Chronique du terrain vague, 22

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Bernard Charbonneau
Chronique du terrain vague, 22
(La Gueule ouverte n° 61, juillet 1975)

Une gueule où jouent l’ombre et la lumière
(Celle d’une terre où l’arbre et l’homme seraient réconciliés).

Pour planter un arbre, et une bonne politique n’est pas autre chose, il faut tout d’abord faire un trou : aller au fond des choses. Appelez cela dégager un sens, une vérité, des valeurs, je m’en fous, ce qui m’importe c’est de savoir lesquelles. Il nous faut définir un rapport avec la nature qui n’est plus celui d’autrefois, sans cela l’anthrope, obéissant à celle de toute espèce qui est de grossir jusqu’à en crever, fera de la forêt gauloise un vaste parking. Entre la nature et la civilisation totales, entre la forêt vierge et le terrain vague plus ou moins planté de prunus, il nous faut dégager une voie qui est sans doute celle de la forêt volontairement conservée, naturellement régénérée parce qu’entretenue. Mais évidemment c’est moins simple que de suivre la logique mécanique d’une idéologie progressiste ou naturiste, c’est affaire de conscience et de jugement : de liberté, sans cesse à reprendre.

L’homme appartient à la nature, l’écologie n’a pas tort, mais par ailleurs il tend à en sortir. Le jeu n’a pas qu’une carte mais deux fort différentes, il faut nous démerder de cette contradiction, et pas seulement en théorie mais en pratique. Nous sommes sortis de la forêt vierge primaire, mais une forêt secondaire faite de broussaille repousse dix fois plus fort dans le trou de l’écobueur. Nous avons vaincu, semble-t-il, la nature (donc pour une part nous-mêmes ne l’oublions pas), mais cette victoire, notre liberté l’a chèrement payée d’un renforcement de l’organisation sociale. Ce n’est plus la forêt vierge qui menace de nous engloutir, mais une Amazonie technique, bureaucratique, scolaire, policière, etc. qui recouvre invisiblement notre terrain vague pétrifié par le soleil.

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Citations, 90

Celui qui justifie sa condition ne la définit pas en fonction de la vérité, il définit la vérité en fonction d’elle. Il ne la sert pas, il s’en sert. Au sens le plus précis du terme, il se taille un dieu à son image. À travers la réalité il ne marche plus à la vérité, mais celle-ci lui sert à fuir celle-là. Et il devra aller jusqu’au bout de cette démarche, la tension qu’il a esquivée de sa pensée à la vérité il l’esquivera de sa vérité à sa vie. Celui qui a refusé le déchirement fondamental de l’angoisse sera porté à l’éviter partout ailleurs. Ayant identifié le bien à ce qui apaise, il identifiera au mal tout ce qui éveille, et d’instinct il s’en écartera avec une parfaite bonne conscience. Il prendra pour foi l’absence de pensée, pour paix celle de guerre et jaugera la valeur d’un régime à l’ordre apparent qu’il maintient dans la rue. Le mal c’est la contradiction, ou plutôt son expression, et surtout la conscience douloureuse qu’un homme peut en avoir. Celui qui s’est inventé un ordre conforme à l’existence doit se persuader que la sienne lui est conforme en tout. Ce n’est plus seulement l’univers, l’homme ou l’histoire qui sera une figure de l’absolu, mais la France ou mon village, le siècle ou ma génération. Il faudra que je justifie jusqu’aux moindres avatars de mon devenir individuel : jusqu’à cette rage de dents sera programmée par Dieu.

La guerre éclate. La contrainte de l’État et celle de l’opinion nous forcent à sacrifier notre vie. Il nous sera donc vital de combattre pour un but qui la dépasse. Chaque homme doit alors prendre parti entre le bien et le mal. Mais, chose étrange, au terme de cet examen chacun choisit d’être mobilisé dans l’armée où il le serait de force. Par une coïncidence admirable et malheureuse, à l’ouest des Vosges des millions de consciences libres découvrent que la cause du droit est celle de la France, tandis qu’à l’Est deux fois plus de libertés la découvrent en Allemagne : nos valeurs spirituelles sont d’abord géographiques. Surtout n’essayez pas de faire admettre à ces nouveaux croisés qu’ils cèdent à la force. C’est librement qu’ils suivent le gendarme envoyé par Dieu qui leur apporte leur livret.

Je fus. Essai sur la liberté. Opales, 2000. Rééd. R&N, 2021.

Chronique du terrain vague, 20

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Bernard Charbonneau
Chronique du terrain vague, 20
(La Gueule ouverte n° 58, juin 1975)

Une gueule souveraine et populaire
(Celle du chêne qu’on trouvait partout mais que demain l’on ne trouvera peut-être nulle part)

 L’arbre ça dure, pas question de l’expédier en une chronique, la parole n’est pas une tronçonneuse, ce n’est qu’un outil, prolongement de la main : un couteau pour émonder ou greffer, ou une hache pour exécuter ce qui mérite de l’être. L’arbre, ça en dit long pour qui prend son temps comme lui. L’arbre de vie est aussi l’arbre de Justice, qui ne se rend pas à chaud en plein soleil mais à l’ombre et au calme. Et la justice ne mérite son nom que si elle est la même pour tous bien que pesant au trébuchet les cas individuels, la juste égalité n’est pas celle qui se tire à la régie et tranche tout ce qui dépasse. 

La justice, l’égalité, est le bien de tous rendu à chacun, elle considère le cas, se réfère à la coutume locale et spontanée plus qu’à la loi, elle ne siège pas ici sous un Fagus antarctica mais sous un arbre commun, en général un chêne. Les tribunaux, comme les arbres, extraordinaires donnant en général des fruits douteux. L’arbre, comme l’homme du commun, c’est l’arbre du pays, qui ne se voit pas tellement il fait partie du paysage ; tandis que l’arbre exotique, plutôt qu’enraciné, y semble échoué au hasard des fantaisies bourgeoises ou municipales. Un arbre cela vient du sol, hisse le lieu dans les nuages, tel le tilleul du bourg, ou les sapins (pas de Douglas mais des Vosges) à la queue leu leu qui font effectivement de la crête une crête. L’arbre comme le paysan sans le savoir fait le paysage, que ne fera jamais exprès le paysage-iste diplômé, tout juste foutu de composer un jardin public ; n’y eût-il qu’un chêne au beau milieu du pré, tout seul, épanoui au soleil : île sombre où se rassemble en été l’îlot blanc des moutons (je laisse la science agronomique vous expliquer pourquoi). Abattez ce repère et l’espace fout le camp, il n’y a plus que du vide débité par les barbelés. Le paysage c’est le bocage ou bien, l’arbre faisant la forêt, moutonnant à perte de vue, la verte fourrure sur laquelle on a envie de passer la main. Hélas ! Elle est mitée par l’ONF, quel trou sur le versant d’en face (1). Sans arbres, la terre à poil va s’en aller de la caisse.  Lire la suite

Chronique du terrain vague, 17

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Bernard Charbonneau
Chronique du terrain vague,
17
(La Gueule ouverte n° 51, avril 1975)

Une gueule de salopiot.
(Celle de l’écogauchiste ou réac quand le monsieur sérieux
lui oppose l’argument final : l’Emploi)

Chaque fois que les petits rigolos qui défendent la nature s’opposent à quelque belle opération de développement, telle qu’autostrade, champ de tir, centrale ou marina nucléaire, c’est finalement à cet argument répliqué qu’ils se heurtent, et il ne leur reste plus qu’à fuir sous les huées du public. La rentabilité, la Production, l’Indépendance nationale c’est déjà du solide mais l’Emploi ! Car il ne s’agit plus seulement de l’Économie ou de la Politique mais des hommes, et sans emploi on n’en est plus un. C’est la vérité que nul ne discute, pas plus le public que le monsieur compétent et compétitif qui travaille à son bonheur. Si la société fonce probablement à plein gaz contre un mur, c’est pour assurer des jobs, sans quoi elle manquerait de main-d’œuvre, et les travailleurs de raison de vivre. Car le souci de l’emploi (sans lequel il n’y a pas de profits) qui obsède gouvernants, pédégés et monsieur le maire, est aussi l’idée fixe qui travaille l’inconscient collectif. Si le travail, cette valeur commune aux sociétés industrielles fascistes, capitalistes ou socialistes, est quelque peu en baisse depuis Mai 68, par contre son rejeton dégénéré : l’Emploi, se porte encore fort bien. Si le Loisir est l’idéal du travailleur, le chômage n’en reste pas moins l’ultime malédiction. N’était-ce quelques hippies, d’ailleurs obsolètes, le chômage c’est la damnation : la proportion considérable de chômeurs qui négligent de toucher l’indemnité de chômage s’explique moins par les chinoiseries administratives que parce qu’il est un titre de déshonneur : pensez-vous, être payé à ne rien faire ! C’est pourtant le cas de pas mal de gens dont le métier consiste à ne rien foutre. Car l’essentiel n’est pas de travailler mais d’être employé. Être sans emploi c’est se balader dans la rue sans culotte, c’est pire que de manquer de pain, être exclu de la société, chassé du seul paradis que connaisse une société sans au-delà. Lire la suite

Citations, 85

Depuis, la montée des coûts du développement a engendré le « mouvement écologique ». Mais lui aussi risque d’être récupéré par le système scientifique et industriel. Hœchst, la Lyonnaise des eaux, etc., réalisent de nouveaux profits en dépolluant leurs pollutions. Si notre espèce choisit la survie, ce sera la science, à la suite du MIT, qui fixera les limites à ne pas franchir, la nature des maux et leurs remèdes. Ce n’est pas à un peuple ignorant de dire en quoi l’ozone est menacé, ni comment il peut être conservé. Et ce sera à l’État, ses lois et sa police d’imposer les restrictions et contraintes nécessaires. Les écolos seront recyclés dans deux secteurs : la technocratie et le spectacle médiatisé, qui permet d’intérioriser la privation de nature et de liberté. Ils se caseront dans les laboratoires et les ministères, les économies d’énergie, la préservation des risques majeurs, la gestion des réserves où ce qui reste de nature est mis sous cloche. À la télé ils montreront son reflet. Ils contribueront ainsi à sauver la Terre et l’espèce humaine en sacrifiant sa liberté. S’ils veulent préserver l’un et l’autre, que de conscience, de vertus paradoxales, de foi et de réalisme, d’imagination et de prudence, leur faudra-t-il !

Le Système et le Chaos. Critique du développement exponentiel. 1973

Citations, 80

La liberté d’un homme se mesure à sa capacité à accepter ses contradictions. Celle, essentielle et originelle, de toute conscience humaine, et celles, locales, qui concernent chacun. Tout ce qui abolit les contraires : justification, religion, idéologies, hypocrisie, etc. détruit la liberté.

Une seconde nature, Sang de la terre

« L’écologie ni de droite ni de gauche »

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Bernard Charbonneau

L’écologie ni de droite ni de gauche
(Combat nature, 1984)

Les sociétés industrielles actuelles, en dépit d’une diversité héritée du passé, se ramènent à deux grands types. D’un côté (surtout Est) des sociétés totalitaires contrôlées et planifiées dans les moindres détails par l’État, de l’autre (surtout Ouest) des sociétés bi-polaires, planifiées dans le cadre du marché et de sa rentabilité par un gouvernement élu tour à tour par une majorité de droite ou de gauche ; c’est dans l’entre-deux que subsiste ce qui reste de liberté laissée par le développement de l’organisation scientifique et industrielle. Si à l’Est la cohésion sociale est assurée par le monolithisme d’un État-société, à l’Ouest elle l’est par le jeu d’un pouvoir et d’une opposition constitués en partis ou coalition de partis. Une sorte de guerre civile froide, dont les deux partenaires s’accordent pour respecter les règles du jeu communes, tient lieu de la paix glaciale qui fige les sociétés totalitaires. En France, le régime présidentiel institué par de Gaulle, malgré la présence d’un important Parti communiste, a favorisé l’alternance au pouvoir d’une gauche et d’une droite qui s’équilibrent, comme l’a fait dès l’origine de l’ère moderne le bipartisme des pays anglo-saxons et du Nord.

Mais, de même que les régimes totalitaires monopolisent le pouvoir par une contrainte plus ou moins intériorisée par leur société, la droite et la gauche, en France, comme les partis démocrate et républicain aux USA, socialistes et conservateurs dans les pays du Nord, monopolisent l’action politique, économique ou culturelle. À une époque où la foi politique tient lieu de foi religieuse, plutôt que de tel ou tel parti plus ou moins révolutionnaire ou réformiste, tout Français est d’instinct de droite ou de gauche. Et sa critique des totalitarismes sera plus ou moins indulgente selon qu’il s’agira d’Hitler ou de Staline. Quant à celui qui aura vraiment réussi à sortir du dilemme fondamental qui sépare et unit la société française, comme le sont deux équipes sur un terrain de jeu, n’étant ni de gauche ni de droite, il en sort et son opinion et son action sont nulles. Il est pire qu’exclu, il ne soulève même pas le scandale parce qu’il parle une autre langue, il est absent de la partie politique et sociale. Lire la suite

« Le fils de l’homme et les enfants de Dieu »

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Bernard Charbonneau

Le fils de l’homme
et les enfants de Dieu

(Inédit, années 60)

En m’adressant aux chrétiens, qui le sont parfois moins qu’ils ne le pensent, et aux non-chrétiens, qui le sont aussi moins qu’ils ne l’imaginent, je ne pense pas faire aux uns et aux autres une critique ou un honneur ; car notre croyance et notre incroyance agissent à la fois pour le bien et pour le mal : tant que nous n’aurons pas transformé notre état en conscience.

Le temps de la chrétienté, même dans les cantons les plus reculés de la Suisse et de l’Espagne, est aujourd’hui bien fini : seulement, les enfants de chœur enfermés dans la sacristie ne le réaliseront que lorsque le toit de l’Église leur tombera sur la tête. Beaucoup d’hommes ne reconnaissent plus le nom du Christ : on naît maintenant athée, comme autrefois chrétien, de nature. Et cependant, l’an I reste bien notre point de départ : telle est la proposition apparemment paradoxale, qui me paraît expliquer le mieux notre état actuel. Mais il est déjà si difficile d’admettre l’existence de Dieu. Comment imaginer sa disparition, à plus forte raison à la fois son existence et sa disparition ? Nous avions cru le tenir, et voici qu’il remonte au ciel. Au moins si nous pouvions être aussi sûrs de sa non-existence qu’autrefois de son existence. Mais, désormais invisible, rien ne l’empêche d’être partout.

Certes, le nombre des chrétiens baptisés des diverses Églises reste encore considérable, mais celui des chrétiens vraiment pratiquants – aujourd’hui on dirait plutôt militants – est autrement réduit. Dans un pays comme la France, le fidèle catholique, participant activement à la vie de son église : membre de la JEC JAC JOC, de l’Alliance protestante, etc. n’est plus qu’un minoritaire, souvent caractérisé par les faiblesses et les vertus des petits groupes coupés de la « société globale ». Ainsi les mœurs des membres actifs de la secte catholique, sinon leur orthodoxie, finissent par ressembler étrangement à celles qui caractérisaient jusqu’ici la minorité protestante. La foi, à défaut d’une loi d’État, crée autour des chrétiens une sorte de ghetto dont ils ne pourraient vraiment sortir qu’en renonçant à une croyance désormais absurde à son environnement ; l’État totalitaire, en leur interdisant notamment toute éducation de la jeunesse, ne fait que codifier systématiquement cet état. Lire la suite

Frédéric Rognon, « Bernard Charbonneau et le christianisme »

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Frédéric Rognon

Bernard Charbonneau et le christianisme

The Ellul Forum, n° 6, automne 2020

 

Les relations de Bernard Charbonneau à la foi chrétienne sont tout sauf simples et univoques. Après avoir grandi dans un milieu chrétien (son père est protestant et sa mère catholique) et avoir vécu une expérience de scoutisme unioniste (de dix à seize ans) qui s’avère décisive pour sa sensibilité à la nature et à la liberté, il se dira agnostique et post-chrétien, tout en récitant le « Notre Père » tous les jours jusqu’à la fin de sa vie… Par ailleurs, son œuvre est pétrie de références bibliques et d’allusions à la tradition chrétienne, qu’il connaît fort bien, davantage sans doute que bien des croyants, alternant des mentions respectueuses, voire élogieuses, et de vives critiques. Enfin, on ne peut saisir la teneur des affinités et des points de rupture entre Bernard Charbonneau et le christianisme, sans intégrer dans l’analyse sa confrontation avec Jacques Ellul. On sait que les deux amis, unis pendant une soixantaine d’années « par une pensée commune », se distinguaient sur plusieurs questions dont celle de la foi chrétienne, et entraient à ce sujet en une disputatio continue que seules autorisaient, une estime mutuelle et une gratitude réciproque sans bornes.

