Citations, 102

Seulement en France ce n’est pas un million d’Indiens qu’on a liquidés, mais dix millions de paysans et dix mille styles de vie. Ce ne sont pas seulement des haies ou des talus que les tanks de la concentration agrochimique ont effacés, mais des murs et des foyers, les traces délicatement enchevêtrées de trois mille ans de civilisation agraire. Et ce vide cloisonné de barbelés devient impénétrable. Abandonnés et barrés les sentiers disparaissent, les chemins vicinaux sont vendus et comblés. On aurait pu imaginer un véritable remembrement qui eût fait de la propriété ce corps dont la maison est la tête en rassemblant autour d’elle les parcelles raisonnablement agrandies et en respectant le cadre végétal. Mais, avec la complicité des paysans, incapables d’un libre-échange de leurs lopins, on a pensé quintaux plutôt que nature et hommes. La logique a triomphé, la rigidité du plan succède à la ronde du vert labyrinthe. Entre le chaos de la vie brute et les raisons de la technique, n’y aurait-il plus place dans nos campagnes pour un équilibre et une harmonie voulues ?

Les technocrates de l’agriculture française prétendent vider les campagnes en y maintenant un minimum de population au revenu plus élevé. Mais le paysan survivant est égaré dans le système autant qu’il l’est dans le nouveau Sahara. Il n’y subsiste qu’à grand-peine, car il doit sans cesse acheter plus de machines, « d’intrants » et de terres ; et tout ce qu’il produisait : aliments, engrais. Même un jour la vue et l’air qu’il respire, qu’il ira chercher dans les dernières campagnes de la terre, s’il ne veut pas être empoisonné par sa propre pollution, la laideur, l’ennui. Sa survivance il la paye en liberté, invisiblement expulsé de sa terre par la montée d’une organisation collective qui fait du propriétaire l’exploitant-exploité salarié des trusts ou de l’État.

Ainsi l’ex-serf médiéval, un instant maître de sa terre, le redevient sous contrat. Mais c’est le trust qui prélève sa dîme, non plus le seigneur ou l’Église. Aimer sa terre ? – Où est-elle au temps de la culture et de l’élevage « sans sol » ?

La propriété c’est l’envol
inédit (années 1980), à paraître à l’automne 2023 chez R&N

Citations, 101

Comme l’État moderne, le capitalisme est impérialiste par nature. La propriété capitaliste c’est le vol, institutionnalisé, permanent, sans que le voleur ait le temps de souffler. À cette fin il a inventé l’avion. Au fond, la propriété capitaliste identifiée au profit n’est que le moyen d’une obsession autrement ancienne et nouvelle : le pouvoir. De quoi ? – D’accumuler encore plus de capital : de pouvoir. La propriété capitaliste n’est qu’une énorme machine automatique permettant d’exploiter les choses et les hommes. Elle est donc avant tout celle des moyens de production : l’essentiel pour Onassis n’est pas son yacht, mais ses pétroliers et ses raffineries. Produire, exploiter – c’est-à-dire pour une part détruire – non jouir ou conserver, cela seul passionne le propriétaire capitaliste. S’il l’est d’un gisement ce sera pour l’épuiser, d’une forêt pour la raser. Qu’importe ! Avec l’argent du gain il en rachètera dix autres. Conserver serait abdiquer. Au fond, il est saisi de la même rage d’action et de bouleversement que le révolutionnaire politique auquel il prépare les voies.

La propriété c’est l’envol
inédit (années 1980), à paraître à l’automne 2023 chez R&N

Citations, 100

Dans la société bourgeoise tout pousse à ne voir dans la propriété qu’un fait économique. Mais si elle l’est, le sang qui coule dans nos veines est fait de l’encre dont on imprime les billets. Peut-être un jour reviendrons-nous dans la maison de notre enfance avant de la quitter pour toujours. Alors nous apprendrons que la pierre et le bois ne sont pas argent, mais chair frémissante. Nous franchirons le seuil, pénétrant dans l’ombre du foyer éteint ; et des jours reviendront dont nul registre notarial ne tient compte mais qui sont inscrits au grand livre de l’amour divin. Des jours où le soleil de la glycine était un cri violet, le souffle du vent dans les feuilles l’aveu qui tremblait sur nos lèvres. Jours de vie dont les portes s’ouvrent sur un matin tout neuf, jours de mort aux contrevents scellés. La marche usée sous les pas quotidiens, celle qui fut un soir à tout jamais franchie. Voici ce qui se vend, s’achète ou se confisque.

La propriété c’est l’envol
inédit (années 1980), à paraître à l’automne 2023 chez R&N

« Tristes campagnes » (extrait de la conclusion)

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Bernard Charbonneau
Tristes campagnes
(extrait de la conclusion)
1971

5. Pour une guerre d’indépendance du Béarn

Le Béarn – le Québec –, les pays, n’ont plus pour eux l’histoire si on identifie celle-ci au fatum économique. Ils n’ont qu’un espoir : l’homme, si celui-ci cesse de s’émerveiller devant ses produits comme un enfant devant ses fèces. Il faudra bien que le Béarn et le Pays basque en viennent à une rupture et un combat ; et ce qu’ils devront rompre en premier lieu c’est le silence. Toutes les sociétés se défendent, et si la plus puissante de toutes n’écrase pas ses adversaires, c’est qu’elle est assez forte pour leur opposer le poids écrasant de son silence. La première chose que le Béarn ait à faire est de prendre la parole.

Mais à l’origine, comme ce livre, l’attaque ne peut être que cri absurde, provocation dérisoire. Et allant à rebours du train de la société, elle ne peut venir que de l’élément humain fondamental : l’individu. L’impensable – l’antisociété industrielle seule capable d’user de l’industrie – ne peut surgir que d’une mutation s’opérant dans un homme, décidé à se lier à d’autres hommes pour fonder une communauté paradoxale d’individus solitaires. Ce n’est pas à des lecteurs, à des Français ou à des Béarnais, que ce livre s’adresse, mais à eux. S’ils se déracinent du monde et de l’époque où ils sont nés, alors ils deviendront Béarnais. Et la véritable utopie c’est probablement d’en appeler à cette mue, au vieux rêve que l’humanité poursuit depuis les Grecs, les Prophètes et les philosophes : une société qui ne soit pas seulement sociale, mais fondée sur une communauté des consciences. Société rationnelle, mais cependant paradoxale puisqu’elle suppose non seulement le dépassement de l’opposition individu-société, mais de celle de la nature et de la surnature, de la tradition et du progrès : de la partie et du tout. La révolution béarnaise ne naîtra que d’une rupture et d’un nouveau lien avec l’univers : d’une conversion opérée au cœur du microcosme personnel. La guerre pour l’indépendance du Béarn et de tous les pays prend d’abord forme spirituelle et personnelle, elle doit redécouvrir toutes les vieilles pratiques des religions : la contemplation des splendeurs du ciel et de la terre, l’ascèse, qui est à la fois humilité devant la vérité et critique, dépouillement des illusions de la subjectivité individuelle ou collective.

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Chronique du terrain vague, 22

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Bernard Charbonneau
Chronique du terrain vague, 22
(La Gueule ouverte n° 61, juillet 1975)

Une gueule où jouent l’ombre et la lumière
(Celle d’une terre où l’arbre et l’homme seraient réconciliés).

Pour planter un arbre, et une bonne politique n’est pas autre chose, il faut tout d’abord faire un trou : aller au fond des choses. Appelez cela dégager un sens, une vérité, des valeurs, je m’en fous, ce qui m’importe c’est de savoir lesquelles. Il nous faut définir un rapport avec la nature qui n’est plus celui d’autrefois, sans cela l’anthrope, obéissant à celle de toute espèce qui est de grossir jusqu’à en crever, fera de la forêt gauloise un vaste parking. Entre la nature et la civilisation totales, entre la forêt vierge et le terrain vague plus ou moins planté de prunus, il nous faut dégager une voie qui est sans doute celle de la forêt volontairement conservée, naturellement régénérée parce qu’entretenue. Mais évidemment c’est moins simple que de suivre la logique mécanique d’une idéologie progressiste ou naturiste, c’est affaire de conscience et de jugement : de liberté, sans cesse à reprendre.

L’homme appartient à la nature, l’écologie n’a pas tort, mais par ailleurs il tend à en sortir. Le jeu n’a pas qu’une carte mais deux fort différentes, il faut nous démerder de cette contradiction, et pas seulement en théorie mais en pratique. Nous sommes sortis de la forêt vierge primaire, mais une forêt secondaire faite de broussaille repousse dix fois plus fort dans le trou de l’écobueur. Nous avons vaincu, semble-t-il, la nature (donc pour une part nous-mêmes ne l’oublions pas), mais cette victoire, notre liberté l’a chèrement payée d’un renforcement de l’organisation sociale. Ce n’est plus la forêt vierge qui menace de nous engloutir, mais une Amazonie technique, bureaucratique, scolaire, policière, etc. qui recouvre invisiblement notre terrain vague pétrifié par le soleil.

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« Sexualité et famille »

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Bernard Charbonneau
Sexualité et famille
(Combat nature, 1983)

Nous avons vu dans un précédent article les fondements d’une écologie humaine : la nature et la liberté. Radicalement différentes, mais toutes deux unies dans l’homme et toutes deux menacées. Or s’il est un point où la nature et la liberté, le corps et l’esprit se rejoignent, c’est bien le sexe et la famille. Ici l’écologie devient sociale et politique et a son mot propre à dire, ce qu’elle n’a guère fait jusqu’ici, faute d’accord entre sa droite et sa gauche. Ce qui suit, expression d’une opinion et d’une vie personnelles, bien trop bref sur pareil sujet, a seulement pour but de poser les questions sans lesquelles il n’y a pas de réponse.

Le sexe

Le sexe (au singulier bien qu’il soit deux) est la source et la force de vie pour tout vivant ; particulièrement l’homme (1), qui ne le serait qu’à demi, s’il n’y avait la femme. Non seulement le sexe assure la reproduction de la vie, mais, sans lui, elle ne serait pas vivante. Car le désir, qui est bien plus que le désir, serait exsangue. Freud n’a pas tort, dès l’enfant la chair se fait ainsi esprit – ou l’esprit chair, peu importe. Éros éveille nos sens, nos passions et nos rêves. Il crée l’amour qui par nature est celui d’un sexe pour l’autre, parce qu’il peut seul porter ce fruit, un enfant, tant que la science n’aura pas mis au point une technique plus avancée. En joutant un « isme », on fait d’Éros l’érotisme : fonction spécialisée aux produits négociables sur le marché. Mais la nature ou le dieu inconnu qui a fait don du sexe a la vie avait sans doute des vues plus lointaines. Lire la suite

Chronique du terrain vague, 21

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Bernard Charbonneau
Chronique du terrain vague, 21
(La Gueule ouverte n° 60, juillet 1975)

Une gueule de momie
(celle de la France rentable, même munie
de postiches par les figaros paysagistes
de l’Office national des forêts).

Aujourd’hui, placés sous les projecteurs d’une enquête et d’une administration permanente, nous cherchons l’ombre qui se fait rare. Qui sait ? Peut-être que planqués là dans le noir, la science, la morale, l’école et l’armée : la société, vont nous oublier. Ah ! Revenir à la nature, se perdre dans la forêt originelle ! Mais il ne faut pas s’y tromper, habiter à l’ombre du frêne source Ygdrasil (qui est arbre de mort autant que de vie ne l’oublions pas) ce n’est pas drôle tous les jours. C’est noir, c’est humide, et ça grouille de grosses et de petites bêtes. L’homme lui aussi a besoin de soleil et Ygdrasil nous le pompe tout entier ; d’où le besoin pour l’anthrope de faire son trou dans la charpe verte. Mais au début Ygdrasil étant tout-puissant, il faut le faire en douce en usant de maintes politesses rituelles destinées à le tromper et à se duper soi-même. Le rapport traditionnel de l’homme et de la nature tel qu’il survivait encore chez les derniers paysans est un mélange de respect plus ou moins superstitieux et d’hostilité. Nous nous sommes mis à l’aimer, la nature, dans la mesure où nous l’avons profanée et maîtrisée.

Dans son combat contre l’arbre, l’homme a disposé d’un allié puissant : le feu. Dans bien des pays l’écobuage combiné avec l’élevage a rasé la forêt, et en Chine, même sans troupeaux, deux millénaires d’action humaine en ont fait un pays de collines nues que l’on commence tout juste à reboiser, émergeant des plaines cultivées. Mais il a fallu vingt siècles. En Occident le christianisme a poussé aux défrichements pour des raisons religieuses. La divinité se résumant en Dieu, l’arbre Ygdrasil ne fut plus que de l’arbre sur lequel fut crucifié le Fils de l’Homme, et non de ce bois dont on taille les idoles ! Et du coup, l’homme créé à l’image du Père devint le maître d’une nature jugée imparfaite et pécheresse. De là le droit et le devoir de la rectifier. De pieux missionnaires s’activèrent à chasser sylvains et dryades des forêts où il ne fut plus sacrilège de porter le fer. Mais à voir l’état des forêts du Moyen-Orient et de l’Asie mineure, il semble qu’Allah, dieu du désert, ait détesté l’Arbre autant que Jaweh. Lire la suite

Citations, 99

Celui qui justifie sa condition ne la définit pas en fonction de la vérité, il définit la vérité en fonction d’elle. Il ne la sert pas, il s’en sert. Au sens le plus précis du terme, il se taille un dieu à son image. À travers la réalité il ne marche plus à la vérité, mais celle-ci lui sert à fuir celle-là. Et il devra aller jusqu’au bout de cette démarche, la tension qu’il a esquivée de sa pensée à la vérité il l’esquivera de sa vérité à sa vie. Celui qui a refusé le déchirement fondamental de l’angoisse sera porté à l’éviter partout ailleurs. Ayant identifié le bien à ce qui apaise, il identifiera au mal tout ce qui éveille, et d’instinct il s’en écartera avec une parfaite bonne conscience. Il prendra pour foi l’absence de pensée, pour paix celle de guerre et jaugera la valeur d’un régime à l’ordre apparent qu’il maintient dans la rue. Le mal c’est la contradiction, ou plutôt son expression, et surtout la conscience douloureuse qu’un homme peut en avoir. Celui qui s’est inventé un ordre conforme à l’existence doit se persuader que la sienne lui est conforme en tout. Ce n’est plus seulement l’univers, l’homme ou l’histoire qui sera une figure de l’absolu, mais la France ou mon village, le siècle ou ma génération. Il faudra que je justifie jusqu’aux moindres avatars de mon devenir individuel : jusqu’à cette rage de dents sera programmée par Dieu.

La guerre éclate. La contrainte de l’État et celle de l’opinion nous forcent à sacrifier notre vie. Il nous sera donc vital de combattre pour un but qui la dépasse. Chaque homme doit alors prendre parti entre le bien et le mal. Mais, chose étrange, au terme de cet examen chacun choisit d’être mobilisé dans l’armée où il le serait de force. Par une coïncidence admirable et malheureuse, à l’ouest des Vosges des millions de consciences libres découvrent que la cause du droit est celle de la France, tandis qu’à l’Est deux fois plus de libertés la découvrent en Allemagne : nos valeurs spirituelles sont d’abord géographiques. Surtout n’essayez pas de faire admettre à ces nouveaux croisés qu’ils cèdent à la force. C’est librement qu’ils suivent le gendarme envoyé par Dieu qui leur apporte leur livret.

Je fus. Essai sur la liberté. Opales, 2000. Rééd. R&N, 2021.

Chronique du terrain vague, 20

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Bernard Charbonneau
Chronique du terrain vague, 20
(La Gueule ouverte n° 58, juin 1975)

Une gueule souveraine et populaire
(Celle du chêne qu’on trouvait partout mais que demain l’on ne trouvera peut-être nulle part)

 L’arbre ça dure, pas question de l’expédier en une chronique, la parole n’est pas une tronçonneuse, ce n’est qu’un outil, prolongement de la main : un couteau pour émonder ou greffer, ou une hache pour exécuter ce qui mérite de l’être. L’arbre, ça en dit long pour qui prend son temps comme lui. L’arbre de vie est aussi l’arbre de Justice, qui ne se rend pas à chaud en plein soleil mais à l’ombre et au calme. Et la justice ne mérite son nom que si elle est la même pour tous bien que pesant au trébuchet les cas individuels, la juste égalité n’est pas celle qui se tire à la régie et tranche tout ce qui dépasse. 

La justice, l’égalité, est le bien de tous rendu à chacun, elle considère le cas, se réfère à la coutume locale et spontanée plus qu’à la loi, elle ne siège pas ici sous un Fagus antarctica mais sous un arbre commun, en général un chêne. Les tribunaux, comme les arbres, extraordinaires donnant en général des fruits douteux. L’arbre, comme l’homme du commun, c’est l’arbre du pays, qui ne se voit pas tellement il fait partie du paysage ; tandis que l’arbre exotique, plutôt qu’enraciné, y semble échoué au hasard des fantaisies bourgeoises ou municipales. Un arbre cela vient du sol, hisse le lieu dans les nuages, tel le tilleul du bourg, ou les sapins (pas de Douglas mais des Vosges) à la queue leu leu qui font effectivement de la crête une crête. L’arbre comme le paysan sans le savoir fait le paysage, que ne fera jamais exprès le paysage-iste diplômé, tout juste foutu de composer un jardin public ; n’y eût-il qu’un chêne au beau milieu du pré, tout seul, épanoui au soleil : île sombre où se rassemble en été l’îlot blanc des moutons (je laisse la science agronomique vous expliquer pourquoi). Abattez ce repère et l’espace fout le camp, il n’y a plus que du vide débité par les barbelés. Le paysage c’est le bocage ou bien, l’arbre faisant la forêt, moutonnant à perte de vue, la verte fourrure sur laquelle on a envie de passer la main. Hélas ! Elle est mitée par l’ONF, quel trou sur le versant d’en face (1). Sans arbres, la terre à poil va s’en aller de la caisse.  Lire la suite

Citations, 98

Nos villes, nos nations, strictement soumises à des normes appelées règlements ou lois, nouées en un réseau de rails, de conduites et de lignes, sont d’énormes appareils de plus en plus menés selon des règles techniques. Et si la machine peut être considérée comme une organisation concrète, l’organisation politique : l’État, doit l’être comme une machine abstraite. C’est l’organisation, et non seulement la machine, qui caractérise notre temps.

Le Système et le Chaos. Critique du développement exponentiel. 1973.
Rééd. R&N, 2022

Citations, 97

Ailleurs, plus largement ouvert au souffle de la mer, l’origine d’un estuaire. Le port, dont le centre bourgeois se détourne, mais vers lequel se dirige celui qui erre, ou qui cherche. Docks, où la rigidité des quais et la lenteur consciencieuse des grues n’empêchent pas les mouettes de crier et l’eau de fuir, faisant vibrer les tôles du cargo et gémir l’amarre. Quai, d’où la ville incertaine sous les fumées semble prête à lever l’ancre, où l’appel intérieur des sirènes, venu de la patrie fabuleuse des navires, ébranle en nous un sourd mouvement de départ. Mais partout ailleurs la terre est cachée sous le pavé ou le macadam ; l’azur n’est plus que la coulée étroite, rayée de fils, qu’on aperçoit en levant la tête. Plus de ciel nocturne ; des feux artificiels éblouissent les étoiles et la lune. Dans les champs, l’esprit plane dans l’espace et choisit sa proie ; parfois même, cerné de tous côtés par le ciel, le lieu où se trouve l’homme paraît un sommet entouré d’infini, où l’on sent vraiment que la terre n’est qu’une planète. En ville, à quelques mètres, la vue bute sur la muraille des façades : c’est le ciel étroit qui semble assiégé par le monde. La poussée des formes géométriques ne s’explique plus par leur relation avec le milieu naturel, mais par les hasards de la fantaisie individuelle, ou de la mode, les déterminations collectives. Toits plats sous la neige du Nord, tours de briques surgies des marécages, universel béton, façades qui ne connaissent qu’un midi : la rue. Si le paysage rural est le fruit d’un mariage entre la terre et l’homme, la ville moderne est une construction où les raisons humaines – parfois devenues folles – ont vaincu.

