Version imprimable de la conclusion du Jardin de Babylone
Bernard Charbonneau
Le Jardin de Babylone
(1969)
Conclusion
1. Pour une conscience de la nature.
Celui qui m’aura suivi jusqu’ici me trouvera peut-être trop abrupt, et il se peut que l’évolution des faits me donne tort sur tel ou tel détail. Mais il fallait montrer l’ensemble. Or je ne vois pas comment on pourrait contester l’essentiel de ma description. Si rien ne change, l’accroissement indéfini de la masse humaine, de ses appétits et de ses moyens, ne peut qu’aboutir à la destruction de la nature. Destruction qui sera seulement accélérée par le besoin grandissant que l’homme en éprouve.
Nous courons d’abord le risque, non négligeable, d’une destruction de l’homme par celle de son milieu ; car une bonne prospective ne doit pas oublier qu’un siècle de société industrielle n’est rien, et qu’elle vient juste de naître. Et même si la connaissance scientifique et la maîtrise technique du milieu humain devaient progresser au même rythme géométrique que sa destruction, il n’en reste pas moins que pour sauver l’homme d’une destruction physique, il faudra mettre sur pied une organisation totale qui risque d’atrophier cette liberté, spirituelle et charnelle, sans laquelle le nom d’homme n’est plus qu’un mot. En dehors de l’équilibre naturel dont nous sommes issus – si les données actuelles ne changent pas –, nous n’avons qu’un autre avenir : un univers résolument artificiel, purement social. Sur terre, l’espace et le temps, bourrés par la masse humaine et ses activités, auront disparu. Il n’y aura plus qu’un instant éternel ; et les individus seront ainsi sauvés de la mort et de l’absurde en même temps que de leur existence. La société – la ville – sera partout, jusque sous les apparences de la nature. Il ne sera plus question d’errer dans les forêts, de traquer le gibier ou le poisson. Nous n’aurons plus le temps, car la société submergera de réponses les innombrables désirs qu’elle ne cessera d’éveiller. Il n’y aura ni plantes ni bêtes vivantes que nous puissions saisir ; mais d’innombrables produits, et surtout d’innombrables spectacles. Il n’y aura plus de Nature, mais peut-être encore une Culture – si ce mot est encore usité. L’homme vivra de la substance de l’homme, dans une sorte d’univers souterrain. Que ce soit quelque part, sur une terre dévastée, ou sous quelque coupole hermétique, dans l’atmosphère empoisonnée d’une planète étrangère. Mais, tels que nous sommes encore, qui de nous prétendrait sérieusement assumer un tel avenir ? Il nous faut l’infini du ciel sur la tête ; sinon nous perdrons la vue, surtout celle de la conscience. Si l’espèce humaine s’enfonçait ainsi dans les ténèbres, elle n’aurait fait qu’aboutir, un peu plus loin, à la même impasse obscure que les insectes.
Mais alors mon lecteur me posera l’inévitable question. Si nous nous référons à l’homme que nous sommes, vous avez peut-être raison, seulement que faire ? – Sous-entendu : votre diagnostic est exact, mais puisque vous ne me fournissez pas du même coup le remède, il est faux. Car le faire est aujourd’hui le seul critère de la vérité. Je lui répondrai qu’au contraire la chance de l’esprit humain est de pouvoir considérer le soleil en face, et de préférer, s’il le faut, une vérité apparemment meurtrière au mensonge sauveur. Est-il vrai qu’au train où vont les choses nous devions envisager de renoncer à la nature, c’est-à-dire finalement à nous-mêmes ? La seule question qui importe est de savoir si ce jugement est en gros exact. S’il l’est, le reste dépend de nous. Le refus de considérer l’état des choses est la seule défaite. Pour le reste, l’avenir sera ce que nous le ferons.