Je me propose donc d’éclairer quelque peu le rapport paradoxal entre Bernard Charbonneau et le christianisme en examinant successivement : 1) les références chrétiennes, implicites et explicites ; 2) la critique du christianisme ; 3) l’éloge du christianisme ; 4) la thèse de l’ambivalence du christianisme dans ses relations à la nature ; et enfin 5) le dialogue avec Jacques Ellul au sujet du christianisme.

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Avant-propos de « Je fus, essai sur la liberté »

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Bernard Charbonneau

Avant-propos de
Je fus, essai sur la liberté

(1980)

(L’essentiel de Je fus a été rédigé vers 1950. Après l’avoir présenté en vain à nombre d’éditeurs, Bernard Charbonneau l’a fait imprimer à compte d’auteur en 1980. Il fut enfin édité à Bordeaux par Opales, en 2000, avant d’être réédité par R&N au printemps 2021.)

Au lecteur

Dans ce livre je parlerai de la liberté… Mais voici que déjà se mettent au travail les puissances qui tendent à la détruire  ; car elles jouent dans l’esprit de chaque homme, Il fallait bien commencer par ce mot, et voici qu’il glace, et que mon lecteur est tenté de s’en tenir là. J’ai été comme lui quand il s’est agi de l’écrire, mais j’ai passé outre. Nous ne vivons plus au siècle où l’étendard de la liberté claquait au vent des barricades, son buste en plâtre s’empoussière dans le coin d’un bureau. Nous ne sommes plus en 1789, mais à l’aube de l’an 2000. La Liberté a triomphé, du moins le XIXe  siècle l’a cru, et elle en est morte. Et au XXe des fossoyeurs sont venus, de droite et de gauche, pour balayer ses ossements. Nous parlons encore de liberté – il faut bien remplir le silence – mais la liberté n’est qu’un mot : un vague son, un appel d’angélus, qui se perd dans le grondement des canons ou le ronflement des voitures. Un signe, bientôt effacé, s’inscrit encore sur un linteau brisé d’un temple dont les ruines émergent à peine de l’humus et de l’oubli. Maintenant nul n’en connaît le sens ; et pourtant ce signe qui fut adressé à d’autres retient encore notre attention, comme si son hiéroglyphe scellait la tombe d’un esprit.

Liberté… Mais seul le silence répond : la grisaille de l’ennui, le vide de l’abstraction ; ou le bruit, plus vide encore, des discours officiels, là où l’on finit de l’enterrer sous les fleurs. La liberté n’existe pas, toutes sortes de voix nous le disent – même la nôtre. L’éternelle voix de l’Autorité, qui retentit encore dans la nef des dernières églises ; et celle, nouvelle, d’une Science qui ne connaît que les mécanismes invisibles de l’Univers. La liberté n’existe pas ; c’est le Pouvoir qui le proclame. Le souverain qui domine les peuples du haut du trône ; et l’État moderne qui fait l’Histoire parce qu’il agit dans le réel. La liberté n’existe pas : tout nous le dit, mais surtout notre propre faiblesse.

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« Trois pas vers la liberté »(réédition R&N)

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Bernard Charbonneau

Trois pas vers la liberté

(Appendice à la réédition de Je fus chez R&N, à paraître au printemps 2021)

Bernard Charbonneau a rédigé Trois pas vers la liberté près de cinquante ans après Je fus. Pendant cet intervalle, il s’est acharné à écrire des livres pour sensibiliser ses contemporains à la menace que le développement accéléré fait courir à la nature et à la liberté ; mais il s’est heurté à un mur d’incompréhension et de silence. À quatre-vingts ans passés, se sentant désormais talonné par la mort, il rédige cette brève conclusion à son œuvre qu’il communiquera à quelques amis. Tout comme Je fus, ce texte est inspiré par la méditation de son échec à susciter un mouvement social de critique du développement technoscientifique et industriel. Mais ce n’est pas un texte désespéré, bien au contraire. Il rappelle à ceux qui en sentent sourdement l’appel – et ce peut être tout un chacun – trois conditions d’une action libératrice et d’une vie libre :
– reconnaître au plus profond de soi-même la puissance de la détermination sociale afin de pouvoir s’en dégager un tant soit peu ;
– reconnaître et supporter la contradiction entre, d’un côté, le poids des déterminations naturelles ou sociales et de l’autre les aspirations d’ordre spirituel ;
– incarner, c’est-à-dire s’efforcer de réunir, ces deux termes par les actes de notre vie « pas seulement demain dans les grandes choses mais dès aujourd’hui dans les petites ».

Daniel Cérézuelle

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Citations, 75

Choisis ta liberté, ne t’en justifie plus. Il est encore temps, tu es encore vivant sur terre. Nul ne peut le faire à ta place ; ni la nature qui n’a pas d’esprit hors du tien, ni Dieu qui, s’il existe, te veut libre à son image. Je ne puis faire qu’une chose pour t’aider dans un si grand travail : te dire que je pressens ton angoisse et ta peine. Que sur la route où nous cheminons côte à côte, rendus muets par la fatigue et la longueur du chemin, je marche aussi vers l’horizon où s’engloutit le jour. Et avec nous s’écoule invisiblement le fleuve sans bord des hommes. Sache-le, même si bientôt il ne reste que cette phrase pour en témoigner : frère, si tu es allé jusqu’au bout de ta liberté, tu n’es plus seul.

Je fus. Essai sur la liberté. Opales, 2000. Rééd. R&N, 2021.

Citations, 74

L’angoisse qui nous serre aujourd’hui la gorge n’est pas autre chose que la conscience vague de la gravité de la décision. Ce n’est pas pour rien que monte en nous cette houle venue des tréfonds de la chair et de l’esprit. Je ne sais si la liberté est le bien suprême ; en tout cas je ne vois pas d’autre chemin qui y mène. Le salut d’un homme doit passer par la conscience d’un individu et celui de son prochain par son amour. Comme il n’y aurait ni Dieu, ni humanité, ni nature, sans quelqu’un pour les aimer, si l’univers a une chance d’être sauvé de l’entropie, il la devra à la seule révolte qui puisse se produire dans l’empire de la mort. Il n’y a qu’une porte pour passer, la plus étroite : une. La liberté d’un homme peut être misérable, dérisoire, elle est tout sauf vaine. Ce grain de sang peut se diluer dans la mer ou se dessécher sur le roc où l’a laissé un souffle issu du fond des temps, il n’en est pas moins germe d’une autre vie.

Je fus. Essai sur la liberté. Opales, 2000. Rééd. R&N, 2021.

Citations, 73

Le mensonge de la liberté qui la place dans le donné fournit tous les prétextes de la refuser. Se nier, la pente de chacun, devient ainsi le commandement et l’effort. Comment ne pas succomber… au devoir ? S’abandonner au courant c’est être libre, s’absorber dans le tout affirmer sa personne : identifiée au donné, la liberté l’est finalement à la Chute, le poids des choses prend le caractère absolu de l’Esprit. La liberté n’est pas fatale, un homme peut très bien refuser de naître à sa vie. Dès lors, muré dans la nécessité par l’illusion intéressée de son autonomie, il ira où va toute chose laissée à elle-même : au plus bas. Le responsable, le coupable, c’est celui qui se sert de sa liberté pour la détruire avec sa personne : le lâche qui se refuse au non comme au oui, l’hypocrite dont la vie n’est qu’un rôle et la parole un alibi. Le légataire infidèle, qui ne fait rien pour garder et transmettre le trésor dont il nourrit sa médiocrité au jour le jour. Liberté, je sais que sur ton chemin je rencontrerai d’abord ton mensonge. Puissé-je dire ton nom sans éveiller le démon qu’il évoque. Puissé-je en dépouiller le langage, les monts et leurs forêts, les empires et leurs gloires, pour la retrouver en elle-même. Dans la révolte nue, dans le feu de l’esprit embrasant la personne présente.

Je fus. Essai sur la liberté. Opales, 2000. Rééd. R&N, 2021.

« Dimanche et lundi » (introduction)

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Bernard Charbonneau

Dimanche et lundi
(Denoël, 1966)

Introduction

 Jamais il n’y eut pareil camp de vacances, même au Club Méditerranée. Le grand organisateur avait bien fait les choses ; aucun détail, semble-t-il, n’avait échappé à son œil qui voit tout. La météo était immuable, et l’homme et la femme, à poil, se doraient au soleil sous les palmes ; tous les jeux étaient innocents, et leur cœur aussi pur que le bleu du ciel garanti par Cook. Le snack servait ses repas à toute heure : pas besoin de fusil sous-marin, les poissons familiers venaient vous manger dans la main. Aucun souci, la Direction avait tout pris en charge. Pas de maladie, ni de mort ; et même le pastis était gratuit. Robinson n’était pas plus heureux dans son île, car ici Adam avait eu Ève pour Vendredi. 

Mais toute chose humaine à son terme, – bien qu’en principe ce dimanche fût destiné à être éternel. Peut-être aussi un éternel dimanche est-il trop long, la liberté parfaite accablante pour l’homme, et surtout pour la femme. Ève cueillit la pomme et l’Éden fit faillite. Un éclair fendit le ciel et l’équinoxe vomit ses grandes eaux sur la plage. Les Grandes Vacances avaient pris fin ; mais leur soleil peint illumine encore les souterrains du métro, où un peuple de termites s’affaire vers le boulot quotidien.  Lire la suite

Citations, 72

Pourquoi t’obstines-tu à chercher autour de toi les causes qui meuvent l’univers ? La vraie cause c’est toi, ou à travers toi une autre dont tu es le chemin. La réalité de la liberté n’est pas dans les preuves de la science ou de la philosophie – elles te l’assureraient que tu l’aurais perdue – mais dans la personne vivante. Ce qui départage la fatalité de la liberté ce n’est pas ta métaphysique mais ton acte, celui qui les réunit tous : ta vie. Le déterminisme n’est vrai que dans la mesure où quelqu’un refuse la décision qui manifesterait son inanité. Prends-la, et tout change. Mais cette preuve à la différence des autres n’est pas donnée une fois pour toutes. Si l’effort se relâche le monde se remet à crouler. Atlas n’a pas fini de porter le faix de la terre.

La nécessité et la liberté ne sont que les deux acteurs d’une même tragédie qui se joue dans chaque vie. La seconde n’existe que par rapport à la première qui lui donne son vrai sens. Si la liberté était fatale elle ne mériterait plus son nom. Hors de toi tu ne trouveras rien, sinon le vide que ton pas doit franchir. Hélas ! toi seul peux le faire. Il n’y a pas de liberté, mais une libération, et surtout un libérateur.

Je fus. Essai sur la liberté. Opales, 2000. Rééd. R&N, 2021.

Citations, 71

Tout se paye, et le prix de la liberté est infini, en dernier appel elle ne s’achète qu’avec une seule monnaie : l’angoisse. L’inquiétude est le prix de la certitude personnelle, comme la guerre avec le monde et autrui celui de l’acte libre, la solitude celui du refus du troupeau. Vouloir la liberté sans la payer c’est y renoncer. Celui qui en attend la facilité, qui la cherche dans le donné cosmique ou social au lieu de la prendre, se prépare tôt ou tard à la confondre avec le refus de la conscience, l’abandon à la nécessité ou à la contrainte. Pour avoir ainsi voulu la liberté sans la mort et l’angoisse, les libéraux ont souvent nié dans leurs actes celle qu’ils célébraient dans leurs discours. Les idéologies qui l’identifient au monde et à ses raisons ne préparent guère à la défendre contre le monde et ses raisons. Dans la vie d’un homme comme dans l’histoire des sociétés, il n’y a de liberté qu’éprouvée. La vraie, celle qui vit dans l’esprit et l’acte de quelqu’un, n’est pas le droit naturel que l’individu revendique, mais le plus terrible des devoirs : celui qui fait violence à la nature parce qu’il est pure exigence de l’esprit.

Je fus. Essai sur la liberté. Opales, 2000. Rééd. R&N, 2021.

Citations, 69

La liberté c’est le je quand il n’est pas un faux-semblant : un pronom qualifié à juste titre de personnel. Mais il exige un verbe, à la différence du Moi, cette outre gonflée de vent qui prétend contenir l’univers. Quand la première personne du singulier est ainsi dite au présent, alors l’Être s’incarne dans un être. Alors la liberté n’est plus une valeur parmi d’autres, mais l’acte originel qui les crée toutes. « Je suis » c’est fiat lux qui distingue la lumière des ténèbres : le sujet de l’objet, l’individu de la société. Mais l’un c’est l’autre ; pour connaître l’autre il faut être soi. Il faut un je pour dire tu… es mon prochain. Tel est le cri de la liberté quand elle découvre l’universel dans l’unique : dans l’amour.

Je fus. Essai sur la liberté. Opales, 2000. Rééd. R&N, 2021.

À mes héritiers

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À mes héritiers

(manuscrit inédit, vers  1995)

Je lègue à ma descendance mes valeurs, biens meublés et immeubles matériels. Et mes vraies richesses à mes héritiers si j’en ai. N’ayant pu en faire activement profiter mon espèce, faute de mieux, elles ont pris forme d’une œuvre écrite. Composée de livres, publiés ou non, traitant de sujets divers elle forme cependant un tout. Mais son unité, inséparable d’une vie, n’a rien d’une idéologie : un homme peut oser le dire au terme de son travail, celui d’une existence. Pour aider ceux qui sont prêts à me suivre dans cette entreprise, forcément inachevée, à comprendre pourquoi et comment ces écrits forment un tout, j’en dresse ici la liste selon un ordre logique. Et j’y ajoute pour chacun un court commentaire, afin de montrer le rapport qui unit des livres que risquerait de disperser la diversité des expériences et des sujets. En rassemblant ainsi ces pierres d’un même édifice, j’espère associer la rigueur trop abstraite des doctrines et de leur logique à la richesse du donné, naturel ou humain, telle que la spontanéité des sens et la richesse de l’esprit l’enregistrent.

Commençons par l’essentiel : le tout-puissant motif qui force un homme contre vents et marées à rompre le silence. La vérité qui inspire mes écrits et fait leur unité – celle de la personne – la chance et l’amour aidant. La raison d’être et le sens d’une vie qui la pousse avant sur sa route, l’orientent et la situent à tout instant dans l’espace-temps, plus que jamais vertigineusement changeant, où l’ont jeté sa naissance et sa conscience. Motif et vérité qui se disent en un mot : liberté. J’ai essayé de lui rendre vie, sang et valeur en l’opposant à son mensonge en un livre intitulé Je fus. À partir de celui-ci, une critique du teilhardisme : Teilhard de Chardin prophète d’un âge totalitaire aidera à préciser en quoi consiste la liberté par opposition à son contraire.

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« Responsabilité du peuple allemand »

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Bernard Charbonneau

Responsabilité du peuple allemand
(revue Le Semeur, novembre  1945)

« Wessen Schuld ? » Sur tous les murs démolis des villes allemandes, cette question accompagne des photographies des camps d’extermination. Et tous les journalistes alliés la posent aux Allemands qu’ils rencontrent. La réponse est toujours la même : « Je ne savais pas… croyez-vous que ce petit vieillard à l’air timide, cette ménagère qui revient du marché, soient capables de telles atrocités ? » Autour de lui, le voyageur étranger ne voit pas de visages assassins, mais un peuple de gens actifs et débonnaires. Le Daily Herald nous apprend : Les autorités britanniques ont dû renoncer à faire passer le film sur les atrocités de Belsen dans les cinémas de la zone qu’ils administraient ; le public y riait comme à une propagande outrancière et, aux étrangers qui s’étonnaient, les Allemands répliquaient en haussant les épaules que le film avait été tourné dans les camps de concentration britanniques.

Dans la plupart des crimes, le criminel peut nier, dans son for intérieur, il se sait coupable. Ici, la faute n’est plus à l’échelle humaine et, de toute évidence, l’Allemand ne se sent pas responsable. On lui demande : « Wessen Schuld ? – À qui la faute ? Certainement pas à moi, aux chefs peut-être, ou au voisin, moi j’ai combattu, j’ai travaillé, j’ai dû lutter pour survivre à travers bombardements et batailles je n’ai rien fait d’autre, mes mains sont pures de sang. » Comment faire repentir des hommes d’un crime dont ils se sentent innocents ?

Pourtant, les montagnes de cadavres sont là pour témoigner d’une entreprise d’extermination sans précédent. Alors, cette comédie d’innocence ne serait-elle que la monstruosité d’un criminel endurci particulièrement enfoncé dans son crime ? Je ne le pense pas et je crois la vérité bien plus terrible : elle est à la fois dans les abominations de Dachau et dans cette innocence.

