Chronique du terrain vague, 16

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Chronique du terrain vague, 16
(La Gueule ouverte n° 48, avril 1975)

Une gueule de caméléon
(Celle de la technostructure agricole qui change,
tout en gardant celle de la technocratie)

 

Aujourd’hui sans arrêt ça change un peu partout… Mais parce qu’on prend les mêmes, l’on recommence. 

Ainsi dans le secteur agricole : au génie rural ou à l’Inra. Et c’est important puisqu’il s’y joue le sort de la qualité du pain quotidien et de l’air qu’on respire. Jusqu’à une époque récente la politique agricole, qui est menée par des gens comme Philippe Lamour bien plus que par Giscard ou Mitterrand, allait dans le sens de la Golden Insipidous et de la table rase. Mais depuis il y a eu quelques accrocs, la critique a élevé la voix et surtout le public gavé, la pomme rentable s’est révélée ruineuse. D’où la nécessité de rectifier le tir, ou de faire semblant. Et dans le saint des saints de l’agrochimie et du quintal s’élèvent des voix nouvelles. L’on nous offre un « nouveau panorama de la Pomme de Table en France et dans le monde » (1). Un éminent spécialiste nous annonce : « Il n’est pas inutile de souligner l’importance du déséquilibre variétal dans les plantations au bénéfice de la Golden, qui représente à elle seule plus de cinquante pour cent des vergers nationaux en 1969. » En d’autres termes, on a eu tort de liquider les multiples variétés locales. Et contrairement aux vérités économiques qu’on nous assène, nous apprenons avec stupeur que le Val de Loire doit au fait d’avoir gardé suffisamment de variétés locales « de conserver une position concurrentielle solide » (1). Conclusion : en 1985 le verger français ne comporterait plus que « 50 % de la surface totale arboricole renouvelée (soit un retour aux plantations normales d’avant 1960) » (1). Et ce n’est pas tout, à plusieurs reprises l’auteur de cette chronique a fait remarquer que rien n’empêchait l’Inra, au lieu de sélectionner des espèces à gros rendements nécessitant d’innombrables traitements, de rechercher des espèces savoureuses et résistantes capables de s’en passer. Eh bien c’est fait. De même que le choix « variétal » est devenu un impératif selon la formule de ces experts en Golden et en langue française, il importe « dans la perspective d’un nouvel assortiment variétal de s’orienter vers la création génétique de nouvelles variétés améliorantes (tant pour la valeur des souches que pour l’état sanitaire, avec des plants complètement résistants aux tavelures et à l’oïdium – et ne nécessitant par conséquent aucun traitement) » (1). Ainsi donc l’Inra pouvait nous dispenser de la corvée hebdomadaire de pulvérisateur ? Pourquoi a-t-il tant attendu ? En tout cas vous voyez que la Science est sans préjugés et qu’en huit jours elle peut retourner sa veste. Au moins dans les discours. Lire la suite

Daniel Cérézuelle, « Wendell Berry et Bernard Charbonneau »

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Daniel Cérézuelle

Wendell Berry
et Bernard Charbonneau

Publié en 2012 dans l’Encyclopédie de l’Agora

Je ne connaissais rien de Wendell Berry lorsqu’il y a trois ans un de mes amis américains m’a prêté trois livres de cet auteur : The Unsettling of America (1977 ; abréviation : UoA), Home Economies (1987) et What are people for ? (1990). J’ai lu ces livres avec beaucoup d’intérêt et de plaisir : pour la première fois, je rencontrais un auteur américain qui, contre le développement apparemment inexorable de l’agriculture industrielle, assumait de manière explicite la défense de ce que l’on peut appeler une agriculture paysanne – ce qui ne veut pas dire passéiste. J’ai été frappé par la convergence des réflexions de cet auteur américain avec celles d’un auteur français que je connais très bien : Bernard Charbonneau, qui a lui aussi critiqué l’industrialisation de l’agriculture et prôné la défense ou plutôt la restauration d’une agriculture paysanne. Les livres de Wendell Berry (né en 1934), rédigés à partir des années soixante-dix, sont très connus dans les milieux environnementalistes anglo-saxons mais, sauf erreur de ma part, ils ne sont pas encore traduits en français. De leur côté, Le Jardin de Babylone (1969 ; abréviation : JdB) et Tristes campagnes (1973), les deux principaux livres de Bernard Charbonneau (1910-1996) sur la nature et la campagne, n’ont guère eu de succès, sont très mal connus du public francophone et totalement ignorés du monde anglo-saxon. Ces deux auteurs ne se connaissaient pas mais les points communs ne manquent pas. La réflexion de ces deux penseurs est nourrie par la connaissance intime d’un terroir : le Kentucky pour l’un, le Béarn pour l’autre. Tous deux observent que le modèle productiviste d’une agriculture industrielle est intenable non seulement écologiquement mais aussi humainement ; tous deux en concluent – avec des arguments parfois très proches – à la nécessité de préserver, voire d’inventer, un rapport non industriel à la terre, indispensable pour assurer la reproduction des ressources naturelles, le maintien des sociétés locales et l’épanouissement des individus.