Le « sentiment » de la nature n’est pas une vaine nostalgie. Nul ne l’a inventé, il est né spontanément des profondeurs mêmes de l’homme : signal d’alerte qui nous est adressé à la fois par notre corps et notre esprit. Il nous prévient que l’élémentaire et l’essentiel sont en cause. La revendication de la nature est d’abord celle d’une réalité, qui dépasse à la fois les concepts et les pouvoirs de l’homme. La résistance, l’opacité que son obstacle nous oppose n’est pas celle de la mort, mais d’une nuit sans laquelle il n’y aurait pas de jour sous le soleil ; elle est l’objet sans lequel il n’y aurait pas de sujet, sans lequel notre milieu, réduit à un simple reflet de l’humain, ne serait que fiction : « Un vaisseau peint sur un océan peint. »
Mais le sentiment de la nature est aussi une revendication de liberté : d’une présence spirituelle, et par conséquent physique. Comment pourrions-nous avoir une âme si nous n’avions pas de corps, si nous ne pouvions plus exercer nos muscles et nos sens ?
Si nous cherchons les éléments : l’espace et le silence, c’est parce qu’ils fondent la vie de l’esprit : les montagnes et les forêts furent toujours des refuges d’hommes libres. Et cette liberté mérite pleinement son nom parce qu’elle n’est pas seulement individuelle ; la bande d’amis, le camp et ses œuvres, dans l’organisation grandissante, manifestent le besoin d’une communauté et d’une œuvre charnelles.
Nature… ce mot éveille en nous le pressentiment d’un donné fondamental et sacré qui est l’origine de notre vie, physique et spirituelle : le mythe de l’Éden ou de l’Âge d’or signifie seulement que ce qui est au terme de notre effort est aussi donné au départ. Il nous rappelle, à l’instant même où nous sommes en train de le rompre, notre lien avec le cosmos ; que nous sommes à la cime d’un équilibre qui – s’il nous entraîne dans la mort – nous a aussi donné la vie. Il faut être bien superficiel pour réduire la nature à un spectacle, ou à un stock d’énergie et de matières premières. Les romantiques disaient : la nature est une mère… Ils avaient tort, elle n’est pas une mère au sens sentimental du terme, elle est la Mère : l’origine de l’homme. La pourpre de l’aube est faite de l’indicible colère des soleils, et ces fleurs sont des foudres. Malheur à qui ne les toucherait pas avec la délicatesse d’un dieu ! Il sera calciné par le déploiement de l’énergie que contenait leur forme.
Cet équilibre, l’homme peut le parfaire dans le détail, il ne peut rien y changer d’essentiel sans se détruire lui-même. S’il place le sens de la vie dans le pur Devenir : dans la pure explosion des énergies, dans le progrès indéfini de la jouissance et de la puissance, il peut nier qu’il y ait une nature à respecter, et une nature humaine. Mais alors, victime des forces qu’il aura déchaînées, l’homme risque de disparaître dans la fournaise de quelque désordre mondial : cataclysme ou guerre. Ou bien, ayant rompu l’équilibre naturel qui lui donnait la vie, il faudra que l’humanité le reconstitue artificiellement, jusque dans ses moindres détails ; une science absolue disposant de pouvoirs absolus, gouvernant la planète, pourra seule éviter le chaos qui est au terme du développement explosif de la puissance humaine. Tôt ou tard, il faudra que cette énergie, se retournant contre elle-même, gèle ce devenir anarchique. Mais alors l’homme n’aurait été sauvé que par la destruction de la nature humaine, qui est d’abord liberté. Car – s’il réussit – il ne fabriquera qu’un univers automate dans lequel l’individu humain, totalement déterminé, n’aura plus d’autonomie physique, ni surtout spirituelle. Ainsi, la personne n’aurait émergé de la totalité cosmique et sacrée que pour mieux disparaître dans une totalité sociale. Ainsi, notre planète n’aurait évité de devenir un autre soleil, dévoré par la flamme qui l’avait animé, que pour devenir une autre lune, parfaite, mais glacée comme un cristal. À nous de faire qu’entre l’un et l’autre elle reste la Terre.