Le Jardin de Babylone, éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002

Chronique du terrain vague, 19

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Bernard Charbonneau

Chronique du terrain vague, 19
(La Gueule ouverte n° 56, 4 juin 1975)

Une gueule qui en dit long (celle de l’arbre que n’a pas encore décapité la tronçonneuse)

Un des signes du terrain vague c’est l’absence d’arbres. On y trouve toutes sortes de bâtisses ou de déchets qui témoignent de la tempête humaine, mais pour maintes raisons : pollutions, trafics et remuements divers, l’arbre n’y prospère guère, seulement la ronce ou l’ortie. Parfois quelque arbuste exotique, faux acacia ou vernis du Japon, s’y égare, mais le chêne y est impensable. Et le jour où le terrain vague se développe, culotté de béton et cravaté d’asphalte, ce ne sera pas un châtaignier qu’on plantera mais un prunus sanguinolent qui ne produit pas de prunes mais de la beauté, de la Culture, du standing. Et à peine aura-t-il pris racine que la nouvelle mode, le trouvant con, l’arrachera.

Tandis que du temps des Gaulois (je ne remonte pas plus haut que ce prototype du Français de France) la forêt cachait l’arbre, dont nul ne remarquait la présence trop encombrante. Sans cesse, à la main, prolongée par quelque fer coûteux, hache ou houe, il fallait se battre avec le chiendent : les chênes, pour empêcher le vert déluge d’envahir le petit trou lumineux gagné par la civilisation sur la nature. Et le défricheur a si bien pris ce tic qu’il continuera, mitraillette ou bombe H en main, quand le dernier arbre sera abattu, réduit à se tronçonner lui-même. Car depuis le trou s’est agrandi, et ce sont maintenant les dernières clairières d’ombre étiquetées « espaces verts » qui sont menacées d’être effacées par le déluge gris. Lire la suite

Renaud Garcia, préface à la réédition R&N du « Système et le Chaos »

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Renaud Garcia
Préface à la réédition du Système et le Chaos
R&N, juin 2022

Une matinée d’hiver, en 2022. Propulsé à pleine vitesse, un train fend la campagne, qui me conduit loin de chez moi retrouver quelques comparses d’idées et d’actions. Notre sensibilité est commune, autant que notre défiance face à tout credo. Mais nous connaissons nos maîtres. Parmi eux, un certain Bernard Charbonneau.

La voix du contrôleur retentit, bonhomme : « Durant toute la durée de ce trajet, le port du masque est obligatoire, que vous le vouliez ou non, vacciné ou non » ; « Poubellator passera parmi vous pour vous soulager de vos déchets » ; « Tout adulte surpris sans son masque s’exposera à 135 euros d’amende. Si cela parle plus à certains, cela représente une quinzaine de tacos ». Une mère, dont on devine le sourire par-dessous son bâillon, rassure son enfant inquiet de cette voix venue de nulle part : « Ah, il est drôle le monsieur, il fait plein de blagues. » Je ne ris pas, ou alors jaune. Je ne vois qu’infantilisation et menaces sous la guise d’un humour potache. Contraint d’utiliser un moyen en discordance avec les fins politiques et humaines que je défends, me voici de surcroît pris au piège du système. Un numéro qui adopte les « bons réflexes », auquel un pouvoir impersonnel ne s’inquiète plus d’intimer des ordres, tant il prétend en avoir pénétré le for intérieur. Dans ce train, je suis l’individu organisé. Autrement dit ce rouage adapté à la machinerie industrielle, usiné par des techniques psychologiques persuasives, dont Charbonneau redoutait l’avènement en 1973, dans Le Système et le Chaos.

Ce n’est pas que tout le quotidien de 2022 reconduise aux thèses du livre que vous tenez entre les mains. De toute manière, honorer le prophète qui aurait eu raison sur tout n’est pas une vocation bien noble. C’est plutôt qu’en quelques formules compréhensibles par tout lecteur consciencieux, Charbonneau met bien souvent des mots sur l’expérience vécue. Ainsi, ceux qui se débattent dans les filets de la technocratie, c’est-à-dire la société industrielle portée à son plus haut degré d’intégration, y trouveront motif à une prise de conscience. Le ferment de toute révolte. Lire la suite

« La vague »

Là où foulait la vague se découvre le roc,
et la vague revient ; à quoi bon ?
La fureur se déchaîne et détruit la fureur.
Dans le bruit, le bruit tonne, d’un grondement égal ;
les peuples disparaissent et les palais s’écroulent,
les rocs s’usent et les astres s’éteignent :
empire et héros tombent en poussière.

Extrait et versifié de L’homme en son temps et en son lieu, Foi et Vie, 1960, R&N, 2017

« Finisterre » (1931)

Je suis l’ultime cap
parmi les eaux fracassées,
bruyantes elles s’épanouissent en corolles
autour de mon silence.
Je suis le dernier espoir de la terre,
le dernier roc vivant.
Dans mon passé des continents,
des plaines, des fleuves et des hommes
se dispersent à l’infini.
Mais devant moi tout cesse,
seules les eaux cabrées
m’enserrent de leurs forces fluides
et peu à peu usent ma roche.
En un dernier effort je prolonge le sol et têtu,
du plus profond des eaux
je résiste aux bonds de leur assaut
pour affirmer la terre une dernière fois.

(Reproduit dans Finis terrae, A plus d’un titre éditions, 2010)

Chronique du terrain vague, 18

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Bernard Charbonneau

Chronique du terrain vague, 18

(La Gueule ouverte n° 54, mai 1975)

Une gueule crasseuse et fermée à double tour
(celle de la réserve naturelle de la Camargue
juste à côté de la zone industrielle de Fos) 

De temps à autre il faut bien tirer sur ses troupes : critiquer la critique écologique, quand son discours ronronne. Et comme il n’est de bon couteau que taillant dans la viande, je le ferai à partir d’un exemple concret : celui de la réserve naturelle de la Camargue que nous décrit en termes clairs et documentés le numéro de janvier-février 75 du Courrier de la Nature. La réserve naturelle est-elle la solution du problème écologique (qui est aussi spirituel, politique et social) ? Ou bien n’est-elle qu’un gadget dernier cri destiné à justifier le nouveau Fos ? Nous allons le voir.

Mais je dois m’attendre à être mal compris. Une réserve naturelle, comme un parc national, c’est tabou ; et de Giscard à Marchais tout le monde est d’accord, comme pour créer le combinat de Fos. La critique risque de déclencher ces cris qui empêchent d’entendre. Donc, qu’il soit bien entendu que je ne prône pas ici la suppression de la réserve. Au contraire, comme pour le parc, son intérêt essentiel est qu’elle constitue une réserve, un ultime espace qu’il n’est pas question de toucher, et où le non donné au déluge économique est enfin non. Mais, comme pour le parc national, ses avantages sont payés d’un tel prix qu’il convient d’y réfléchir. Lire la suite

Florence Louis, « Sauver la nature, sauver la liberté »

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Florence Louis

Sauver la nature, sauver la liberté

Présentation de l’ouvrage collectif Résister au totalitarisme industriel,
R&N, mai 2022
(Actes du  colloque tenu à Bordeaux en novembre 2019)

« Si l’homme ne sait pas retrouver librement l’unité de sa vie, le monde la fabriquera demain contre lui. »

 « Nous nous acheminons vers un état de choses où les spécialistes seront les seuls à parler sérieusement, tandis que le plus grand nombre bavardera, en attendant de se taire. »

Bernard Charbonneau

 « C’est un mouvement qui est en train d’émerger et j’ai envie d’y participer, j’ai envie d’être avec des gens qui sont comme moi, qui ont une autre façon de regarder l’être humain, qui ont une autre façon de regarder la terre, qui ont une autre façon de regarder la nature et la spiritualité, voilà, de tout simplement retrouver une liberté par un esprit critique aussi, de cultiver la différence. »

Une sage-femme, citée par Cécile Gazo

Deux années séparent la tenue du deuxième colloque universitaire organisé autour de la figure de Bernard Charbonneau, les 21 et 22 novembre 2019 à l’Institut d’études politiques de Bordeaux et la publication des actes, en ce début d’année 2022. Deux années au cours desquelles les intuitions du penseur n’ont cessé d’apparaître prémonitoires et clairvoyantes.

Convaincu que la course aveugle au développement industriel et technoscientifique engendre une désorganisation environnementale et sociale qui confronte l’humanité à des crises structurelles d’une gravité croissante, Charbonneau considère en effet que le seul moyen d’éviter le chaos qui s’annonce sera alors de procéder à une réorganisation en profondeur de la vie économique et sociale, et pour cela, compte tenu de la puissance croissante des techniques auxquelles individus et organisations de toutes sortes peuvent accéder, il faudra exercer un contrôle rigoureux des activités humaines et des territoires qui ne laisse rien de côté.

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Citations, 96

Progressiste ? Réactionnaire ? Ni l’un ni l’autre : présent. L’évasion dans un avenir ou un passé idéal témoigne d’une même dérobade devant notre temps, qui ne met plus seulement en jeu l’idée que telle ou telle génération pouvait se faire de l’homme, mais l’homme que toutes les générations avaient jusqu’ici pressenti : la personne des chrétiens, l’individu de 1789, le prolétaire conscient des socialistes. C’est le vieux mythe de la liberté pour tous et pour chacun qu’il nous faut aujourd’hui actualiser ou abandonner.

Conservateur ? Révolutionnaire ? – En un sens l’un et l’autre ; car il s’agit d’une tradition qui se perd dans les siècles mais qu’il faut maintenir dans le présent. II n’y a progrès qu’en fonction d’un orient invariable, sinon seulement devenir pur, agitation désordonnée. Mais la fin échappe au temps, même si elle se manifeste dans l’éternel retour de la personne périssable. Et la voie qui y mène n’étant pas seulement matérielle, elle n’est pas tracée d’avance et chacun doit l’inventer. Pour rester et devenir un homme et y aider les autres, il faut à chaque instant se réformer soi-même et réformer le monde. La nature et l’histoire n’étant pas d’un grand secours, cette permanence se maintient par le mouvement : tel est le paradoxe dont le réactionnaire ou le progressiste ne voient qu’un aspect. Pour cette action sans précédent, le passé ou le présent ne fournissent pas de modèles. Devant ? Derrière ? – Non. Ailleurs.

Le Système et le Chaos. Critique du développement exponentiel. 1973

Chronique du terrain vague, 17

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Bernard Charbonneau
Chronique du terrain vague,
17
(La Gueule ouverte n° 51, avril 1975)

Une gueule de salopiot.
(Celle de l’écogauchiste ou réac quand le monsieur sérieux
lui oppose l’argument final : l’Emploi)

Chaque fois que les petits rigolos qui défendent la nature s’opposent à quelque belle opération de développement, telle qu’autostrade, champ de tir, centrale ou marina nucléaire, c’est finalement à cet argument répliqué qu’ils se heurtent, et il ne leur reste plus qu’à fuir sous les huées du public. La rentabilité, la Production, l’Indépendance nationale c’est déjà du solide mais l’Emploi ! Car il ne s’agit plus seulement de l’Économie ou de la Politique mais des hommes, et sans emploi on n’en est plus un. C’est la vérité que nul ne discute, pas plus le public que le monsieur compétent et compétitif qui travaille à son bonheur. Si la société fonce probablement à plein gaz contre un mur, c’est pour assurer des jobs, sans quoi elle manquerait de main-d’œuvre, et les travailleurs de raison de vivre. Car le souci de l’emploi (sans lequel il n’y a pas de profits) qui obsède gouvernants, pédégés et monsieur le maire, est aussi l’idée fixe qui travaille l’inconscient collectif. Si le travail, cette valeur commune aux sociétés industrielles fascistes, capitalistes ou socialistes, est quelque peu en baisse depuis Mai 68, par contre son rejeton dégénéré : l’Emploi, se porte encore fort bien. Si le Loisir est l’idéal du travailleur, le chômage n’en reste pas moins l’ultime malédiction. N’était-ce quelques hippies, d’ailleurs obsolètes, le chômage c’est la damnation : la proportion considérable de chômeurs qui négligent de toucher l’indemnité de chômage s’explique moins par les chinoiseries administratives que parce qu’il est un titre de déshonneur : pensez-vous, être payé à ne rien faire ! C’est pourtant le cas de pas mal de gens dont le métier consiste à ne rien foutre. Car l’essentiel n’est pas de travailler mais d’être employé. Être sans emploi c’est se balader dans la rue sans culotte, c’est pire que de manquer de pain, être exclu de la société, chassé du seul paradis que connaisse une société sans au-delà. Lire la suite

Citations, 95

Le triomphe du Progrès est celui de la raison positive, mécanique et quantifiable. Donc son contraire, c’est l’irrationnel, la mystique et la magie. Tout un courant moderne antimoderne s’en réclame en invoquant la sociologie du Sacré et l’inconscient freudien qui lui donnent la caution scientifique. Et maints poètes ou trafiquants fournissent la nostalgie du public en ersatz plus ou moins efficaces.

Retourner à la nature, c’est retrouver le lien sacré qui unit l’homme au Cosmos en faisant demi-tour sur le chemin qui a mené du christianisme au rationalisme. Après D.-H. Lawrence et combien d’autres intellectuels, certains écologistes sont hantés par la nostalgie d’une religion qui réintégrerait l’homme dans le Tout en résolvant les contradictions qui alimentent l’angoisse moderne. Mais ce paganisme panthéiste, rebouilli au feu de l’Évangile, n’a rien de la mesure et de l’harmonie grecques, il relève du seul Dionysos retour d’Asie. Pour cet irrationalisme, la raison n’aboutit qu’à des pratiques matérielles dépourvues de sens ou à une critique desséchante et stérile, ce n’est pas la conscience mais l’inconscient qui ouvre la voie de la Connaissance. D’où le penchant de pas mal de jeunes écolos pour les solutions magiques et exhaustives plus ou moins camouflées en science. De là aussi la recherche – souvent déçue – du gourou qui vous fournit la panacée universelle. Ou, faute de mieux, le recours aux poisons sacrés, source d’ivresses divines.

Le Feu vert, autocritique du mouvement écologique, Karthala, 1980,
réédité à L’Echappée, 2022

Chronique du terrain vague, 16

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Chronique du terrain vague, 16
(La Gueule ouverte n° 48, avril 1975)

Une gueule de caméléon
(Celle de la technostructure agricole qui change,
tout en gardant celle de la technocratie)

 

Aujourd’hui sans arrêt ça change un peu partout… Mais parce qu’on prend les mêmes, l’on recommence. 

Ainsi dans le secteur agricole : au génie rural ou à l’Inra. Et c’est important puisqu’il s’y joue le sort de la qualité du pain quotidien et de l’air qu’on respire. Jusqu’à une époque récente la politique agricole, qui est menée par des gens comme Philippe Lamour bien plus que par Giscard ou Mitterrand, allait dans le sens de la Golden Insipidous et de la table rase. Mais depuis il y a eu quelques accrocs, la critique a élevé la voix et surtout le public gavé, la pomme rentable s’est révélée ruineuse. D’où la nécessité de rectifier le tir, ou de faire semblant. Et dans le saint des saints de l’agrochimie et du quintal s’élèvent des voix nouvelles. L’on nous offre un « nouveau panorama de la Pomme de Table en France et dans le monde » (1). Un éminent spécialiste nous annonce : « Il n’est pas inutile de souligner l’importance du déséquilibre variétal dans les plantations au bénéfice de la Golden, qui représente à elle seule plus de cinquante pour cent des vergers nationaux en 1969. » En d’autres termes, on a eu tort de liquider les multiples variétés locales. Et contrairement aux vérités économiques qu’on nous assène, nous apprenons avec stupeur que le Val de Loire doit au fait d’avoir gardé suffisamment de variétés locales « de conserver une position concurrentielle solide » (1). Conclusion : en 1985 le verger français ne comporterait plus que « 50 % de la surface totale arboricole renouvelée (soit un retour aux plantations normales d’avant 1960) » (1). Et ce n’est pas tout, à plusieurs reprises l’auteur de cette chronique a fait remarquer que rien n’empêchait l’Inra, au lieu de sélectionner des espèces à gros rendements nécessitant d’innombrables traitements, de rechercher des espèces savoureuses et résistantes capables de s’en passer. Eh bien c’est fait. De même que le choix « variétal » est devenu un impératif selon la formule de ces experts en Golden et en langue française, il importe « dans la perspective d’un nouvel assortiment variétal de s’orienter vers la création génétique de nouvelles variétés améliorantes (tant pour la valeur des souches que pour l’état sanitaire, avec des plants complètement résistants aux tavelures et à l’oïdium – et ne nécessitant par conséquent aucun traitement) » (1). Ainsi donc l’Inra pouvait nous dispenser de la corvée hebdomadaire de pulvérisateur ? Pourquoi a-t-il tant attendu ? En tout cas vous voyez que la Science est sans préjugés et qu’en huit jours elle peut retourner sa veste. Au moins dans les discours. Lire la suite

Citations, 94

Depuis, la montée des coûts du développement a engendré le « mouvement écologique ». Mais lui aussi risque d’être récupéré par le système scientifique et industriel. Hœchst, la Lyonnaise des eaux, etc., réalisent de nouveaux profits en dépolluant leurs pollutions. Si notre espèce choisit la survie, ce sera la science, à la suite du MIT, qui fixera les limites à ne pas franchir, la nature des maux et leurs remèdes. Ce n’est pas à un peuple ignorant de dire en quoi l’ozone est menacé, ni comment il peut être conservé. Et ce sera à l’État, ses lois et sa police d’imposer les restrictions et contraintes nécessaires. Les écolos seront recyclés dans deux secteurs : la technocratie et le spectacle médiatisé, qui permet d’intérioriser la privation de nature et de liberté. Ils se caseront dans les laboratoires et les ministères, les économies d’énergie, la préservation des risques majeurs, la gestion des réserves où ce qui reste de nature est mis sous cloche. À la télé ils montreront son reflet. Ils contribueront ainsi à sauver la Terre et l’espèce humaine en sacrifiant sa liberté. S’ils veulent préserver l’un et l’autre, que de conscience, de vertus paradoxales, de foi et de réalisme, d’imagination et de prudence, leur faudra-t-il !

Le Système et le Chaos. Critique du développement exponentiel. 1973

Citations, 93

La société industrielle occidentale pratique avec brio l’abcès localisé par où se dissiperont sans danger les toxines de la révolte. On la détourne dans le ghetto de la culture : du roman, du théâtre ou de la chanson. Tout le monde y gagne, les artistes qui peuvent prendre dans l’imagination des libertés infiniment plus grandes qu’ailleurs, et les hommes d’action que nul ne viendra déranger leur secteur. Ainsi la révolution se fait au théâtre, que la bourgeoisie qualifie volontiers de populaire, où elle vient écouter la bonne parole de Brecht pour s’assurer que Marx est un auteur classique. Dès le Chat noir, les belles dames allaient se faire insulter par Bruant avec un délicieux frisson dans le dos. De Jehan-Rictus à Brassens et à Léo Ferré, une solide tradition veut que le chansonnier soit un intégriste de la révolte individuelle. Car en France la bourgeoisie sait bien que tout (mais d’abord la révolte pour la liberté) « finit par des chansons ». Celle-ci est le parc national où l’ordre établi entretient à grands frais ce fauve préhistorique : l’anar. Mais qu’il n’en sorte pas : partout ailleurs l’on tire à vue.

Le Système et le Chaos. Critique du développement exponentiel. 1973

Citations, 92

Recommençant l’aventure de l’Éden, nous accédons à la science, qui est celle du néant. Car elle nous révèle seulement l’absolu que nous adorions déjà : la puissance. Rien n’existe vraiment, sinon elle ; tout le reste – l’homme lui-même – n’est qu’une forme appelée à se dissiper. Tout se vaut, et se ramène à un plus ou moins de puissance. Pourquoi, brisant la forme, ne pas libérer la divine énergie de cette prison ? Nous disposerons alors de la force dont est faite toute création, donc toute créature – moins la pensée qui fait leur expression. Comme des dieux nous pétrirons l’univers à partir de l’élément fondamental, mais comme notre pouvoir nous tient lieu de projet, nous détruirons seulement toute forme afin d’en récupérer l’énergie. Rien n’existe, vous dis-je ; tout devient. L’odeur des roses après la pluie, le dernier souffle de l’agonisant ? – De l’énergie à récupérer. Pour quoi faire ? – Pour produire encore plus d’énergie… Le culte solaire de la puissance finit par s’épanouir en une nova d’ardeur déchaînée. À moins que nous n’échappions à l’expansion totale par une contraction totale dont le spasme tétanique figerait ce paroxysme du chaos.

Le Système et le Chaos. Critique du développement exponentiel. 1973

Citations, 91

Ainsi, parce que technique, l’État devient de plus en plus totalitaire, et parce que totalitaire, il devient de plus en plus technique. Le souci d’efficacité pousse tous les régimes à coller chaque jour un peu plus aux exigences de leurs moyens : ici c’est la morale, et là l’idéologie qui leur sont sacrifiées. Dans la pratique, l’identité des techniques aboutit à confondre des sociétés que leurs principes opposent, mais on peut avoir les mêmes fusées et se haïr d’autant mieux.