Je ne procéderai pas ici à une comparaison systématique des deux œuvres mais j’évoquerai simplement quelques-unes de leurs idées, pour montrer que ces deux pensées sur la campagne et sur le sens humain de l’agriculture sont en dialogue et sans le savoir se répondent. Bien entendu, ils ne disent pas la même chose – auquel cas il suffirait de présenter un seul de ces auteurs –, on peut relever des différences importantes dans le style de leur réflexion sur le progrès industriel, et ils ne mettent pas l’accent sur les mêmes valeurs. Berry écrit au nom de la nécessité d’une tradition, du respect d’un ordre naturel, de la communauté, de la formation du caractère. Charbonneau écrit au nom de la liberté individuelle, de la créativité collective et de l’importance du plaisir des sens dans notre rapport au monde. Il n’en reste pas moins que leurs pensées sur la question de l’agriculture vont dans le même sens. La lecture de ces deux auteurs devrait apporter des repères précieux à tous ceux qui cherchent à situer le problème de la modernisation de l’agriculture dans le contexte plus global du développement de la civilisation industrielle et de ses effets déshumanisants.

Réenraciner l’économie Lire la suite

« Notre table rase » 

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Bernard Charbonneau

Notre table rase
(p. 7-14 et 207-209)

Au lecteur

La grande nouveauté de ce millénaire, en France et en Europe, c’est la fin de la campagne : des paysans, donc des pays et des paysages. S’agit-il de la moderniser ou de la détruire ? Malheureusement il semble bien que la société industrielle occidentale, comme sa rivale orientale, n’ait qu’un moyen de résoudre son problème agraire : liquider, au besoin par la force, l’agriculture et les agriculteurs. Le problème de la modernisation des campagnes n’est pas résolu parce qu’il n’a même pas été posé, à l’Est à cause de l’idéologie politique, à l’Ouest en raison des mythes et des intérêts qui se camouflent, comme au temps du libéralisme, sous de prétendues « lois économiques ». Dans tous les cas la question sera réglée lorsque le dernier paysan aura disparu du dernier pays transformé en combinat agricole. Mais ce sont les citadins qui paieront la note : en fruits, en jambons, en bocages et en villages. Condamnés à une ville, ou plutôt à une banlieue, dont on ne sort pas. Ils vivront sans pain, sans maison dans les frondaisons, sur leur table rase.

Quelle que soit l’opinion qu’on ait de l’actuelle mue des campagnes, un fait n’en demeure pas moins : la nouveauté et l’énormité du changement, le plus important que l’espèce humaine ait subi depuis la découverte du feu. Il n’y a pas de « problème paysan », le passage de la société « agropastorale » (en réalité il y en a mille) à la société industrielle et « urbaine » (et on n’en connaît guère jusqu’ici que deux variétés, orientale et occidentale et leurs bâtards), est le problème de notre génération. Et toute la suite dépendra de son aptitude à le résoudre. Ce qu’elle fera en ce domaine concerne le bonheur des générations à venir, peut-être même la survie de l’espèce.

Or la plus grave de toutes les révolutions : sociale, culturelle, et même biologique, écologique, s’opère pour des raisons purement économiques, ou plutôt en fonction de l’idée intéressée que la caste dirigeante d’une société se fait de l’économie. Le plan Mansholt – Vedel ou Durand – n’a même pas provoqué le débat qui s’est engagé à propos des coûts sociaux entraînés par la naissance de la première société industrielle, celle de la vapeur. Maints auteurs ont dénoncé l’exploitation du prolétariat, aucun n’a dit le drame de la liquidation des paysans. L’évacuation du village s’est opérée à la sauvette avec la bénédiction du curé et de l’instituteur : l’ère quaternaire a succédé à l’ère tertiaire, et c’est tout. Mais si le village est rayé de la carte, il n’en subsiste pas moins dans le cœur des hommes, donc dans la propagande des promoteurs qui le détruisent, comme l’arbre, l’eau, la campagne. Ainsi que d’autres biens, elle ne peut être niée qu’en son nom. Lire la suite

Chronique du terrain vague, 10

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Bernard Charbonneau

Chronique du terrain vague, 10
(La Gueule ouverte, n° 23, septembre 1974)

La pâle gueule
(c’est celle que font les paysans mais aussi
celle que prend la campagne et le pain)