S’il est vrai que la liberté humaine se dégage de la nature, il est non moins vrai que la destruction ou l’organisation de la nature est la fin de la liberté. L’homme doit péniblement se maintenir entre ces deux abîmes : la totalité cosmique et la totalité sociale ; et c’est ce terme même de nature qui lui indique où est son étroit chemin. Il implique qu’elle n’est plus la divinité que nous devons adorer, ni la matière inerte dont nous pouvons user à notre guise. Qu’est-ce que la nature ? – C’est le cosmos présent à la conscience, devenu, d’objet d’une terreur sacrée, celui d’un amour lucide. Il importe donc d’abord de débarrasser ce mot de toutes les mythologies contradictoires que la Droite et la Gauche ont cultivées. L’une, parce qu’elle proclame la nature mauvaise, considère qu’il ne faut pas y toucher. Quant à l’autre, parce qu’elle juge la nature bonne, elle se croit justifiée de la bouleverser à l’infini. Le premier devoir d’une conscience et d’une défense de la nature est donc de liquider cette imagerie du « retour à la terre » ou des idylles rousseauistes qui nous empêche de l’aimer pour ce qu’elle est. La nature n’est pas bonne, elle porte comme nous la marque de l’inachèvement et de la mort. Mais si nous l’aimons pour elle-même – et non quelque reflet anthropomorphique de nos désirs –, alors nous apprendrons que c’est ainsi qu’elle nous donne la vie. Il nous faut découvrir jusqu’au bout la nature, c’est-à-dire la tension, créatrice de liberté, que la divinisation comme la destruction de notre rapport avec le cosmos feraient disparaître. Cette tension est toujours à surmonter, mais selon les temps il faut mettre l’accent sur la liberté ou le lien. Aujourd’hui il est à réinventer : la liberté humaine consiste maintenant à choisir d’assurer cet équilibre qui nous fut donné au départ. Le fatum, ce n’est plus le retour éternel des saisons, mais le poids de la nature sociale. Un âge finit ; celui de la lutte de l’homme contre la nature ; il ne lui reste plus qu’à se connaître et à lutter contre lui-même. Ce n’est que s’il est capable de se dominer qu’il pourra désormais continuer de dominer la terre.
2. Pour une défense de la nature.
Toute pensée digne de ce nom est ébauche d’une action. La première condition d’une défense de la nature est de savoir ce que nous entendons par ce mot. Nous savons maintenant que c’est l’homme qui est en jeu, plus précisément la personne libre issue de la tradition grecque et judéo-chrétienne. Nous pouvons donc rendre au « sentiment de la nature » toute sa force en refusant la mystification qui le refoule dans le domaine du superflu. On ne saurait trop insister sur le fait qu’il ne s’agit pas d’un luxe mais de notre vie spirituelle présente dans notre corps physique. Par conséquent, le « sentiment de la nature » étant l’expression d’un péril précis, il n’a aucun motif de refuser la raison. Sans renier le côté charnel et concret de la réalité dont il témoigne, il doit pratiquer une analyse méthodique fondée sur sa propre critique. Il ne doit plus se satisfaire du dérisoire substitut d’un lyrisme bucolique ; ne plus fuir le présent dans quelque évasion vers le passé ou les Isles, mais le regarder en face : aujourd’hui la ville et ses machines sont notre destin ; pour les refuser, il faut en un sens les accepter. De même que dans la littérature, le sentiment de la nature ne doit pas se laisser refouler dans le loisir : la fin pour l’homme, ce n’est pas le travail, qui n’est qu’un moyen, mais les vacances. Combien le pensent, bien qu’il soit mauvais de le dire ! Mais alors, pour celui qui réalise ainsi sa vocation, les vacances sont encore plus sérieuses que le métier. Seulement, ce disant, je fais sans doute contre moi l’unanimité de ceux qui fuient dans le travail ou qui s’évadent dans le loisir.
Je me rends compte que dans cette voie je vais à rebours du courant qui entraîne le sentiment de la nature pour le réintégrer dans l’ensemble. Je distingue ce que notre société confond, et je confonds ce qu’elle distingue ; je cherche à exprimer rationnellement l’expérience vécue, à ordonner la spontanéité. J’essaye de donner un but aux errances du promeneur solitaire, et pour défendre la liberté, d’associer des individus qui répugnent par tempérament à toute discipline. Le départ ne va pas de soi sur ce chemin à contre-pente. Mais peut-être qu’alors le sentiment de la nature, au lieu de se laisser utiliser à d’autres fins, servira sa propre cause.