Le Système et le Chaos. Critique du développement exponentiel. 1973

Citations, 90

Dans ce monde en mouvement, nous sommes des déracinés ou des survivants. Une vie d’homme est trop longue pour la durée de notre milieu : à quarante ans, un adulte n’est plus qu’un vieillard qu’il faut renvoyer à l’école. Soucieuse d’assurer la mobilité sociale qui est son état, notre société parle de « recyclage » et « d’éducation permanente ». II n’y a plus d’adultes, mais de vieux enfants dont il convient de décrasser périodiquement le cerveau des vieilles vérités pour le remplir de nouvelles. Quant aux sexagénaires, ils seront de plus en plus condamnés à finir leur vie dans un monde sans commune mesure avec celui de leur jeunesse. Aujourd’hui, un vieillard n’est plus qu’une absurdité vivante, le témoin d’un ultime échec que la société se doit de faire disparaître. Qu’est-ce qu’un vieillard pour la tribu industrielle ? – Un homme hors d’usage.

Le Système et le Chaos. Critique du développement exponentiel. 1973

Réédition du « Feu vert » à L’Échappée

Les éditions de L’Echappée rééditent en poche 
Le Feu vert, autocritique du mouvement écologique.

 

LE-FEU-VERT

« Un beau jour, le pouvoir sera bien contraint de pratiquer l’écologie. Une prospective sans illusion peut mener à penser que, sauf catastrophe, le virage écologique ne sera pas le fait d’une opposition très minoritaire, dépourvue de moyens, mais de la bourgeoisie dirigeante, le jour où elle ne pourra faire autrement. Ce seront les divers responsables de la ruine de la terre qui organiseront le sauvetage du peu qui en restera, et qui après l’abondance géreront la pénurie et la survie. Car ceux-là n’ont aucun préjugé, ils ne croient pas plus au développement qu’à l’écologie ; ils ne croient qu’au pouvoir, qui est celui de faire ce qui ne peut être fait autrement. »

« En dépit des apparences, l’écofascisme a l’avenir pour lui, et il pourrait être aussi bien le fait d’un régime totalitaire de gauche que de droite sous la pression de la nécessité. En effet, les gouvernements seront de plus en plus contraints d’agir pour gérer des ressources et un espace qui se raréfient. Une comptabilité exhaustive enregistrera, avec tous les coûts, les biens autrefois gratuits qu’utilise l’industrie industrielle et touristique. La mer, le paysage et le silence deviendront des produits réglementés et fabriqués, payés comme tels. Et la répartition de ces biens essentiels sera réglée selon les cas par la loi du marché ou le rationnement que tempérera l’inévitable marché noir. La préservation du taux d’oxygène nécessaire à la vie ne pourra être assurée qu’en sacrifiant cet autre fluide vital: la liberté. Mais, comme en temps de guerre, la défense du bien commun, de la terre, vaudra le sacrifice. Déjà l’action des écologistes a commencé à tisser ce filet de règlements assortis d’amendes et de prison qui protégera la nature contre son exploitation incontrôlée. Que faire d’autre? Ce qui nous attend, comme pendant la dernière guerre totale, c’est probablement un mélange d’organisation technocratique et de retour à l’âge de pierre. »

Citations, 88

Ces pièces n’ont de sens qu’imbriquées dans un système. En dehors de lui tout ensemble mécanique n’est qu’un chaos : c’est ainsi que nos sociétés industrielles se caractérisent par le contraste d’un ordre et d’un désordre extrêmes. La spécialisation, la division du travail imposent une centralisation qu’anime l’impérialisme de la logique et de la volonté de puissance. Le système ne peut rien tolérer en dehors de lui-même : qui dit standard dit élimination des autres types, les vraies normes sont mondiales. L’unification technique élimine les éléments superflus, comble les lacunes, liquide des conflits. L’action du trust et de l’État est donc force d’ordre et de paix. Mais ces paix toujours plus glacées, romaines, s’entourent d’une frange de troubles et de guerres de plus en plus violents, parce que toute l’existence de tous finit par être en jeu. Dans ce système la paix totale n’est qu’un produit de la guerre totale, et vice versa.

Le Système et le Chaos. Critique du développement exponentiel. 1973

Citations, 87

L’inventaire méthodique des mécanismes de l’univers mène à leur utilisation systématique : à la technique. Nous connaissons de mieux en mieux les conditions, d’où la puissance toujours accrue de nos moyens. Malheureusement les moyens ne jouent pas dans le vide ; et quand les fins s’estompent, ils déterminent. Ainsi en fabriquant des machines la technique fabrique la société-machine : l’organisation.

Le Système et le Chaos. Critique du développement exponentiel,
Anthropos, Paris, 1973.
2e édition : Economica, Paris, 1989.
3e édition : Sang de la terre, 2012.
4e édition : R&N, à paraître en 2022

« L’écologie ni de droite ni de gauche »

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Bernard Charbonneau

L’écologie ni de droite ni de gauche
(Combat nature, 1984)

Les sociétés industrielles actuelles, en dépit d’une diversité héritée du passé, se ramènent à deux grands types. D’un côté (surtout Est) des sociétés totalitaires contrôlées et planifiées dans les moindres détails par l’État, de l’autre (surtout Ouest) des sociétés bi-polaires, planifiées dans le cadre du marché et de sa rentabilité par un gouvernement élu tour à tour par une majorité de droite ou de gauche ; c’est dans l’entre-deux que subsiste ce qui reste de liberté laissée par le développement de l’organisation scientifique et industrielle. Si à l’Est la cohésion sociale est assurée par le monolithisme d’un État-société, à l’Ouest elle l’est par le jeu d’un pouvoir et d’une opposition constitués en partis ou coalition de partis. Une sorte de guerre civile froide, dont les deux partenaires s’accordent pour respecter les règles du jeu communes, tient lieu de la paix glaciale qui fige les sociétés totalitaires. En France, le régime présidentiel institué par de Gaulle, malgré la présence d’un important Parti communiste, a favorisé l’alternance au pouvoir d’une gauche et d’une droite qui s’équilibrent, comme l’a fait dès l’origine de l’ère moderne le bipartisme des pays anglo-saxons et du Nord.

Mais, de même que les régimes totalitaires monopolisent le pouvoir par une contrainte plus ou moins intériorisée par leur société, la droite et la gauche, en France, comme les partis démocrate et républicain aux USA, socialistes et conservateurs dans les pays du Nord, monopolisent l’action politique, économique ou culturelle. À une époque où la foi politique tient lieu de foi religieuse, plutôt que de tel ou tel parti plus ou moins révolutionnaire ou réformiste, tout Français est d’instinct de droite ou de gauche. Et sa critique des totalitarismes sera plus ou moins indulgente selon qu’il s’agira d’Hitler ou de Staline. Quant à celui qui aura vraiment réussi à sortir du dilemme fondamental qui sépare et unit la société française, comme le sont deux équipes sur un terrain de jeu, n’étant ni de gauche ni de droite, il en sort et son opinion et son action sont nulles. Il est pire qu’exclu, il ne soulève même pas le scandale parce qu’il parle une autre langue, il est absent de la partie politique et sociale. Lire la suite

« La lèpre du paysage »

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Bernard Charbonneau

La lèpre du paysage
(1972)

La France qu’on voit reste celle des paysages. Avions, turbotrains et bagnoles foncent vers ce mirage qui flotte au-dessus d’un Tanezrouft d’asphalte et de ciment : des Périgords ou des Boischauts dont les clochers et les toits émergeant des feuilles se reflètent dans des miroirs d’eau. Et, pavoisant le site, le monument – tour ou clocher. Allons ! grâce à l’an 2000, l’an 1000 aura toujours bon pied bon œil. Visitez la France… Celle dont on rêve et qui se vend dans toutes les mégalopoles du monde est celle des pays, des bocages et des campagnes. Elle est éternelle, c’est bien connu : la Bretagne a toujours existé et existera toujours ; d’autant qu’on multiplie les aérodromes et les autostrades permettant d’y accéder. La campagne c’est la nature, la succursale auvergnate de l’inépuisable cosmos, le compte en banque d’espace, d’air et d’eau et de liberté, dont grâce au progrès, l’humanité de vingt milliards d’hommes disposera demain pour ses loisirs.

Erreur. La campagne n’est pas exactement la nature, elle est le fruit d’un pacte, progressivement élaboré depuis des siècles, entre la nature et l’homme. Elle est une œuvre, si une œuvre est faite de l’accord patient de l’artiste et de son matériau. En France, comme dans la plus grande partie de l’Europe et de l’Asie et certains secteurs de l’Afrique et des Amériques, dans les pays dont le paysage est la face et le paysan l’auteur, la main humaine est partout passée pour ordonner l’explosion confuse des rocs et des arbres. Il fallait être Breton pour inventer la Bretagne. Ces brumes, ces vents auraient en vain tourbillonné sur le granit, s’ils n’avaient pas erré dans les esprits qui, faits eux aussi de granit poli par les pluies, n’avaient tenu dans la bourrasque autant qu’ils l’avaient subie. Il fallait cent générations de bergers et de faucheurs pour faire la lande rase, cent millénaires de noroît n’y auraient pas suffi. Et si le roc parfois y émerge, il ne se dresse pas, comme l’écueil des mégalithes et des maisons, eux aussi usés par les rafales. Non loin de là, le bocain a fait le bocage, cloisonnant de haies le vert des prés dans le roux des landes. Plus savant que Le Nôtre il y a édifié à coups de serpes un labyrinthe végétal autrement vaste que celui des parcs de l’âge classique. Un filet de hais solidement accroché aux troncs des chênes têtards, de chemins creux entaillés pas à pas, noué aux calvaires et aux écarts, structure et tient l’espace, autrement flou, d’un relief effacé par le temps. Lire la suite

Citations, 86

Peut-être qu’un jour, en guise de chauffeur, la bagnole disposera d’une sorte de robot électronique informé en permanence par une machine cybernétique détenant toutes les données de la circulation. L’apocalypse automobile serait évitée. Le Meilleur des Mondes pourrait tourner de plus en plus vite en rond, sur place. La révolution serait faite, la société étant devenue tout entière une automobile, la police et l’État pourraient dépérir. La liberté régnerait enfin sur la Terre.

L’Hommauto, Denoël, 1967.

Christian Roy, postface à « La Société médiatisée »

 

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Christian Roy

Postface

 La Gorgone affrontée : constantes et actualité d’une critique des médias

 

Comme l’indique leur nom latin, auquel Charbonneau tient, la question des media n’est autre que celle des moyens et des fins qui le travailla jusqu’à celle de sa vie. La Société médiatisée développe vers 1986 des aperçus qui parsemaient en 1980 Le Feu vert, Autocritique du mouvement écologique comme jouet d’un effet de mode propre à mousser la consommation et à émousser la contestation, le vert se portant bien pour apaiser les consciences à bon marché. Bref, « une action ayant pour fin le changement social qui se contenterait d’obtenir l’accès aux media […] serait vite récupérée par l’état social qu’elle prétendait transformer ».[1] Lui-même irrécupérable et donc illustre inconnu, Charbonneau s’excuse dans Le Feu vert de se référer souvent à ses propres œuvres, même inédites ou publiées à compte d’auteur (comme le sera La Société médiatisée), sur les questions qui lui tiennent à cœur : « Quand on croit avoir à dire et qu’on ne peut compter sur les haut-parleurs qui tiennent aujourd’hui lieu de vox populi l’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. »[2] Ce silence radio entourant sa parole par la force des choses était dans la nature « des techniques qui, facilitant la concentration comme l’informatique, menacent les libertés », comme « les media dont l’écologie n’a guère poussé la critique, alors que son action, par souci d’atteindre le public, s’est largement déterminée en fonction de la tribune qu’ils lui offraient ».[3]

J’ai pour ma part saisi l’occasion d’offrir à Charbonneau celle d’un magazine montréalais auquel je collaborais en vue d’un dossier « Mass media : information, manipulation, spectacle »[4], si bien que la fin 1991 vit la publication simultanée de deux articles sur le sujet, celui réédité ici complétant un autre paru dans Combat Nature.[5] Il pourrait bien en rester d’autres à exploiter dans des publications protestantes des années 1950 ou écologiques des années 1970. Or toute cette problématique est énoncée dès le premier article de Charbonneau dans Esprit, inaugurant la collaboration à la principale revue du mouvement personnaliste de ses groupes locaux par des textes tirés de leurs organes, puisque ceux du Sud-Ouest avaient tôt fait d’investir dans une « pierre à polycopier » en vue d’échanger entre eux.[6] Charbonneau songe encore en 1991 à ce modèle mis en œuvre en 1934, écrivant : « À nous de créer notre réseau de communication en retrouvant l’usage de la parole, de la lecture, de l’écriture. Certaines techniques récentes (l’imprimante, la photocopie) pourraient aider à le faire. »[7] Lire la suite

André Vitalis, préface à « La Société médiatisée »

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Ce livre est l’œuvre d’un homme épris de liberté et d’égalité, qui voit ces valeurs qui lui tiennent le plus à cœur compromises par l’envahissement du quotidien des individus par les médias. La critique de ces derniers a déjà fait l’objet d’études parmi lesquelles sont signalées celles des Américains Lewis Mumford et Charles Wright Mills ou des Français Jacques Ellul et Jacques Piveteau[1]. La Société médiatisée se distingue de ces études au moins à deux titres. Tout d’abord, c’est un livre d’analyse à forte portée militante qui entend combler un déficit de réflexion du mouvement écologiste. Considéré comme la seule véritable opposition à la société actuelle, ce mouvement, surtout préoccupé de protection de la nature et de problèmes d’énergie, utilise les médias tels qu’ils sont, sans jamais envisager de les réformer. Or, si l’on veut changer la société, la priorité est de revoir complètement les dispositifs d’information et de communication existants pour en mettre en place de nouveaux. Cette réforme des médias doit être faite avant la réforme de l’État et de l’économie car elle seule peut permettre d’informer véritablement l’opinion sur le piètre état du monde et de la préparer aux nécessaires actions à entreprendre pour le réparer et le préserver. Les médias ne sont pas de simples intermédiaires neutres mais un gouvernail aux mains des intérêts dominants. Ils désinforment plus qu’ils n’informent, laissent une place toujours plus grande aux divertissements et aux messages publicitaires. Une mince pellicule de signes, de sons et d’images entoure désormais notre monde et porte atteinte à notre libre arbitre dans le choix des informations. Encombrés de représentations, nous n’accédons plus directement à la réalité. Pour prendre la mesure de cette situation, il s’agit donc d’examiner de plus près la nature des médias, leur fonction, leur évolution et leurs effets sur la société. Il s’agira aussi, après toutes ces investigations, de proposer des solutions, auxquelles plus de vingt pages sont consacrées.

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Citations, 85

Nous courons d’abord le risque, non négligeable, d’une destruction de l’homme par celle de son milieu ; car une bonne prospective ne doit pas oublier qu’un siècle de société industrielle n’est rien, et qu’elle vient juste de naître. Et même si la connaissance scientifique et la maîtrise technique du milieu humain devaient progresser au même rythme géométrique que sa destruction, il n’en reste pas moins que pour sauver l’homme d’une destruction physique, il faudra mettre sur pied une organisation totale qui risque d’atrophier cette liberté, spirituelle et charnelle, sans laquelle le nom d’homme n’est plus qu’un mot. En dehors de l’équilibre naturel dont nous sommes issus – si les données actuelles ne changent pas –, nous n’avons qu’un autre avenir : un univers résolument artificiel, purement social. Sur terre, l’espace et le temps, bourrés par la masse humaine et ses activités, auront disparu. Il n’y aura plus qu’un instant éternel ; et les individus seront ainsi sauvés de la mort et de l’absurde en même temps que de leur existence.

Le Jardin de Babylone, Gallimard, Paris, 1969.
Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2002

« Le fils de l’homme et les enfants de Dieu »

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Bernard Charbonneau

Le fils de l’homme
et les enfants de Dieu

(Inédit, années 60)

En m’adressant aux chrétiens, qui le sont parfois moins qu’ils ne le pensent, et aux non-chrétiens, qui le sont aussi moins qu’ils ne l’imaginent, je ne pense pas faire aux uns et aux autres une critique ou un honneur ; car notre croyance et notre incroyance agissent à la fois pour le bien et pour le mal : tant que nous n’aurons pas transformé notre état en conscience.

Le temps de la chrétienté, même dans les cantons les plus reculés de la Suisse et de l’Espagne, est aujourd’hui bien fini : seulement, les enfants de chœur enfermés dans la sacristie ne le réaliseront que lorsque le toit de l’Église leur tombera sur la tête. Beaucoup d’hommes ne reconnaissent plus le nom du Christ : on naît maintenant athée, comme autrefois chrétien, de nature. Et cependant, l’an I reste bien notre point de départ : telle est la proposition apparemment paradoxale, qui me paraît expliquer le mieux notre état actuel. Mais il est déjà si difficile d’admettre l’existence de Dieu. Comment imaginer sa disparition, à plus forte raison à la fois son existence et sa disparition ? Nous avions cru le tenir, et voici qu’il remonte au ciel. Au moins si nous pouvions être aussi sûrs de sa non-existence qu’autrefois de son existence. Mais, désormais invisible, rien ne l’empêche d’être partout.

Certes, le nombre des chrétiens baptisés des diverses Églises reste encore considérable, mais celui des chrétiens vraiment pratiquants – aujourd’hui on dirait plutôt militants – est autrement réduit. Dans un pays comme la France, le fidèle catholique, participant activement à la vie de son église : membre de la JEC JAC JOC, de l’Alliance protestante, etc. n’est plus qu’un minoritaire, souvent caractérisé par les faiblesses et les vertus des petits groupes coupés de la « société globale ». Ainsi les mœurs des membres actifs de la secte catholique, sinon leur orthodoxie, finissent par ressembler étrangement à celles qui caractérisaient jusqu’ici la minorité protestante. La foi, à défaut d’une loi d’État, crée autour des chrétiens une sorte de ghetto dont ils ne pourraient vraiment sortir qu’en renonçant à une croyance désormais absurde à son environnement ; l’État totalitaire, en leur interdisant notamment toute éducation de la jeunesse, ne fait que codifier systématiquement cet état. Lire la suite

« Ce n’est pas rien »

Ne serait-ce que ce titre qu’un individu dénommé Bernard Charbonneau vient de tracer. A plus forte raison la vue d’ensemble, poursuivie toute une vie dans une vingtaine de livres où il a tenté d’exprimer sa pensée de l’univers, de son monde et de lui-même. Ce que fait d’ailleurs tout homme plus ou moins sapiens, mais sans l’écrire, ni même le savoir. Au contraire lui l’a fait, traversant son siècle jusqu’au bout en fonction de son expérience et de sa connaissance personnelles, au lieu de se contenter comme la plupart de l’explication préfabriquée, mythique, idéologique ou religieuse fournie par sa société. Dans son cas on peut dire que cette œuvre individuelle fut solitaire, parce que d’année en année elle fut arrachée à la faiblesse et au doute de la conscience individuelle, empiriquement et méthodiquement poursuivie de l’adolescence jusqu’à l’instant où tout prend fin. On dira qu’une telle œuvre, non sanctionnée par la renommée, n’a de sens et de valeur que pour son individu. Mais ce n’est pas rien d’en avoir été un. Et à partir d’un tel centre donné à tout homme, d’avoir dit et même écrit pour autrui comment un seul peut se situer dans son univers. Car pour peu qu’on y songe, tout homme avant d’être le fidèle d’une religion ou le soldat d’une armée : l’atome d’une société, n’est-il pas un individu, nommé et prénommé, situé en son temps et lieu, naissant vivant et finissant seul ? Qu’est-ce que la joie ou le malheur qui n’est pas le sien ? Même s’il lui fut donné la grâce d’avoir un « alter ego », la mort de celui-ci ne sera jamais que sa propre souffrance. Qu’un individu à lui seul ait osé sur terre s’éveiller du néant, le dire et figer l’indicible dans le ciment des mots, quoi qu’il en advienne, ce n’est pas rien.

