Jean Bernard-Maugiron, Entretien avec Pièces et main-d’œuvre pour la réédition de « L’État »

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Charbonneau contre l’Etat totalitaire,
entretien avec Jean Bernard-Maugiron

Mis en ligne le 24 mai 2020 sur le site de Pièces et main d’œuvre

Introduction de Pièces et main-d’œuvre

Les éditions R&N viennent de publier le livre majeur et maudit de Bernard Charbonneau, L’État (550 p., 30 €, préface de Daniel Cérézuelle), écrit entre 1943 et 1949, et ayant subi à peu près toutes les avanies que peut subir un chef-d’œuvre méconnu – sauf la disparition définitive. 

Jean Bernard-Maugiron, animateur du site La Grande Mue, à qui l’on doit cette parution, présente cet ouvrage et son auteur dans notre entretien à lire ci-après.

Il faut dire que Charbonneau (1910-1996) n’a pas de chance. Parce que son nom compte trois syllabes, on dit toujours « Ellul & Charbonneau », alors que son ami de toute une vie a toujours proclamé sa dette et son admiration envers son génie.

Ce n’est d’ailleurs pas de chance pour nos deux libertaires gascons, apôtres du « sentiment de la nature, force révolutionnaire » (Charbonneau, 1934), que d’entamer leur trajectoire critique au moment où leur aîné, Jean Giono, auteur culte du « retour à la terre », multiplie entre 1929 et 1939 les ouvrages anarcho-pacifistes et anti-industriels. Mais quoi, sans Chateaubriand, pas de Victor Hugo.

La suite, la Seconde Guerre mondiale qui débute avec des charges de cavalerie et se termine par des bombardements atomiques, l’avènement de la machine à gouverner cybernétique, l’expansion économique et la destruction de la nature, relève de notre malheur commun.

Ce qui est singulier, c’est l’irréductible détermination de Charbonneau à vivre contre son temps, petit prof binoclard réfugié dans son coin de campagne, et à nous envoyer coûte que coûte ses messages, qui nous arrivent peu à peu avec un demi-siècle de retard. Circulaires à la machine à écrire photocopiées, auto-éditions invendables, éditions invendues, chroniques dans la presse écologique et de plus en plus, maintenant qu’il est mort depuis 24 ans, de vrais livres chez de vrais éditeurs.

Le temps de Charbonneau est venu. Trop tard évidemment. Si une partie du public écologiste et anti-industriel le lit désormais, c’est que sa lucidité enragée et solitaire n’a pu empêcher, ne pouvait empêcher, cette destruction conjointe de la nature et de la liberté que nous subissons maintenant. Quand une pandémie issue du ravage des forêts autorise la Machine étatique à traquer ses machins citoyens par des moyens électroniques, et à les reclure à domicile, chacun peut voir où va le monde. Reste à comprendre comment cela est arrivé, et à démonter avec Charbonneau les ressorts de l’État totalitaire.

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Jean Bernard-Maugiron, « Deux libertaires gascons. Bernard Charbonneau et Jacques Ellul. »

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Jean Bernard-Maugiron

Deux libertaires gascons.
Bernard Charbonneau et Jacques Ellul.

Entretien avec Le Comptoir,
novembre 2017

 

 

Vous avez sorti il y a quelques mois un livre de présentation de Bernard Charbonneau et de Jacques Ellul. Pourquoi cette démarche ?

Cela fait bien longtemps que je me sens proche des idées qu’ont défendues leur vie durant Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, même si je n’ai vraiment découvert ce dernier qu’il y a une quinzaine d’années, à l’occasion de la réédition du Jardin de Babylone par les éditions de L’Encyclopédie des Nuisances. J’aime particulièrement chez eux l’expression d’une spiritualité libertaire réellement incarnée, qui manque à mon goût chez bien d’autres penseurs soi-disant radicaux. Et quand on aime, on a envie de partager. 