Si j’ai tant insisté sur cette conversion du sentiment de la nature, c’est parce que ce premier pas est immédiatement à notre portée et qu’il précède tous les autres. Et si je vais ébaucher maintenant quelques solutions « positives », je sais bien que cette conversion fondamentale une fois amorcée, elles se préciseront d’elles-mêmes au gré des circonstances. Il n’est pas dans mon propos de répliquer à la réalité en lui opposant une utopie. Au cours de ce livre j’ai déjà esquissé des solutions, et surtout mes critiques supposaient implicitement des remèdes.
C’est dans notre façon de penser et de vivre personnellement le sentiment de la nature que ce grand changement peut commencer, dans la mesure où la société nous laisse une certaine marge de liberté dans nos loisirs. Pourquoi un certain style de voyage ne s’élèverait-il pas à la dignité d’une éthique ? Pourquoi, de repos et d’évasion, ne deviendrait-il pas effort et surtout effort d’imagination ? L’organisation du tourisme est la négation du voyage parce que le voyageur est celui qui choisit son but et son chemin. Pourquoi pas le refus délibéré de l’agence, du panneau indicateur ou du tire-fesses ? Pourquoi pas une franc-maçonnerie des solitaires, qui se donnerait pour but d’empêcher la machine et l’organisation de tout envahir ?
Le voyage n’a d’intérêt que par l’invention et l’effort : l’organisation l’annule. Le plus beau paysage est celui que l’œil découvre, non celui dont la photo traîne partout. Malheureusement, l’industrie du tourisme rapportant plus d’argent que la pétrochimie, il n’y aura plus bientôt de gisement de beauté qui ne soit exploité comme s’il était de pétrole. Le voyage est une création du voyageur. Sur une carte à petite échelle, il découvre le lieu de ses rêves : à mille kilomètres de là, un cap de six cents mètres derrière une baie au triple méandre. Il part, et après trois jours de train et de bus, il arrive au bord d’une ria, qui n’est pas mer déchirée de vents, mais lac fermé dans le bocage. Sur l’autre rive, une montagne sombre se perd dans les nuées. Qu’en sait-il ? Nul guide n’en parle, et c’est tout juste si l’ensellement d’un col permet de supposer l’à-pic de l’autre versant. Alors dans les bars du village, il cause avec les paysans qui lui apprennent que les chemins s’arrêtent à la crête parce qu’elle n’est que le rebord du gouffre.
Sac au dos, il part vers cette espérance. Il traverse une baie que même en rêve il n’eût imaginée si belle, parce que nul objectif n’a défloré le secret qui se révèle à l’œil. Ici la puissance de l’Océan se mue en grâce pour mieux s’insinuer dans l’intimité de la campagne. Partout ailleurs un champ de bataille confus de sable et de rocs sépare la terre de la mer ; ici, apaisée, elle joue au bas de l’abreuvoir. Des haies ourlent des plages âcres de varech ; sur l’autre rive, au fond de l’une d’entre elles, s’ouvre un chemin que les roues des chars, siècle après siècle, ont enfoncé dans le granit rougeâtre. Il monte dans le silence sous les châtaigniers, puis sous des tuies géantes dont la jambe lisse étale au-dessus de la tête un parasol de fleurs. Puis sur la croupe, il se perd dans les bruyères parsemées de blocs. C’est seulement près de la crête que le voyageur devine le but de son voyage. Sous un ciel bas, la lande est plus rase encore et dans l’évasement du col une cabane de rouille et d’ajoncs boursoufle la tourbe, comme écrasée par un invisible courant. Il fait encore deux pas jusqu’à la vue. Qui lui déchaîne d’un coup en pleine face le vide et la course du vent, tout le bleu de la mer et du ciel. Dans un claquement d’étendards, des Amériques de vertige plongent en transparence ; sur l’Océan hypocritement irisé les surplombs versent les uns sur les autres. Au cap, une rage lisse se déchire en lambeaux aux dents de dragon qui poignardent l’écume : pointes d’enfer d’un peigne de fer. En vain les mouettes gémissent-elles, tourbillonnant dans ce vide où elles ne pourront jamais tomber. Il fallait bien que le voyageur solitaire en vienne à cette extrémité ; et seul le choix personnel peut mener au bord de tels abîmes.