Fin 1994

« Coûts de la croissance et gains de la décroissance »

Coûts de la croissance et gains de la décroissance

(Tiré de la quatrième Chronique de l’an deux mille
parue en mars 1974 dans Foi et Vie)

Jusqu’en 1970, la société industrielle née de la Seconde Guerre mondiale a vécu dans l’illusion que la croissance exponentielle résolvait tous les problèmes. À l’Ouest comme à l’Est, c’était l’évidence que nul ne discutait : si la quantité de pétrole ou d’acier doublait, la qualité de la vie faisait de même. Et si le libéralisme ou le socialisme n’avaient pas démontré l’excellence de leur régime par un taux de croissance plus élevé, ils eussent échoué. Les idéologies et les intérêts pouvaient opposer les nations, la référence ultime que symbolise la courbe restait la même. Et les peuples « sous-développés » n’avaient qu’un but : rattraper et dépasser la production de cet Occident détestable.

Puis les temps ont changé. Il y a eu d’abord la crise de Mai 68 qui a révélé que la prospérité pouvait fort bien aller avec le malaise, et en 1970 l’année de protection de la nature et le mouvement écologique venu des USA permirent de dire que bâtir une usine peut également signifier détruire une rivière. En 1972, le rapport du MIT apprit aux Français étonnés que la science et l’ordinateur pouvaient contester la croissance exponentielle du monde qui en est le produit. Enfin, les restrictions imposées par les cheiks du pétrole, peu pressés d’échanger un bien réel dont les réserves s’épuisent et que sa raréfaction rend de plus en plus cher, contre du papier qui perd de sa valeur, révélèrent que la crise de l’énergie n’avait rien de théorique. Et maints bons esprits corrigèrent leurs discours en fonction de cette conjoncture nouvelle.

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« L’information médiatisée, connaissance ou divertissement ? »

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Bernard Charbonneau

L’information médiatisée,
connaissance ou divertissement ?

(Vice versa n° 35, nov.-déc. 1991)

S’informer ou être informé ?

Qu’est-ce que l’information au temps de l’informatique ? Autrefois, on eût plutôt parlé de « connaissance », au singulier ou au pluriel ce terme d’« information », relativement récent, pollué par la cybernétique, finit par tout – donc rien – dire. Et l’on dira que les cellules d’un gland sont « informées » d’avoir à produire un chêne, comme la propagande produit du communiste ou du nazi. Ayant le parti pris de l’homme, nous nous en tiendrons au contraire ici à l’information humaine, supposée transmettre des connaissances de tout ordre, non mensongères et sensées.

Chaque homme est ainsi un lieu solaire recevant toutes sortes d’appels de l’univers. Mais cette information directe, vivante, active et concernante, est limitée en quantité et en diversité. Aussi pour étendre mon information, autrement dit ma connaissance, je dois accepter d’être informé par ma société : son éducation, ses livres, ses journaux, aujourd’hui ses « media ». À moi d’éprouver ce qu’elle m’apporte au feu de la critique au lieu de me laisser gaver béatement de « savoir ». Dans ce cas, à la fois je m’informe et je suis informé, actif et passif. Je peux ainsi élargir mon horizon bien au-delà de mon espace-temps individuel ; semble-t-il à l’infini.

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Sur Napoléon (extrait de « L’Etat »)

Sur une société que la dictature et la révolution avaient broyée s’épanouissaient les fleurs bizarres d’un monde corrompu. Mais la corruption nourrissait le dégoût ; le peuple se détournait, et les maîtres qui voulaient assurer l’avenir songeaient à rétablir un ordre. Tous se tournaient vers l’armée ; elle était loin, et l’éclat de sa gloire était la dernière espérance.L’énergie de ses chefs et les vertus de ses soldats étaient un exemple ; en dehors d’elle rien n’était pur, rien n’était sûr. À partir d’elle renaquit l’État dans la personne de Bonaparte.

Car c’est toujours derrière la personne qu’il se dissimule. Le mythe de Napoléon n’existe que pour offrir une image de l’homme à une humanité excédée d’abstraction politique ; pour fournir un objet vivant à son besoin d’aimer et de servir. Chaque fois que progresse le mécanisme de la dictature, la personne du dictateur s’interpose pour nous le cacher. Pour un temps, dans le tonnerre romantique des canons : la tragédie et le Héros ; et pour toujours dans le silence : l’administration et le Code. Aujourd’hui encore, c’est ainsi que nous dupe le politique.

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Frédéric Rognon, « Bernard Charbonneau et le christianisme »

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Frédéric Rognon

Bernard Charbonneau et le christianisme

The Ellul Forum, n° 6, automne 2020

 

Les relations de Bernard Charbonneau à la foi chrétienne sont tout sauf simples et univoques. Après avoir grandi dans un milieu chrétien (son père est protestant et sa mère catholique) et avoir vécu une expérience de scoutisme unioniste (de dix à seize ans) qui s’avère décisive pour sa sensibilité à la nature et à la liberté, il se dira agnostique et post-chrétien, tout en récitant le « Notre Père » tous les jours jusqu’à la fin de sa vie… Par ailleurs, son œuvre est pétrie de références bibliques et d’allusions à la tradition chrétienne, qu’il connaît fort bien, davantage sans doute que bien des croyants, alternant des mentions respectueuses, voire élogieuses, et de vives critiques. Enfin, on ne peut saisir la teneur des affinités et des points de rupture entre Bernard Charbonneau et le christianisme, sans intégrer dans l’analyse sa confrontation avec Jacques Ellul. On sait que les deux amis, unis pendant une soixantaine d’années « par une pensée commune », se distinguaient sur plusieurs questions dont celle de la foi chrétienne, et entraient à ce sujet en une disputatio continue que seules autorisaient, une estime mutuelle et une gratitude réciproque sans bornes.

Je me propose donc d’éclairer quelque peu le rapport paradoxal entre Bernard Charbonneau et le christianisme en examinant successivement : 1) les références chrétiennes, implicites et explicites ; 2) la critique du christianisme ; 3) l’éloge du christianisme ; 4) la thèse de l’ambivalence du christianisme dans ses relations à la nature ; et enfin 5) le dialogue avec Jacques Ellul au sujet du christianisme.

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Avant-propos de « Je fus, essai sur la liberté »

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Bernard Charbonneau

Avant-propos de
Je fus, essai sur la liberté

(1980)

(L’essentiel de Je fus a été rédigé vers 1950. Après l’avoir présenté en vain à nombre d’éditeurs, Bernard Charbonneau l’a fait imprimer à compte d’auteur en 1980. Il fut enfin édité à Bordeaux par Opales, en 2000, avant d’être réédité par R&N au printemps 2021.)

Au lecteur

Dans ce livre je parlerai de la liberté… Mais voici que déjà se mettent au travail les puissances qui tendent à la détruire  ; car elles jouent dans l’esprit de chaque homme, Il fallait bien commencer par ce mot, et voici qu’il glace, et que mon lecteur est tenté de s’en tenir là. J’ai été comme lui quand il s’est agi de l’écrire, mais j’ai passé outre. Nous ne vivons plus au siècle où l’étendard de la liberté claquait au vent des barricades, son buste en plâtre s’empoussière dans le coin d’un bureau. Nous ne sommes plus en 1789, mais à l’aube de l’an 2000. La Liberté a triomphé, du moins le XIXe  siècle l’a cru, et elle en est morte. Et au XXe des fossoyeurs sont venus, de droite et de gauche, pour balayer ses ossements. Nous parlons encore de liberté – il faut bien remplir le silence – mais la liberté n’est qu’un mot : un vague son, un appel d’angélus, qui se perd dans le grondement des canons ou le ronflement des voitures. Un signe, bientôt effacé, s’inscrit encore sur un linteau brisé d’un temple dont les ruines émergent à peine de l’humus et de l’oubli. Maintenant nul n’en connaît le sens ; et pourtant ce signe qui fut adressé à d’autres retient encore notre attention, comme si son hiéroglyphe scellait la tombe d’un esprit.

Liberté… Mais seul le silence répond : la grisaille de l’ennui, le vide de l’abstraction ; ou le bruit, plus vide encore, des discours officiels, là où l’on finit de l’enterrer sous les fleurs. La liberté n’existe pas, toutes sortes de voix nous le disent – même la nôtre. L’éternelle voix de l’Autorité, qui retentit encore dans la nef des dernières églises ; et celle, nouvelle, d’une Science qui ne connaît que les mécanismes invisibles de l’Univers. La liberté n’existe pas ; c’est le Pouvoir qui le proclame. Le souverain qui domine les peuples du haut du trône ; et l’État moderne qui fait l’Histoire parce qu’il agit dans le réel. La liberté n’existe pas : tout nous le dit, mais surtout notre propre faiblesse.

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« Trois pas vers la liberté »(réédition R&N)

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Bernard Charbonneau

Trois pas vers la liberté

(Appendice à la réédition de Je fus chez R&N, à paraître au printemps 2021)

Bernard Charbonneau a rédigé Trois pas vers la liberté près de cinquante ans après Je fus. Pendant cet intervalle, il s’est acharné à écrire des livres pour sensibiliser ses contemporains à la menace que le développement accéléré fait courir à la nature et à la liberté ; mais il s’est heurté à un mur d’incompréhension et de silence. À quatre-vingts ans passés, se sentant désormais talonné par la mort, il rédige cette brève conclusion à son œuvre qu’il communiquera à quelques amis. Tout comme Je fus, ce texte est inspiré par la méditation de son échec à susciter un mouvement social de critique du développement technoscientifique et industriel. Mais ce n’est pas un texte désespéré, bien au contraire. Il rappelle à ceux qui en sentent sourdement l’appel – et ce peut être tout un chacun – trois conditions d’une action libératrice et d’une vie libre :
– reconnaître au plus profond de soi-même la puissance de la détermination sociale afin de pouvoir s’en dégager un tant soit peu ;
– reconnaître et supporter la contradiction entre, d’un côté, le poids des déterminations naturelles ou sociales et de l’autre les aspirations d’ordre spirituel ;
– incarner, c’est-à-dire s’efforcer de réunir, ces deux termes par les actes de notre vie « pas seulement demain dans les grandes choses mais dès aujourd’hui dans les petites ».

Daniel Cérézuelle

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Citations, 84

Choisis ta liberté, ne t’en justifie plus. Il est encore temps, tu es encore vivant sur terre. Nul ne peut le faire à ta place ; ni la nature qui n’a pas d’esprit hors du tien, ni Dieu qui, s’il existe, te veut libre à son image. Je ne puis faire qu’une chose pour t’aider dans un si grand travail : te dire que je pressens ton angoisse et ta peine. Que sur la route où nous cheminons côte à côte, rendus muets par la fatigue et la longueur du chemin, je marche aussi vers l’horizon où s’engloutit le jour. Et avec nous s’écoule invisiblement le fleuve sans bord des hommes. Sache-le, même si bientôt il ne reste que cette phrase pour en témoigner : frère, si tu es allé jusqu’au bout de ta liberté, tu n’es plus seul.

Je fus. Essai sur la liberté. Opales, 2000. Rééd. R&N, 2021.

Citations, 83

L’angoisse qui nous serre aujourd’hui la gorge n’est pas autre chose que la conscience vague de la gravité de la décision. Ce n’est pas pour rien que monte en nous cette houle venue des tréfonds de la chair et de l’esprit. Je ne sais si la liberté est le bien suprême ; en tout cas je ne vois pas d’autre chemin qui y mène. Le salut d’un homme doit passer par la conscience d’un individu et celui de son prochain par son amour. Comme il n’y aurait ni Dieu, ni humanité, ni nature, sans quelqu’un pour les aimer, si l’univers a une chance d’être sauvé de l’entropie, il la devra à la seule révolte qui puisse se produire dans l’empire de la mort. Il n’y a qu’une porte pour passer, la plus étroite : une. La liberté d’un homme peut être misérable, dérisoire, elle est tout sauf vaine. Ce grain de sang peut se diluer dans la mer ou se dessécher sur le roc où l’a laissé un souffle issu du fond des temps, il n’en est pas moins germe d’une autre vie.

Je fus. Essai sur la liberté. Opales, 2000. Rééd. R&N, 2021.

Citations, 82

Le mensonge de la liberté qui la place dans le donné fournit tous les prétextes de la refuser. Se nier, la pente de chacun, devient ainsi le commandement et l’effort. Comment ne pas succomber… au devoir ? S’abandonner au courant c’est être libre, s’absorber dans le tout affirmer sa personne : identifiée au donné, la liberté l’est finalement à la Chute, le poids des choses prend le caractère absolu de l’Esprit. La liberté n’est pas fatale, un homme peut très bien refuser de naître à sa vie. Dès lors, muré dans la nécessité par l’illusion intéressée de son autonomie, il ira où va toute chose laissée à elle-même : au plus bas. Le responsable, le coupable, c’est celui qui se sert de sa liberté pour la détruire avec sa personne : le lâche qui se refuse au non comme au oui, l’hypocrite dont la vie n’est qu’un rôle et la parole un alibi. Le légataire infidèle, qui ne fait rien pour garder et transmettre le trésor dont il nourrit sa médiocrité au jour le jour. Liberté, je sais que sur ton chemin je rencontrerai d’abord ton mensonge. Puissé-je dire ton nom sans éveiller le démon qu’il évoque. Puissé-je en dépouiller le langage, les monts et leurs forêts, les empires et leurs gloires, pour la retrouver en elle-même. Dans la révolte nue, dans le feu de l’esprit embrasant la personne présente.

Je fus. Essai sur la liberté. Opales, 2000. Rééd. R&N, 2021.

« Dimanche et lundi » (introduction)

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Bernard Charbonneau

Dimanche et lundi
(Denoël, 1966)

Introduction

 Jamais il n’y eut pareil camp de vacances, même au Club Méditerranée. Le grand organisateur avait bien fait les choses ; aucun détail, semble-t-il, n’avait échappé à son œil qui voit tout. La météo était immuable, et l’homme et la femme, à poil, se doraient au soleil sous les palmes ; tous les jeux étaient innocents, et leur cœur aussi pur que le bleu du ciel garanti par Cook. Le snack servait ses repas à toute heure : pas besoin de fusil sous-marin, les poissons familiers venaient vous manger dans la main. Aucun souci, la Direction avait tout pris en charge. Pas de maladie, ni de mort ; et même le pastis était gratuit. Robinson n’était pas plus heureux dans son île, car ici Adam avait eu Ève pour Vendredi. 

Mais toute chose humaine à son terme, – bien qu’en principe ce dimanche fût destiné à être éternel. Peut-être aussi un éternel dimanche est-il trop long, la liberté parfaite accablante pour l’homme, et surtout pour la femme. Ève cueillit la pomme et l’Éden fit faillite. Un éclair fendit le ciel et l’équinoxe vomit ses grandes eaux sur la plage. Les Grandes Vacances avaient pris fin ; mais leur soleil peint illumine encore les souterrains du métro, où un peuple de termites s’affaire vers le boulot quotidien.  Lire la suite

Citations, 81

Pourquoi t’obstines-tu à chercher autour de toi les causes qui meuvent l’univers ? La vraie cause c’est toi, ou à travers toi une autre dont tu es le chemin. La réalité de la liberté n’est pas dans les preuves de la science ou de la philosophie – elles te l’assureraient que tu l’aurais perdue – mais dans la personne vivante. Ce qui départage la fatalité de la liberté ce n’est pas ta métaphysique mais ton acte, celui qui les réunit tous : ta vie. Le déterminisme n’est vrai que dans la mesure où quelqu’un refuse la décision qui manifesterait son inanité. Prends-la, et tout change. Mais cette preuve à la différence des autres n’est pas donnée une fois pour toutes. Si l’effort se relâche le monde se remet à crouler. Atlas n’a pas fini de porter le faix de la terre.

La nécessité et la liberté ne sont que les deux acteurs d’une même tragédie qui se joue dans chaque vie. La seconde n’existe que par rapport à la première qui lui donne son vrai sens. Si la liberté était fatale elle ne mériterait plus son nom. Hors de toi tu ne trouveras rien, sinon le vide que ton pas doit franchir. Hélas ! toi seul peux le faire. Il n’y a pas de liberté, mais une libération, et surtout un libérateur.

Je fus. Essai sur la liberté. Opales, 2000. Rééd. R&N, 2021.

Citations, 80

Tout se paye, et le prix de la liberté est infini, en dernier appel elle ne s’achète qu’avec une seule monnaie : l’angoisse. L’inquiétude est le prix de la certitude personnelle, comme la guerre avec le monde et autrui celui de l’acte libre, la solitude celui du refus du troupeau. Vouloir la liberté sans la payer c’est y renoncer. Celui qui en attend la facilité, qui la cherche dans le donné cosmique ou social au lieu de la prendre, se prépare tôt ou tard à la confondre avec le refus de la conscience, l’abandon à la nécessité ou à la contrainte. Pour avoir ainsi voulu la liberté sans la mort et l’angoisse, les libéraux ont souvent nié dans leurs actes celle qu’ils célébraient dans leurs discours. Les idéologies qui l’identifient au monde et à ses raisons ne préparent guère à la défendre contre le monde et ses raisons. Dans la vie d’un homme comme dans l’histoire des sociétés, il n’y a de liberté qu’éprouvée. La vraie, celle qui vit dans l’esprit et l’acte de quelqu’un, n’est pas le droit naturel que l’individu revendique, mais le plus terrible des devoirs : celui qui fait violence à la nature parce qu’il est pure exigence de l’esprit.

Je fus. Essai sur la liberté. Opales, 2000. Rééd. R&N, 2021.

Citations, 79

Ce n’est pas la mort que nous redoutons – nous nous accommodons très bien de mourir en la niant – mais l’angoisse dont elle est l’occasion, l’obligation de mettre en question cet univers dont nous sommes partie. Ce n’est pas la mort que nous fuyons, mais les affres d’une nouvelle naissance : l’obligation de naître enfin à notre vie personnelle. Car la mort est le propre de la personne humaine, sa vérité spirituelle naissant paradoxalement de sa réalité physique. La conscience de la mort nous découvre en effet au même instant la réalité par excellence : l’irréductibilité du donné, la détermination triomphante d’une chair enfin livrée à elle-même, et un élan qui passe toute nécessité, toute la grandeur de l’homme naissant rigoureusement de toute sa misère. La conscience de la mort nous révèle le mystère de notre vie : celui d’un esprit absolu incarné dans une existence finie, qui participe totalement d’elle et lui échappe totalement. C’est ce scandale qui nous étreint la gorge, et non la mort.

Je fus. Essai sur la liberté. Opales, 2000. Rééd. R&N, 2021.

Citations, 78

La liberté c’est le je quand il n’est pas un faux-semblant : un pronom qualifié à juste titre de personnel. Mais il exige un verbe, à la différence du Moi, cette outre gonflée de vent qui prétend contenir l’univers. Quand la première personne du singulier est ainsi dite au présent, alors l’Être s’incarne dans un être. Alors la liberté n’est plus une valeur parmi d’autres, mais l’acte originel qui les crée toutes. « Je suis » c’est fiat lux qui distingue la lumière des ténèbres : le sujet de l’objet, l’individu de la société. Mais l’un c’est l’autre ; pour connaître l’autre il faut être soi. Il faut un je pour dire tu… es mon prochain. Tel est le cri de la liberté quand elle découvre l’universel dans l’unique : dans l’amour.

Je fus. Essai sur la liberté. Opales, 2000. Rééd. R&N, 2021.

« Foi solitaire et fusion totalitaire »

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Bernard Charbonneau
Foi solitaire et fusion totalitaire
(1995)

L’hommage qui est rendu ici à Denis de Rougemont l’est moins au précurseur du fédéralisme européen ou de l’« écologie » qu’à leur source spirituelle et je ne me référerai pas à des livres comme Penser avec les mains ou Politique de la personne, mais au court témoignage, pris sur le vif, de son Journal d’Allemagne des années 1935-36.

Quel motif a poussé le jeune Rougemont, comme quelques autres, à se poser la question d’un monde bouleversé par le progrès, les conflits entre États-nations, à un moment où une guerre imminente ne portait guère à s’interroger ? Son personnalisme et son fédéralisme européen s’enracinaient dans une tradition helvétique et protestante, une foi chrétienne qui est d’abord le fait de la personne individuelle, vouée à réaliser tant bien que mal paradoxalement la volonté divine « sur la terre comme au ciel ». Jamais le combat solitaire de la liberté personnelle contre l’abandon au délire collectif n’a été aussi fortement exprimé que par Rougemont dans son Journal d’Allemagne.