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Daniel Cérézuelle, préface à la réédition de « L’État » chez R&N

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Daniel Cérézuelle

L’esprit du totalitarisme
Préface à la réédition de L’État chez R&N

« Si nous considérons les faits sans complaisance,
tout nous enseigne que notre univers tend irrésistiblement à se totaliser en un pouvoir central. »
L’État

Ce livre a été écrit pendant la Seconde Guerre mondiale et les deux ou trois années qui suivirent, au moment où la variante nazie du totalitarisme a été vaincue pour laisser triompher la variante communiste et où un État libéral mettait au point et utilisait l’arme atomique de destruction de masse. Assistant au triomphe de la surpuissance, qu’elle soit politique, militaire ou techno-industrielle, Bernard Charbonneau est convaincu que le cauchemar n’est pas fini, qu’il ne fait que commencer. Alors que la plupart des ouvrages publiés après guerre sur le phénomène totalitaire, à l’instar du livre de Hannah Arendt, se demandent : « comment a-t-on pu en arriver là ? », Charbonneau, lui, est convaincu que nous n’en sommes qu’au début et se demande : « qu’est-ce que cela annonce ? » Pour lui, les forces qui ont rendu possible le déchaînement de la violence totalitaire politique n’ont pas été vaincues par la guerre, elles sont toujours actives et potentialisent le risque encore plus terrifiant d’une totalisation sociale. Cela explique le ton tragique et la grandiloquence de certains passages de ce livre angoissé. 

La notion de totalisation sociale chez Bernard Charbonneau. Né en 1910, ayant grandi à l’ombre de la Première Guerre mondiale, Charbonneau a été très tôt convaincu que le XXe siècle serait en même temps, et pour les mêmes raisons, celui du totalitarisme et du saccage de la nature. Toute l’œuvre de Charbonneau est un appel à prendre conscience de ce que le développement techno-industriel et scientifique, ce qu’il appelle la « grande mue de l’humanité », va priver l’homme de nature et de liberté. Charbonneau a une conception très originale, sociale et non politique, du phénomène totalitaire. Pour lui, en effet, l’essence du totalitarisme n’est pas à chercher du côté des idéologies politiques, mais plutôt du côté de transformations sociales et culturelles plus profondes. 

Dès 1935, dans les Directives pour un manifeste personnaliste, Bernard Charbonneau et son ami Jacques Ellul, alors qu’ils n’avaient respectivement que vingt-cinq et vingt-trois ans, font état de leur révolte face à l’autonomisation des structures techniques, administratives et industrielles et à la dépersonnalisation d’un nombre croissant de dimensions de la vie quotidienne qui résultent du fonctionnement ordinaire de la société industrielle et technicienne. « Ce qui caractérise le monde où nous vivons, c’est la symbiose du politique et du technique » c’est-à-dire que tant les progrès de l’État que ceux de la technique tendent vers le même type d’organisation de l’ensemble de la vie sociale. C’est pourquoi, contrairement aux analyses de Hannah Arendt, Charbonneau affirme dans L’État que « la nouveauté de l’esprit totalitaire n’est pas dans une théorie mais dans l’absence de théorie » étant donné que les premières manifestations d’une organisation totale (plutôt que totalitaire) de la vie sociale ont eu lieu avant l’apparition de régimes menant une politique totalitaire.  Lire la suite

Jacques Ellul, « L’homme et l’État »

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Jacques Ellul

L’homme et l’État
(1952)

(L’article du Monde pour annoncer la sortie de L’État,
« chez l’auteur »)

Cela s’appelle L’État (1), tout simplement. Et l’on a envie aussitôt de réagir : « Encore un ! » Après ce que les classiques ont écrit sur l’essence et le fondement de l’État ; après ce que les modernes écrivent sur sa structure et son fonctionnement ; après Jouvenel, Ferrero, Guardini, Burdeau, et combien d’autres, que pourrait-on ajouter ? Qu’est-ce qu’un auteur inconnu et apparemment sans titres l’accréditant a priori peut apporter dans cette immense recherche de l’homme à l’égard du pouvoir, quête qui aujourd’hui se fait plus objective et juridique dans la mesure même où l’homme se sent plus directement concerné, plus brutalement saisi ?

Mais dès les premières pages on est transporté dans une tout autre perspective que celle, coutumière, des ouvrages sur l’État. On s’aperçoit très vite que ce livre hors cadre ne répond pas eux « genres » traditionnels. Ce n’est pas une histoire de l’État, et cependant le soubassement historique est fortement charpenté (l’auteur est professeur d’histoire). Ce n’est pas un livre politique, et cependant il en juge pertinemment. Ce n’est pas un livre de droit constitutionnel, et cependant la complexité des institutions de l’État y est parfaitement décrite. Ce n’est pas un essai (les dimensions du travail excèdent les cadres de l’essai) ni de la « littérature », quoique le style en soit riche et prenant, et quoique la vigueur philosophique sous-tende l’ensemble : c’est tout cela à la fois, non dans la confusion des genres mais dans la richesse et la maîtrise de la pensée. Lire la suite

Daniel Cérézuelle, «La liberté chez Bernard Charbonneau et Jacques Ellul » 

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Daniel Cérézuelle

« Le plus dur des devoirs »
La liberté chez Bernard Charbonneau
et Jacques Ellul

Sortir du productivisme, remettre à leur place la technique et l’État. « Les progrès de la science qui étend jusque dans l’homme le domaine du déterminisme, la pression des masses et de l’organisation technique qui restreint sans arrêt l’initiative des individus rendent chaque jour plus évidemment fallacieuse l’illusion d’une liberté qui serait naturellement donnée (1). » Dans leurs Directives pour un manifeste personnaliste (2), texte rédigé en 1935, Bernard Charbonneau (1910-1996) et Jacques Ellul (1912-1994) se révoltent contre la dépersonnalisation de l’action qui résulte du fonctionnement normal des structures économiques, institutionnelles administratives et techniques qui organisent la vie sociale de leur temps et déterminent son évolution. Il en résulte un monde caractérisé par l’anonymat, l’absence d’initiative et de responsabilité personnelles. Comme l’écrit Charbonneau dans un texte de 1939 : « La société actuelle, par ses principes et son fonctionnement, ne peut avoir qu’un résultat : la dépersonnalisation de ses membres (3). » En 1937 dans Le sentiment de la nature, force révolutionnaire (4), Charbonneau montrait comment le développement industriel prive les hommes de la possibilité d’établir un rapport équilibré et épanouissant avec la nature. Cette montée en puissance et cette autonomisation des structures s’impose comme un phénomène social total, et détermine aussi nos manières de penser et de sentir. Convaincus qu’une pensée qui n’est pas mise en pratique est dérisoire, Charbonneau et Ellul se sont associés pour contribuer à une nécessaire réorientation de la vie sociale, remettre à leur place l’économie, la technique et l’État et pour promouvoir « une cité ascétique afin que l’homme vive (5) ». Ils ont voulu susciter un mouvement de critique du développement industriel, du culte de la technique et de l’État, et jeter les bases d’une maîtrise collective du changement scientifique et technique. À ce titre, on peut considérer ces deux jeunes Bordelais comme des précurseurs de l’écologie politique et du mouvement décroissant. Lire la suite

« Invocation »

Invocation

Introduction au livre V de L’Etat
(1943 et 1945)

 

Tristement seul est l’homme dans ce désert… Non. Car maintenant voici Léviathan, tellement énorme que bien des années avant son règne l’ombre s’en est progressivement étendue sur la fête des hommes – mais pour des regards aveugles il n’y a pas d’ombre. Nous avons vu grandir sa nuit en silence avant de sentir le poids de son corps et grincer les rouages de sa minutieuse mécanique. Nous avons essayé de fuir très vite ; mais nous vivons en un rêve où une menace lente rattrape, inexorablement, la fuite la plus rapide. Et maintenant nous sommes dans l’estomac du Léviathan qui ne peut vivre qu’en digérant toute la chair vivante de l’univers.

Même pas libres comme Jonas, et sans espoir d’être jamais vomis aux rives d’une terre promise. Car nous sommes coincés dans son affreux rouage, obligés de nous courber à son jeu pour ne pas être déchirés. En prenant une position compliquée, je peux encore bouger l’index de la main droite – ce que certains appellent Liberté.

Mais bientôt nous serons pris dans sa glace, lucides et paralysés. Car Léviathan nous conservera jalousement la vie – ce que certains appellent Bonheur ; nous engraissant pour des fins aveugles.

Horreur de penser encore dans les ténèbres de l’estomac d’un monstre.

Vois-tu peu à peu se former ces ténèbres ? Sur l’homme se fermer d’abord ce champ clos ; le cercle de la terre ; et de plus près le cercle des frontières. Lire la suite

Daniel Cérézuelle, « Wendell Berry et Bernard Charbonneau »

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Daniel Cérézuelle

Wendell Berry
et Bernard Charbonneau

Publié en 2012 dans l’Encyclopédie de l’Agora

Je ne connaissais rien de Wendell Berry lorsqu’il y a trois ans un de mes amis américains m’a prêté trois livres de cet auteur : The Unsettling of America (1977 ; abréviation : UoA), Home Economies (1987) et What are people for ? (1990). J’ai lu ces livres avec beaucoup d’intérêt et de plaisir : pour la première fois, je rencontrais un auteur américain qui, contre le développement apparemment inexorable de l’agriculture industrielle, assumait de manière explicite la défense de ce que l’on peut appeler une agriculture paysanne – ce qui ne veut pas dire passéiste. J’ai été frappé par la convergence des réflexions de cet auteur américain avec celles d’un auteur français que je connais très bien : Bernard Charbonneau, qui a lui aussi critiqué l’industrialisation de l’agriculture et prôné la défense ou plutôt la restauration d’une agriculture paysanne. Les livres de Wendell Berry (né en 1934), rédigés à partir des années soixante-dix, sont très connus dans les milieux environnementalistes anglo-saxons mais, sauf erreur de ma part, ils ne sont pas encore traduits en français. De leur côté, Le Jardin de Babylone (1969 ; abréviation : JdB) et Tristes campagnes (1973), les deux principaux livres de Bernard Charbonneau (1910-1996) sur la nature et la campagne, n’ont guère eu de succès, sont très mal connus du public francophone et totalement ignorés du monde anglo-saxon. Ces deux auteurs ne se connaissaient pas mais les points communs ne manquent pas. La réflexion de ces deux penseurs est nourrie par la connaissance intime d’un terroir : le Kentucky pour l’un, le Béarn pour l’autre. Tous deux observent que le modèle productiviste d’une agriculture industrielle est intenable non seulement écologiquement mais aussi humainement ; tous deux en concluent – avec des arguments parfois très proches – à la nécessité de préserver, voire d’inventer, un rapport non industriel à la terre, indispensable pour assurer la reproduction des ressources naturelles, le maintien des sociétés locales et l’épanouissement des individus.

Je ne procéderai pas ici à une comparaison systématique des deux œuvres mais j’évoquerai simplement quelques-unes de leurs idées, pour montrer que ces deux pensées sur la campagne et sur le sens humain de l’agriculture sont en dialogue et sans le savoir se répondent. Bien entendu, ils ne disent pas la même chose – auquel cas il suffirait de présenter un seul de ces auteurs –, on peut relever des différences importantes dans le style de leur réflexion sur le progrès industriel, et ils ne mettent pas l’accent sur les mêmes valeurs. Berry écrit au nom de la nécessité d’une tradition, du respect d’un ordre naturel, de la communauté, de la formation du caractère. Charbonneau écrit au nom de la liberté individuelle, de la créativité collective et de l’importance du plaisir des sens dans notre rapport au monde. Il n’en reste pas moins que leurs pensées sur la question de l’agriculture vont dans le même sens. La lecture de ces deux auteurs devrait apporter des repères précieux à tous ceux qui cherchent à situer le problème de la modernisation de l’agriculture dans le contexte plus global du développement de la civilisation industrielle et de ses effets déshumanisants.

Réenraciner l’économie Lire la suite

Citations, 57

Dans le régime parlementaire, le peuple n’exerce pas le pouvoir. Il ne fait plus de lois, il ne gouverne plus, il ne juge plus. Mais il dépose un bulletin dans l’urne, sorte d’opération magique par laquelle il s’assure d’une liberté qui n’est plus dans ses actes quotidiens. C’est sous la forme de la démission que se manifeste la vie politique : démission du peuple entre les mains de ses représentants, démission de la majorité parlementaire entre les mains de son gouvernement, démission du gouvernement devant la nécessité politique incarnée par les grands commis de l’administration. En régime parlementaire, l’abdication de la volonté populaire se fait en détail et pour un temps limité entre les mains de quelques-uns. Dans le régime totalitaire, elle se fait d’un seul coup entre les mains d’un seul. […] Ce qu’il y a de grave ce n’est pas l’acte de céder à l’État qui est inévitable, mais de tout lui abandonner en appelant cette aliénation Liberté.

L’Etat, chez l’auteur, 1951, Economica, 1987. R&N, 2020.

Édouard Schaelchli, « Ellul et Charbonneau »

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Édouard Schaelchli

Ellul et Charbonneau
Pour un monde où l’homme ne sera que ce qu’il est

(Publié dans La Trousse corrézienne, en juillet 2019)

Puisque, sans remède possible, se construit à marche forcée, sous nos yeux médusés, ce nouveau grand machin régional dans lequel achèvera de se diluer ce qui faisait de l’Aquitaine, du Limousin et du Poitou trois solides régions, plantées sur leurs spécificités héritées de siècles en partie passés à résister à la centripétie franco-parisienne, retournons-nous sans hésiter pour recevoir, du haut d’une Corrèze pas encore tout à fait numérisée, la leçon de cette « école de Bordeaux » que rêvaient de fonder, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les deux figures du personnalisme gascon – précurseurs intraitables d’une écologie politique qu’ils opposaient dialectiquement aussi bien à l’hyper-centralisation du trans-nationalisme européen qu’à toute forme d’éco-totalitarisme à visée transhumaniste, Jacques Ellul et Bernard Charbonneau.

On trouvera, dans l’excellent livre de Jean Bernard-Maugiron, publié par Les Amis de Bartleby, Deux libertaires gascons unis par une pensée commune, tout ce qu’il faut pour saisir ce qui fit de ces deux compagnons de solitude un exemple saisissant de rigueur intellectuelle et d’exigence spirituelle partagées dans le respect mutuel et mises au service d’une cause lucidement défendue contre elle-même, celle de la liberté humaine comprise comme l’expression d’une nature à jamais séparée d’elle-même. Nous ne ferons ici qu’indiquer en quoi cet exemple pourrait aujourd’hui inspirer ceux qui sentent que, derrière les mots d’écologie et de démocratie qu’on brandit soudain pour nous faire accepter un modèle de société que nous refusons de tout cœur, s’accomplit une des pires impostures de notre histoire. Lire la suite

Citations, 56

Le temps des barricades est bien fini : c’est par l’Etat, son armée et sa police que la bourgeoisie contient et réprime l’agitation populaire. Le bourgeois n’est plus libéral, il devient fasciste. Le peuple est libre d’instinct, il est contre l’Etat parce que la puissance politique pèsera toujours sur les pauvres pour maintenir l’état de fait. Parce qu’au bas de l’échelle sociale ce sera toujours eux qu’écraseront les glorieux monuments qu’aiment à dresser les princes. Le prolétaire est libre dans la mesure où la pauvreté le libère de toute complicité avec les puissances du temps. Dans l’oubli de la misère il sut définir une table des valeurs et créer une forme de solidarité.
En prenant l’habitude d’attendre le salut d’une intervention politique, le mouvement ouvrier a tout perdu à la fois. Parce qu’il a abdiqué l’initiative, aliéné l’essentiel, sa capacité à penser et à agir par lui-même. Le pain, la Justice, il l’attend comme l’attendaient autrefois les sujets du Roi, du bon vouloir du Prince.
Celui qui lance l’appel contre l’Etat doit savoir toute la gravité de cet appel, car il n’apporte pas comme les zélateurs de l’Etat, le système et la discipline qui dispensent d’être. Il n’apporte que le choix dans la solitude et l’angoisse. Et son appel n’est pas si différent de celui des prophètes. Réfléchis et par toi-même, découvre et vis des valeurs personnelles. Ce n’est que là où commence l’individu et le groupe vivant que recule l’Etat. La liberté du Peuple naît quand l’homme va vers l’homme pour nouer de justes liens.

L’Etat, chez l’auteur, 1951, Economica, 1987. R&N, 2020.

Jean Brun, « Une ascèse de la liberté »

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Jean Brun

Une ascèse de la liberté

À propos de Je fus
Réforme, 1980

Bernard Charbonneau n’appartient à aucune de ces sociétés d’admiration mutuelle sans la carte desquelles il est impossible de « réussir » dans le monde des lettres. Il ne fait pas partie du Club des Grands Inévitables dont les membres se livrent à des matraquages idéologiques intensifs pour nous inculquer ce qu’il faut penser afin que nous puissions être libres. Charbonneau n’est pas un adepte de l’existentialisme, du karaté, du structuralisme, de Mességué, de la phénoménologie, de l’herméneutique spectrale, de l’École de Francfort ni du matérialisme historique. Il ne cite ni Lacan, ni Althusser, ni Foucault, ni Roland Barthes, ni Derrida, ni aucun autre de ces Cagliostro de la philosophie tellement tenus en estime dans les théâtres de poche de l’actualité. Il emploie un langage compréhensible et écrit pour dire quelque chose, ce qui, en France, ne pardonne pas.

