Version imprimable de la conclusion du Jardin de Babylone
Bernard Charbonneau
Le Jardin de Babylone
(1969)
Conclusion
1. Pour une conscience de la nature.
Celui qui m’aura suivi jusqu’ici me trouvera peut-être trop abrupt, et il se peut que l’évolution des faits me donne tort sur tel ou tel détail. Mais il fallait montrer l’ensemble. Or je ne vois pas comment on pourrait contester l’essentiel de ma description. Si rien ne change, l’accroissement indéfini de la masse humaine, de ses appétits et de ses moyens, ne peut qu’aboutir à la destruction de la nature. Destruction qui sera seulement accélérée par le besoin grandissant que l’homme en éprouve.
Nous courons d’abord le risque, non négligeable, d’une destruction de l’homme par celle de son milieu ; car une bonne prospective ne doit pas oublier qu’un siècle de société industrielle n’est rien, et qu’elle vient juste de naître. Et même si la connaissance scientifique et la maîtrise technique du milieu humain devaient progresser au même rythme géométrique que sa destruction, il n’en reste pas moins que pour sauver l’homme d’une destruction physique, il faudra mettre sur pied une organisation totale qui risque d’atrophier cette liberté, spirituelle et charnelle, sans laquelle le nom d’homme n’est plus qu’un mot. En dehors de l’équilibre naturel dont nous sommes issus – si les données actuelles ne changent pas –, nous n’avons qu’un autre avenir : un univers résolument artificiel, purement social. Sur terre, l’espace et le temps, bourrés par la masse humaine et ses activités, auront disparu. Il n’y aura plus qu’un instant éternel ; et les individus seront ainsi sauvés de la mort et de l’absurde en même temps que de leur existence. La société – la ville – sera partout, jusque sous les apparences de la nature. Il ne sera plus question d’errer dans les forêts, de traquer le gibier ou le poisson. Nous n’aurons plus le temps, car la société submergera de réponses les innombrables désirs qu’elle ne cessera d’éveiller. Il n’y aura ni plantes ni bêtes vivantes que nous puissions saisir ; mais d’innombrables produits, et surtout d’innombrables spectacles. Il n’y aura plus de Nature, mais peut-être encore une Culture – si ce mot est encore usité. L’homme vivra de la substance de l’homme, dans une sorte d’univers souterrain. Que ce soit quelque part, sur une terre dévastée, ou sous quelque coupole hermétique, dans l’atmosphère empoisonnée d’une planète étrangère. Mais, tels que nous sommes encore, qui de nous prétendrait sérieusement assumer un tel avenir ? Il nous faut l’infini du ciel sur la tête ; sinon nous perdrons la vue, surtout celle de la conscience. Si l’espèce humaine s’enfonçait ainsi dans les ténèbres, elle n’aurait fait qu’aboutir, un peu plus loin, à la même impasse obscure que les insectes.
Mais alors mon lecteur me posera l’inévitable question. Si nous nous référons à l’homme que nous sommes, vous avez peut-être raison, seulement que faire ? – Sous-entendu : votre diagnostic est exact, mais puisque vous ne me fournissez pas du même coup le remède, il est faux. Car le faire est aujourd’hui le seul critère de la vérité. Je lui répondrai qu’au contraire la chance de l’esprit humain est de pouvoir considérer le soleil en face, et de préférer, s’il le faut, une vérité apparemment meurtrière au mensonge sauveur. Est-il vrai qu’au train où vont les choses nous devions envisager de renoncer à la nature, c’est-à-dire finalement à nous-mêmes ? La seule question qui importe est de savoir si ce jugement est en gros exact. S’il l’est, le reste dépend de nous. Le refus de considérer l’état des choses est la seule défaite. Pour le reste, l’avenir sera ce que nous le ferons. Lire la suite