Le 11 mars 1935, lecteur à l’université de Francfort, il assiste à un meeting (plutôt une messe politique) d’Hitler. Alors, dans cette salle remplie de 40 000 fidèles « j’ai entendu le râle d’amour de l’âme des masses, le sombre et puissant râle d’une nation possédée par l’Homme au sourire extasié – lui le pur et le simple, l’ami et le libérateur invincible. » (1) « Je l’ai compris en entendant le Führer par ce frisson de l’horreur sacrée. Si l’on n’a pas senti cela, je crains qu’on ne comprenne jamais la raison simple des triomphes totalitaires… Chrétiens, retournez aux catacombes ! Votre “religion” est vaincue, vos cérémonies modestes, vos petites assemblées, vos chants traînants, tout cela sera balayé. Il ne vous restera que la foi. Mais la vraie lutte commence là. » (2) Lire la suite

Richard Pereira de Moura, « Revenir à la géographie avec Bernard Charbonneau »

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Revenir à la géographie
avec Bernard Charbonneau

Le Jardin de Babylone (1969)

Mis en ligne Chez Renart le 7 janvier 2021

« L’homme est la nature prenant conscience d’elle-même » (Élisée Reclus).

Étrangement, ce n’est pas par la géographie que j’en suis venu à lire Bernard Charbonneau, mais à travers la critique des nuisances industrielles telle quelle a été énoncée dans les publications de l’Encyclopédie des nuisances (EdN). Le fait est un peu troublant, car les causes et les positions exprimées par Bernard Charbonneau tout au long de sa vie ont intensément relevé de la géographie. D’ailleurs, on peut regretter d’être restés si longtemps sourds à ses alertes, car elles nous auraient à l’évidence permis de cerner plus tôt les ressorts d’une pensée des milieux, à la croisée de la défense de la nature et de celle de la liberté humaine. Pas à pas, à travers une vingtaine d’ouvrages publiés pour la plupart à compte d’auteur, Bernard Charbonneau s’est attaché à décrire et à dénoncer le processus de transformation totale de la vie sur terre par la modernité technicienne, incarnée par le complexe État/Science/Industrie (1).

Géographe, Bernard Charbonneau l’était assurément dans la conscience des relations que les sociétés humaines tissent avec leurs milieux de vie, et réciproquement. Licencié de géographie, puis agrégé d’histoire-géographie en 1935, il devient dès la fin de la guerre enseignant dans une école normale d’instituteurs à Lescar, près de Pau. C’est dans cette région du Piémont pyrénéen qu’il fait le choix d’inscrire sa vie, ainsi que ses combats et ses enseignements. C’est-à-dire à l’échelle de l’expérience, reliant la vie et les idées, en prise avec son territoire d’existence et à distance des cercles universitaires parisiens, alors absorbés par les théories marxistes et urbaines (2). Osons même l’hypothèse que ce « provincialisme », dans le sens noble du terme d’un attachement aux lieux de vie, lui a permis de se tenir à l’écart des idéologies de son temps et d’élaborer une pensée concrète, autonome, visionnaire, humaniste et libertaire, refusant obstinément de sacrifier la liberté humaine sur l’autel de ce que deviendra l’écologisme ou l’environnementalisme (ce qui, à la vue de l’optimisation de la débâcle écologique par le technocapitalisme, s’est avéré être pour le moins perspicace).

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Bernard Charbonneau : « Le Monde » diffuse de fausses informations

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Bernard Charbonneau : Le Monde diffuse de fausses informations

Bernard Charbonneau (Bordeaux, 1910 – Saint-Palais, 1996) n’a pas eu souvent les honneurs du Monde, lui qui fut durant la plus grande partie de sa vie occulté, sinon méprisé, par la presse et l’édition de son pays. Mais il est des hommages posthumes dont il se serait bien passé.

Un certain Luc Chatel (rien à voir avec le politicard sarkozyste, même s’il s’est servi de cette homonymie pour monter un canular douteux) signe le 20 décembre 2020 dans le journal officiel de la technocratie un article intitulé « Comment le christianisme influence l’écologie politique » où notre libertaire gascon est par deux fois qualifié de « théologien protestant ». « Théologien protestant » ! On entend d’ici trembler sous ses vociférations la pierre tombale du Boucau où Charbonneau est inhumé aux côtés de sa femme Henriette. Comment peut-on écrire et publier de telles contre-vérités ? Est-ce la paresse et l’incompétence d’un journaliste, un nouveau canular ou bien une de ces diffamations dont Le Monde s’est déjà rendu coupable par le passé [1] ?

Il aurait pourtant suffi aux Décodeurs, la cellule de « vérification des faits » du Monde, d’ouvrir n’importe lequel des ouvrages de Bernard Charbonneau ou de faire la moindre recherche pour apprendre que ce libre penseur n’avait rien d’un « théologien » – pas plus que d’un « protestant » d’ailleurs puisqu’il fut baptisé et reçut une vague éducation catholique jusqu’à sa communion solennelle.

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Recueil 2018-2020

Le recueil  des articles publiés sur La Grande Mue au cours des années 2018-2020 (326 pages) est disponible en téléchargement en cliquant ici :
Grande Mue recueil 2018-2020 

En voici le sommaire :

 

Écrits de Bernard Charbonneau
Projet de règlement pour une fédération… (1937)         
La guerre (1939)          
L’expérience de la guerre (1943)          
Responsabilité du peuple allemand (1945)          
Lettre à Albert Camus sur l’eugénisme (1946)         
Du lycée à l’école normale (1947)          
L’émeute et le plan (1968)          
Le Jardin de Babylone (conclusion) (1969)         
La mort du grand Pan (ch. 1 du Jardin) (1969)         
Sortir de la banlieue (conclusion Table rase) (1971)          
Le Système et le chaos (sur l’organisation) (1973)        
Chronique du terrain vague, 15 (1975)            
Vers un meilleur des mondes (1984)        
La Société médiatisée (introduction) (1985)        
Bio-graphie  (1994)        
À mes héritiers (1995)    

   
Analyses, entretiens, articles
Jacques Ellul, L’homme et l’État          
Jean Brun, Une ascèse de la liberté        
Henriette Charbonneau, À propos de « Je fus »        
Jean Bernard-Maugiron, Deux libertaires gascons       
Daniel Cérézuelle, Wendell Berry et B. Charbonneau    
Édouard Schaelchli, Ellul et Charbonneau        
Édouard Schaelchli, Charbonneau sans Giono ?        
Daniel Cérézuelle, « Le plus dur des devoirs »         
Jean Bernard-Maugiron, Entretien avec PMO (L’État)

Préfaces
Daniel Cérézuelle, Quatre témoins de la liberté         
Daniel Cérézuelle, L’esprit du totalitarisme (L’État)      


Quelques citations                                                    
Sommaire des cinq premiers tomes                      

À mes héritiers

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À mes héritiers

(manuscrit inédit, vers  1995)

Je lègue à ma descendance mes valeurs, biens meublés et immeubles matériels. Et mes vraies richesses à mes héritiers si j’en ai. N’ayant pu en faire activement profiter mon espèce, faute de mieux, elles ont pris forme d’une œuvre écrite. Composée de livres, publiés ou non, traitant de sujets divers elle forme cependant un tout. Mais son unité, inséparable d’une vie, n’a rien d’une idéologie : un homme peut oser le dire au terme de son travail, celui d’une existence. Pour aider ceux qui sont prêts à me suivre dans cette entreprise, forcément inachevée, à comprendre pourquoi et comment ces écrits forment un tout, j’en dresse ici la liste selon un ordre logique. Et j’y ajoute pour chacun un court commentaire, afin de montrer le rapport qui unit des livres que risquerait de disperser la diversité des expériences et des sujets. En rassemblant ainsi ces pierres d’un même édifice, j’espère associer la rigueur trop abstraite des doctrines et de leur logique à la richesse du donné, naturel ou humain, telle que la spontanéité des sens et la richesse de l’esprit l’enregistrent.

Commençons par l’essentiel : le tout-puissant motif qui force un homme contre vents et marées à rompre le silence. La vérité qui inspire mes écrits et fait leur unité – celle de la personne – la chance et l’amour aidant. La raison d’être et le sens d’une vie qui la pousse avant sur sa route, l’orientent et la situent à tout instant dans l’espace-temps, plus que jamais vertigineusement changeant, où l’ont jeté sa naissance et sa conscience. Motif et vérité qui se disent en un mot : liberté. J’ai essayé de lui rendre vie, sang et valeur en l’opposant à son mensonge en un livre intitulé Je fus. À partir de celui-ci, une critique du teilhardisme : Teilhard de Chardin prophète d’un âge totalitaire aidera à préciser en quoi consiste la liberté par opposition à son contraire.

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Introduction à « La Société médiatisée »

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Bernard Charbonneau

La Société médiatisée
(Inédit, 1985. Édition à venir chez R&N)

Introduction

Stentor

Un mythe. Mais dans le trésor des mythes fut cachée la sagesse originelle inscrite dans les gènes du premier Homo sapiens.

Héros argien mythique, Stentor fut rendu célèbre par la puissance de sa voix, qui couvrait toute autre. Stentor semble-t-il n’avait pas de corps, encore moins d’esprit. Il n’était que voix, sonorité plutôt que parole : décibels, bruit et non pensée. Il gueule, et voici que l’armée se rassemble autour de Troie au commandement de Ménélas ou de Calchas. Stentor n’a pas d’idée à lui, il n’est qu’un héraut : un média. Il n’invente rien, il transmet, le plus vite possible. Il répercute fidèlement ce qui est, donc doit être. Stentor est objectif, irresponsable, c’est l’oracle ou le roi qui sont coupables. Parce que fort, son appel est bref. Réagissant au choc l’armée va ici ou là. Stentor ne tient pas de longs discours, tel le gong il frappe les sens, et l’on réagit d’instinct. Le slogan, la pub, la propagande non la discussion est son job. Quant à la réflexion, et surtout la méditation, elles sont bien trop lentes. On raconte que Stentor périt pour avoir défié le messager des dieux : Hermès. Je ne sais si ce sera le châtiment du nôtre.

Car aujourd’hui Stentor ne risque plus de se faire péter les cordes vocales, elles sont d’acier. Et portée sur des ondes sa voix fait le tour de la terre, où elle dit la paix et la guerre. Musicale, à toute heure elle s’insinue jusqu’au plus secret des foyers et des cœurs. Le phonème est complété par le morphème. De son se faisant image la Voix prend corps, devient réalité. Mais aujourd’hui Stentor héraut d’Arès est celui de cet Hermès dégénéré : Mercure, messager de Rome, de la banque et du Marché. Que Stentor se méfie, il se pourrait qu’un jour Zeus le réduise au silence sur une terre rendue muette. Lire la suite

« Responsabilité du peuple allemand »

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Bernard Charbonneau

Responsabilité du peuple allemand
(revue Le Semeur, novembre  1945)

« Wessen Schuld ? » Sur tous les murs démolis des villes allemandes, cette question accompagne des photographies des camps d’extermination. Et tous les journalistes alliés la posent aux Allemands qu’ils rencontrent. La réponse est toujours la même : « Je ne savais pas… croyez-vous que ce petit vieillard à l’air timide, cette ménagère qui revient du marché, soient capables de telles atrocités ? » Autour de lui, le voyageur étranger ne voit pas de visages assassins, mais un peuple de gens actifs et débonnaires. Le Daily Herald nous apprend : Les autorités britanniques ont dû renoncer à faire passer le film sur les atrocités de Belsen dans les cinémas de la zone qu’ils administraient ; le public y riait comme à une propagande outrancière et, aux étrangers qui s’étonnaient, les Allemands répliquaient en haussant les épaules que le film avait été tourné dans les camps de concentration britanniques.

Dans la plupart des crimes, le criminel peut nier, dans son for intérieur, il se sait coupable. Ici, la faute n’est plus à l’échelle humaine et, de toute évidence, l’Allemand ne se sent pas responsable. On lui demande : « Wessen Schuld ? – À qui la faute ? Certainement pas à moi, aux chefs peut-être, ou au voisin, moi j’ai combattu, j’ai travaillé, j’ai dû lutter pour survivre à travers bombardements et batailles je n’ai rien fait d’autre, mes mains sont pures de sang. » Comment faire repentir des hommes d’un crime dont ils se sentent innocents ?

Pourtant, les montagnes de cadavres sont là pour témoigner d’une entreprise d’extermination sans précédent. Alors, cette comédie d’innocence ne serait-elle que la monstruosité d’un criminel endurci particulièrement enfoncé dans son crime ? Je ne le pense pas et je crois la vérité bien plus terrible : elle est à la fois dans les abominations de Dachau et dans cette innocence.

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Jean Bernard-Maugiron, Entretien avec Pièces et main-d’œuvre pour la réédition de « L’État »

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Charbonneau contre l’Etat totalitaire,
entretien avec Jean Bernard-Maugiron

Mis en ligne le 24 mai 2020 sur le site de Pièces et main d’œuvre

Introduction de Pièces et main-d’œuvre

Les éditions R&N viennent de publier le livre majeur et maudit de Bernard Charbonneau, L’État (550 p., 30 €, préface de Daniel Cérézuelle), écrit entre 1943 et 1949, et ayant subi à peu près toutes les avanies que peut subir un chef-d’œuvre méconnu – sauf la disparition définitive. 

Jean Bernard-Maugiron, animateur du site La Grande Mue, à qui l’on doit cette parution, présente cet ouvrage et son auteur dans notre entretien à lire ci-après.

Il faut dire que Charbonneau (1910-1996) n’a pas de chance. Parce que son nom compte trois syllabes, on dit toujours « Ellul & Charbonneau », alors que son ami de toute une vie a toujours proclamé sa dette et son admiration envers son génie.

Ce n’est d’ailleurs pas de chance pour nos deux libertaires gascons, apôtres du « sentiment de la nature, force révolutionnaire » (Charbonneau, 1934), que d’entamer leur trajectoire critique au moment où leur aîné, Jean Giono, auteur culte du « retour à la terre », multiplie entre 1929 et 1939 les ouvrages anarcho-pacifistes et anti-industriels. Mais quoi, sans Chateaubriand, pas de Victor Hugo.

La suite, la Seconde Guerre mondiale qui débute avec des charges de cavalerie et se termine par des bombardements atomiques, l’avènement de la machine à gouverner cybernétique, l’expansion économique et la destruction de la nature, relève de notre malheur commun.

Ce qui est singulier, c’est l’irréductible détermination de Charbonneau à vivre contre son temps, petit prof binoclard réfugié dans son coin de campagne, et à nous envoyer coûte que coûte ses messages, qui nous arrivent peu à peu avec un demi-siècle de retard. Circulaires à la machine à écrire photocopiées, auto-éditions invendables, éditions invendues, chroniques dans la presse écologique et de plus en plus, maintenant qu’il est mort depuis 24 ans, de vrais livres chez de vrais éditeurs.

Le temps de Charbonneau est venu. Trop tard évidemment. Si une partie du public écologiste et anti-industriel le lit désormais, c’est que sa lucidité enragée et solitaire n’a pu empêcher, ne pouvait empêcher, cette destruction conjointe de la nature et de la liberté que nous subissons maintenant. Quand une pandémie issue du ravage des forêts autorise la Machine étatique à traquer ses machins citoyens par des moyens électroniques, et à les reclure à domicile, chacun peut voir où va le monde. Reste à comprendre comment cela est arrivé, et à démonter avec Charbonneau les ressorts de l’État totalitaire.

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Daniel Cérézuelle, préface à la réédition de « L’État » chez R&N

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Daniel Cérézuelle

L’esprit du totalitarisme
Préface à la réédition de L’État chez R&N

« Si nous considérons les faits sans complaisance,
tout nous enseigne que notre univers tend irrésistiblement à se totaliser en un pouvoir central. »
L’État

Ce livre a été écrit pendant la Seconde Guerre mondiale et les deux ou trois années qui suivirent, au moment où la variante nazie du totalitarisme a été vaincue pour laisser triompher la variante communiste et où un État libéral mettait au point et utilisait l’arme atomique de destruction de masse. Assistant au triomphe de la surpuissance, qu’elle soit politique, militaire ou techno-industrielle, Bernard Charbonneau est convaincu que le cauchemar n’est pas fini, qu’il ne fait que commencer. Alors que la plupart des ouvrages publiés après guerre sur le phénomène totalitaire, à l’instar du livre de Hannah Arendt, se demandent : « comment a-t-on pu en arriver là ? », Charbonneau, lui, est convaincu que nous n’en sommes qu’au début et se demande : « qu’est-ce que cela annonce ? » Pour lui, les forces qui ont rendu possible le déchaînement de la violence totalitaire politique n’ont pas été vaincues par la guerre, elles sont toujours actives et potentialisent le risque encore plus terrifiant d’une totalisation sociale. Cela explique le ton tragique et la grandiloquence de certains passages de ce livre angoissé. 

La notion de totalisation sociale chez Bernard Charbonneau. Né en 1910, ayant grandi à l’ombre de la Première Guerre mondiale, Charbonneau a été très tôt convaincu que le XXe siècle serait en même temps, et pour les mêmes raisons, celui du totalitarisme et du saccage de la nature. Toute l’œuvre de Charbonneau est un appel à prendre conscience de ce que le développement techno-industriel et scientifique, ce qu’il appelle la « grande mue de l’humanité », va priver l’homme de nature et de liberté. Charbonneau a une conception très originale, sociale et non politique, du phénomène totalitaire. Pour lui, en effet, l’essence du totalitarisme n’est pas à chercher du côté des idéologies politiques, mais plutôt du côté de transformations sociales et culturelles plus profondes. 

Dès 1935, dans les Directives pour un manifeste personnaliste, Bernard Charbonneau et son ami Jacques Ellul, alors qu’ils n’avaient respectivement que vingt-cinq et vingt-trois ans, font état de leur révolte face à l’autonomisation des structures techniques, administratives et industrielles et à la dépersonnalisation d’un nombre croissant de dimensions de la vie quotidienne qui résultent du fonctionnement ordinaire de la société industrielle et technicienne. « Ce qui caractérise le monde où nous vivons, c’est la symbiose du politique et du technique » c’est-à-dire que tant les progrès de l’État que ceux de la technique tendent vers le même type d’organisation de l’ensemble de la vie sociale. C’est pourquoi, contrairement aux analyses de Hannah Arendt, Charbonneau affirme dans L’État que « la nouveauté de l’esprit totalitaire n’est pas dans une théorie mais dans l’absence de théorie » étant donné que les premières manifestations d’une organisation totale (plutôt que totalitaire) de la vie sociale ont eu lieu avant l’apparition de régimes menant une politique totalitaire.  Lire la suite

Projet de règlement pour une fédération des amis de la nature

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Bernard Charbonneau

Projet de règlement pour
une fédération des amis de la nature

(Annexe inédite au Sentiment de la nature, force révolutionnaire, 1937.)

 

Art. 1 – La fédération des amis de la nature s’est fondée pour grouper tous ceux pour lesquels fuir le bureau et la ville est devenu un besoin essentiel. La fédération n’a pas été fondée pour organiser des « loisirs », le retour à la nature pour celui qui vit dans le monde actuel n’est pas un divertissement mais une nécessité.

Art. 2 – La fédération des amis de la nature est une organisation complètement indépendante, les exigences du sentiment de la nature n’ont rien à voir avec les mythes politiques. L’homme qui pénètre dans la forêt vient aujourd’hui chercher une vie plus simple et plus libre et les partis politiques ne lui proposent qu’une mystique confuse et un embrigadement.

Art. 3 – La fédération des amis de la nature ne s’adresse ni aux touristes, ni aux braves gens qui ont envie de prendre l’air le dimanche, mais à ceux qui connaissent l’amour profond de la rivière, de l’arbre ou de la montagne. La fédération n’a pas pour but de faciliter le retour à la nature, elle s’adresse à ceux qui sont prêts à partir par n’importe quel temps, à ceux qui savent que sa beauté s’offre hors des chemins tracés. La fédération n’a pas pour but de créer des refuges confortables, de poser des crampons, de tracer des itinéraires. Celui qui part sac au dos en montagne vient y chercher la lutte et y choisir sa route.

Art. 4 – La fédération des amis de la nature n’est pas une organisation sportive, elle acceptera ceux qui ont besoin de luttes en montagne, mais non ceux qui cherchent à accomplir des performances pour étonner la galerie. Le véritable ami de la nature ne cherche pas à devenir un acrobate, mais un vrai marin, un vrai paysan, un vrai montagnard : connaître le temps, passer la chaîne hiver comme été, battre le pays dans tous ses recoins, voilà son but. Lire la suite

Préface à l’édition 1987 de « L’État »

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Préface à l’édition de L’État
(1987)

La réédition de ce livre trente-six ans après sa publication ronéotypée par l’auteur mérite quelques mots d’explication. Certaines analyses des faits, inconcevables à l’époque, paraîtront aujourd’hui des banalités, tellement la suite les a vérifiées. Que la négation des libertés, loin d’être la condition de la justice sociale, aboutisse à renforcer les privilèges d’une caste monopolisant le pouvoir, ce constat irrecevable pour une intelligentsia fascinée par la Russie de Staline, devient un truisme pour celle qui, après Khrouchtchev découvre le goulag, et sous Brejnev l’existence de la nomenklatura.