Le cri de gloire de la vérité

Tout cela permettra de comprendre que ses chances de succès auprès du « grand » public sont réduites à zéro et que l’obligation qui est la sienne de publier à compte d’auteur était inexorable, d’autant plus qu’il a l’audace d’affirmer : « Le marxisme est une idéologie, une construction du langage. » Dans beaucoup de paroisses on va hurler au sacrilège.

Pourtant, ou plutôt à cause de cela, Je fus est un livre dans la véritable acception du terme. Un livre qui, tout au long de ses pages, nous fait réfléchir, nous apporte quelque chose et nous délivre du brouillard des réductions éidétiques (1), des pauvretés de la structure et des diarrhées verbales de la dialectique.

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Daniel Cérézuelle,  préface à « Quatre témoins de la liberté »

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Daniel Cérézuelle 

Préface à
Quatre témoins de la liberté
R&N Éditions, 2019

Dès sa jeunesse, Bernard Charbonneau (1910-1996) a eu la conviction que son siècle serait en même temps et pour les mêmes raisons celui du totalitarisme et du saccage de la nature. Tout au long de sa vie d’adulte, il a réfléchi sur les dangers qui résultent pour la liberté et pour la nature de ce qu’il appelait la Grande Mue, c’est-à-dire la montée en puissance accélérée du progrès technique, scientifique et industriel. Toutefois, on se fourvoierait en réduisant l’œuvre de Charbonneau à une réflexion sur l’écologie et la décroissance, car elle nous propose une analyse plus vaste des coûts de la modernisation et des contradictions du monde moderne. Chacun de ses livres aborde un aspect différent de ces contradictions, qu’il s’agisse de l’État et du phénomène totalitaire, de la culture, du travail et des loisirs, de la dégradation des paysages ou des nourritures etc. Chaque fois, il nous propose des analyses qui sont conduites du point de vue de l’individu et de son expérience personnelle. Cette approche « existentielle » des contradictions de la modernité, qui fait une large part à l’expérience sensible, est ce qui fait l’originalité et la force des livres de Charbonneau. Plus profondément, si ce travail critique fut fécond ce n’est pas seulement parce que Charbonneau y employait une méthode originale, c’est aussi et surtout parce qu’il fut mené au nom de la liberté. 

Charbonneau voyait juste lorsque, dès les années trente, il annonçait la crise écologique, l’aggravation de la bureaucratisation de l’existence et la technocratisation de la vie politique. Or, s’il a été un des rares esprits à avoir vu juste dans le détail, ce n’est pas seulement parce qu’il était intuitif et original ; c’est aussi parce que le fond de sa pensée ou, si l’on veut, son point de vue, était radical et avait une consistance propre qui lui permettait d’éclairer (souvent de manière prémonitoire) le sens des transformations sociales. Toutes les analyses de Charbonneau sur tel ou tel aspect de l’évolution du monde moderne s’enracinent dans une exigence de liberté qui donne son unité à l’ensemble de son œuvre. De cette exigence de liberté, Charbonneau s’est expliqué dans trois livres qui jalonnent son œuvre. Il s’agit de Je fus, d’Une seconde nature et enfin de Quatre témoins de la liberté.  Lire la suite

Citations, 55

A moins d’en prendre une troisième : mais c’est un sentier si humble qu’il échappe à la vue bien qu’il commence à nos pieds. La voie de la liberté est à inventer et nous ne la découvrirons qu’en faisant le premier pas. Et l’on n’y passe qu’un à un ; cette porte étroite ne laisse place qu’à une personne. Et ce chemin est aussi vieux qu’il est neuf, car ce n’est pas d’aujourd’hui que l’homme est tenté de céder au vertige du chaos ou du système. Entre l’un et l’autre, entre l’ordre et le désordre, l’immobilité et la fuite en avant, passe le chemin de crête de l’équilibre qui fut toujours celui de la liberté. Jamais il ne fut aussi dur de se maintenir ainsi sur terre à mi-chemin du ciel et de l’enfer. Que l’un est vide ! Que l’autre est impénétrable ! Mais jamais air plus vif n’a balayé la cime. 

Le Système et le chaos. Critique du développement exponentiel,
Anthropos, Paris, 1973.
2e édition : Economica, Paris, 1989.
3e édition : Sang de la terre, 2012.

Citations, 53

Nous vivons dans un Univers brisé, ce qui n’est pas commode; et pourtant c’est par cette fissure que se répand le souffle de la vie et de la liberté. Puisque la Vérité est un absolu, un homme ne peut songer à la posséder. Tout système qui la met à notre hauteur est donc suspect d’être, non une source de lumière, mais le reflet de notre état. Mais c’est la passion même de la Vérité qui conduit à récuser ses faux-semblants : ces constructions verbales provisoires qui font de l’homme, ou plutôt d’un moment de son histoire, le nombril de l’Univers. Ce qu’il est ne peut pas, — et même ne doit pas —, être totalement expliqué ou justifié.

Teilhard de Chardin, prophète d’un âge totalitaire, Denoël, Paris, 1963

« Le Jardin de Babylone » (conclusion)

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Bernard Charbonneau

Le Jardin de Babylone
(1969)
Conclusion

1. Pour une conscience de la nature.

Celui qui m’aura suivi jusqu’ici me trouvera peut-être trop abrupt, et il se peut que l’évolution des faits me donne tort sur tel ou tel détail. Mais il fallait montrer l’ensemble. Or je ne vois pas comment on pourrait contester l’essentiel de ma description. Si rien ne change, l’accroissement indéfini de la masse humaine, de ses appétits et de ses moyens, ne peut qu’aboutir à la destruction de la nature. Destruction qui sera seulement accélérée par le besoin grandissant que l’homme en éprouve.

Nous courons d’abord le risque, non négligeable, d’une destruction de l’homme par celle de son milieu ; car une bonne prospective ne doit pas oublier qu’un siècle de société industrielle n’est rien, et qu’elle vient juste de naître. Et même si la connaissance scientifique et la maîtrise technique du milieu humain devaient progresser au même rythme géométrique que sa destruction, il n’en reste pas moins que pour sauver l’homme d’une destruction physique, il faudra mettre sur pied une organisation totale qui risque d’atrophier cette liberté, spirituelle et charnelle, sans laquelle le nom d’homme n’est plus qu’un mot. En dehors de l’équilibre naturel dont nous sommes issus – si les données actuelles ne changent pas –, nous n’avons qu’un autre avenir : un univers résolument artificiel, purement social. Sur terre, l’espace et le temps, bourrés par la masse humaine et ses activités, auront disparu. Il n’y aura plus qu’un instant éternel ; et les individus seront ainsi sauvés de la mort et de l’absurde en même temps que de leur existence. La société – la ville – sera partout, jusque sous les apparences de la nature. Il ne sera plus question d’errer dans les forêts, de traquer le gibier ou le poisson. Nous n’aurons plus le temps, car la société submergera de réponses les innombrables désirs qu’elle ne cessera d’éveiller. Il n’y aura ni plantes ni bêtes vivantes que nous puissions saisir ; mais d’innombrables produits, et surtout d’innombrables spectacles. Il n’y aura plus de Nature, mais peut-être encore une Culture – si ce mot est encore usité. L’homme vivra de la substance de l’homme, dans une sorte d’univers souterrain. Que ce soit quelque part, sur une terre dévastée, ou sous quelque coupole hermétique, dans l’atmosphère empoisonnée d’une planète étrangère. Mais, tels que nous sommes encore, qui de nous prétendrait sérieusement assumer un tel avenir ? Il nous faut l’infini du ciel sur la tête ; sinon nous perdrons la vue, surtout celle de la conscience. Si l’espèce humaine s’enfonçait ainsi dans les ténèbres, elle n’aurait fait qu’aboutir, un peu plus loin, à la même impasse obscure que les insectes.

Mais alors mon lecteur me posera l’inévitable question. Si nous nous référons à l’homme que nous sommes, vous avez peut-être raison, seulement que faire ? – Sous-entendu : votre diagnostic est exact, mais puisque vous ne me fournissez pas du même coup le remède, il est faux. Car le faire est aujourd’hui le seul critère de la vérité. Je lui répondrai qu’au contraire la chance de l’esprit humain est de pouvoir considérer le soleil en face, et de préférer, s’il le faut, une vérité apparemment meurtrière au mensonge sauveur. Est-il vrai qu’au train où vont les choses nous devions envisager de renoncer à la nature, c’est-à-dire finalement à nous-mêmes ? La seule question qui importe est de savoir si ce jugement est en gros exact. S’il l’est, le reste dépend de nous. Le refus de considérer l’état des choses est la seule défaite. Pour le reste, l’avenir sera ce que nous le ferons. Lire la suite

« La mort du grand Pan »

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Bernard Charbonneau

La mort du grand Pan

(Chapitre 1 du Jardin de Babylone, 1969)

 

1. Loin de l’Éden.

La nature est une invention des temps modernes. Pour l’Indien de la forêt amazonienne ou, plus près de nous, pour le paysan français de la IIIe République, ce mot n’a pas de sens. Parce que l’un et l’autre restent engagés dans le cosmos. À l’origine l’homme ne se distingue pas de la nature ; il est partie d’un univers sans fissure où l’ordre des choses continue celui de son esprit : le même souffle animait les individus, les sociétés, les rocs et les fontaines. Quand la brise effleurait la cime des chênes de Dodone, la forêt retentissait d’innombrables paroles. Pour le païen primitif il n’y avait pas de nature, il n’y avait que des dieux, bénéfiques ou terribles, dont les forces, aussi bien que les mystères, dépassaient la faiblesse humaine d’infiniment haut.

Contre l’irrésistible courant des forces naturelles, l’individu et la société humaine ne pouvaient survivre qu’en se refusant. Ils ne pouvaient pas encore se payer le luxe de la contemplation et de l’amour. Il fallait se donner tout entier à la lutte, repousser sans arrêt l’assaut, toujours renouvelé, de la marée verte : couper, brûler, ordonner le chaos. Le beau, l’aimable, ce furent d’abord les œuvres précaires des hommes. Mais cette guerre permanente contre la nature se doublait d’un respect. L’adversaire était trop grand et trop terrible pour ne pas être constamment ménagé.

Pour lutter contre lui, il fallait son accord, afin d’user de sa propre force. L’ordre des choses était un ordre sacré, dans lequel l’homme, forcé d’intervenir pour survivre, agissait avec crainte et tremblement. Des rites stricts lui dictaient sa conduite, et la faisaient excuser.

Certes, ce respect équivoque de l’ordre cosmique démontrait que très tôt était apparu dans l’espèce humaine le germe d’une rupture et d’une révolte. En personnifiant les puissances naturelles sous des formes humaines, le paganisme grec maintenait la continuité du cosmos et de l’homme, mais ainsi il commençait à dépouiller celui-là de son mystère. Quand l’orage ne fut plus qu’une colère de mari trompé, son examen objectif ne fut plus loin. Alors Prométhée put tenter de dérober le feu du ciel. Mais il était encore trop tôt, et le sacrilège fut puni. Lire la suite

Daniel Cérézuelle, « L’obstacle »

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Daniel Cérézuelle

L’obstacle

Texte paru dans Bernard Charbonneau : une vie entière
à dénoncer la grande imposture,
Jacques Prades (dir.), Erès, 1997

« Le changement est la loi pratique et morale d’une histoire
qui n’est plus que torrent déchaîné. »
Bernard Charbonneau (inédit)

De la critique sociale à la philosophie sociale

Les ouvrages de Charbonneau qui ont été publiés de son vivant ont pour objet la critique de tel ou tel aspect de la modernité : l’État, les idéologies, le développement et ses conséquences sur la nature, les nourritures, les loisirs, la culture, etc. Or toute cette œuvre critique repose sur un socle philosophique qui lui donne son unité et qui est explicité dans divers écrits. Mais ces écrits constituent la partie la moins connue de son œuvre, car soit ils ont été imprimés à compte d’auteur et n’ont connu qu’une diffusion confidentielle, soit ils sont restés complètement inédits.

Avant d’aller plus loin, une précision s’impose. Je parle du socle « philosophique » de l’œuvre de Charbonneau : cette caractérisation l’aurait agacé car il se méfiait des philosophes patentés, de leur patois spécialisé et de leur tendance à noyer dans l’abstraction les contradictions du réel. Soucieux de coller à « l’humaine condition », il se voulait plus « penseur » que « philosophe ». Pourtant, non seulement Charbonneau a voulu penser la société de son temps mais il a aussi été conduit à s’interroger sur les fondements de sa propre démarche critique et sur le sens des obstacles qu’elle a rencontrés. Cette dimension réflexive confère à son œuvre un caractère proprement philosophique même si, comme celle de Montaigne par exemple, elle s’exprime résolument dans la langue commune et sans aucune technicité.

Aussi en 1980 et 1981, Charbonneau a-t-il pris la peine de faire imprimer à compte d’auteur deux ouvrages qui exposent la partie philosophique de sa pensée : il s’agit de Je fus et d’Une seconde nature : le premier articule une philosophie de la liberté dont les grands traits ont été rappelés par J.-P. Siméon ; le second livre prolonge ces analyses par une philosophie du fait social dont je vais rappeler quelques points forts, liés à la problématique de cet ouvrage. Lire la suite

Jean-Pierre Siméon, « Une pensée de la liberté »

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Jean-Pierre Siméon

Une pensée de la liberté

Texte paru dans Bernard Charbonneau :
une vie entière 
à dénoncer la grande imposture,
Jacques Prades (dir.), Erès, 1997

« La liberté, c’est l’esprit même d’un homme s’animant
dans son corps. S’il dit “je suis’’ en toute conscience,
si l’éclair de ces mots l’a foudroyé au cœur même de sa chair et de l’instant,
alors il aura défini la liberté. »
Bernard Charbonneau, Je fus (1),

Bien que Bernard Charbonneau soit surtout connu pour son analyse des sociétés modernes et comme un des fondateurs de l’écologie, sa pensée est d’abord une pensée de la liberté. Là est la source de ses engagements et de son analyse de la réalité sociale. Sa démarche procède de la conscience charnellement vécue d’être – au même titre que tout homme – un individu libre et en quête de sens, du moins ayant la capacité de l’être. C’est animé par cette exigence d’une liberté qui puisse être effectivement vécue par chaque homme qu’il a été conduit à son analyse des sociétés modernes, ainsi qu’à jeter les bases d’une pensée écologique.

Dans les textes de Bernard Charbonneau, le terme de liberté est utilisé en deux sens différents, non pas contradictoires mais d’inégale profondeur.

Il désigne d’abord la possibilité et le « droit pour tout homme de penser et de vivre par lui-même » (Je fus, pp. 153-154). La liberté consiste, « pour un individu, à pouvoir choisir tant soit peu le lieu de son domicile ou de son travail, ses aliments ou ses loisirs » (Je fus, pp. 29-30). Il s’agit de la capacité de prendre soi-même les décisions importantes de sa propre vie. Ce qui implique, sur le plan politique, que les citoyens puissent dire leur mot dans l’élaboration des décisions collectives. Bien que les manuels de philosophie pour classes terminales qualifient cette définition de « vulgaire », il demeure qu’elle correspond à l’expérience quotidienne de ce que nous nommons « liberté », et qu’elle est utile, sans doute indispensable, pour penser la situation des individus humains dans leur société.

Mais, à s’en tenir là, on ne saurait rendre compte de ce que la condition humaine présente de plus spécifique et fondamental. Aussi le terme de liberté prend-il, chez Bernard Charbonneau, un deuxième sens, conforme à une longue tradition philosophique : la liberté est l’essence de l’exister humain en tant que l’homme existe sur le mode de la conscience et s’avère capable de saisir des vérités d’ordre spirituel. Lire la suite

Dolaur-Liberté Crozon-Cazin, « Une poétique de la liberté »

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Dolaur-Liberté Crozon-Cazin

Une poétique de la liberté

«A partir d’ici, inscris ta marque.
C’est toi l’auteur. »
(Bernard Charbonneau, Une seconde nature.)

« Dans ce livre je parlerai de la liberté […]. Mais voici que déjà se mettent au travail les puissances qui tendent à la détruire ; car elles jouent dans l’esprit de chaque homme. Il fallait bien commencer par ce mot, et voici qu’il glace et que mon lecteur est tenté de s’en tenir là. J’ai été comme lui quand il s’est agi de l’écrire, mais j’ai passé outre. »
(Bernard Charbonneau, Je fus. Essai sur la liberté,
extrait de l’Adresse au lecteur.)

Lire Charbonneau, c’est entrer dans un débat où, à la faveur d’une écriture, un homme tente de mettre en question et sa société et lui-même afin d’aller, avec son lecteur, vers d’autres manières de sentir, de penser, donc de vivre. Je fus fait partie de ces livres étranges, résistant à plusieurs lectures, ne cessant de donner du sens. Il s’augmente de ses lecteurs. Il est de ces textes autres, forant au plus profond de l’humaine condition. Tissés des paroles qu’il arrive à l’écrivain de tirer de son corps et qui, dès lors, traduites de la nuit de l’expérience personnelle, deviennent propres à susciter une lecture. Je fus est l’un de ces ouvrages, traduits de la vie.