Car le sentiment de la nature ne saurait se réduire à une éthique. La liberté n’est pas seulement un devoir individuel, mais un principe collectif. Elle suppose donc une tout autre organisation du tourisme, qui se fonderait sur les droits éminents de ceux pour lesquels le contact avec la nature est une vocation qu’ils sont prêts à payer de tous les sacrifices. Si la liberté du voyage appartient à tout homme sans distinction de classe, il n’en est pas moins vrai que le tourisme massif et organisé ôte sa raison d’être au voyage en accélérant la destruction des cultures et de la nature. Donc plus d’investissements inutiles consacrés à l’embourgeoisement des loisirs, l’essentiel consistant dans la réduction du temps de travail des individus, à charge pour eux d’en trouver l’emploi. Le domaine du loisir étant celui de la liberté, pourquoi dépenser des milliards à couvrir les montagnes de téléphériques pour hisser le bétail humain sur les crêtes ? Ceux qui veulent vraiment aller y voir sauront toujours y monter à pied. Les remonte-pentes seraient réservés à quelques stations-écoles spécialisées dans l’apprentissage du ski. Surtout, pourquoi la propagande touristique ? Elle prive seulement du plaisir essentiel du voyage : la découverte. Pourquoi persuader à grands frais les masses d’aller là où d’elles-mêmes elles ne se plairaient pas ? Beaucoup d’hommes ne demandent à la nature que sa peinture et ne font que rechercher la ville sous un décor campagnard. Pourquoi donc, sous prétexte de leur assurer un calme qu’ils ne réclament pas, imposer la dispersion des foules dans l’espace-temps ? L’organisation de l’étalement des vacances n’aboutirait qu’à faire de l’année un vaste mois d’août en spoliant de leur tranquillité ceux qui sont prêts à la payer du vide et de la pluie. Faute de mieux, au lieu de faire de la France entière une vaste Côte d’Azur, pourquoi ne conserverait-on pas des abcès de fixation dans le genre de Saint-Trop’ ou Venise ? Au fond, plus la foule s’entassera en ces lieux, plus ils répondront au besoin spontané de ceux qui s’y plaisent. Pourquoi détruire la nature en persuadant à des gens qui n’aiment pas y vivre d’y aller ? Évidemment, les marchands de voyages et leurs employés risquent d’y perdre, mais c’est un autre problème.
Il en est de même de la pêche et de la chasse, la seule chance de les sauver de la ruée des masses est d’éliminer toute organisation superflue. Ainsi, dans la mesure où la pêche est un loisir et un luxe, elle devrait échapper au système économique et social, technique et organisé, qui englobe par ailleurs notre vie. Certes, il faut bien une police pour lutter contre les dernières survivances de l’ancien braconnage, et surtout le nouveau : celui de la masse des vacanciers. La loi pourrait contribuer à lui ôter des raisons d’être ; la pêche comme la chasse tout en restant une activité vitale pour l’homme l’est devenue dans un sens différent : elle est maintenant un sport. Elle doit donc être en dehors du circuit économique : le poisson comme le gibier ne devrait plus être qu’un objet de don. Mais surtout la pêche étant de l’ordre de la liberté, dans le cadre des règles qui régissent ce sport, elle suppose une initiative personnelle qui en fait précisément la saveur. Donc plus de propagande halieutique, tout ce qui la concerne devrait être de l’ordre du secret individuel, de la communication de bouche-à-oreille. L’impression de guides de pêche, le fait d’en pratiquer le métier serait assimilé au délit de destruction massive de poissons, et à une atteinte au plaisir des pêcheurs, qui consiste d’abord dans la quête du poisson. Ce plaisir consistant aussi à surmonter les obstacles, afin d’en écarter les masses sans véritable vocation, il faudrait aussi envisager une organisation chargée de désorganiser les voies permettant aux autos d’accéder aux bords mêmes des rivières. On ne racontera pas qu’elles sont indispensables pour sauver les peuples de la famine. Bien entendu, ces mesures ne sauraient à elles seules sauver la pêche sans un choix entre la pêche et l’industrie.