De même, la réalité de L’État étant plus forte que celle de l’internationalisme révolutionnaire, il est maintenant admis qu’il peut y avoir conflit entre deux États socialistes. Et sauf pour les derniers orthodoxes du PC, il n’est plus scandaleux de parler d’un totalitarisme, brun ou rouge. Mais il en était tout autrement quand L’État fut écrit ; alors, le plus bourgeois des éditeurs était tenu à la prudence. Qu’un écrivain puisse laisser imprimer aujourd’hui sans honte ce qu’il a pu écrire sur un tel sujet en 1947-48 n’est pas si courant. Et le motif qui l’a poussé à prendre ses distances : une liberté qui ne soit pas une duperie politique, reste, croit-il, toujours actuel.

Évidemment, les temps ont changé. Au terme de sa vie l’auteur se retrouve dans la situation de sa prime jeunesse, quand il discutait avec Jacques Ellul dans des rues que n’avait pas encore occupées l’auto. Entre-temps leurs vues sur la montée d’un Meilleur des Mondes organisé en fonction d’impératifs scientifiques et techniques ont été compliquées par le déchaînement de la Crise, des totalitarismes et de la guerre. Mais celle-ci n’étant qu’un prolongement de la paix par d’autres moyens, l’éclair d’Hiroshima ramène à la question première[1].

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« La guerre »

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Bernard Charbonneau

La guerre
(inédit, 1939)

 

Exposé fait par Bernard Charbonneau devant ses amis au camp de Nistos (août 1939) qu’il conclura en déclarant que, quoi qu’il advienne, il ne participerait pas à cette guerre et qu’il se retirerait pour travailler les questions qui le hantent. («  Je fis devant eux le serment de me consacrer à la question que posait le Progrès, et quelle que soit la nécessité de se mobiliser dans la guerre d’y rester étranger.  »)

 

Nous sommes devant une menace effective de guerre. D’un moment à l’autre nous pouvons être forcés de nous abandonner à elle, pris dans une vague d’enthousiasme collectif. C’est le moment de nous demander ce que nous en pensons. Ce n’est pas une tâche gratuite, car si l’on peut démissionner devant la guerre en désertant ou en s’engageant, la première condition de cette démission, c’est de refuser de la penser.

C’est bien parce que la guerre menace que cette confrontation est utile. Il ne s’agit pas du problème de la guerre en soi mais de ce que nous serons devant cette guerre.

La guerre totale

Cette guerre. Toute la question est là. En faisant un effort pour nous dégager des mythes de la politique étrangère : du droit des peuples, de l’Allemagne, de la France, essayons de nous représenter ce qu’elle pourra être.

Nous sentons vaguement qu’elle n’aura aucune commune mesure avec les guerres du passé, même celle de 1914. La guerre ? Un mot qui n’a pas beaucoup de sens, mais la mobilisation générale, les avions, les gaz… Lire la suite

Citations, 77

Le bilan de toutes les tentatives d’engagement des écrivains, de Lamartine à Malraux, est à peu près nul. […] Les seuls intellectuels qui aient agi dans l’Histoire sont ceux qui ont cru d’abord à leurs idées : ils se nomment Rousseau, ou Karl Marx.

L’« engagement » ? – C’est le dégagement. Certains s’engagent dans la politique qui se dégage de leur vie. Pour fuir l’angoisse, ou simplement leur famille, ils s’engagent comme d’autres dans la Légion, s’engloutissant vivants dans une nécessité qui épouse leurs instants comme la glèbe épousera la forme de leur cadavre.

Sale petit idéaliste ! Au boulot ! Abandonne ton veston de bourgeois propret ; endosse le bleu de travail, retrousse tes manches ; et sous l’œil critique du militant sous-off, vide les chiottes de l’Histoire avec les copains. Si c’est là besogne répugnante, il est non moins évident qu’elle est utile. Réjouis-toi ; si la promiscuité est douteuse, elle est tiède. Et ne fais pas la fine bouche devant la gamelle, si par hasard il y a un cheveu dans la soupe. Hélas ! Je crains fort que tu ne serves comme général plutôt que comme soldat. Tu mangeras sans doute au mess ; et pour naviguer sans te salir dans la merde, ta bonne conscience et l’État sauront te fournir un scaphandre.

Le Paradoxe de la culture, Denoël, 1965,
réédit. Nuit et jour, science et culture, Economica, 1991

« L’expérience de la guerre »

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Bernard Charbonneau

L’expérience de la guerre
(inédit, vers 1943)

 

« Tristement seul est l’homme dans ce désert »
Exorde de Léviathan, 1943

 

La guerre, période cruciale

Nous sommes passés d’une vie non seulement normalement socialisée, mais centrée sur l’approfondissement et la multiplication des rapports personnels (réunions, camps) à une existence purement individuelle. Le déchaînement de l’histoire collective, la prise en blocs ennemis de l’humanité a engendré un homme désocialisé, isolé, affamé (rationné), paralysé, ratatiné sur les moyens de survie, bref, une non-histoire individuelle, marquée par de menus incidents quotidiens triviaux.

La jeunesse et la Résistance

Je ne parle pas en ce moment des chefs, qui ont calculé et dirigé, de ceux qui n’ont vu dans la Résistance qu’une occasion de carrière ou de ceux qui ont cru y voir l’instrument d’une Révolution. Je pense aux jeunes troupes… Réaction contre l’occupant ? Certainement, mais à leur insu les jeunes résistants ont obéi à des forces plus profondes et plus valables. Ils se sont engagés dans la Résistance non pas malgré les risques, mais à cause des risques et des aventures. Ils l’ont fait sans calcul, car la lucidité est rarement la vertu des généreux. Ils n’ont pas réclamé la Révolution, mais lorsque l’occasion de vivre un style de vie révolutionnaire s’est offerte à eux, ils ont accepté avec enthousiasme.

Je ne pense pas aux durs, aux vétérans de la Révolution, survivants de la guerre d’Espagne, professionnels de la conspiration, mais aux petits artisans, ouvriers, fils de paysans et de bourgeois qui se sont brusquement jetés dans le combat. Arrachés à une vie petite-bourgeoise, ils ont découvert qu’à côté de la boîte et de l’examen s’ouvrait un monde immense où se jouent la mort, la joie et la passion. L’animal humain a découvert qu’il n’était pas fait pour vivre dans une écurie bien propre, mais pour courir au soleil dans une dangereuse liberté. Que représentent l’idéal communiste, les théories nazies, les marches militaires de nos régiments, les laïus de nos hommes politiques au regard de cette expérience ?

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Appel à souscription pour l’édition ronéotypée de « L’État », 1950

Honte à l’édition française d’après-guerre. Devant le refus des éditeurs contactés, Bernard Charbonneau doit se résoudre, avec l’aide financière de Jacques Ellul,  à publier une version ronéotypée de L’État, en trois parties. Voici le bon de souscription envoyé à ses amis et relations.

Souscription Etat.jpg

Il faudra attendre 1987 pour que les éditions Economica, toujours par l’entremise de Jacques Ellul, le publient sous forme de livre. Il est aujourd’hui épuisé, et ce sont les éditions R&N qui rééditent ce maître-livre en mai 2020.

 

Lettre à Albert Camus sur l’eugénisme

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Bernard Charbonneau

Lettre à Albert Camus
sur
l’eugénisme

(inédit, vers 1946)

 

Monsieur

Lecteur assidu de Combat, je crois de mon devoir de vous faire part de réflexions que m’inspire l’article de Maurice Daumas « Le pouvoir de l’homme sur l’homme » paru dans votre numéro du 10 décembre 1946. Je partage l’avis de son auteur sur l’importance de la question posée ; à tel point que son insertion sous la rubrique « Sciences » me fait rêver. Pourquoi plutôt ne pas placer la première page de votre journal sous la rubrique « Politique » ? Il s’agit là de faits d’un ordre tout aussi spécial, et qui concernent moins l’essentiel de notre vie. Mais nous avons l’esprit bâti de telle façon que les questions de civilisation lui échappent, sauf si elles se parent de l’étiquette d’un parti ou du drapeau d’une nation.

Pour ma part je ne doute pas que la mise au point d’une technique de la génération artificielle n’entraîne des bouleversements aussi considérables que ceux que pourraient provoquer l’emploi de l’énergie atomique, puisque cette fois l’homme ne sera pas mis en question par l’intermédiaire de la transformation de son milieu mais directement lui-même. Autant que l’élection du président du gouvernement, la chose me paraît mériter qu’on s’y arrête. Il serait bon que pour une fois dans ce domaine la réflexion précède l’état de fait.

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Jacques Ellul, « L’homme et l’État »

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Jacques Ellul

L’homme et l’État
(1952)

(L’article du Monde pour annoncer la sortie de L’État,
« chez l’auteur »)

Cela s’appelle L’État (1), tout simplement. Et l’on a envie aussitôt de réagir : « Encore un ! » Après ce que les classiques ont écrit sur l’essence et le fondement de l’État ; après ce que les modernes écrivent sur sa structure et son fonctionnement ; après Jouvenel, Ferrero, Guardini, Burdeau, et combien d’autres, que pourrait-on ajouter ? Qu’est-ce qu’un auteur inconnu et apparemment sans titres l’accréditant a priori peut apporter dans cette immense recherche de l’homme à l’égard du pouvoir, quête qui aujourd’hui se fait plus objective et juridique dans la mesure même où l’homme se sent plus directement concerné, plus brutalement saisi ?

Mais dès les premières pages on est transporté dans une tout autre perspective que celle, coutumière, des ouvrages sur l’État. On s’aperçoit très vite que ce livre hors cadre ne répond pas eux « genres » traditionnels. Ce n’est pas une histoire de l’État, et cependant le soubassement historique est fortement charpenté (l’auteur est professeur d’histoire). Ce n’est pas un livre politique, et cependant il en juge pertinemment. Ce n’est pas un livre de droit constitutionnel, et cependant la complexité des institutions de l’État y est parfaitement décrite. Ce n’est pas un essai (les dimensions du travail excèdent les cadres de l’essai) ni de la « littérature », quoique le style en soit riche et prenant, et quoique la vigueur philosophique sous-tende l’ensemble : c’est tout cela à la fois, non dans la confusion des genres mais dans la richesse et la maîtrise de la pensée. Lire la suite

Daniel Cérézuelle, «La liberté chez Bernard Charbonneau et Jacques Ellul » 

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Daniel Cérézuelle

« Le plus dur des devoirs »
La liberté chez Bernard Charbonneau
et Jacques Ellul

Sortir du productivisme, remettre à leur place la technique et l’État. « Les progrès de la science qui étend jusque dans l’homme le domaine du déterminisme, la pression des masses et de l’organisation technique qui restreint sans arrêt l’initiative des individus rendent chaque jour plus évidemment fallacieuse l’illusion d’une liberté qui serait naturellement donnée (1). » Dans leurs Directives pour un manifeste personnaliste (2), texte rédigé en 1935, Bernard Charbonneau (1910-1996) et Jacques Ellul (1912-1994) se révoltent contre la dépersonnalisation de l’action qui résulte du fonctionnement normal des structures économiques, institutionnelles administratives et techniques qui organisent la vie sociale de leur temps et déterminent son évolution. Il en résulte un monde caractérisé par l’anonymat, l’absence d’initiative et de responsabilité personnelles. Comme l’écrit Charbonneau dans un texte de 1939 : « La société actuelle, par ses principes et son fonctionnement, ne peut avoir qu’un résultat : la dépersonnalisation de ses membres (3). » En 1937 dans Le sentiment de la nature, force révolutionnaire (4), Charbonneau montrait comment le développement industriel prive les hommes de la possibilité d’établir un rapport équilibré et épanouissant avec la nature. Cette montée en puissance et cette autonomisation des structures s’impose comme un phénomène social total, et détermine aussi nos manières de penser et de sentir. Convaincus qu’une pensée qui n’est pas mise en pratique est dérisoire, Charbonneau et Ellul se sont associés pour contribuer à une nécessaire réorientation de la vie sociale, remettre à leur place l’économie, la technique et l’État et pour promouvoir « une cité ascétique afin que l’homme vive (5) ». Ils ont voulu susciter un mouvement de critique du développement industriel, du culte de la technique et de l’État, et jeter les bases d’une maîtrise collective du changement scientifique et technique. À ce titre, on peut considérer ces deux jeunes Bordelais comme des précurseurs de l’écologie politique et du mouvement décroissant. Lire la suite

« Invocation »

Invocation

Introduction au livre V de L’Etat
(1943 et 1945)

 

Tristement seul est l’homme dans ce désert… Non. Car maintenant voici Léviathan, tellement énorme que bien des années avant son règne l’ombre s’en est progressivement étendue sur la fête des hommes – mais pour des regards aveugles il n’y a pas d’ombre. Nous avons vu grandir sa nuit en silence avant de sentir le poids de son corps et grincer les rouages de sa minutieuse mécanique. Nous avons essayé de fuir très vite ; mais nous vivons en un rêve où une menace lente rattrape, inexorablement, la fuite la plus rapide. Et maintenant nous sommes dans l’estomac du Léviathan qui ne peut vivre qu’en digérant toute la chair vivante de l’univers.

Même pas libres comme Jonas, et sans espoir d’être jamais vomis aux rives d’une terre promise. Car nous sommes coincés dans son affreux rouage, obligés de nous courber à son jeu pour ne pas être déchirés. En prenant une position compliquée, je peux encore bouger l’index de la main droite – ce que certains appellent Liberté.

Mais bientôt nous serons pris dans sa glace, lucides et paralysés. Car Léviathan nous conservera jalousement la vie – ce que certains appellent Bonheur ; nous engraissant pour des fins aveugles.

Horreur de penser encore dans les ténèbres de l’estomac d’un monstre.

Vois-tu peu à peu se former ces ténèbres ? Sur l’homme se fermer d’abord ce champ clos ; le cercle de la terre ; et de plus près le cercle des frontières. Lire la suite

Citations, 76

 C’est le progrès, qui n’est jusqu’ici que décomposition : chaos de pavillons, d’immeubles, de ferrailles et de détritus. Et à travers l’informe et l’innommable, la banlieue – parfois la zone –, s’écoule la diarrhée d’asphalte que répand la bagnole avant d’aller crever contre un poteau ou dans un pré. Les fermes abandonnées s’écaillent ou s’écroulent, quand elles ne se fardent pas pour plaire à un bourgeois. La lèpre ronge touyas et forêts. Peines et maladies reculent, la production augmente, et le bonheur aussi, paraît-il. Mais à perte de vue, l’œil ne voit que des ruines ou des ébauches, c’est-à-dire des chantiers. Ce qui importe n’est pas ce que l’on vit, mais ce que l’on fabrique, et c’est toujours la même chose. A quoi bon regarder ? Bientôt ce ne sera pas plus la peine que dans les tunnels du métro. Ici comme n’importe où, ce monde perpétuellement à venir ne parle plus aux sens, et donc n’a pas de sens. Les fruits de cette mue sont purement sociaux, ni l’ouïe, ni la vue ne les enregistrent, mais la statistique. Où sommes-nous ? Quelque part entre deux murs, du côté de Bochum ou de Brisbane. Il n’y a plus de pays, de paysans, mais seulement le folklore : la petite momie attifée en Ossaloise qu’on fait danser au pied des HLM.

 

Tristes campagnes
Denoël, 1973

Chronique du terrain vague, 15

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Bernard Charbonneau

Chronique du terrain vague, 15
(La Gueule ouverte n° 44, mars 1975)

Une gueule gelée à mort.
(Celle de votre patelin, une fois que le POS aura été mis en vigueur) 

1. Comment l’espace va être mis en coupe enfin réglée par l’expert géomètre

Il faut bien l’avouer, les sociétés et les individus jusqu’à ce jour se développaient dans l’espace au petit bonheur. Il y avait des trous, tout n’était pas clôturé ou réglementé : et même des blancs, de l’espace en rabiot dont on ne savait au juste à quoi il servait : des forêts dont les cimes s’agitaient en vain dans le vent, des lacs qui faisaient des vaguelettes pour le plaisir d’en faire. Et, en dépit des propriétés privées ou publiques, n’importe qui pouvait parfois s’y activer à n’importe quoi : traînasser en dehors des chemins, faire un feu ou pisser contre un arbre. Le rendement en quintaux ou en francs d’une bonne partie de l’espace français était déplorable. Ici ou là, dans l’alpage ou la futaie, il suffisait de stopper, le fracas d’un silence glacial vous brisait le tympan : celui du métré ou du kilomètre carré, de la seconde – que dis-je, parfois du siècle – en train de se perdre.

Heureusement que l’élévation de notre standing économique et démographique fait qu’il n’est plus question d’un tel gaspillage. Le temps de la grande bouffe sauvage d’espace-temps est désormais révolu, il faut la planifier, ce qui permettra d’augmenter encore le rendement. Comme il n’y en aura pas pour tout le monde, et qu’il faut bien le réserver au peuple, c’est-à-dire à Concorde, à l’armée, à Pechiney et au Club Méditerranée, les bureaux vont appliquer à la totalité de la France le grand principe du managing : une place pour chaque chose, donc une chose pour chaque place. Vous n’allez pas quand même rouspéter, c’est le bon sens, la logique : l’Utilité publique qui l’impose. Cela s’appelle le zoning (comme bing) qui permet de mettre dans un tiroir les serviettes immaculées de la nature vierge, et dans un autre (plus vaste il est vrai) les torchons sales de l’industrie chimique ou des pétarades militaires. Le zoning d’ailleurs ça se raffine à l’infini. Rien ne vous empêche de nuancer en créant par exemple à Lacanau une zone NA (zones naturelles. Organisation future organisée. 600 hectares prévus). (1) Lire la suite

« Du lycée à l’école normale »

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 Bernard Charbonneau

Du lycée à l’école normale
(inédit, vers 1947)

Professeur de lycée devenu volontairement professeur d’école normale, je dois d’abord résumer les raisons de mon choix. Ces raisons n’ont rien de théorique. L’école normale me permet d’abord d’enseigner à un petit nombre d’élèves sélectionnés que je suis pendant plusieurs années ; je les connais donc mieux que la masse changeante des élèves du lycée ; je peux avoir avec eux plus de rapports personnels, et les ressources de l’école me permettent parfois de sortir avec eux ou même de faire un camp. Les conditions de l’école rendent mon métier plus humain. Je les crois d’ailleurs dues aux circonstances autant qu’à la volonté consciente de rapprocher les professeurs des élèves.

Je me demande en effet si l’on s’est rendu compte à quel point les anciennes écoles normales réunissaient les conditions d’un enseignement valable : petit nombre des élèves et des professeurs, stabilité, surtout : liberté des programmes. Le remplacement du brevet supérieur par le bachot me semble désastreux. Nos élèves n’en accèdent pas plus facilement à des situations sociales supérieures et le bachotage les prive d’un contact profond avec la culture. Lire la suite

« Vers un meilleur des mondes »

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Bernard Charbonneau

Vers un meilleur des mondes
Combat nature n° 65, août 1984 

Surgi brusquement en Europe à la suite du modèle américain, le mouvement écolo français s’est donné pour père fondateur tel ou tel personnage rallié sur le tard à la critique de la société dite industrielle, alors qu’elle est d’abord scientifique. Pourtant, dès 1930 la critique de fond a été faite – n’était-ce quelques inconnus – par l’auteur célèbre du Meilleur des mondes : Aldous Huxley, frère d’un des pères de la biologie. Et l’on peut s’étonner dans telle bibliographie écolo, de voir mentionner le Retour au Meilleur des mondes mais non l’ouvrage fondamental. 

Plus d’un demi-siècle après, le Meilleur des mondes conserve toute sa force critique, portant sur l’essentiel : non pas l’échec dans une catastrophe atomique mais, peut-être pire, la réussite du système en cours de développement. Si l’on s’en tient au premier volet du diptyque Vie-Mort, tout y est : la fabrication de l’homme par l’homme, si l’on peut encore se servir de ce mot. Et, inclue dans le système, comme aujourd’hui les réserves naturelles, la réserve humaine où les héros du roman (?) vont rejoindre la dernière tribu d’Homo sapiens. Manque seulement la mort, l’échec possible : la menace que fait peser depuis Hiroshima la guerre atomique. Cela s’explique : en 1930 on pouvait espérer que les sciences de la vie et de l’esprit rattraperaient l’avance inquiétante des sciences de la matière qui à elles seules ne sont que dé-chaînement des énergies enfermées jusque-là dans la boîte de Pandore de la terre. Mais la constitution d’un meilleur des mondes planétaire parfaitement rationnel par la science, ce cauchemar froid et douceâtre décrit par Huxley, n’est-il pas d’une autre façon aussi inhumain que le pire des mondes atomiques pour un esprit attaché à la nature et à la liberté ? C’est l’alternative qui est invivable. En tout cas, pour ce qui est du meilleur des mondes, Huxley fut prophète. Il est là : la fabrication de la vie en même temps que l’Overkill.