Dans la lignée de celui qui fit de lui-même la matière de son livre, Bernard Charbonneau a tenté de penser la liberté et, ce faisant, de penser librement sa vie. La vie a largement précédé l’œuvre écrit. L’écriture fut la compagne de l’action, et la théorie d’une pratique.

En lisant Charbonneau, je me suis familiarisé peu à peu avec son univers, sa parole et sa pensée, et j’ai cru bien les connaître jusqu’à ce qu’à la faveur d’une nouvelle lecture, l’œuvre ne vienne à m’échapper, se dérobant à mon regard jusqu’à me devenir invisible. Pourquoi ? Cette distance j’ai voulu la franchir, et ce retrait, j’ai tenté de le penser. Il n’était pas sans m’évoquer celui du poème. Et c’est pourquoi j’ai voulu comprendre en quoi il y avait du poème dans cette œuvre, pourquoi elle possède ce caractère de pertinence et de vie. Intuition qui était restée en friche, jusqu’alors. C’est ce cheminement de lecteur que je voudrais partager. Lire la suite

Citations, 50

La condition nécessaire d’une victoire de l’homme sur la fatalité politique — et cette condition serait suffisante si elle était pleinement remplie —, c’est d’être. L’État ne se développe que là où nous ne sommes pas pour nous dispenser, légitimement ou illégitimement, de l’effort. Les peuples et les individus libres sont les peuples et les individus riches d’une vie surabondante auxquels il est aussi naturel de donner qu’il leur est normal de recevoir. Être : la condition à la fois la plus proche et la plus lointaine, la plus évidente et la moins facilement concevable. Car le langage ne devrait pas avoir à traduire ce qui devrait aller de soi ; et l’action se voit obligée de recréer l’homme et le monde. C’est bien là la difficulté fondamentale de tout combat pour la liberté. Il est facile d’imaginer l’anarchie, de définir un système fédéraliste. Mais il est bien plus dur de créer la base qui leur donnerait un contenu. Décentraliser, réunir, libérer quoi ?…. là est la vraie question.

 

 

L’Etat, chez l’auteur, 1951, Economica, 1987. R&N, 2020.

Citation, 49

La conscience de l’impossible est le moteur de l’acte libre. C’est parce que je n’ai plus d’issue que je suis forcé d’agir : s’il restait un moyen d’échapper, il me suffirait bien de vivre au lieu de mettre en question l’État ! Que les faits soient seuls à commander, voilà précisément le scandale qui devrait déchaîner la puissance qui a pour fonction de les vaincre. L’acte libre n’est pas négation, mais révolte contre la fatalité ; parce que sur lui pèse un poids encore plus lourd que celui des choses : ce n’est pas le mur de l’impossible qui me brise, mais l’esprit qui me brise contre lui. Ce désespoir n’est qu’un des noms de la vraie foi, le signe d’une action ordonnée par l’esprit et non déterminée par le milieu : seule la foi peut imposer ainsi la conscience intolérable de l’impossible ; seule la capacité à supporter les faits les plus désespérants mesure la valeur d’une certitude. Si je n’apprenais pas d’abord que nous devons agir contre toute espérance, qu’aurais-je appris de positif ?

 

L’Etat, 1948. Economica, 1987

« Fin et commencement »

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Bernard Charbonneau

Fin et commencement
(Conclusion de L’État, 1948)

 

Et maintenant que proposez-vous ? — Car la réaction de l’individu moderne n’est pas de rechercher la vérité, il lui faut d’abord une issue ; en fonction de laquelle doit s’établir le système. Et je m’aperçois que ma réflexion m’a conduit là où je suis : au fond d’un abîme d’impossibilités. Alors m’imputant la situation désespérante qui tient à un monde totalitaire, il me reprochera de détruire systématiquement l’espoir. « Votre critique est peut-être juste, dira-t-il, mais quelle solution apportez-vous ? — Sous-entendu, s’il n’y a pas d’issue à la situation qu’elle dénonce, votre critique doit être fausse. C’est vous qui me désespérez »… Et effectivement je suis coupable de faire son malheur, puisque sans moi cette impossibilité n’existerait pas pour sa conscience.

Je dois pourtant lui refuser cette solution qu’il réclame, parce qu’il doit d’abord ouvrir les yeux sur une situation qui n’est pas le fruit des désirs de mon esprit, mais qui m’est imposée par l’expérience de ma vie confrontée avec l’enseignement de l’histoire. Je sais d’ailleurs que je vais ainsi exactement à rebours de ce qui constitue habituellement la réflexion sur le monde : tant celle des réalistes que celle des utopistes. Quand l’individu moderne regarde au-delà de lui-même, c’est généralement pour construire des systèmes : un tout où le mouvement de l’Histoire s’identifie au devenir de la Vérité ; soit que la fatalité soit vraie, soit que la Vérité soit fatale. Toutes ses puissances l’y conduisent, le besoin de rationaliser l’insolente irréductibilité de la vie, surtout le besoin de justifier un abandon total au fait par une justification totale selon l’esprit. Et je n’ai qu’à décrire une situation ; c’est-à-dire à subir une vérité même si l’univers entier la rejette, et à subir un fait même s’il est parfaitement absurde à la vérité. Je n’ai qu’à décrire une situation ; et je dois la peindre si bien tout entière que je ne peux même pas m’en tenir à la description systématique. Ainsi pratiquée, comme la littérature dans l’abandon au chatoiement des phénomènes, ou comme la recherche universitaire dans leur constat objectif, la description peut être aussi un moyen de fuir le drame. Tandis que ma pensée doit accepter le drame : même celui qui la met en question.

Le mystère, c’est de jeter sur la vie le regard d’un vivant ; d’admettre en fonction d’un Bien l’irréductibilité du fait. L’expérience d’une vérité a fondé mon examen, et cet examen était libre, car cette vérité est la liberté humaine. Rien n’a contraint ma réflexion, pas même la négation de la contrainte, aussi m’a-t-elle conduit à subir une logique qui était celle du poids des choses et non de l’esprit. Une expérience de la liberté ne peut que donner aujourd’hui un sens rigoureux de la liberté à l’Histoire dont toutes les forces convergent exactement pour écraser l’être libre : celui qui la considère de ce point de vue dans son évolution politique n’y trouvera pas son salut, mais sa perte. C’est seulement de là où nous sommes que nous pourrons partir, donc avant d’indiquer non pas la, mais des solutions, je dois éveiller la conscience d’une impossibilité en la rendant aussi impossible aux autres qu’à moi-même. Si je ne soulevais pas le cœur de désespoir, et si en même temps que la révolte je ne suscitais pas le besoin de fuir à tout prix par n’importe quelle issue, alors je n’aurais pas rempli ma mission. Lire la suite

« Quel avenir pour quelle écologie ? »

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Bernard Charbonneau

Quel avenir pour quelle écologie ? 

(Foi & Vie, juillet 1988)

1. Deux mots nouveaux 

En 1970, proclamé officiellement « Année de protection de la nature », au lendemain de la fête de Mai 68, on vit soudain surgir dans les médias, donc l’opinion française, deux mots nouveaux : « environnement », « écologie ». Comme dans d’autres cas ils avaient fait l’aller Europe-USA et le retour USA-Europe.

Remarquons d’abord qu’avant cette date les Français des « Trente Glorieuses » n’avaient pas d’environnement. Ils étaient en quelque sorte suspendus dans le vide, la transformation explosive de la France Éternelle se produisait dans un hexagone abstrait sans nature ni habitants. La transformation du Rhône en égout restait invisible, le massacre de 13 000 morts, 200 000 blessés par l’auto était médiatiquement inexistant. La cause toute-puissante qui était en train de faire le bonheur et le malheur des Français n’avait pas d’effets, le bétonnage des côtes, l’évacuation des campagnes se réduisait à des colonnes de chiffres pour une sociologie qui venait de passer de Marx à Parsons. Il est significatif que ce mot d’« environnement » n’ait pour sens que « milieu » « ce qui entoure » dans le Grand Larousse des années soixante. Et dans l’Encyclopédie de 1970, juste avant l’émergence de l’écologie, il se réduit à un contenu esthétique, au « happening » des artistes de l’époque. L’impact du Grand Bond en avant version occidentale ? – comme en Chine de Mao, connais pas.

Plus savant, le mot d’« écologie » a séduit les médias par son air ésotérique (du grec oïkos, habitat). Mais cette étiquette dissimule des réalités très différentes : une discipline scientifique, un mouvement social. Une des sciences de la vie et un mouvement social plus ou moins spontané propre aux sociétés industrielles avancées, en réaction contre les effets destructeurs de leur développement incontrôlé pour la nature et pour l’homme, l’écologie scientifique participant à ce mouvement.  Lire la suite

« Le sens »

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Bernard Charbonneau

Le sens

(Foi et vie, janvier 1986)

Avec l’âge, progressivement dépouillé de toute apparence, rendu aveugle et sourd aux agitations bruyantes de l’entourage, on se voit réduit à l’essentiel, qui vous ferme la bouche alors qu’il faudrait l’ouvrir. Essayons quand même.

1. Ce que révèle un présent tourné vers le passé

Dans des pages oubliées j’ai déjà essayé de dire quel est le sens du lointain passé dont l’individu que je suis est le présent. Résumons-le – ce qui est ridicule quand il s’agit d’une immensité s’étendant de l’origine à la fin ; fin qu’il faut entendre aux deux sens du terme, celui d’une signification spirituelle ou d’un anéantissement. Aux portes de l’an deux mil nous voici pris entre les deux.

Faute de mieux, parlons d’évolution. À l’origine était l’impensable : le néant ou chaos dont une action créatrice fit surgir l’élément universel : la matière inanimée. Puis, là aussi fruit d’un hasard ou d’un développement nécessaire, apparut la vie ; sur une seule et minuscule poussière planétaire perdue dans l’infini. Du moins autant qu’on sache jusqu’ici. Depuis sur terre cette vie n’a cessé de croître, de plus en plus complexe et riche ; du végétal à l’animal, et de l’animal à l’animé par excellence : l’homme X. Et un beau jour, qui s’éclaire et s’éteint avec chacun des membres de notre espèce, la vie prit conscience d’exister. Car cette connaissance en quoi se résume toute autre n’est vivante et saignante que dans chaque homme, livrée en lui au temps qui la mène vers la mort, parce que l’esprit n’est que le plus vif d’un corps matériel, donc périssable. Cette mort, nul ne connaît la sienne, seulement celle de son prochain. Malheur à qui l’aime !

La vie… désormais un vivant la nomme et sait clairement qu’il y tient, au point de l’ôter, directement ou indirectement, à son semblable pour conserver la sienne. Ce plus précieux des biens : ma vie, et plus précieuse encore celle de mon ami (y ajouter un l’enrichit d’une différence essentielle). Qui cependant nous condamne à décrépir et à vieillir, même à donner la mort pour vivre en nous groupant en société pour faire la guerre à la nature et à notre pire ennemi : l’homme. Ainsi rendue consciente en chacun de nous de son amour d’elle-même et de son horreur de la mort, la vie se voit vouée à une absurdité meurtrière : au néant dont elle est la négation. Lire la suite

« Un Satan chrétien. La Parabole du Grand Inquisiteur de Dostoïevski »

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Un Satan chrétien

La Parabole du Grand Inquisiteur
de Dostoïevski

(Tiré de Quatre témoins de la liberté :
Rousseau, Montaigne, Berdiaev, Dostoïevski
.
Inédit, vers 1990)

1. Un texte non littéraire

Rares sont les textes de notre patrimoine littéraire qui ne se réduisent pas à ce que notre société qualifie de culture, sorte d’écume brillante sous laquelle elle camoufle sa structure scientifique et technique. Mais, parfois, tel écrit ne s’en tient pas au divertissement du conte ou au récit des phantasmes d’un individu, il témoigne de l’essentiel : de la vérité fondamentale sans laquelle la réalité reste obscure et une vie humaine privée de sens.

Ces écrits qui nous parlent encore sont en général dispersés çà et là dans des œuvres poétiques, littéraires, théâtrales ou philosophiques. Paillettes d’or égarées dans la montagne de livres accumulée par la culture, formant plus rarement une œuvre achevée. C’est ainsi que, dans la littérature mondiale et russe, dans l’énorme roman Les Frères Karamazov, de Dostoïevski, il faut mettre à part la Parabole du Grand Inquisiteur, elle-même reflet d’un autre texte, plus ancien. Comme il arrive toujours quand une parole chargée de sens « jaillit de source », à la différence de l’énorme masse d’écrits enregistrés par la culture, elle échappe au temps. Enracinée aux origines de l’homme, en éclairant son présent elle annonce prophétiquement son avenir. Tel est le cas de la Parabole du Grand Inquisiteur, en dehors d’un certain nombre de passages dispersés dans l’œuvre de Dostoïevski, notamment dans Les Possédés. Elle exprime méthodiquement les questions fondamentales, propres aux sociétés chrétiennes ou postchrétiennes, qui ont travaillé l’esprit du chrétien Dostoïevski, et qui se posent encore pour nous.

Dans sa parabole, qu’il qualifie de poème, Ivan Karamazov imagine que le Christ, redescendu sur terre à Séville au temps de l’Inquisition, ressuscite un enfant. Et le Grand Inquisiteur le fait arrêter, emprisonner dans un cachot du Saint-Office, où il vient trouver son prisonnier pour lui démontrer qu’il n’a rien à faire sur terre. Car, avec la liberté, il ne peut apporter aux hommes que le trouble et le malheur.

Nous n’avons pas affaire ici à une invention littéraire, mais à une inspiration prophétique concernant l’origine et les fins, qui s’appuie sur une autre, celle-là explicitement divine : les trois Tentations de l’Évangile. Pour Dostoïevski, « en ces trois questions tiennent toutes les contradictions insolubles de la nature humaine qui s’expriment dans son histoire » (1). Et si elles n’avaient pas été posées, toute la science humaine n’arriverait pas à le faire. Lire la suite

Citations, 54

La liberté est en contradiction avec le bonheur. La liberté authentique n’est pas satisfaction, mais risque, effort et non jouissance ; à l’extrême elle est l’angoisse de celui qui tient entre ses mains son salut et sa perte : la moins confortable des situations. Celui qui veut avant tout le bonheur doit sacrifier avant tout sa liberté, car la servitude le décharge du plus lourd des fardeaux : sa responsabilité – le conformisme est la première condition du confort. Le libéralisme répète à l’individu qu’être libre, c’est être heureux ; comme toute servitude apporte un semblant de paix, il finira par croire qu’être serf c’est être libre.

 

L’Etat, 1948. Economica, 1987

« Trois pas vers la liberté »

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Bernard Charbonneau

Trois pas vers la liberté
(inédit, vers 1990)

Les quelques pages qui suivent paraîtront sans doute, parce que trop générales, abstraites, éloignées de toute réalité concrète, naturelle ou humaine. Mais si les détails de cette weltanschauung – sinon philosophie – sont peu visibles, c’est parce qu’ils sont vus de trop haut, au bout de toute une longue vie, acharnée à poursuivre dans le même sens la même connaissance. Ce court texte vient en conclusion de près de vingt livres. En s’y référant, le lecteur pourra vérifier que l’auteur s’est au contraire préoccupé de l’infinie diversité des phénomènes concrets, matériels et humains, que les sens et l’esprit d’un homme peuvent enregistrer au cours de son existence. Ces quelques pages ne font que résumer tant d’autres.

I — On et moi

La société et l’individu ; à première vue tout l’homme. On : l’innommé humain ; car depuis les païens on ne se dit plus des forces de la nature. L’on, l’hom en général. Invisible et partout présent, l’insaisissable inexistant collectif. L’impersonnel ; mais comme pour notre espèce vouée à la liberté il est impensable, on pour le peuple devient aussitôt ils, ces responsables de nos malheurs.

En tout cas une chose est sûre, on ce n’est pas moi. Moi je… d’abord. L’individu présent en ce vif instant que je suis. À moi la douleur qui me poigne, la volupté qui me saille. Le possessif du possesseur : mon pain, ma maison, ma famille… Mes intérêts, mes rêves… Mes sensations, mes désirs, c’est moi qui les éprouve, non un autre. En moi le cœur, le centre interne, hors de moi l’externe. De toute évidence c’est moi d’abord qui existe. Et si on me dit que mes pensées et mes actes ne sont pas les miens, n’importe, c’est quand même moi qui le pense et le fais. Même s’ils me dépassent, à moi le sens et le non-sens, le oui et le non. Comment, sans même me l’avouer et encore moins me le dire, tel Stirner ne me prendrais-je pas pour le nombril de l’univers ?