La protection de la nature suppose un minimum d’organisation, mais celle-ci étant l’antithèse de la nature, l’organiser équivaut le plus souvent à la détruire. En tout cas, l’organisation en ce domaine ne peut être pratiquée qu’avec une conscience vigilante de la tension de la fin et du moyen : le mieux que l’on puisse faire en pareil cas est de ménager des réserves où l’organisation ne pénètre pas, et les parcs régionaux ou nationaux doivent être d’abord considérés sous cet angle au lieu d’être un prétexte à un renforcement de l’organisation et de l’équipement. Mais dans le meilleur des cas le parc national ne peut être que le dérisoire alibi de la ville totale ; si l’on veut que ces derniers îlots ne soient pas submergés, c’est l’ensemble du territoire qu’il faut considérer. Entre le tout industriel et le rien naturiste, pourquoi ne pas imaginer toutes sortes de solutions intermédiaires qui auraient pour but la sauvegarde de la campagne française ? Il serait temps de mettre fin au pillage qui transforme le paysage en terrain vague, en interdisant la destruction des arbres en certains lieux, notamment sur les bords des rivières. Et le maintien des formes ne peut être ici que celui d’une société. La sauvegarde (ce qui ne veut plus dire dans l’état actuel des choses la conservation) du parc campagnard français est une tâche plus importante et plus urgente que celle des récifs ou des glaciers. Pourquoi, au titre de la conservation des sites, d’une production et d’un style de qualité, ne pourrait-on pas considérer le paysan comme rentable ? Ne serait-il pas possible pour commencer de réserver dans l’ensemble économique telle campagne qui a résisté jusqu’ici mieux qu’une autre, par exemple le Pays basque intérieur ? On y maintiendrait la polyculture familiale en lui permettant de vendre à un prix plus élevé d’authentiques produits fermiers. Qui choisirait de vivre dans cette zone renoncerait à certain confort des villes mais jouirait en échange de certains plaisirs de la campagne, ainsi de droits de chasse ou de pêche. La pénétration touristique serait contrôlée, réduite à ses manifestations les plus discrètes comme le séjour chez l’habitant : en choisissant la campagne le vacancier lui aussi devrait renoncer à la ville. Il ne s’agit pas seulement de refouler la nature dans quelque réserve, il faut la réintégrer dans notre vie.
De telles mesures partielles qu’il est facile de multiplier au gré des circonstances ne sont possibles qu’en fonction d’un changement de sens de l’ensemble. Quand on envisage la défense de la nature, son domaine s’élargit sans cesse au point de tout englober. Au fond il n’y a pas de problème de la nature, il n’y a que le Problème : celui de l’homme de ce temps face à son destin. La pire erreur serait de réduire la défense de la nature à un naturisme qui perdrait de vue qu’elle n’est qu’un aspect de la « révolution » – du virage – que doit opérer l’humanité actuelle si elle veut sortir des rails qui la mènent à sa perte. Malheureusement tout doit suivre : l’économie, la démographie, la politique. Il est bien évident qu’il n’y a pas de défense de la nature si la multiplication indéfinie des hommes et de leurs produits continue d’être à la fois une valeur et un fatum, et si les oppositions de classe ou de nation nous divertissent des problèmes communs à l’espèce. Il n’y aura plus de nature dans la France de cent millions de Français, mais des autoroutes qui mèneront de l’usine à l’usine – chimique ou touristique. Et bientôt ce n’est plus la truite qui manquera, mais le litre d’eau. Parler de nature dans ces conditions n’est plus agir, mais discourir : camoufler une religion de l’inflation démographique et économique sous de la mauvaise littérature bucolique.