Après la bombe atomique, la bombe génétique 

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Bernard Charbonneau, « Sortir de la banlieue »

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Bernard Charbonneau

Sortir de la banlieue

(Conclusion de Notre table rase, 1971)

À vrai dire, la disparition de la campagne : des repas, des vallons et des fêtes, la banlieue dont on ne sort plus, est un changement si angoissant qu’il est inconcevable pour un esprit humain. Non ! Cela ne peut être, c’est trop affreux ; telle est la pensée qui rend le cauchemar inévitable. Qu’on y réfléchisse en pesant chaque mot : plus de pain quotidien, plus de rivière ni de rives ; plus d’ailleurs si ce n’est produit par la drogue. Plus d’air ni d’eau, si ce n’est fabriqué par les machines et les bureaux. L’homme étouffera dans cette tombe creusée dans l’ordure ; mais quand il sera sur le point de tourner de l’œil, Esso ou l’ENA lui feront respirer une bouffée de chlorophylle synthétique en lui montrant une photo du parc de la Vanoise.

Si l’on veut sauver notre civilisation urbaine du naufrage dans l’océan des banlieues, il faut lui rendre sa campagne. Au lieu d’une agriculture « de luxe » fabriquant à grands frais des nourritures et des paysages d’art dans quelques sites classés, alibi de la pilule alimentaire obligatoire, il faut une agriculture tout court, qui rende aux Français la joie quotidienne de casser la croûte en jetant un coup d’œil sur la France. Au lieu du parc tabou – ce verre d’eau qu’on montre à qui meurt de soif –, excuse de l’anéantissement des Alpes et des Pyrénées, du village musée alibi de l’ethnocide généralisé, il faut maintenir et rénover l’ensemble des campagnes et des villages français. Ils ne sont pas de trop si l’on veut que les masses urbaines aient de quoi manger, pêcher, vivre dans la nature et les pays, et non seulement se rincer l’œil en y mettant une goutte de collyre vert. Ce sont au contraire les aérodromes, les aciéries, les usines à ski qu’il faudra bien un jour se décider à mettre sous globe et à cantonner dans des parcs industriels. Sans quoi ils finiront par tout envahir : déjà Fos menace d’infester la réserve de la Camargue.

1. Pour une agriculture agricole  Lire la suite

Citations, 75

D’ailleurs je ne pense pas qu’au train où vont les choses – le ravage de la terre et l’éveil de l’opinion – l’ambiguïté des rapports du mouvement écologique et de la société néo-industrielle puisse durer longtemps. En même temps qu’il se développe, le mouvement venu des USA mue : il étend son horizon et se radicalise. Il sort de son ghetto naturiste ou bucolique, et même en France, des groupes de plus en plus conscients de l’originalité de leur cause et de leur conflit radical avec le monde actuel se développent : Charlie Hebdo, Gueule ouverte, Survivre notamment. Le stade de la protection des sites est en voie d’être dépassé, c’est bon signe, même si certains se réfèrent à Trotsky qui se foutait bien de ces problèmes. Il reste à la plupart de ces groupes à mûrir, c’est-à-dire à vieillir sans cesser d’être jeune ; à joindre aux vertus de la jeunesse : la vigueur, la passion, celles de l’âge et de l’expérience : la lucidité, la prudence du vieux guerrier qui est celle du serpent.

Car je ne pense pas qu’on évitera l’affrontement avec la société actuelle, ce serait bien la première qui disparaîtrait sans lutte. La révolution verte (ou écologique si vous préférez, je me fous du mot c’est la chose qui m’importe) met en effet en cause, bien plus que le socialisme, les principes et les intérêts de la société bourgeoise où nous vivons. Il va falloir s’attaquer à rien moins qu’à Dieu et au portefeuille : à l’Église et à l’épicerie. Évitera-t-on la violence, la guerre ? Qui aime la campagne a d’autres chats à fouetter qu’à jouer au petit soldat, mais je crains que les rapports du mouvement écologique et de notre société ne restent polis que dans la mesure où celui-ci ne sort pas de l’enclos où on le parque. Je ne vois pas comment il évitera des actes de « sabotage » symboliques punis par la loi ; car elle s’appliquera dans ce cas avec autrement de rigueur que lorsqu’il s’agit de la pollution des rivières. C’est probablement en voyant couler son sang que nous saurons que la révolution de l’an 2000 est née.

 

Notre table rase, Denoël, 1971

« Bio-graphie »

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Bernard Charbonneau

Bio-graphie

Combat nature n° 106, août 1994

Le directeur de Combat nature m’écrit pour me dire que certains lecteurs lui ont demandé quel est ce Bernard Charbonneau, auteur d’une série d’articles dans cette revue. Ce qu’il a accepté d’écrire, non sans quelque hésitation, estimant que l’important n’est pas l’auteur mais ce qu’il doit dire. Cependant, peut-être qu’une information sur Bernard Charbonneau aidera à comprendre la question poursuivie toute une vie dans le silence, avant qu’elle ne devienne celle d’un mouvement étiqueté « écologique ».

Bernard Charbonneau est né le 28 novembre 1910 à Bordeaux (Gironde). Aujourd’hui, avec l’accélération du temps entraînée par l’explosion scientifique et technique, autant dire il y a plusieurs siècles. De la Belle Époque à la Grande Guerre, à l’entre-deux-guerres et à la Seconde, encore plus grande ; de la Révolution pour la justice sociale à Staline et à l’écroulement de l’URSS. Des Trente Glorieuses du développement sans problème à sa crise, de la bombe atomique à la bombe génétique. Du déluge des bagnoles à la mode écolo. De l’existence à la mort de Dieu.

Comment faire comprendre l’énormité de cette mue de notre espèce et qu’à travers ses avatars on doit maintenir son cap, si l’on veut que l’homme reste un homme sur sa terre ?

Quand un petit citadin grandit au cœur de la ville dans la pharmacie de son père, il n’a qu’une idée : en sortir. Lire la suite

Citations, 74

Donc, nous n’avons pas à défendre la nature en soi, mais la nature habitée, le droit à la campagne qui implique de durs devoirs. Ce sont des naturalistes qui ont découvert les premiers l’écologie. Mais si l’on s’en tient à la défense des biotopes et des espèces, on néglige l’essentiel du problème qui est humain et l’on se satisfait de réformes ponctuelles. À la limite la nature sera sauvée par quelques réserves – naturelles parce que protégées par la police – où l’écologiste patenté pourra seul pénétrer ; et il ne verra pas d’un si mauvais œil les terrains militaires fermés au public. Pour lui, plus un secteur est inhabitable, plus il est intéressant : c’est pourquoi il défend les vasières plus que les campagnes. Comme le protecteur des sites, le naturaliste ne voit que son job, et pour sauver la nature il est prêt à en priver l’homme. Pourtant il est le premier à savoir que celui-ci ne vit pas du spectacle de la nature et que lui refuser l’eau et le poisson, c’est le tuer.

Notre table rase, Denoël, 1971

Édouard Schaelchli, « Charbonneau sans Giono ? »

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Édouard Schaelchli

Charbonneau sans Giono ?

 

Un beau jour, nous tombâmes d’accord pour convenir qu’on pouvait aller aux choses par quantité de chemins. Nous avons pris celui de la science expérimentale, nous construisons nos lois d’après l’expérience ; on peut également construire des lois sur l’inexpérience, elles ne seront pas le contraire des premières. Tout ce qu’on peut dire, c’est que certains cheminements de l’esprit sont plus rapides que d’autres, mais ils ne sont pas plus vrais.

Il ne s’agit pas, bien entendu, de prétendre qu’on peut créer une usine de raffinage de pétrole à partir des Chants de Maldoror, des comédies d’Aristophane ou du sixième concerto de Haendel. Non, la raffinerie de pétrole, telle que nous la connaissons, ne peut être créée qu’à partir du cheminement de l’esprit qui l’a créée telle qu’elle est maintenant sous nos sens. Il s’agit d’imaginer qu’on est en dehors des chemins parcourus par le pétrole et toutes ses raffineries, et qu’on va par d’autres voies vers des créations qui n’ont, forcément, aucun nom dans la direction prise par notre esprit.

Giono (dans Le Dauphiné libéré, vers 1965)

Le caractère, un peu provocateur, il faut l’avouer, de la question dont nous faisons le titre de cette contribution, ne fait que trahir un certain agacement. Depuis plusieurs années, l’auteur des réflexions qui vont suivre s’efforce de mettre en lumière (1) l’influence décisive que Giono a pu exercer sur Bernard Charbonneau entre 1934 et 1945 et l’énormité du déni de réalité qui a conduit Charbonneau à considérer Giono et le gionisme comme des obstacles majeurs à l’émergence d’une véritable prise de conscience écologique. Son obstination n’a eu pour l’instant d’égale que la surdité de ceux qui, en commentateurs soucieux de faire de Charbonneau une figure pure et irréprochable de fondateur de l’écologie politique, tiennent apparemment à ce qu’il soit bien entendu qu’il n’a eu d’autres précurseurs que des penseurs politiquement corrects (pour eux) et d’autres sources profondes d’inspiration que son expérience personnelle du monde et son génie. Au moment où parut cet admirable volume consacré aux textes de jeunesse d’Ellul et de Charbonneau, Nous sommes des révolutionnaires malgré nous, nous fîmes part à Sébastien Morillon et à Daniel Cérézuelle de notre étonnement que, dans l’appareil critique de cette édition pas plus que dans l’importante introduction qui précède ces textes, il ne fût dit un seul mot des rapports entretenus par Charbonneau avec l’œuvre et la pensée de l’auteur de Que ma Joie demeure. Nous avons ensuite eu l’occasion, lors d’une réunion de l’AACE, d’exposer avec une certaine précision les raisons et les arguments qui militent en faveur d’une reconnaissance du rôle déterminant de l’influence gionienne sur la pensée de Charbonneau, sans que nous sachions qu’on nous ait opposé la moindre objection fondée sur une lecture des textes ou sur une étude du contexte dans lequel ont été écrits ces textes que Quentin Hardy n’hésite pas à ranger dans « cette classe de poissons des grands fonds, de livres “froids’’ qui plongent dès leur expression matérielle puis remontent des abîmes pour se présenter dans la force de l’âge […] avec la fraîcheur d’idées neuves, pourtant énoncées soixante-dix ans plus tôt (2) ». Nous admirons la beauté de cette image, mais nous aimerions qu’elle fût aussi vraie pour celui au sujet duquel elle est ici employée qu’elle le serait pour qualifier les essais de Giono, précisément écrits « entre 1934 et 1945 », qui ont selon nous si puissamment influencé le personnalisme gascon, et pour souligner l’étrange destin qui, après les avoir fait oublier si longtemps les fait revenir, aujourd’hui, pleins d’une actualité presque sidérante. Qu’est-ce donc qui fait de Giono, pour les promoteurs actuels de l’écologie politique, un précurseur politiquement si gênant, si ce n’est incorrect ? Lire la suite

Colloque Bernard Charbonneau, Bordeaux, 21 & 22 novembre 2019

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 Colloque Bernard Charbonneau
Organisé conjointement par l’AABCJE
et le Centre Émile Durkheim Sciences Po Bordeaux 

 

21 novembre 

8h30-9h : Accueil des participants. 

9h-9h20- Ouverture : Vincent Tiberj (IEP), Florence Louis (Association Aquitaine Bernard. Charbonneau – Jacques Ellul). 

Session I Contexte et fondements éthiques et spirituels de la critique du totalitarisme industriel 

9h20-10h20 

Patrick Chastenet : Bernard Charbonneau et Foi et Vie : un théologien agnostique chez les protestants ? 

Frédéric Rognon : Bernard Charbonneau et le christianisme. 

Discussion: 10h20-10h50 

Pause: 10h50-11h10  Lire la suite

Daniel Cérézuelle, « Wendell Berry et Bernard Charbonneau »

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Daniel Cérézuelle

Wendell Berry
et Bernard Charbonneau

Publié en 2012 dans l’Encyclopédie de l’Agora

Je ne connaissais rien de Wendell Berry lorsqu’il y a trois ans un de mes amis américains m’a prêté trois livres de cet auteur : The Unsettling of America (1977 ; abréviation : UoA), Home Economies (1987) et What are people for ? (1990). J’ai lu ces livres avec beaucoup d’intérêt et de plaisir : pour la première fois, je rencontrais un auteur américain qui, contre le développement apparemment inexorable de l’agriculture industrielle, assumait de manière explicite la défense de ce que l’on peut appeler une agriculture paysanne – ce qui ne veut pas dire passéiste. J’ai été frappé par la convergence des réflexions de cet auteur américain avec celles d’un auteur français que je connais très bien : Bernard Charbonneau, qui a lui aussi critiqué l’industrialisation de l’agriculture et prôné la défense ou plutôt la restauration d’une agriculture paysanne. Les livres de Wendell Berry (né en 1934), rédigés à partir des années soixante-dix, sont très connus dans les milieux environnementalistes anglo-saxons mais, sauf erreur de ma part, ils ne sont pas encore traduits en français. De leur côté, Le Jardin de Babylone (1969 ; abréviation : JdB) et Tristes campagnes (1973), les deux principaux livres de Bernard Charbonneau (1910-1996) sur la nature et la campagne, n’ont guère eu de succès, sont très mal connus du public francophone et totalement ignorés du monde anglo-saxon. Ces deux auteurs ne se connaissaient pas mais les points communs ne manquent pas. La réflexion de ces deux penseurs est nourrie par la connaissance intime d’un terroir : le Kentucky pour l’un, le Béarn pour l’autre. Tous deux observent que le modèle productiviste d’une agriculture industrielle est intenable non seulement écologiquement mais aussi humainement ; tous deux en concluent – avec des arguments parfois très proches – à la nécessité de préserver, voire d’inventer, un rapport non industriel à la terre, indispensable pour assurer la reproduction des ressources naturelles, le maintien des sociétés locales et l’épanouissement des individus.

Je ne procéderai pas ici à une comparaison systématique des deux œuvres mais j’évoquerai simplement quelques-unes de leurs idées, pour montrer que ces deux pensées sur la campagne et sur le sens humain de l’agriculture sont en dialogue et sans le savoir se répondent. Bien entendu, ils ne disent pas la même chose – auquel cas il suffirait de présenter un seul de ces auteurs –, on peut relever des différences importantes dans le style de leur réflexion sur le progrès industriel, et ils ne mettent pas l’accent sur les mêmes valeurs. Berry écrit au nom de la nécessité d’une tradition, du respect d’un ordre naturel, de la communauté, de la formation du caractère. Charbonneau écrit au nom de la liberté individuelle, de la créativité collective et de l’importance du plaisir des sens dans notre rapport au monde. Il n’en reste pas moins que leurs pensées sur la question de l’agriculture vont dans le même sens. La lecture de ces deux auteurs devrait apporter des repères précieux à tous ceux qui cherchent à situer le problème de la modernisation de l’agriculture dans le contexte plus global du développement de la civilisation industrielle et de ses effets déshumanisants.

Réenraciner l’économie Lire la suite

Citations, 73

La révolution contre l’État doit placer au premier plan, la formation de la personne.
À la différence d’un système d’éducation qui tend de plus en plus à sélectionner les individus selon leurs aptitudes pour les adapter au mieux à leur fonction sociale, cette éducation devra chercher à former des hommes complets. Elle cherchera à leur donner un esprit et un corps, une pensée et des mains. Elle s’efforcera de développer plusieurs tendances contradictoires : dans le sens, mais aussi à contre-courant des aptitudes. Notamment chez les individus que leurs fonctions publiques pourraient conduire à perdre de vue la condition humaine. Elle essayera d’aider le corps et l’esprit à prendre leur plus grande épaisseur, en cultivant, par exemple, en même temps l’intelligence et le caractère, la sensualité et la moralité. Surtout, elle devra aider et laisser croître en l’homme le besoin d’agir sa pensée : la pratique de l’initiative spirituelle le conduisant à l’initiative dans l’action. Plaçant la solution dans l’homme et non en dehors de lui, la révolution contre l’État doit placer au premier plan les devoirs de l’individu vis-à-vis de lui-même : l’éthique et le style de vie personnel. En ceci elle ne fait que reprendre la tradition universelle. Aux antipodes des « révolutions » modernes qui n’insistent guère sur les devoirs de l’individu vis-à-vis de sa conscience, mais qui lui demandent seulement de l’abdiquer entre les mains de l’État. Elle évite ainsi l’erreur centrale qui nous a menés à l’ère des tyrannies sous le couvert du libéralisme politique.

L’Etat, chez l’auteur, 1951, Economica, 1987. R&N, 2020.

Citations, 72

La justice pour l’Allemagne aurait consisté à punir les grands chefs, avec les exécutants les plus ignobles. Mais nous ne devons pas nous dissimuler que cette justice-là n’atteint pas la faute essentielle : l’irresponsabilité du peuple. Ce que la vraie justice exige, ce n’est pas l’exécution de quelques coupables, mais la destruction d’un système. À la faute individuelle, il y a une réponse facile : le châtiment. À la faute sociale, il n’y a qu’une réponse infiniment plus difficile : la conscience du poids que le milieu fait peser sur la personne et la volonté de le transformer selon l’impératif de la conscience. C’est une révolution et non une occupation, qui aurait pu résoudre la question allemande. Celle qui aurait libéré l’homme de la machine et de l’État. Mais les vainqueurs ne pouvaient la faire sans se mettre en question eux-mêmes.

L’Etat, chez l’auteur, 1951, Economica, 1987. R&N, 2020.

Citations, 71

Le seul type de surhomme, qu’une telle civilisation puisse concevoir, c’est l’homme d’action, la réussite sociale. L’ambition est le vice de notre temps d’instabilité, comme l’avarice pouvait être celui d’un passé de stabilité. […] Le monde de l’organisation sélectionne pour sa direction une caste d’anormaux, d’obsédés de la volonté de puissance, qui n’ont plus le temps d’être des hommes et qui l’ont toujours redouté. Voilà ceux qui sont chargés d’assurer le bonheur et le salut de l’humanité.

L’Etat, chez l’auteur, 1951, Economica, 1987. R&N, 2020.

Jean Bernard-Maugiron, « Deux libertaires gascons. Bernard Charbonneau et Jacques Ellul. »

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Jean Bernard-Maugiron

Deux libertaires gascons.
Bernard Charbonneau et Jacques Ellul.

Entretien avec Le Comptoir,
novembre 2017

 

 

Vous avez sorti il y a quelques mois un livre de présentation de Bernard Charbonneau et de Jacques Ellul. Pourquoi cette démarche ?

Cela fait bien longtemps que je me sens proche des idées qu’ont défendues leur vie durant Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, même si je n’ai vraiment découvert ce dernier qu’il y a une quinzaine d’années, à l’occasion de la réédition du Jardin de Babylone par les éditions de L’Encyclopédie des Nuisances. J’aime particulièrement chez eux l’expression d’une spiritualité libertaire réellement incarnée, qui manque à mon goût chez bien d’autres penseurs soi-disant radicaux. Et quand on aime, on a envie de partager. 

J’ai donc accepté l’amicale sollicitation des Grenoblois de Pièces et main-d’œuvre qui, connaissant ma promiscuité, tant géographique qu’intellectuelle, avec ces deux penseurs natifs de Bordeaux, m’ont proposé ce travail. Dans le cahier des charges, il s’agissait de dresser un état des lieux du saccage en cours – écologique, social et culturel – dans cette ville que ses nouveaux maîtres ont vendue au tourisme de masse et à la technocratie, à la manière d’Ellul et de Charbonneau telle que la décrivait celui-ci : « On n’appliquait pas des principes philosophiques à un monde inférieur, on partait du monde concret, et de là on s’élevait à une réflexion plus générale. » C’est ainsi que l’on peut se garder des idéologies, en remontant à la racine des choses (c’est ça, être « radical »), en partant de là où l’on est, de là où l’on vit et de ce qu’on ressent personnellement pour s’élever par paliers vers une vision plus ordonnée du monde, en synthétisant quelques idées qui permettent de s’engager dans l’action. Il s’agissait donc d’écrire un texte qui suivrait la recommandation d’Ellul : « Agir localement, penser globalement », et parlerait des luttes de terrain, perdues (contre le « golf immobilier » de Villenave-d’Ornon par exemple), gagnées (comme celle contre le terminal méthanier de la pointe de Grave) ou en suspens (comme celle contre la LGV Bordeaux-Toulouse). Et qui présenterait bien sûr ces deux pionniers de l’écologie radicale à travers leur vie, leur œuvre et leurs engagements, à des lecteurs qui n’ont pas forcément entendu parler d’eux. Ce devait être un long article ; l’abondance de la matière a fait que la forme livre s’est finalement imposée (1).