Ma vie, ma peau, ma carrière ? Autant que le possesseur j’en suis le possédé ; qu’on y touche et l’on verra ! Mon ego est le rempart qui enferme tous mes biens ; comment ne pas jeter à la face du monde ce moi qui claque comme un soufflet ? À lui seul l’être, tout autre n’est qu’un reflet de celui-ci. Moi… ici même, aujourd’hui, l’individu que je suis. Mais alors, hier comme demain, à lui le néant. Lire la suite

« Problèmes théoriques et pratiques du mouvement écologique en Europe »

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Bernard Charbonneau

Problèmes théoriques et pratiques
du mouvement écologique en Europe

(Article paru en avril 1977
dans Foi et Vie)

Ce qu’on appelle le « mouvement écologique » est sans doute la grande nouveauté sociale et politique de ces dernières années. Depuis 1970 il a fait en quelque sorte irruption dans la jeunesse des pays développés : en Amérique, dans les pays du Nord puis en France. La nature est à la mode et ne se vend que trop bien. Partout se multiplient les comités de défense qui s’opposent à telle ou telle opération de développement, notamment aux centrales nucléaires. Des communautés de jeunes tentent de s’établir à la campagne. Enfin des candidats verts obtiennent des pourcentages importants de voix (7 % à Paris, plus de 10 % en Alsace). D’après certaines enquêtes d’opinion, un jeune sur deux serait prêt à soutenir un candidat écologique. Mais ce succès même pose un problème : a-t-il laissé au mouvement écologique le temps d’enraciner son action dans une pensée solide et profonde ? Il ne faudrait pas que le sentiment, légitime, de l’urgence lui fasse oublier une des grandes lois de l’écologie : qu’il n’est de fruit nourrissant et fertile qu’au bout d’un temps de maturation. Le texte où ce problème est posé a été rédigé pour une réunion tenue à Paris les 11-12 décembre 1976 qui rassemblait des représentants du mouvement écologique européen (1). Bien entendu, il représente d’abord l’opinion de son auteur qui s’est contenté de quelques modifications pour en faire un article. 

I. Problèmes théoriques 

1. — Nécessité d’une réflexion fondamentale et globale.

De même que le bouleversement de la terre par le « développement », sa critique ne peut être que globale, allant jusqu’au fond de l’essentiel et embrassant l’ensemble de l’espace-temps terrestre.

On ne saurait trop proclamer l’énorme évidence : à savoir que nous sommes pris dans une prodigieuse mue (positive ou négative, là n’est pas la question car elle est vertigineusement ambiguë) qui s’étend à la totalité de l’œkoumène et met en cause ce que l’on avait cru jusqu’ici être l’invincible nature et l’immuable nature humaine.

Notre seule chance de réussir est de ne pas nous illusionner sur l’étendue d’une tâche qui nous oblige à la fois à attaquer le phénomène à sa racine et dans toutes ses répercussions matérielles, biologiques, économiques, sociales et politiques. Peut-être jamais dans l’histoire, des hommes ne se sont vus ainsi contraints à un tel renversement du cours des choses, donc pour une part des valeurs de l’époque.  Lire la suite

Chronique de l’an deux mille (10)

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Bernard Charbonneau

Chronique de l’an deux mille (10)
(Article paru en décembre 1980
dans Foi et Vie)

Je dois aux lecteurs de Foi et Vie quelques mots d’explication sur le changement de forme, sinon de contenu, de cette chronique. Elle consiste en la préface d’un livre impubliable sur la « Seconde Nature » : la société autrement dit culture, héritière infidèle de la première, dont l’environnement artificiel se substitue à la terre originelle. Les chroniques suivantes rassembleront des textes courts sur la société ancienne et nouvelle. Ce faisant, je ne crois pas trahir Chronos, ni l’esprit d’une revue qui se réclame de la tradition prophétique et évangélique. Peut-il y avoir une religion, une vérité, une vie communes qui ne soient pas un pur fait social ? Peut-être que ceux qui se réclament de la tradition réformée (en fait bien plus ancienne) seront-ils plus aptes à comprendre qu’une telle question n’est ni vaine ni résolue d’avance. 

 

Une seconde nature 

Je prétends parler ici de la société : de la mer qui me porte et du sang qui coule dans mes veines ; du vivant déluge dont le flot couvre aujourd’hui la terre et dont les eaux s’infiltrent jusqu’au plus secret de mon cœur. Pour désigner cette puissance protéiforme, je dirai la société. Mais son nom est Légion : Armée, État, Église, celle de toujours et bien entendu d’abord celle d’aujourd’hui. Innombrable, elle est ici peuple et là chef, obéissance ou transgression des lois : ici morale et là fête. À perte de vue stagne la grisaille quotidienne, mais là-haut flambe au soleil un totem ou un drapeau. Le cor retentit, le troupeau se rassemble, l’hydre aux millions de têtes. Le collectif, clan, parti ou groupe. Qu’il est bruyant, qu’il pue, qu’on y étouffe ! Mais qu’il y fait tiède, et qu’il fait bon de se ruer en bêlant vers le pacage ou l’abattoir. Un individu peut un instant s’écarter du troupeau, mais plus il s’éloigne, plus se tend l’invisible lien qui vous ramène à lui. L’homme a le choix : sortir du rang ou le rejoindre, c’est-à-dire mourir seul ou mourir pour la France.  Lire la suite

Citations, 44

La personne qui s’éveille à la liberté se découvre au cœur du présent, mais ce présent, nul ne peut le saisir. Tout homme conscient vit sur le tranchant d’une épée, qui est celle du temps ; et s’il aime, le fil de cette épée appuie sur son cœur. Toute liberté aspire à l’éternité, et elle apprend ainsi qu’elle n’est qu’un phantasme, bientôt englouti dans le néant. Être libre : être un homme, est une angoisse ; et cette angoisse n’a qu’une issue : le conflit, avec la nature, la société et soi-même. Il est déjà dur de se découvrir libre, le pire est qu’il faille le devenir. La liberté n’est pas donnée elle est à prendre, soit qu’on la pense, soit qu’on la vive. Être libre c’est s’affranchir : toute liberté est libération. L’homme libre apprend vite qu’il doit la conquérir sur les penchants de la nature et les préjugés du monde. Assiégé de toutes parts, il lui faut de plus se battre dans la place, car la nature et le monde sont d’abord en lui. Seul, comme il le sera dans l’agonie, il affronte les dieux, les choses et les hommes, le cœur à vif et à mains nues.

 

Je fus, essai sur la liberté, Opales, 2000

Citations, 43

 

 

Depuis Hiroshima un signe étoile de notre ciel, signe d’une question aussi vieille qu’Adam. Serons-nous les maîtres ou les serfs de la force divine captive des formes de la création ? […] Entre le néant et nous, il n’y a plus probablement aujourd’hui que notre liberté ; terrible liberté, puisque seule une décision de la sagesse et de la volonté humaines peut soutenir le ciel sur nos têtes. L’heure de la majorité de l’homme a sonné, il est libre. Désormais, il n’y a plus de secondes qu’il ne puisse vivre sans l’avoir choisie ; l’espèce entière ne peut espérer survivre qu’en se comportant en personne responsable.

Le Système et le Chaos, Anthropos, 1973, rééd. Sang de la terre, 2012.

Christian Roy, « Entre pensée et nature : le personnalisme gascon »

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Christian Roy

Entre pensée et nature :
le personnalisme gascon

 Tiré de Une vie entière à dénoncer la grande imposture,
Jacques Prades (dir.), Erès, 1997,

 Je verrais volontiers dans le personnalisme un effort pour redonner à la vie son unité [… or] je ne crois pas qu’elle puisse être trouvée dans le plus parfait des systèmes, mais dans une force vivante capable d’apporter la même lumière dans tous les domaines […]. Pour l’instant le mien [est] le problème de la nature – c’est-à-dire de la rupture du lien qui unit l’individu au cosmos. Ce qui signifie citadins, paysans, maisonnette de banlieue et autobus pour le marché, Giono et boy-scouts, coopératives et cités-jardins ; beaucoup de choses, mais vues en fonction d’une expérience qui est, elle, unique : le miracle de la personne, le fait que ce qu’elle est nul ne peut l’être à sa place. Pourquoi n’essayerions-nous pas de prononcer avec une naïveté totale ce mot aujourd’hui éculé : la Liberté ?

(Lettre de Bernard Charbonneau à Emmanuel Mounier, en
réponse à la circulaire « Pour la formation d’un Collège personnaliste », vers 1937).

Dans la destinée de Bernard Charbonneau, l’amertume du rôle de prophète méconnu de son vivant est doublée de l’ironie du disciple éclipsant le maître à son corps défendant : Jacques Ellul en effet n’a cessé de rappeler, sans trouver le moindre écho parmi son audience mondiale, que c’est son ami Charbonneau qui, à partir de 1930 environ, lui « a fait comprendre ce qu’était notre société. De façon très concrète, il m’a engagé dans ce qui allait devenir l’un des deux grands thèmes de recherche de ma vie : la technique » (1). C’est ensemble qu’ils le formulèrent dans les années qui suivirent, prenant comme forum et banc d’essai les groupes régionaux du mouvement personnaliste qu’ils animèrent dans le sud-ouest de la France. Mais ceux-ci évoluaient librement entre les deux pôles du mouvement qu’étaient les revues Esprit d’Emmanuel Mounier et L’Ordre nouveau d’Arnaud Dandieu, avant de se détacher de la première en 1938 ; ainsi étaient consacrées l’autonomie et l’originalité de cette fraction gasconne, véritable troisième voie du personnalisme.

Tel que défini par Charbonneau et Ellul, ce personnalisme gascon avait pour fondement « le sentiment de la nature, force révolutionnaire », objet d’un des nombreux manifestes et textes doctrinaux qui renferment la première conception complète d’une « écologie politique », conçue en opposition à l’ensemble des idéologies de la société industrielle, qu’elles soient libérales ou totalitaires, comme le projet d’une « éthique de la liberté » (pour reprendre le titre de la « somme théologique » d’Ellul) (2), à vivre dans un rapport dialectique au donné de la nature et de l’héritage socioculturel. C’est dans le prolongement de ce mouvement personnaliste gascon des années trente et quarante que s’inscrivent l’œuvre d’Ellul aussi bien que celle de Charbonneau, qui lui vaudra une certaine audience dans le mouvement écologique français des années soixante et soixante-dix. Mais c’est plutôt le rôle de précurseur de Bernard Charbonneau que je m’attacherai à décrire ici, en suivant sa démarche intellectuelle et politique jusqu’au seuil de l’ère atomique. Hiroshima confirmait en effet l’intuition qui le guidait de longue date sur « la grande mue » de l’espèce humaine sous l’effet de la science, fruit de sa liberté envers la nature qui menaçait d’engloutir l’une et l’autre, liées désormais par ce commun péril. Lire la suite

Sébastien Morillon, « Bernard Charbonneau (1910-1996) »

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Sébastien Morillon

Bernard Charbonneau (1910-1996)

1re partie
Foi et Vie, décembre 2010

« Sauver la nature – celle de la Terre vivante et non celle d’un Cosmos invincible – qui me donne la vie et ses joies comme à tout homme. Et sauver la liberté : la mienne et celle de mes semblables. Vivre et servir cette vérité quoi qu’il arrive : la crise, la guerre et la révolution, serais-je le seul à parler devant un mur. »

(Bernard Charbonneau, « Bio-graphie »,
in
Combat Nature, n° 106, août 1994, p. 38)

« L’un des plus grands penseurs de ce temps (1)… »

(Jacques Ellul)

« Bernard Charbonneau est né le 28 novembre 1910 à Bordeaux (Gironde). Aujourd’hui, avec l’accélération du temps entraînée par l’explosion scientifique et technique, autant dire, il y a plusieurs siècles. De la Belle Époque à la Grande Guerre, à l’entre-deux-guerres et à la seconde, encore plus grande ; de la Révolution pour la justice sociale à Staline et à l’écroulement de l’URSS. Des Trente Glorieuses du développement sans problème à sa crise, de la bombe atomique à la bombe génétique. Du déluge des bagnoles à la mode écolo. De l’existence à la mort de Dieu. Comment faire comprendre l’énormité de cette mue de notre espèce et qu’à travers ses avatars on doit maintenir son cap, si l’on veut que l’homme reste un homme sur la terre ? »

(Bernard Charbonneau, « Bio-graphie »,
in Combat Nature, n° 106, août 1994, p. 37)

« Parce que c’était lui, parce que c’était moi… » ?

Jacques Ellul disait de son ami Bernard Charbonneau, de deux ans son aîné : « Bernard a été l’élément décisif dans le développement de ma personnalité comme de ma vie intellectuelle. Homme sans concessions dans tous les domaines, il m’a influencé par son exigence morale, son intransigeance et sa rigueur (2). » Dans un court article de 1985, il explique : « Nous avions découvert, au début des années trente, une convergence de nos inquiétudes et de nos révoltes. Mais il était incomparablement plus avancé que moi. Il avait une connaissance de la pensée révolutionnaire et une appréhension de notre société qui m’éblouissaient. Je me suis mis à son école, dans cette orientation socialiste, qui refusait à la fois la mollesse de la SFIO, la dictature du communisme et qui cherchait une voie originale pour la révolution. » Plus loin, il note : « Bernard Charbonneau était le premier à dépasser la critique du machinisme et de l’industrie pour accéder à une vue globale de la technique comme pouvoir structurant de la société moderne. » Avec modestie, Jacques Ellul confie encore, à propos des tentatives pour « constituer des groupes orientés vers une prise de conscience révolutionnaire » : « Je fus pour lui, je dois le dire, un second aussi fidèle que possible mais sans cesse dépassé par le renouvellement et l’approfondissement de sa compréhension de la société occidentale moderne, de l’homme dans cette société, du sociologique en lui-même, et aussi sans cesse remis en question par son impitoyable critique (3). » Lire la suite

Citations, 36

Il a pu te sembler bizarre que j’aie pu faire grève, je ne suis pas membre de la CGT […]. Mais la grève a pu apparaître comme un acte grave comportant certains risques et c’est à ce point de vue-là que je me suis placé. […] Ceux qui faisaient grève étaient menacés de révocation, les autres recevaient l’éloge du gouvernement, on était forcément placé dans l’un ou l’autre parti (et Dieu sait, si le gouvernement avait appliqué sa menace, si l’abîme aurait été grand entre les révoqués et ceux qui auraient continué à passer à la caisse). D’autre part il m’était personnellement très dur de me prononcer parce qu’il m’est apparu alors avec une grande clarté que je n’avais jamais eu l’occasion de me trouver en conflit dangereux avec l’ordre social. La vie de fonctionnaire et de Français moyen supprime les plus petites occasions de conflit violent avec l’ordre social établi. Je t’assure que j’ai pu mesurer à quel point il est parfois surprenant de prendre une responsabilité de cet ordre et je crois que si je n’avais [pas] choisi le risque je n’aurais jamais pu affirmer du fond du cœur que je n’avais pas succombé à la crainte d’entrer en conflit avec la société. Il y a autre chose. À quatre heures du soir le mardi, les profs ont reçu une circulaire ministérielle impérieuse qui nous menaçait de la révocation et de la prison, un appel direct à la lâcheté. J’aurais pu la mépriser totalement, mais nous ne pouvons pas rester complètement impassibles lorsqu’on nous menace de nous enlever le beefsteack. J’ai eu peur mais en même temps une violente poussée de colère me révélait brusquement que les idées pour lesquelles je me croyais obligé de lutter étai[en]t réellement vivantes ; bien que les rapports entre la grève et celles-ci fussent très lointains elles ont eu suffisamment de force pour me mettre en contradiction avec l’état social, pour me forcer pour la première fois à avoir une conduite cohérente ; je t’assure que j’ai pu saisir à quel point ce qui fait la force d’un homme ce n’est pas son caractère (je me sais absolument incapable de courage, tu connais ma prudence) mais la vigueur (le degré de vérité) de sa conviction. […] Je sais maintenant que cette société est une idole, que j’y suis un étranger, elle pourra me faire céder par la peur, elle pourra me briser, sa domination n’est plus qu’une force brutale. […]

 

Lettre à Jacques Ellul, décembre 1938

« Le sentiment de la nature, force révolutionnaire »

Lorsqu’il rédige ce texte, Bernard Charbonneau a 26 ans. Avec son ami Jacques Ellul, il a rejoint les personnalistes de la revue Esprit et publié les Directives pour un mouvement personnaliste deux ans plus tôt. Contre le capitalisme libéral et contre le communisme soviétique, le personnalisme communautaire se voulait une « troisième voie », fondée sur le respect et l’accomplissement de la personne humaine. Ellul et Charbonneau quitteront bientôt ce mouvement, quand celui-ci s’abandonnera aux mirages de la technique et du progrès, et continueront leurs foisonnantes recherches en toute liberté et toute indépendance.

Version imprimable du Sentiment de la nature

Le sentiment de la nature, force révolutionnaire

Le sentiment de la nature, force révolutionnaire ? Est-ce bien le moment de s’occuper d’un sujet aussi inactuel ? Force révolutionnaire ? Non, tout le monde sait que la véritable force révolutionnaire, c’est la haine du nain Chiappe ou du chameau Blum. Le sentiment de la nature, c’est une émotion littéraire : un beau jeune homme brun absorbé dans ses pensées devant un lac ; un lac où il ne fera jamais de canot et où il ne pêchera jamais.