J’ai donc accepté l’amicale sollicitation des Grenoblois de Pièces et main-d’œuvre qui, connaissant ma promiscuité, tant géographique qu’intellectuelle, avec ces deux penseurs natifs de Bordeaux, m’ont proposé ce travail. Dans le cahier des charges, il s’agissait de dresser un état des lieux du saccage en cours – écologique, social et culturel – dans cette ville que ses nouveaux maîtres ont vendue au tourisme de masse et à la technocratie, à la manière d’Ellul et de Charbonneau telle que la décrivait celui-ci : « On n’appliquait pas des principes philosophiques à un monde inférieur, on partait du monde concret, et de là on s’élevait à une réflexion plus générale. » C’est ainsi que l’on peut se garder des idéologies, en remontant à la racine des choses (c’est ça, être « radical »), en partant de là où l’on est, de là où l’on vit et de ce qu’on ressent personnellement pour s’élever par paliers vers une vision plus ordonnée du monde, en synthétisant quelques idées qui permettent de s’engager dans l’action. Il s’agissait donc d’écrire un texte qui suivrait la recommandation d’Ellul : « Agir localement, penser globalement », et parlerait des luttes de terrain, perdues (contre le « golf immobilier » de Villenave-d’Ornon par exemple), gagnées (comme celle contre le terminal méthanier de la pointe de Grave) ou en suspens (comme celle contre la LGV Bordeaux-Toulouse). Et qui présenterait bien sûr ces deux pionniers de l’écologie radicale à travers leur vie, leur œuvre et leurs engagements, à des lecteurs qui n’ont pas forcément entendu parler d’eux. Ce devait être un long article ; l’abondance de la matière a fait que la forme livre s’est finalement imposée (1).

Depuis quelques années, ces deux auteurs connaissent un regain d’intérêt. À quoi l’attribuez-vous ?

Jacques Ellul, qui a toujours reconnu sa dette envers Bernard Charbonneau (« un des rares hommes de génie de ce temps […], sans qui je n’aurais pas fait grand-chose et en tout cas rien découvert »), a bénéficié assez vite (dès La Technique ou l’enjeu du siècle, en 1954, qu’Aldous Huxley, enthousiaste, fit aussitôt traduire aux États-Unis) d’une reconnaissance qui fut refusée à son ami, lequel en a longtemps souffert. En ce qui concerne Bernard Charbonneau, le « regain d’intérêt » est donc tout relatif, mais il est perceptible, en particulier grâce aux maisons qui ont édité ou réédité certains de ses livres majeurs (Le Système et le Chaos par Le Sang de la terre, Le Feu vert par Parangon/VS, Le Changement par Le Pas de côté, etc.). Mais il reste encore quelques inédits à faire découvrir. L’éditeur Thomas Bourdier, que vous avez interviewé récemment (2), vient par exemple de publier un très beau texte de Bernard Charbonneau écrit en 1960, L’Homme en son temps et en son lieu. Je prends ma part à ce travail d’exhumation et de redécouverte, en particulier avec le blog La Grande Mue, qui lui est entièrement consacré (3).  Lire la suite

Édouard Schaelchli, « Ellul et Charbonneau »

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Édouard Schaelchli

Ellul et Charbonneau
Pour un monde où l’homme ne sera que ce qu’il est

(Publié dans La Trousse corrézienne, en juillet 2019)

Puisque, sans remède possible, se construit à marche forcée, sous nos yeux médusés, ce nouveau grand machin régional dans lequel achèvera de se diluer ce qui faisait de l’Aquitaine, du Limousin et du Poitou trois solides régions, plantées sur leurs spécificités héritées de siècles en partie passés à résister à la centripétie franco-parisienne, retournons-nous sans hésiter pour recevoir, du haut d’une Corrèze pas encore tout à fait numérisée, la leçon de cette « école de Bordeaux » que rêvaient de fonder, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les deux figures du personnalisme gascon – précurseurs intraitables d’une écologie politique qu’ils opposaient dialectiquement aussi bien à l’hyper-centralisation du trans-nationalisme européen qu’à toute forme d’éco-totalitarisme à visée transhumaniste, Jacques Ellul et Bernard Charbonneau.