Depuis que cette chronique a cessé de paraître, le terrain vague n’a pas cessé de s’étendre pour autant ; on dirait même que l’inflation provoquée par la « crise de l’énergie » lui a donné un coup de fouet. En effet, au lieu de garder ces fonds qui fondent, ne vaut-il pas mieux investir au plus vite, et liquider les crédits pour les routes, car demain on ne sait jamais ? C’est peut-être le dernier train, précipitons-nous pour le prendre. Et la horde des bulls s’active partout pour raser les haies, « recalibrer » les ruisseaux, tailler le poil aux forêts nationales, qu’on replante en sapins bien en ligne dans le sens de la pente. La table rase est en bonne voie, sur laquelle pustuleront les abcès rouges ou jaune vif des élevages en batterie dont le pus infectera l’air et l’eau. Et tout aussi infect le discours officiel sur la protection de la nature polluera nos oreilles. C’est le moment de le crier une fois de plus : l’essentiel de l’espace en France, ce n’est pas exactement la nature mais la campagne et tout ce qui s’y fait nous concerne directement. Pas d’écologie, pas de protection de la nature, de bonheur, en Europe occidentale sans une politique authentiquement agricole. Je m’excuse auprès de mon lecteur de pratiquer ainsi l’italique, mais il me faut enfoncer le clou.

Depuis quelque temps les agriculteurs (pardon, les exploitants-exploités agricoles) s’agitent. Cela se comprend : tandis que le prix du porc baisse à la production, celui des engrais, du fuel et des mécaniques ne cesse d’augmenter. À tel point qu’en 1974 il faut deux fois plus de produits agricoles pour payer un tracteur qu’en 1972 ; et selon Le Canard, alors qu’il fallait six cochons pour cela en 1947 il en faut cent aujourd’hui. Et ce n’est pas fini, on n’arrête pas le progrès, qui est celui de l’inflation. Quant aux engrais, ne vous inquiétez pas, vous paierez le solde à la récolte. Beau résultat de la « révolution verte » – ou plutôt jaune pipi si j’en crois la couleur des silos – prônée par M. Mansholt et consorts. Comment se fait-il que cette agriculture (?) enfin rentable profite si peu aux derniers travailleurs de la terre ? Je laisserai provisoirement de côté les bénéfices qu’en tirent les citadins, ayant eu l’occasion d’en parler ailleurs (1). Lire la suite

Chroniques du terrain vague, 3

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Bernard Charbonneau

Chroniques du terrain vague, 3
(La Gueule ouverte, n° 5, mars 1973)

Dans le terrain vague tout est vague, les mots n’ont plus de sens précis. Et pas seulement les grandes entités : la Liberté, la Paix, la Justice, mais ceux qui désignaient les objets les plus concrets : le poulet, la pêche, le pain. On est en train de nous l’ôter de la bouche pour la bourrer de plastique ; il faut le crier sur les toits.

La Gueule bourrée (de quoi au juste ?)

Au rayon des fruits et légumes

La production – de bagnoles, d’acier et de plastique – augmente. En vertu de quoi celle d’arbres, de maisons et de nourritures dignes de leur nom, diminue. La quantité progresse, donc (qu’on excuse ce donc, mais dans notre système il en est ainsi) la qualité régresse. On le sait et on le dit maintenant de « l’environnement », mais guère encore des aliments. Et pourtant la mainmise de l’industrie sur l’agriculture, autant que par le ravage des paysages, se traduit par la disparition des nourritures qui, tout en nourrissant le corps sont une délectation pour les sens et une joie pour l’esprit. Ah ! Tous les jours casser la croûte ! Essayez donc avec l’étron blanchâtre qui sort de « l’usine à pain » ! Certes, si l’on s’en tient à la taille, à la forme et à la couleur, nos fruits sont beaux, mais si l’on s’en réfère au goût, il détecte vite que le spectacle de la pêche est gonflé d’eau et de chimie. On produit, paraît-il, du poulet en un mois, mais ce n’est plus du poulet, c’est son cadavre, son fantôme. Les mots trompent : la miche, la fraise… Tentés par la couleur, nous y mordons à pleines dents, mais pouah ! ce n’est plus de la fraise, c’est du vermillon de la Badische Anilin. Ces fruits de cire ne sont pas faits pour les dents, mais pour les yeux. Sous prétexte de nourrir le peuple, on le soumet au supplice de Tantale : ces raisins d’Espagne sont trop beaux, ce n’est plus du malaga. mais du dattier. Et pour l’eau c’est pareil : crevant de soif, vous vous précipitez vers le robinet : ce n’est plus de l’eau, mais de l’eau lourde, du protoxyde d’azote qui gonfle votre estomac. Au lieu d’étancher, on étouffe notre soif.

Et ne l’oublions jamais, cette société se développe. Sans cesse, il lui faut plus de fric, sans cesse l’impérialisme industriel cherche de nouveaux domaines à conquérir. Hier c’était la pomme, demain, ce sera la patate, et après le poulet, le bœuf sera mis en batterie ; restent le mouton et la crevette qui se baladent encore dans la nature et prétendent y trouver leur provende. Mais bientôt ce sera leur tour, et nous n’aurons plus qu’un plat au menu quotidien : du plastique, de toutes sortes de formes et de couleurs. Et un beau jour, quand le dernier mitron aura disparu, les Français ayant perdu le goût du pain, il n’y aura plus de problème.

En attendant il faut réagir, et d’abord s’informer. Lire la suite