Pour nous faire confondre nature et littérature, la civilisation actuelle nous a invertis. Le sentiment de la nature n’est pas le monopole des gens cultivés, et sa plus belle expression n’est qu’un balbutiement informe. D’autre part, comme toute puissance poétique, le sentiment de la nature est une force vulgaire et, si l’on cherchait bien, on trouverait à son actif la chute de quelques ministres polis ou réalistes. Certes, il est bien plus facile de trouver à la source des révolutions des faits « précis » comme la haine d’un personnage en vue ou le gros volume d’un doctrinaire distingué. Mais la haine est à fleur de nerfs, elle pourra provoquer l’émeute, elle n’accouchera pas d’une révolution ; ce qui nous intéresse, c’est de connaître la révolte qui a fait écrire le gros livre, la fièvre qui couvait dans les autres hommes qui l’ont lu, qui n’y ont plus vu l’imprimé mais le cri décuplé de leur propre indignation. Alors, si nous faisons effort pour saisir à sa source même l’esprit révolutionnaire, là où il jaillit le plus violent et le plus dru, nous trouverons, présent ou caché, le sentiment de la nature.

Tant qu’il y aura des gouvernements bien organisés, les ministres de la police feront bien de se méfier des jeunes qui partent seuls parcourir les chemins creux : ce sont certainement de mauvais esprits, beaucoup plus que tel sénateur communiste ; « mais ils sont si gentils, ils ont des idées généreuses et vagues, ils ne font pas de politique » – sans doute, mais il se peut toujours à la longue qu’un mauvais esprit finisse par devenir conscient de ses exigences. Les gouvernements se méfient des excités possédés par l’esprit de justice, le sentiment d’une misère commune ; qu’ils se méfient aussi de l’amour authentique de la nature, car si un jour, brisant brutalement les constructions subtiles de la politique, un mouvement se dresse contre la plus raffinée des civilisations, ce sentiment en sera la force essentielle. Lire la suite

Citations, 32

D’un dernier coup de reins la crête enfin vaincue basculait avec le sac, et de tous côtés les monts déferlaient dans le vent. Ce n’était pas là vain spectacle; sous un ciel plus bas le bleu de la paroi était alors celui d’une menace où les yeux cherchaient anxieusement un passage. Et la brèche juste franchie à la chute du jour, s’ouvrait sur la beauté même de la paix. Le voyageur ne considérera jamais qu’un monde peint sur la platitude de l’apparence, il n’y pénétrera jamais, si l’acte de la personne ne fait pénétrer en lui le relief des choses: mais la pointe des rocs est alors parfois celle d’une épée.

Chroniques de l’an deux mille (1)

Chronique de l’an deux mille (2)

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Bernard Charbonneau

Chronique de l’an deux mille (2)

(Article paru en décembre 1972
dans Foi et Vie)

De la nécessité et du hasard, et de celui qui est pris entre les deux

Bien que notre époque ne sache guère où elle va, elle continue de s’interroger sur le sens de l’univers et de l’homme. Et faute d’autres références communes elle s’adresse à la science pour lui fournir des indications. Mais frappe-t-elle à la bonne porte ? C’est douteux, la science nous dit ce qui est, et c’est tout, pas quel est le sens de l’univers et de nous-mêmes : sinon elle n’est que scientisme. Mais alors à qui s’adresser aujourd’hui, puisque ce besoin d’un sens a été inscrit – par suite de quel hasard ou de quelle nécessité ? – dans nos gênes. À Dieu ? Il est mort, ou plus ou moins muet pour ce qui est de ce monde. À Karl Marx ? C’est moins de saison depuis quelques années. C’est pourquoi nous espérons que la science nous fournira au moins quelques cartes dont nous pourrons déduire l’ensemble du jeu. Ainsi depuis ses débuts, à chaque phase de l’ère moderne, nous interrogeons le sphinx, qui n’a pas de cœur, tout juste une tête.

Et à chaque époque, sous forme de livres, il nous fournit un oracle provisoire, exprimé dans le patois local. Après 1945 il fut donné aux Français, qui sortaient tout juste du sein de la guerre et de leur mère l’Église, par un paléontologue en soutane : le révérend père Teilhard. C’est l’époque où l’on croyait au progrès sans restrictions, et l’Évolution – ou Staline – vous menait par la main jusque dans la noosphère. Puis les temps et les générations ont changé. Il est apparu que le progrès, l’histoire et l’évolution, c’était plus compliqué que cela, quelques accrocs s’étant produits dans le système. Et d’autres autorités, plus compétentes, des biologistes cette fois, sont venues nous informer. M. Monod nous a parlé du Hasard et de la Nécessité, et M. Jacob de La Logique du vivant.

Pas question de suivre la démonstration dans le détail pour un profane, qui n’a pas fait d’études de biologie ; mais nous pouvons faire confiance, les auteurs ayant reçu le prix Nobel – malheureusement pas de théologie, ce prix n’étant plus distribué depuis qu’il fut donné par Rome à saint Thomas. Cependant, l’ensemble n’en reste pas moins assez clair. L’univers, comme on pouvait s’y attendre en se référant à la science et non à quelque bâtard de science et de religion, perd la belle logique qu’il avait à l’époque du Père Teilhard. Il devient à la fois plus rigoureux et contingent, et Jésus-Christ a encore moins à voir à l’affaire. Lire la suite

Citations, 30

Vérité et réalité, esprit et corps, liberté et nécessité, ces termes contradictoires désignent une même expérience : celle d’un homme. La logique peut les opposer, nous ne pouvons parler de l’un sans parler de l’autre. Comme le jour et la nuit, c’est leur opposition même qui les unit. S’il n’y avait pas l’enfer il n’y aurait pas de ciel, pas de liberté s’il n’y avait de nécessité, mais des limbes indistinctes. Et surtout il n’y aurait pas d’homme sur terre, contemplant cet horizon qui les sépare et où l’un et l’autre se rencontrent. Plus il prend conscience de sa condition, mieux il les distingue – pour les réunir.

 

Je fus, essai sur la liberté, Opales, 2000

Chronique de l’an deux mille (1)

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Bernard Charbonneau

Chronique de l’an deux mille (1)

(Article paru en décembre 1971
dans Foi et Vie)

(Foi et Vie ouvre ici une chronique permanente, intitulée « Chronique de l’an deux mille » et qui sera assurée par Bernard Charbonneau, que nous remercions d’entreprendre ce service.)

Jusqu’à une époque récente, l’état du monde était l’immobilité, ou du moins, l’évolution restant lente, son apparence : les sociétés mettant plus de temps à vieillir et à mourir que les individus. Tandis que depuis la première, et surtout la seconde crise de nerfs de l’Espèce, nous traversons une mue : les murs tremblent et s’écroulent, et par conséquent les dogmes se mettent à leur tour à bouger. Aujourd’hui tout homme qui ne vit pas au Jour le Jour – et dans ce courant jamais ce ne fut aussi difficile –, sait qu’il passe d’un monde révolu à un autre. Dans cette traverse incertaine et angoissante, deux tentations menacent ; se cramponner à un passé, à une Vérité, à un Homme, illusoirement immuables ; ou plus encore s’abandonner au flot, croire au Progrès, s’adapter au présent, à l’Histoire. La première abdication pourrait être qualifiée de réactionnaire, et la seconde de progressiste ; mais en réalité elles se combinent : tout peut changer puisqu’au fond rien ne change, Dieu sera toujours Dieu, et l’Homme toujours l’Homme.

Le but de cette chronique est exactement inverse. Persuadé qu’il est au cœur de l’homme un trésor intangible, et qu’il peut le sauver ou le perdre, ancré dans le torrent, je me demande d’où il vient et où il va : j’interroge l’actualité afin de ne pas m’y engloutir, cherchant à saisir le durable dans le vif et le fugace de l’événement. Mais aujourd’hui, qu’il faut lutter et bouger pour rester soi-même !

Vacances espagnoles. – Rias de Santander

L’an 2000 sera-t-il habitable ? Pour le savoir, il faudrait le concevoir, or la prospective ne dépasse guère l’horizon de 1985. Et si elle nous dit beaucoup des tonnages elle ne nous parle guère des hommes. En attendant, nous avons 1970 qui l’annonce et, le temps s’accélérant, sans doute serons-nous en deux mille dès 1995. Mais pour le moment le présent n’est guère habitable, c’est une sorte de vestibule entre une pièce crasseuse encombrée de souvenirs et un extérieur lumineux. C’est un endroit où l’on passe et d’où l’on sort, en tout cas d’où l’on sortirait volontiers pour aller ailleurs. Lire la suite

Citations, 28

En dépit des apparences, l’écofascisme a l’avenir pour lui, et il pourrait être aussi bien le fait d’un régime totalitaire de gauche que de droite sous la pression de la nécessité. En effet, les gouvernements seront de plus en plus contraints d’agir pour gérer des ressources et un espace qui se raréfient. Une comptabilité exhaustive enregistrera, avec tous les coûts, les biens autrefois gratuits qu’utilise l’industrie industrielle et touristique.
La mer, le paysage et le silence deviendront des produits réglementés et fabriqués, payés comme tels. Et la répartition de ces biens essentiels sera réglée selon les cas par la loi du marché ou le rationnement que tempérera
l’inévitable marché noir. La préservation du taux d’oxygène nécessaire à la vie ne pourra être assurée qu’en sacrifiant cet autre fluide vital : la liberté. Mais, comme en temps de guerre, la défense du bien commun, de la terre, vaudra le sacrifice. Déjà l’action des écologistes a commencé à tisser ce filet de règlements assortis d’amendes et de prison qui protègera la nature contre son exploitation incontrôlée. Que faire d’autre ? Ce qui nous attend, comme pendant la dernière guerre totale, c’est probablement un mélange d’organisation technocratique et de retour à l’âge de pierre.
Le Feu vert, Karthala, 1980 ;  Parangon, 2009.

Citations, 27

Fabricant d’un superflu qui peut être indéfiniment accru, l’industrie du loisir est l’un des moteurs du développement et, comme la nature est son principal objet, la première cause de son ravage. Seule la guerre peut gaspiller encore plus de d’énergie et d’espace. Or ce loisir standardisé et concentré parce qu’organisé n’a pas de raison d’être, n’était-ce les profits des tours operators. Car sa justification est de fournir à tous ce qu’il anéantit : la nature et la liberté.

Le Feu vert, Parangon, 1980

« Le sens de la terre chez Bernard Charbonneau », par Daniel Cérézuelle

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Daniel Cérézuelle

Le sens de la terre
chez Bernard Charbonneau

(Texte paru dans les Actes du colloque
« Bernard Charbonneau : habiter la terre », Pau, 2011)

« Je vous enseignerai le sens de la terre. »
(Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra)

Pour clarifier la place centrale que Charbonneau accorde à la question des relations que l’homme entretient avec la Terre, il faut d’abord partir de la compréhension du changement social qui est la sienne.

I. – La Grande Mue

Dès son adolescence urbaine, Charbonneau a su que l’essentiel de la transformation de la société à laquelle il assistait n’était pas le changement que des groupes humains essaient d’imposer à d’autres – au nom de leur conception du bien – par la force des haut-parleurs ou par celle des canons.

Bien plus que le jeu des forces politiques de droite ou de gauche, ce qui à ses yeux détermine les transformations de la vie des hommes, c’est d’abord et surtout ce qu’il appelle la « Grande Mue » de l’humanité, c’est-à-dire la montée en puissance accélérée du pouvoir de l’humanité dans tous les domaines.

Cette notion de Grande Mue est importante et elle est fréquemment utilisée par Charbonneau dans des textes rédigés à diverses étapes de sa vie ; nous nous bornerons ici à reprendre la définition qu’il en donne dans Le Système et le Chaos :

La croissance technique et économique indéfinie est à la fois le fait et le dogme fondamental de notre temps. Comme l’immutabilité d’un ordre à la fois naturel et divin fut celui du passé. La grande mue qui travaille les sociétés industrielles, et les autres à leur suite, est à la fois la réalité immédiate que nous pouvons appréhender dans le quotidien de notre vie et le moteur profond d’une histoire que religions et idéologies s’époumonent à suivre ; chaque homme l’expérimente à chaque instant et partout, par-delà classes et frontières elle met en jeu l’humanité. (1)

Lire la suite

Citations, 25

Mais le plus souvent la religion n’est pas une question, c’est une réponse que vient nous livrer à domicile le gourou du coin. N’étant pas de la boutique, je n’ai pas à vendre ce tranquillisant aux écologistes, tout au plus puis-je éclairer leur chemin. C’est pourquoi j’y ai placé ces deux pancartes tirées de la décharge publique : la nature et, surtout, la liberté.

Le Feu vert, Karthala, 1980

Citations, 23

Et nous voici, tenant à la main la moitié déchirée de cette image qui fut l’homme : les réalistes sans pensée, ou les penseurs ignorant du réel. Par les voies du rêve, puis celle de l’action, toujours condamnés à produire des fruits empoisonnés. Car il est aussi facile d’agir sans pensée que de penser sans agir… Si la révolte humaine veut la proie de la liberté et non l’ombre, il lui faut tenir à la fois les deux bouts de ce tout dont une part plonge aux enfers et dont l’autre s’envole vers la lumière. La matière et l’esprit, la nécessité et la liberté, l’efficace et le juste, la société et l’individu, il nous faut réunir l’un et l’autre. Tout est dans la conjonction. Mais pour être un homme, pour rassembler ainsi ce qui se fuit vers en bas et vers en haut de toute la force du corps et de l’intellect, il faut l’énergie d’Hercule…

Prométhée réenchaîné, La Table ronde

Citations, 21

 On comprend qu’on soit tenté de fuir ce redoutable honneur qui nous découvre seul, portant la terre et l’univers sur nos épaules. Si l’homme, se réengloutissant dans le tout social, devait un jour se détruire avec sa maison, il aurait seulement démontré que sa liberté n’était qu’un mythe dépassant de trop haut la taille de l’anthropoïde. Et la nature aurait automatiquement rectifié son erreur. 

Le Feu vert, éditions Parangon.

«La décroissance contre le totalitarisme de l’écologisme politique», par Clément Homs

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Clément Homs

Lire Bernard Charbonneau. La décroissance contre le totalitarisme
de l’écologisme politique

(Un texte rédigé en 2007, mis en ligne sur le site décroissance.info  puis sur celui du collectif Lieux communs)

 

La protection de la nature suppose un minimum d’organisation, mais celle-ci étant l’antithèse de la nature, l’organiser équivaut le plus souvent à la détruire. 

Nous courons d’abord le risque, non négligeable, d’une destruction de l’homme par celle de son milieu ; car une bonne prospective ne doit pas oublier qu’un siècle de société industrielle n’est rien, et qu’elle vient juste de naître. Et même si la connaissance scientifique et la maîtrise technique du milieu humain devaient progresser au même rythme géométrique que sa destruction, il n’en reste pas moins que, pour sauver l’homme d’une destruction physique, il faudra mettre sur pied une organisation totale qui risque d’atrophier cette liberté, spirituelle et charnelle, sans laquelle le nom de l’homme n’est plus qu’un mot. En dehors de l’équilibre naturel dont nous sommes issus – si les données actuelles ne changent pas –, nous n’avons qu’un autre avenir : un univers résolument artificiel, purement social. […] Mais, tels que nous sommes encore, qui de nous prétendrait sérieusement assumer un tel avenir ? Il nous faut l’infini du ciel sur la tête ; sinon nous perdrons la vue, surtout celle de la conscience. Si l’espèce humaine s’enfonçait ainsi dans les ténèbres, elle n’aurait fait qu’aboutir, un peu plus loin, à la même impasse obscure que les insectes. 

Bernard Charbonneau, Le Jardin de Babylone.

Publié pour la première fois en 1969, Le Jardin de Babylone est, parmi la vingtaine de livres de Bernard Charbonneau (1), celui où il s’est plus particulièrement attaché à montrer comment, après avoir ravagé la nature, la société industrielle finissait de l’anéantir en la « protégeant », en l’organisant. Le « sentiment de la nature » et la compassion envers elle, si présents chez les professionnels de l’écologisme politique, étaient alors interprétés magistralement comme le produit même des sociétés industrielles. Et ce n’est pas le moindre mérite de cet ouvrage que d’avoir dénoncé si tôt ce que devait nécessairement devenir la « défense de la nature » dès lors qu’elle séparait sa cause de celle de la liberté. « L’indigne régression que constitue de ce point de vue l’écologisme politique, écrivent ainsi les éditions de l’Encyclopédie des nuisances, était ainsi jugée là par avance » (2). Lire la suite

«Qui était Bernard Charbonneau ?» par Daniel Junquas

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Daniel Junquas

Qui était Bernard Charbonneau ?

