Patrick Chastenet, « Penser dans une maison qui prend feu »

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Patrick Chastenet

Penser dans une maison qui prend feu
(conclusion de son Introduction à Bernard Charbonneau)

Le moment depuis longtemps prévu est arrivé […], il est clair que capitalisme signifie essentiellement expansion économique et que l’expansion capitaliste n’est plus loin du moment où elle se heurtera aux limites mêmes de la surface terrestre
Simone Weil

« Car en même temps que la ville se développe le besoin d’en sortir. […] Parce qu’il y a des machines, sur sa machine l’homme fuit la machine » (Le Jardin de Babylone). Si Charbonneau excelle dans l’art littéraire du paradoxe, ce n’est pas pour faire œuvre littéraire, mais parce qu’il éprouve jusque dans sa chair toutes les contradictions de la société industrielle et tout le tragique de la condition humaine. Il observe en effet que, pour désirer la liberté, il faut l’avoir perdue, qu’il faut vivre dans le béton pour admirer l’azur du ciel. Et puis, n’est-ce pas en voiture, et à jours fixes, que des hordes motorisées gagnent la côte, ou la montagne, pour échapper à l’enfer urbain, contribuant ainsi à son extension ? Charbonneau nous montre comment la nature disparaît en raison même du sentiment qui l’a fait découvrir. Toute son œuvre s’articule autour de la tension entre le devoir pour l’homme de vivre et penser sa liberté, et l’impossibilité d’y parvenir. Condamné à être libre pour sa plus grande gloire et son plus grand malheur, l’individu moderne a besoin de liberté, mais il est incapable de la supporter car elle le plonge dans une angoisse existentielle. C’est pourtant en acceptant sa finitude qu’il pourrait prétendre percer le mystère de la vie. En effet, ni la conscience aiguë du poids écrasant des déterminants sociaux ni la nostalgie d’un monde qui n’existe plus que dans ses souvenirs n’incitent Charbonneau à verser dans une quelconque forme de quiétisme. Persuadé qu’il en va de notre responsabilité personnelle d’agir pour éviter la catastrophe, il en appelle, non à un simple changement de régime, mais à une authentique « conversion écologique » inséparable d’une véritable prise de conscience individuelle.

Pour lui, la perspective de la catastrophe ne se réduit pas aux effets de la crise écologique. Il redoute le jour où, précisément au nom de l’écologie, l’homme manquera autant de liberté que d’air pur. En des termes analogues à ceux employés par Ivan Illich et André Gorz, il s’inquiète de l’émergence possible d’un gouvernement mondial administrant de façon autoritaire la répartition des ressources et imposant la sobriété par la force, au nom de la sauvegarde de la planète. Charbonneau est persuadé que, si on la laisse faire, la classe dirigeante garantira la survie de l’espèce au prix de l’aggravation des inégalités et de la disparition de la liberté. Le contrôle des naissances pourrait, selon lui, éviter ce suicide collectif. La surpopulation impliquant la pénurie d’espace, d’eau et de nourriture, donc la guerre ou l’organisation totalitaire, il souhaite l’abandon des politiques natalistes, le freinage graduel de la course au développement pour aller vers une décroissance choisie. Il rappelle du reste que le « croissez et multipliez » de la Genèse s’appliquait à une planète vide, mais il admet que le christianisme est devenu une arme de guerre contre la nature, à partir du moment où des croyants se sont pris pour des dieux. Si cet agnostique voit dans l’avènement du Christ la cause de la mort du Grand Pan, il n’oublie pas que l’idée même de protection de la nature a pris naissance dans l’Occident chrétien et que l’histoire du mouvement écologiste a partie liée avec le christianisme, et plus particulièrement avec le protestantisme.

Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la prose de Charbonneau évoque souvent celle d’un géographe anarchiste d’éducation protestante, qu’il ne cite pourtant jamais. Comme celle d’Élisée Reclus, son écologie est pleinement humaniste et se contente de souligner l’ambivalence de l’action humaine sur la terre, attachant un soin particulier aux paysages et aux paysans qui les dessinent et les animent. Tous les deux distinguent la liberté vécue du libéralisme de la bourgeoisie dominante, refusant tout autant une quelconque avant-garde autoproclamée s’emparant de l’État pour substituer une dictature à une autre. Voulant susciter le bon vouloir de chacun, ils croient en l’exemplarité de leur propre conduite et en la contagion mimétique du bien. Amoureux de la « libre nature », Reclus voulait fonder autour de lui de « petites républiques ». Graduellement, ces groupes isolés se rapprocheraient tels des cristaux épars, et formeraient la grande République. Dès le début des années 1930, Charbonneau voulait lui aussi s’appuyer sur de « petites patries » pour créer des contre-sociétés qui n’auraient pas pour but de renverser le régime, mais de témoigner, ici et maintenant, de la révolution immédiate. De proche en proche, par capillarité, ce réseau parti de la base pourrait s’étendre au-delà des frontières nationales vouées à disparaître. Ce projet a échoué, mais Charbonneau n’y a jamais renoncé, ni en pensée ni en action, lorsqu’il s’engageait auprès des petits paysans et dans des associations de défense de l’environnement. Si l’on ne craignait de l’enfermer dans une typologie réductrice, on pourrait le classer sous le label « anarchiste ». Il pense et agit toujours à partir d’en bas – du point de vue de l’habitant, du riverain, de l’usager – et surtout place au centre de sa réflexion deux notions centrales dans la théorie anarchiste : l’équilibre et la limite. Il aime l’anarchie comme il aime la liberté, mais il se méfie de l’esprit de système. Il ne veut se laisser enfermer dans aucune doctrine. Selon lui, l’État tire sa force des faiblesses humaines, mais s’en passer supposerait des individus parfaits. À la manière de Rousseau réservant le gouvernement démocratique à un peuple de dieux, Charbonneau conçoit l’anarchie comme un « sens », un idéal de liberté à atteindre pour servir d’antidote aux totalitarismes présents et à venir. Il ne croit pas qu’un pays de la taille de la France puisse un jour se dispenser d’État. Son anarchisme est circonstanciel. S’il met « l’accent sur l’anarchie, explique-t-il, c’est parce que toutes les menaces contre la liberté se nouent aujourd’hui sous la direction du pouvoir » (L’État). Ne pas prétendre établir le paradis sur terre, mais éviter qu’elle ne devienne un jour un enfer. Telle serait la vocation du mouvement écologiste selon l’auteur du Feu vert, mais pareil objectif pourrait rassembler également protecteurs de la nature, décroissantistes, postchrétiens, socialistes libertaires, technocritiques et autres adversaires de toutes les formes de totalitarisme. Les idées de Charbonneau, souvent prémonitoires, demeurent d’une brûlante actualité et méritent de quitter cette sorte de purgatoire dans lequel la « société médiatisée » les a trop longtemps plongées.

Patrick Chastenet
Introduction à Bernard Charbonneau
La Découverte, 2024
pc

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