes s’étendaient sans limites ; des races inconnues de tyrans et d’esclaves y naissaient, d’innommables malheurs foudroyaient des masses innombrables. Cela ne s’appelait pas Despotisme mais travail, guerre, métier, argent : vie quotidienne. C’est dans le Droit qu’il était question de Liberté, car les mots sont toujours les derniers à mourir. La Liberté des libéraux fut un mensonge […].

Pourquoi cet aboutissement ? Pourquoi, forte dans la conscience de servitude, la volonté de liberté s’épuisa-t-elle ainsi au lieu de s’accomplir ?… Parce qu’au lieu de la placer en eux-mêmes, les hommes l’avaient placée dans l’État. Rappelle-toi le premier des devoirs. Il ne s’agit pas de définir, mais d’être. N’attends pas qu’un autre… Saisis ! » (L’État, 1949, p.  68)

La démocratie est-elle possible ?

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Bernard Charbonneau

Penser la science

« L’analyse du rôle joué par la science dans la société contemporaine », extraits sélectionnés, soulignés et présentés par Sébastien Morillon à partir des ouvrages : Finis Terrae, A plus d’un titre éditions, 2010, p. 173-216 (FT) ; Nuit et Jour. Science et Culture, Economica, 1991, p. 157-307 (NJ). (Ces deux textes ont été écrits au cours des années 1980.)

I. Les fondements d’une critique de la science

Qui peut critiquer la science ?

Que la science seule puisse mettre la science en cause suffit à montrer qu’elle est taboue.

La critique qui va suivre […] est en quelque sorte celle d’un ignorant, d’un homme quelconque contraint de poser sa question parce qu’il sait quel rôle la science joue et jouera dans la vie privée ou publique de n’importe qui.  (FT, p. 173)

Aujourd’hui, pourquoi mettre en cause la science ?

 Tout homme est membre d’une société. Pour la connaître, il doit d’abord se demander : “Quelle est sa vérité ?”. Puis, s’il l’ose “Est-elle vraie ? Est-ce la mienne ?”  (NJ, p. 167)

Ce n’est pas sans crainte ni tremblement qu’un individu se voit contraint de mettre en cause la vérité et l’autorité fondatrices de sa société hors desquelles on n’est rien. Il le faut cependant si l’on veut être autre chose qu’un pantin ou un robot.  (FT, p. 174)

Notre société se fonde sur des vérités scientifiques comme l’ancienne sur des vérités religieuses. Et l’on ne peut changer une société sans mettre tant soit peu en cause son principe ; comme l’ont fait les philosophes pour abattre la monarchie, ils se sont attaqués à la religion.  (FT, p. 177)

Prétendre pousser à fond la connaissance critique du monde actuel sans mettre en cause la science équivaut à vouloir édifier une maison sans commencer par les fondations.  (FT, p. 187)

Sans une critique de la science, une problématique et un jugement de ses gains et de ses coûts, celle de la société industrielle manque de base. Et parce que la racine n’aura pas été tranchée, sans cesse l’arbre repoussera. Qu’est-ce que la science ? Que vaut la vérité ? Cette interrogation devrait être celle de tout homme de l’âge atomique naissant. Non seulement du savant, mais de la masse des ignorants, comme le fut autrefois l’interrogation religieuse en dépit des clercs qui prétendaient eux aussi s’en réserver le monopole. Car toute la suite découle de cette question comme nous allons le voir.  (FT, p. 177)

De quelle science s’agit-il ? Lire la suite