 

(Cette biographie intellectuelle de Bernard Charbonneau a été écrite par l’un de ses anciens élèves, Daniel Junquas, qui anime aujourd’hui un café philo à Biarritz. Elle a été mise en ligne en 2010 sur le site de l’école normale de Lescar.)

C’est vers la fin des années 1960 et au début des années 70, que j’ai eu le privilège de compter parmi les derniers élèves de Bernard Charbonneau, lequel enseignait l’histoire et la géographie à l’école normale des Pyrénées-Atlantiques.

Au début de sa carrière, après être passé par Bordeaux, ce professeur agrégé aurait pu choisir de « monter » à Paris où il serait certainement devenu ce qu’il est convenu d’appeler un « brillant universitaire », mais il préférait la campagne, le silence des roches et le murmure des ruisseaux. Il opta donc pour la province et pour cette petite école normale d’instituteurs nichée dans l’ancien couvent des moines barnabites, à l’ombre de la cathédrale de Lescar.

Si l’on interroge ses anciens élèves, force est de constater qu’il a laissé dans leurs mémoires une trace profonde ; celle d’un professeur hors normes. Comme il n’hésitait pas à agrémenter son cours d’anecdotes piquantes, nous devinions qu’il y avait chez lui un côté iconoclaste et libertaire, mais, et cela je ne l’ai appris que plus tard, l’homme ne se résumait pas à sa fonction d’enseignant. On aurait certes pu le deviner en se donnant la peine de dénicher ses manuscrits, feuillets dactylographiés reliés d’une grossière toile gris-bleu, qui occupaient une place relativement modeste sur l’une des étagères hautes de la bibliothèque. M’étant risqué à cet exercice, je crus déceler une odeur sulfureuse : tel ouvrage offrait, dans un style ironique, la technique pour plumer le coq gaulois, tel autre prétendait aider les humains à résister à un monstre effrayant : le Léviathan totalitaire (1). Le contenu de ces ouvrages avait bien de quoi dérouter l’adolescent que j’étais, partagé entre deux sectes normaliennes d’importances inégales : celle des amateurs de rugby et de vin de Madiran et celle, bien plus restreinte, des intellectuels que l’on appelait par dérision les « pélos ». J’ignorais à l’époque que le fait de refuser l’embrigadement total dans un groupe avec ses codes et ses règles pouvait me rapprocher des idées « charbonniennes ».

Mai  1968 : Même au fin fond du Béarn, l’onde de choc des « événements » se fit tout de même fait sentir et la vague bruyante et colorée de la contestation étudiante vint s’étaler jusqu’à Pau. Nous pûmes, nous aussi « un tant soit peu » (pour reprendre une expression charbonnienne), communier dans la ferveur révolutionnaire : discours enflammés des leaders, charges des CRS (SS !) et grenades lacrymogènes à la clef. Alors que, l’oreille collée à la radio, certains d’entre nous vivaient par procuration la révolte parisienne, au détour d’un des couloirs conventuels s’improvisaient parfois des débats philosophico-politiques. Lire la suite

« Un témoin de la liberté », par Daniel Cérézuelle

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Daniel Cérézuelle

Un témoin de la liberté

(Préface à Je fus, Opales, 2000)

Penser les contradictions de son temps 

L’essentiel de Je fus a été rédigé vers 1950 mais Bernard Charbonneau n’a pas pu le faire publier de son vivant. Après l’avoir présenté en vain à nombre d’éditeurs, il a dû se résoudre à le faire imprimer à compte d’auteur en 1980. S’il aura fallu presque cinquante ans pour qu’un éditeur accepte de publier ce livre, c’est parce que la lumière que celui-ci jette sur son époque et ses contradictions est cruelle. Ce livre a été écrit initialement pour des générations qui ont consenti tour à tour au nom de l’État-Nation aux horreurs de deux guerres mondiales puis à l’accumulation de terrifiants arsenaux nucléaires, qui ont légitimé au nom du développement économique le saccage des campagnes et de la nature, qui ont justifié au nom de l’efficacité politique des régimes totalitaires de gauche ou de droite et qui ont accepté au nom de la liberté la soumission de la vie quotidienne aux contraintes dépersonnalisantes de l’organisation industrielle et bureaucratique.

C’est l’expérience des catastrophes du XX siècle qui a acculé Charbonneau à repenser le sens de la liberté. Son œuvre, et plus particulièrement ce livre, repose sur une double conviction :

D’une part, il considère que les évolutions désastreuses de son temps ne sont pas accidentelles. Elles ont une unité ; elles résultent de la dynamique de la modernité : ce sont autant de conséquences de ce qu’il appelle la « Grande Mue », c’est-à-dire le changement de la condition humaine par le développement explosif de la science et de la technique. Une grande partie de l’œuvre de Charbonneau vise à faire le bilan critique des effets de cette grande mue sur la politique, la nature, la culture et la vie quotidienne. Sa critique n’est pas celle d’un conservateur ; elle est au contraire inspirée par un sens aigu de la liberté. Or, si au départ cette mue est la traduction d’un authentique besoin de liberté, elle se continue par un mouvement qui s’accélère de lui-même en dehors de tout projet, et cette aveugle montée en puissance dans tous les domaines du pouvoir humain finit par menacer à la fois la liberté et la nature. Pour ce qui est de la liberté, jeune, Charbonneau a été le témoin de la montée des totalitarismes et pour lui il ne s’agit pas d’une aberration accidentelle.  Lire la suite

Citations, 14

La question fondamentale, ce n’est pas de savoir si l’emploi de l’énergie atomique fera le bonheur ou le malheur de l’humanité, mais si, dans cet emploi, l’homme sera libre ou serf, question à  laquelle il est beaucoup plus facile de répondre. La tâche immédiate, c’est de constater dans quelle mesure les nouveaux moyens commandent de nouvelles servitudes et de lutter pour que les hommes prennent conscience du terrible problème que leur pose cette antécédence des moyens. La tâche, c’est de mettre en question ce donné que tous acceptent, sans préjuger de la réponse. Mais n’est-ce pas parce que la réponse est impliquée dans la question que tant d’hommes ne se la posent point ?

«An deux mille», conférence donnée fin 1945 à Pau, reproduite dans
Nous sommes des révolutionnaires malgré nous, Le Seuil, 2014

Citations, 12

L’esprit, la chair. Deux termes et non un seul comme le veulent religions et idéologies. Même trois si, entre les deux, j’ajoute ma liberté. Deux pôles, plus loin l’un de l’autre que les galaxies les plus lointaines, sauf dans la cervelle humaine. Rien d’aussi différent, pourtant ils sont bien là, dans ma tête et ma vie. S’ils s’y confondaient, celle-ci ne serait plus vivante. C’est parce que, radicalement distincts, le corps et l’esprit sont en tension dans une existence humaine que celle-ci, d’inerte devient mouvante. Tels que l’homme et la femme, ils se veulent un parce que différents, esprit charnel d’un corps spirituel. Celui qui les confond par peur d’être libre fuit l’unité vivante et surnaturelle qui tend à réunir dans sa vie personnelle, sa famille, sa patrie, sa terre.

Trois pas vers la liberté (inédit)

Jacques Ellul. « Une introduction à la pensée de Bernard Charbonneau »

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Jacques Ellul

Une introduction à la pensée
de Bernard Charbonneau

Cahiers du Sud-Ouest, n° 7, janvier-mars 1985

Je venais de recevoir le livre de Giedion, Mechanization Takes Command, Bernard Charbonneau était dans mon bureau. Nous parlions de tout autre chose. Il avait pris le Giedion et le feuilletait. Il ne connaît pratiquement pas l’anglais. Il feuilletait en apparence négligemment, mais examinait avec son attention acérée les photographies et illustrations. Nous parlions. Soudain, il pose le livre de Giedion, et j’entends encore sa phrase : « En somme cet Américain croit que le progrès mécanique a démoli l’homme, mais avec un idéalisme bien américain il croit en un Homme absolu, et c’est l’art qui permettra de résoudre le conflit. » Il avait en une heure, sans lire, avec son intuition exceptionnelle, par le simple choix des illustrations et leur arrangement, mis le doigt sur la faiblesse principale de ce livre savant… Je cite cette anecdote pour, simplement, donner un exemple et de sa capacité incroyable de « saisir » des phénomènes et de l’acuité de son jugement.

Nous avions découvert, au début des années trente, une convergence de nos inquiétudes et de nos révoltes. Mais il était incomparablement plus avancé que moi. Il avait une connaissance de la pensée révolutionnaire et une appréhension de notre société qui m’éblouissaient. Je me suis mis à son école, dans cette orientation socialiste qui refusait à la fois la mollesse de la SFIO, la dictature du communisme et qui cherchait une voie originale pour la révolution. Ce qui dès cette époque le caractérisait, et rend toujours aujourd’hui sa lecture difficile, c’était une critique permanente (d’où devait sortir la découverte du positif), mais une critique principalement adressée à ceux qui lui étaient le plus proche. Il ne s’attardait pas tellement à la critique du nazisme, parce que nous en étions infiniment loin, mais bien à celle de la gauche, parce que c’était là que se situait notre enracinement, et me semble-t-il, il ne pouvait supporter les compromissions, les faiblesses, les erreurs de cette gauche, et il était exigeant précisément parce que là lui semblait résider notre place. Lire la suite

Citations, 10

Le progrès des loisirs ? Non, atteinte fondamentale à l’homme. Certains me comprendront, qui connurent l’instant éternel le jour où ils tirèrent, pantelant, le grand poisson sur la rive. Pour cet instant ils vendraient leur âme. Qu’importe Concorde, la pénicilline, les années rajoutées à la vie, si elle est sans joie ? Si l’on ne peut plus ni chasser ni pêcher, à quoi bon la vie ? C’est pour cela qu’on la gagne. La société qui nous frustre de poisson ou de gibier mérite la haine ; car elle nous frustre bien plus que du pain : du sang de la liberté. Elle nous prive d’air et d’eau, d’espace et de silence, et en guise de bécasse prétend nous faire manger ce rôti de carton qu’elle appelle la Culture. Après tout les Béarnais et les Basques sont bien contraints de défendre une France abstraite ; pourquoi pas leurs pays incarnés dans les chênes et les saumons ? Cela mérite qu’on tue et se fasse tuer afin que la plus forte des voluptés soit transmise à nos enfants. Pêcheur, le jour où tu ne pourras plus pêcher, au moins pars à la chasse : le gros gibier abonde.

Tristes campagnes. Le Pas de côté, 2013

Citations, 8

La liberté est toujours dans son apparent contraire. La conscience de la détermination mène à l’acte libre. Parce que nous sommes conditionnés nous devons agir sur les conditions. Mais parce que nous sommes libres nous agirons librement sur elles, ce qui n’aurait pas été le cas si nous les avions ignorées. Toute l’histoire du progrès scientifique le démontre ; et c’est parce que nous n’avons pas voulu jauger ses conditions qu’il nous a enchaînés.

Si la liberté est disponibilité devant les possibles, l’acte libre est le choix qui les sacrifie : la liberté réelle est toujours négation de la liberté théorique. L’ordre du monde est celui des choses et il subit leur poids quels que soient nos vœux idéalistes, il risque même de devenir encore plus lourd dans la mesure où l’individu sera intégré dans l’organisation matérielle. Pourquoi t’obstines-tu à chercher autour de toi les causes qui meuvent l’univers ? La vraie cause c’est toi, ou à travers toi une autre dont tu es le chemin. La réalité de la liberté n’est pas dans les preuves de la science ou de la philosophie – elles te l’assureraient que tu l’aurais perdue – mais dans la personne vivante. Ce qui départage la fatalité de la liberté ce n’est pas ta métaphysique mais ton acte, celui qui les réunit tous : ta vie. Le déterminisme n’est vrai que dans la mesure où quelqu’un refuse la décision qui manifesterait son inanité. Prends-la, et tout change. Mais cette preuve à la différence des autres n’est pas donnée une fois pour toutes. Si l’effort se relâche le monde se remet à crouler. Atlas n’a pas fini de porter le faix de la terre.

La nécessité et la liberté ne sont que les deux acteurs d’une même tragédie qui se joue dans chaque vie. La seconde n’existe que par rapport à la première qui lui donne son vrai sens. Si la liberté était fatale elle ne mériterait plus son nom. Hors de toi tu ne trouveras rien, sinon le vide que ton pas doit franchir. Hélas ! toi seul peux le faire. Il n’y a pas de liberté, mais une libération, et surtout un libérateur.

Je fus, essai sur la liberté, Opales, 2000

Citations, 2

Rien ne nous est plus naturel que de nous considérer comme libre : comme un homme parmi d’autres, semblables à nous parce qu’également singuliers. Pourtant, si par extraordinaire nous cessons de supposer que cette liberté va de soi, alors s’ouvre un abîme ; et chaque effort pour le sonder nous le révèle plus creux. Jusqu’au jour où nous réalisons l’insondable profondeur de notre liberté : la force qui nous en écarte est exactement celle de ce vertige. Plus un homme fait l’expérience de sa liberté et découvre à quel point elle est le centre de sa vie, plus il éprouve combien il lui est difficile de la vivre. Être libre, c’est supporter cette tension au lieu de la fuir.

Je fus. Essai sur la liberté. A compte d’auteur, 1980, Opales, 2000.

Nature, liberté et mouvement écologique (1980)

(Le texte qui suit est tiré de l’ouvrage Le Feu vert – édité d’abord chez Karthala en 1980 puis réédité aux éditions Parangon en 2009 –, dont il constitue le septième chapitre.)

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Bernard Charbonneau

Nature, liberté et mouvement écologique

(1980)

Tout mouvement véritablement créateur est un fruit de l’esprit (dont il importe assez peu qu’il soit divin ou humain). Or ce fondement spirituel manquera au « mouvement écologique » tant qu’il n’aura pas dépassé – donc posé – sa contradiction de base entre la nature et la liberté. Comme il ne s’est pas encore figé en une idéologie et une organisation monolithiques, jusqu’ici les partisans de la tribu et de la famille y coexistent avec les membres du MLF et les anars à tous crins. Mais un tel accord risque de ne pas tenir devant les exigences de la réflexion ou les choix de l’action, car ce débat théorique est lourd de conséquences pratiques. Si le mouvement écologique pris dans l’immédiat et la politique ne l’engage pas, il restera cantonné dans un confusionnisme superficiel et, un beau jour, au gré des circonstances, il éclatera entre un intégrisme naturiste de droite et un intégrisme libertaire de gauche. Alors que s’il tient les deux bouts de la nature et de la liberté il pourra aller de l’avant dans sa voie propre.

La tentation de l’intégrisme naturiste

En dépit de Rousseau, la nature est à droite ; déjà Burke et de Maistre reprochaient à la révolution d’ignorer les lois naturelles, divines et humaines. La liberté n’est qu’un leurre si elle ne tient pas compte des nécessités qui commandent toute réalité. L’univers n’a rien à voir avec les désirs bornés et les rêves fous des hommes qui sont forcés et ont le devoir de se conformer à ses lois et d’accepter ses mystères. Ce que nous prenons pour son absurdité et son imperfection obéit à des raisons plus profondes que la nôtre : la souffrance, la mort et la guerre sont la rançon de la vie. La partie n’existe que par rapport au tout : l’homme en fonction de l’ordre cosmique, l’individu de la société. Et de même que la nécessité prime sur la liberté, ce qui est a le pas sur ce qui pourrait – et à plus forte raison devrait – être. L’existant vaut mieux que l’idée, ce qui est établi par la tradition que l’u-topie qui rêve d’avenir.

Le triomphe, sans doute provisoire, de la culture sur la nature a entraîné la réplique d’un naturalisme qui oppose en tout la nature à la culture. Mais trop souvent, comme la droite réplique à la gauche et vice-versa, cet intégrisme naturiste reproduit les moindres détails de la matrice progressiste qui l’a engendré. Réprimé par la religion de gauche jusqu’ici dominante dans l’intelligentsia, il en est réduit à se réfugier dans une idéologie quasi clandestine ou le ghetto d’une littérature romantique ou postromantique. L’intégrisme naturiste est le fait de théoriciens peu connus, mais parfois influents comme R. Hainard, de biologistes et de naturalistes que leur spécialité porte à insister sur la nature et la vie. Mais, depuis l’échec du nazisme, comme pour Lorenz il leur est difficile de traduire en clair le jugement sur les sociétés humaines que leur inspire leur science des sociétés animales. La condamnation du Progrès et de la culture occidentale est le plus souvent prononcée par des romanciers, tel D.-H. Lawrence, qui ont le privilège de l’artiste d’être de gauche tout en étant de droite. Le naturiste antichrétien peut aussi se référer à Nietzsche, mais qu’il se méfie, car avec lui le contre n’est jamais loin du pour. Cet intégrisme, jusqu’ici refoulé dans les marges par le règne de la gauche intellectuelle progressiste, n’en joue pas moins un rôle important dans les groupuscules et sectes du mouvement écologique. Jusque dans sa gauche ; rien n’empêche d’être anar et de croire à l’orgone et à la parapsychologie.

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