On trouvera, dans l’excellent livre de Jean Bernard-Maugiron, publié par Les Amis de Bartleby, Deux libertaires gascons unis par une pensée commune, tout ce qu’il faut pour saisir ce qui fit de ces deux compagnons de solitude un exemple saisissant de rigueur intellectuelle et d’exigence spirituelle partagées dans le respect mutuel et mises au service d’une cause lucidement défendue contre elle-même, celle de la liberté humaine comprise comme l’expression d’une nature à jamais séparée d’elle-même. Nous ne ferons ici qu’indiquer en quoi cet exemple pourrait aujourd’hui inspirer ceux qui sentent que, derrière les mots d’écologie et de démocratie qu’on brandit soudain pour nous faire accepter un modèle de société que nous refusons de tout cœur, s’accomplit une des pires impostures de notre histoire. Lire la suite

Jean Bernard-Maugiron, préface à « L’Homme en son temps et en son lieu »

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Jean Bernard-Maugiron

Préface
à la réédition de
L’Homme en son temps et en son lieu, RN, 2017

Lorsqu’en 1960 il rédige L’Homme en son temps et en son lieu, Bernard Charbonneau va avoir cinquante ans et aucune maison d’édition n’a encore publié le moindre de ses ouvrages. Ce n’est pourtant pas la matière qui manque : avant guerre, dans ses années bordelaises, il écrit des dizaines d’articles, dont les remarquables Directives pour un manifeste personnaliste avec Jacques Ellul (1935) ou Le Sentiment de la nature, force révolutionnaire (1937), considéré comme le premier manifeste de l’écologie politique (1). Puis cet agrégé d’histoire et de géographie – qui s’est fait muter à l’école normale d’instituteurs de Lescar, près de Pau, où il enseignera jusqu’à sa retraite à des adolescents, entre pêche dans les gaves et balades en montagne – rédige une somme de plus d’un millier de pages : Par la force des choses, pour laquelle il ne trouve aucun éditeur et qu’il doit faire paraître à compte d’auteur sous forme ronéotée, en plusieurs parties. Il faudra attendre 1963 pour que, profitant de la vogue teilhardienne, Denoël publie enfin son premier livre (il y en aura une vingtaine en tout, chez une dizaine d’éditeurs) : Teilhard de Chardin, prophète d’un âge totalitaire, qui anticipe le délire transhumaniste et ses technofurieux qui prétendent « augmenter » un homme humilié par la technique pour l’adapter à un monde qu’elle a dévasté.

Si Bernard Charbonneau n’a pas connu l’audience qu’il méritait, c’est sans doute parce qu’il a eu le tort d’avoir raison trop tôt : la critique du système technicien et du développement industriel était inaudible dans ces « Trente Glorieuses » tout à la gloire du Progrès. C’est peut-être aussi parce que la radicalité de ce visionnaire effrayait ses contemporains. Au début des années 1970, quand le mouvement écologique naissant se souvint de ses précurseurs, Bernard Charbonneau connut un semblant de notoriété et participa à la naissance du journal La Gueule ouverte. Mais il s’opposa à la création d’un parti politique écologiste et publia en 1980 Le Feu vert, une profonde « autocritique du mouvement écologique » qui fit date et le renvoya dans ses pénates béarnais. Dans un texte crépusculaire intitulé « La spirale du désespoir », il donnait son sentiment devant le rejet dont il avait été victime :

Seul ? – Quoi d’étonnant ? puisque j’ai fait un pas de trop hors des rangs. Pourquoi m’indignerais-je parce que ma société refuse d’accepter une œuvre qui la met en cause ? On m’ignore ? – Mais je me suis écarté de la grand-route. C’est le prix payé pour les joies et le sens que la poursuite du vrai a donnés à ma vie. C’est mon devoir, ma dignité. Ma vertu, celle qui jusqu’au bout aura orienté et mené en avant ma vie (2).

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Stoppez les machines ! Lisez Ellul, lisez Charbonneau !

BCJE.JPG

Bernard Charbonneau & Jacques Ellul. Deux libertaires gascons unis par une pensée commune. Présentation et choix d’extraits par Jean Bernard-Maugiron.
L’ouvrage est épuisé mais le fichier pdf de la version en ligne
(reproduction et diffusion libre) est disponible
en cliquant ici.