La contradiction d’une société qui détruit la nature, entre autres pour la donner, se développera jusqu’au bout si nous n’acceptons pas de la reconnaître. Pour l’instant, bénéficiant du confort de la nouvelle société, nous tirons nos plaisirs de ce qui subsiste de l’ancienne : des dernières fermes et des derniers poissons. Mais ce double jeu touche à sa fin, et plus nous tarderons, plus nous serons acculés à un choix draconien entre les conditions du bonheur et le bonheur : l’industrie et la nature. Pourtant, si nous admettions la contradiction de nos fins et de nos moyens et la subordination de ceux-ci à celles-là, il y aurait une chance de les faire servir.
La solution de ce problème suppose d’abord un renversement radical des valeurs. Il faut que la fin : la nature pour les hommes, commande les moyens : la science, l’industrie, l’État. Ce qui est aller à rebours d’un monde. La tâche est infinie comme notre propre faiblesse, et si on veut l’entreprendre, mieux vaut ne pas se cacher son énormité. Mais si on me dit que l’état de choses actuel est un fait, je répliquerai que ses conséquences pour l’homme en sont un autre, et que l’irréalisme consiste à ne pas les voir. Le fait c’est que, pour nous et surtout nos descendants, il n’y aura pas d’autres voies qu’une véritable défense de la nature. Certes sur cette voie remontante le but est apparemment hors de portée, mais depuis qu’il y a des hommes, ils ont su avancer sur une route où ils savaient devoir succomber. Et si le terme est à l’infini, dès à présent il indique à ceux qui se dirigent vers lui un sens : une raison d’être et de s’unir ; ce qui déjà fait vivre.
Une telle action suppose un plan d’ensemble, économique et social, et par conséquent politique. Désormais toute entreprise devrait être envisagée d’un point de vue biologique et humain, pas seulement en fonction de la production ou de la nation, mais en tenant compte de la totalité de l’équilibre qu’elle perturbe. Pour cet examen toutes les méthodes seront bonnes, notamment celles des sciences de la nature et de l’homme. Mais la défense de la nature ne peut être leur monopole ; elle forme un ensemble trop vaste, et le sujet – la personne humaine – est en jeu. Celle-ci a son mot à dire ; la science ne peut lui fournir que des raisons ou des moyens dont elle est seule juge. La protection de la nature ne saurait être, comme au congrès de Lurs, le monopole de spécialistes qui sont des hommes de connaissance ou d’« action », c’est-à-dire de pouvoir ou d’argent plutôt que de bonheur.
Les hommes qui se voueraient à une telle révolution pourraient déjà constituer une institution, indépendante des partis ou des États, consacrée à la défense de la nature. Elle chercherait à rassembler toutes les forces qui s’y intéressent sur le plan national ou international. Elle ne se considérerait pas comme une administration, mais comme une sorte d’ordre, imposant à ses membres un certain style de vie, qui les aiderait à prendre leurs distances vis-à-vis de l’actuelle société. Ils pratiqueraient une sorte d’objection de conscience vis-à-vis des problèmes qui unissent ou divisent aujourd’hui à tort les individus, afin d’obtenir qu’un jour la protection de la nature soit placée au moins sur le même plan que la production ou la défense nationale. Ils annonceraient ainsi une autre société où les problèmes humains passeraient au premier plan, et où leur ordre pourrait jouer le rôle d’une cour suprême qui arbitrerait entre les pouvoirs économiques ou politiques.
La véritable entreprise de l’an 2000, ce n’est pas l’évasion dans la Lune, nous y serions d’autant mieux enfermés dans notre machine, mais l’installation sur terre. Nous n’y sommes plus étrangers, mais enfin propriétaires, serait-ce à ce moment que nous détruirions notre bien ? La merveille de Babylone est ce jardin terrestre qu’il nous faut maintenant cultiver et défendre contre les puissances de mort qui l’ont toujours assiégé. Elles ont provisoirement le visage des forces humaines, mais ce sont bien toujours les mêmes : le refus de penser, l’horreur d’agir.
Certes, notre jardin n’est pas l’Éden, mais l’humble beauté de ses fleurs reflète la gloire d’un autre printemps qui ne passe pas. Et il n’est pas trop de tout l’effort humain pour permettre à l’instant de s’épanouir.
Le Jardin de Babylone,
Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002