Depuis quelques années, ces deux auteurs connaissent un regain d’intérêt. À quoi l’attribuez-vous ?

Jacques Ellul, qui a toujours reconnu sa dette envers Bernard Charbonneau (« un des rares hommes de génie de ce temps […], sans qui je n’aurais pas fait grand-chose et en tout cas rien découvert »), a bénéficié assez vite (dès La Technique ou l’enjeu du siècle, en 1954, qu’Aldous Huxley, enthousiaste, fit aussitôt traduire aux États-Unis) d’une reconnaissance qui fut refusée à son ami, lequel en a longtemps souffert. En ce qui concerne Bernard Charbonneau, le « regain d’intérêt » est donc tout relatif, mais il est perceptible, en particulier grâce aux maisons qui ont édité ou réédité certains de ses livres majeurs (Le Système et le Chaos par Le Sang de la terre, Le Feu vert par Parangon/VS, Le Changement par Le Pas de côté, etc.). Mais il reste encore quelques inédits à faire découvrir. L’éditeur Thomas Bourdier, que vous avez interviewé récemment (2), vient par exemple de publier un très beau texte de Bernard Charbonneau écrit en 1960, L’Homme en son temps et en son lieu. Je prends ma part à ce travail d’exhumation et de redécouverte, en particulier avec le blog La Grande Mue, qui lui est entièrement consacré (3).  Lire la suite

Henriette Charbonneau, « À propos de Je fus »

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Henriette Charbonneau

À propos de Je fus

(Manuscrit inédit d’Henriette Charbonneau, vers 2000)

Lichtenberg disait : « Une préface pourrait être intitulée : “paratonnerre”. » Il savait de quoi il parlait puisque ses aphorismes soulevèrent des cris d’indignation chez les Allemands bien-pensants du XVIIIe siècle. Comment tolérer un homme capable de dire et d’écrire : « Je suis athée, Dieu merci » ? Quelle préface pouvait amortir le choc ? Pour Je fus, le choc précède la préface. D’abord le titre, puis la dédicace.

Essayons de nous mettre à la place du lecteur. Pourquoi ce titre ? Comment peut-il dire : « je fus » à 40 ans, en pleine vie ? Il aurait dû écrire : « je suis ».

Bernard Charbonneau répond : « Je suis… qui peut ainsi le dire ? Le simple je est dérobé au feu du ciel. Je suis… Allons donc ! Dans le marbre de l’éternel je ne graverai jamais que ces deux mots : je fus. »

Un passé simple irrévocable crié par un homme vivant. Irrévocable ? Non. À tout instant il peut arriver, s’il se sent et se sait vivant, qu’il revienne irrésistiblement au je suis. Mais « comment oser dire je suis, et le signer ? Un seul moyen ; dire je suis dieu, je suis le dieu qui meurt » (1). Pascal ne disait pas autre chose : « Croirai-je que je ne suis rien ? Croirai-je que je suis Dieu ? » « Je suis en un état à plaindre […] ignorant ce que je suis et ce que je dois faire. » Notons que Pascal, qui haïssait le moi, revenait au je dès qu’il s’agissait de sa misère et de sa soif d’éternité, à ce « je furtif » qui échappe au philosophe du cogito. « Je pense, donc je suis » est une devise d’intellectuel qui ne résiste pas à l’expérience de la vie et de la mort. Lire la suite

Citations, 70

La révolution contre l’État doit placer au premier plan, la formation de la personne. À la différence d’un système d’éducation qui tend de plus en plus à sélectionner lesindividus selon leurs aptitudes pour les adapter au mieux à leur fonction sociale, cette éducation devra chercher à former des hommes complets. Elle cherchera à leur donner un esprit et un corps, une pensée et des mains. Elle s’efforcera de développer plusieurs tendances contradictoires : dans le sens, mais aussi à contre-courant des aptitudes. Notamment chez les individus que leurs fonctions publiques pourraient conduire à perdre de vue la condition humaine. Elle essayera d’aider le corps et l’esprit à prendre leur plus grande épaisseur, en cultivant, par exemple, en même temps l’intelligence et le caractère, la sensualité et la moralité. Surtout, elle devraaider et laisser croître en l’homme le besoin d’agir sa pensée : la pratique de l’initiative spirituelle le conduisant à l’initiative dans l’action. Plaçant la solution dans l’homme et non en dehors de lui, la révolution contre l’État doit placer au premier plan les devoirs de l’individu vis-à-vis de lui-même : l’éthique et le style de vie personnel. En ceci elle ne fait que reprendre la tradition universelle. Aux antipodes des « révolutions » modernes qui n’insistent guère sur les devoirs de l’individu vis-à-vis de sa conscience, mais qui lui demandent seulement de l’abdiquer entre les mains de l’État. Elle évite ainsi l’erreur centrale qui nous a menés à l’ère des tyrannies sous le couvert du libéralisme politique.

 

L’Etat, chez l’auteur, 1951, Economica, 1987. R&N, 2020.

Citations, 69

Les hommes, perdant l’habitude de l’initiative dans la plupart des cas, finissent par la perdre complètement. Habitués à subir l’impulsion commode de l’État, ils réclament partout son intervention. L’État est obligé de se substituer à l’homme, là où il ne songeait pas à intervenir. Ainsi le processus d’organisation s’étend-il jusqu’au plus secret de la vie privée, jusqu’au plus élémentaire de la vie sociale, jusqu’au plus lointain des pays, jusqu’au plus profond de l’instant. Alors l’État totalitaire mérite pleinement son nom. Il n’a plus à craindre les risques d’une révolution intérieure, ou ceux d’une guerre extérieure. Comme son pouvoir, sa perfection est absolue : l’État est Dieu.

 

L’Etat, chez l’auteur, 1951, Economica, 1987. R&N, 2020.

Citations, 68

Dans leur violence vide, les luttes politiques ne sont plus que les spasmes tétaniques d’une société intoxiquée par ses contradictions internes. Désormais la Droite et la Gauche forment un tout que nous ne pouvons plus qu’accepter ou rejeter en bloc. Là est notre chance, car si le risque d’être possédé par le mensonge politique est maintenant total, totale est notre possibilité de nous en libérer. Le jour est enfin venu pour nous de rejeter à la fois la Droite et la Gauche.

 

L’Etat, chez l’auteur, 1951, Economica, 1987. R&N, 2020.

Citations, 67

Il n’y a pas d’État démocratique mais, face à cet État, une démocratie. Des individus fiers de l’être, spontanément portés à s’assembler, des sociétés tenaces dans leur désir d’exister. Une démocratie qui insisterait sur l’être : sur l’homme et le groupe à hauteur d’homme, plus que sur la nation, sur la conscience et la responsabilité, plus que sur l’obéissance à la loi. Des hommes qui porteraient au centre d’eux-mêmes le pouvoir, auxquels il ne serait pas plus naturel de se l’ôter, que de s’ouvrir la poitrine pour s’arracher le coeur. Un tel régime se donnerait pour but, moins un droit électoral qui accorde à tous la même possibilité d’abdiquer, que pour chacun la possibilité d’être soi-même. Non l’automate, dont la propagande déclenche les réflexes, mais des pouvoirs réels fondés sur une conscience et des capacités réelles.

L’Etat, chez l’auteur, 1951, Economica, 1987. R&N, 2020.

Citations, 66

Dans le régime parlementaire, le peuple n’exerce pas le pouvoir. Il ne fait plus de lois, il ne gouverne plus, il ne juge plus. Mais il dépose un bulletin dans l’urne, sorte d’opération magique par laquelle il s’assure d’une liberté qui n’est plus dans ses actes quotidiens. C’est sous la forme de la démission que se manifeste la vie politique : démission du peuple entre les mains de ses représentants, démission de la majorité parlementaire entre les mains de son gouvernement, démission du gouvernement devant la nécessité politique incarnée par les grands commis de l’administration. En régime parlementaire, l’abdication de la volonté populaire se fait en détail et pour un temps limité entre les mains de quelques-uns. Dans le régime totalitaire, elle se fait d’un seul coup entre les mains d’un seul. […] Ce qu’il y a de grave ce n’est pas l’acte de céder à l’État qui est inévitable, mais de tout lui abandonner en appelant cette aliénation Liberté.

L’Etat, chez l’auteur, 1951, Economica, 1987. R&N, 2020.

Édouard Schaelchli, « Ellul et Charbonneau »

Version imprimable d’Ellul et Charbonneau

Édouard Schaelchli

Ellul et Charbonneau
Pour un monde où l’homme ne sera que ce qu’il est

(Publié dans La Trousse corrézienne, en juillet 2019)

Puisque, sans remède possible, se construit à marche forcée, sous nos yeux médusés, ce nouveau grand machin régional dans lequel achèvera de se diluer ce qui faisait de l’Aquitaine, du Limousin et du Poitou trois solides régions, plantées sur leurs spécificités héritées de siècles en partie passés à résister à la centripétie franco-parisienne, retournons-nous sans hésiter pour recevoir, du haut d’une Corrèze pas encore tout à fait numérisée, la leçon de cette « école de Bordeaux » que rêvaient de fonder, au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale, les deux figures du personnalisme gascon – précurseurs intraitables d’une écologie politique qu’ils opposaient dialectiquement aussi bien à l’hyper-centralisation du trans-nationalisme européen qu’à toute forme d’éco-totalitarisme à visée transhumaniste, Jacques Ellul et Bernard Charbonneau.

On trouvera, dans l’excellent livre de Jean Bernard-Maugiron, publié par Les Amis de Bartleby, Deux libertaires gascons unis par une pensée commune, tout ce qu’il faut pour saisir ce qui fit de ces deux compagnons de solitude un exemple saisissant de rigueur intellectuelle et d’exigence spirituelle partagées dans le respect mutuel et mises au service d’une cause lucidement défendue contre elle-même, celle de la liberté humaine comprise comme l’expression d’une nature à jamais séparée d’elle-même. Nous ne ferons ici qu’indiquer en quoi cet exemple pourrait aujourd’hui inspirer ceux qui sentent que, derrière les mots d’écologie et de démocratie qu’on brandit soudain pour nous faire accepter un modèle de société que nous refusons de tout cœur, s’accomplit une des pires impostures de notre histoire. Lire la suite

Citations, 65

Le temps des barricades est bien fini : c’est par l’Etat, son armée et sa police que la bourgeoisie contient et réprime l’agitation populaire. Le bourgeois n’est plus libéral, il devient fasciste. Le peuple est libre d’instinct, il est contre l’Etat parce que la puissance politique pèsera toujours sur les pauvres pour maintenir l’état de fait. Parce qu’au bas de l’échelle sociale ce sera toujours eux qu’écraseront les glorieux monuments qu’aiment à dresser les princes. Le prolétaire est libre dans la mesure où la pauvreté le libère de toute complicité avec les puissances du temps. Dans l’oubli de la misère il sut définir une table des valeurs et créer une forme de solidarité.
En prenant l’habitude d’attendre le salut d’une intervention politique, le mouvement ouvrier a tout perdu à la fois. Parce qu’il a abdiqué l’initiative, aliéné l’essentiel, sa capacité à penser et à agir par lui-même. Le pain, la Justice, il l’attend comme l’attendaient autrefois les sujets du Roi, du bon vouloir du Prince.
Celui qui lance l’appel contre l’Etat doit savoir toute la gravité de cet appel, car il n’apporte pas comme les zélateurs de l’Etat, le système et la discipline qui dispensent d’être. Il n’apporte que le choix dans la solitude et l’angoisse. Et son appel n’est pas si différent de celui des prophètes. Réfléchis et par toi-même, découvre et vis des valeurs personnelles. Ce n’est que là où commence l’individu et le groupe vivant que recule l’Etat. La liberté du Peuple naît quand l’homme va vers l’homme pour nouer de justes liens.

L’Etat, chez l’auteur, 1951, Economica, 1987. R&N, 2020.

Préserver ce qui reste de nature au prix de la liberté ? Enjeux politiques, postérité et actualité de l’œuvre de Bernard Charbonneau

 

 

APPEL à COMMUNICATIONS

Colloque organisé conjointement par l’AABCJE
et le Centre Émile Durkheim

Sciences Po Bordeaux

 

 

Liberté, nature et politique à l’ère de l’Anthropocène :
Actualité de la pensée de Bernard Charbonneau.

Sciences Po Bordeaux
21-22 novembre 2019

 

Comité scientifique 

Emmanuelle Loyer, Professeur d’histoire contemporaine, Sciences Po. Paris.
Thierry Paquot, Professeur émérite à l’Institut d’urbanisme de Paris (université Paris-Est Créteil).
André Vitalis, Professeur émérite, Université de Bordeaux.
Daniel Compagnon, Professeur de Sciences politiques ; Science Po Bordeaux, Centre Émile Durkheim.
Christophe Bonneuil, chercheur CNRS, Centre Alexandre Koyré.
Serge Latouche, Professeur émérite à l’Université d’Orsay
Thimothée Duverger, Maître de conférences associé à Sce Po Bordeaux et au Centre Émile Durkheim.

 Comité d’organisation 

Daniel Cérézuelle, Philosophe, AABCJE
Daniel Compagnon, Politiste, Centre Émile Durkheim
Timothée Duverger, Historien, Centre Emile Durkheim
Sébastien Morillon, Historien, AABCJE
Sarah Nechstein, Sociologue, UPPA

 Préserver ce qui reste de nature au prix de la liberté ?
Enjeux politiques, postérité et actualité de l’œuvre
de Bernard Charbonneau

« Les communications s’accélèrent, les conflits s’exaspèrent. Mais les pouvoirs vertigineusement accrus que la science met à la disposition des Etats-nations font qu’elle doit totaliser l’humanité. »

Combat-Nature n° 84. 1989.

Dès les années 1930, Bernard Charbonneau acquiert la conviction que le XXe siècle serait à la fois celui du saccage de la nature et du totalitarisme. Pour Charbonneau, en effet « le régime totalitaire pourrait se définir comme un brusque accomplissement des virtualités sociales de la technique » (L’Etat). La course aveugle au développement industriel et technoscientifique engendre une désorganisation environnementale et sociale qui va confronter l’humanité à des crises d’une gravité croissante. Le seul moyen d’éviter le chaos qui s’annonce sera alors de procéder à une réorganisation en profondeur de la vie économique et sociale, et pour cela, compte tenu de la puissance croissante des techniques auxquelles individus et organisations de toutes sortes peuvent accéder, il faudra exercer un contrôle rigoureux des activités humaines et des territoires qui ne laisse rien de côté.

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« Le Système et le Chaos » (extraits sur le thème de l’organisation)

 

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Bernard Charbonneau

Le Système et le Chaos
(extraits sur le thème de l’organisation)

Livre 1, chapitre 3, « L’organisation »

[…] Car tout progrès de l’organisation s’entoure d’une auréole de désorganisation, comme au contact de l’acier la chair vivante pourrit – ce qui rend l’organisation d’autant plus nécessaire. En effet, au-delà d’un certain point elle rompt l’équilibre de la nature et désormais s’accroît d’elle-même : soit qu’elle exaspère des résistances irréductibles qu’elle peut seulement briser, soit qu’en cultivant la passivité, elle engendre un vide qu’elle doit combler. Les dernières activités spontanées concentrant en elles toutes les puissances de liberté deviennent des facteurs de désordre : quand la liberté se réfugie dans les loisirs, ils prennent tant d’importance qu’il devient urgent de leur donner un statut. Si l’organisation détruit la liberté, la destruction de la liberté appelle l’organisation. L’habitude de recevoir une impulsion d’en haut atrophie chez les individus le sens de l’initiative et de la libre discipline, forçant la direction à intervenir là où elle n’y songeait pas. Alors le processus d’organisation se précipite, et elle tend à prendre en bloc. Peut-être avons-nous déjà atteint ce point ; l’entreprise technique ne peut plus s’arrêter à mi-chemin, il lui faudra reconstruire artificiellement la totalité naturelle rompue par l’intervention de la liberté humaine. Lorsque la puissance de l’homme atteint l’échelle de la terre il faut, sous peine de mort, que la science pénètre la multitude des causes et des effets qui constituent le monde ; que la technique et l’État sanctionnent ses conclusions avec la force et l’étendue de la puissance qui assurait la création. Quand l’homme devient maître d’agir sur l’homme et la société, la technique doit se substituer non seulement à la bêche et au rouet, mais à la famille, au peuple, à Dieu même. « La science organisera la société, et après avoir organisé la société organisera Dieu. » (1) À partir d’un certain point d’organisation il n’y a plus le choix qu’entre le chaos et le système, qui recensait de l’extérieur cet univers détruit de l’intérieur. Toutes nos incertitudes et notre mouvement conduisent à cette immobilité totale.

Alors, coiffant les techniques, s’ébauche une technique de l’organisation qui recense et coordonne toutes les organisations particulières : celle de l’État totalitaire. Il est le produit nécessaire de nos raisons bien plus encore que de nos passions. Cette organisation totale qui prétend réaliser l’absolu dans les choses définit exactement l’antiliberté. Et pourtant l’organisation est légitime : la pensée qui la conteste ici anticipe de l’esprit qui a conduit l’homme à transformer le cosmos. L’organisation légitime, parce qu’au niveau de l’homme elle ne saurait être distinguée de la liberté : il doit s’organiser pour vivre libre, elle ne devient illégitime que lorsqu’elle tend à devenir totale. Mais elle le devient quand l’homme refuse la contradiction : quand il croit trouver la liberté dans l’antiliberté. Au fond, le mal c’est moins l’organisation totale que le mensonge total qui la justifie.

L’erreur, c’est de refuser la contradiction des fins et des moyens. Car s’ils sont nécessairement associés, ils sont non moins nécessairement contraires. Tout homme libre qui agit à la lumière d’une vérité est ainsi lié et déchiré par ses fins et ses moyens ; son action n’est pas le produit glacé d’un automatisme technique mais le fruit d’un art qui tire ses formes vivantes des ténèbres du doute et du sacrifice. Si le moyen : l’efficacité, devient la fin, la fin : l’homme, devient alors le moyen. Et l’énorme appareil qui devait le libérer n’est plus qu’un cénotaphe dressé sur son néant. « Que servirait-il à un homme de gagner le monde s’il se détruisait ou se perdait lui-même ? » Lire la suite

Jean Brun, « Une ascèse de la liberté »

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Jean Brun

Une ascèse de la liberté

À propos de Je fus
Réforme, 1980

Bernard Charbonneau n’appartient à aucune de ces sociétés d’admiration mutuelle sans la carte desquelles il est impossible de « réussir » dans le monde des lettres. Il ne fait pas partie du Club des Grands Inévitables dont les membres se livrent à des matraquages idéologiques intensifs pour nous inculquer ce qu’il faut penser afin que nous puissions être libres. Charbonneau n’est pas un adepte de l’existentialisme, du karaté, du structuralisme, de Mességué, de la phénoménologie, de l’herméneutique spectrale, de l’École de Francfort ni du matérialisme historique. Il ne cite ni Lacan, ni Althusser, ni Foucault, ni Roland Barthes, ni Derrida, ni aucun autre de ces Cagliostro de la philosophie tellement tenus en estime dans les théâtres de poche de l’actualité. Il emploie un langage compréhensible et écrit pour dire quelque chose, ce qui, en France, ne pardonne pas.

Le cri de gloire de la vérité

Tout cela permettra de comprendre que ses chances de succès auprès du « grand » public sont réduites à zéro et que l’obligation qui est la sienne de publier à compte d’auteur était inexorable, d’autant plus qu’il a l’audace d’affirmer : « Le marxisme est une idéologie, une construction du langage. » Dans beaucoup de paroisses on va hurler au sacrilège.

Pourtant, ou plutôt à cause de cela, Je fus est un livre dans la véritable acception du terme. Un livre qui, tout au long de ses pages, nous fait réfléchir, nous apporte quelque chose et nous délivre du brouillard des réductions éidétiques (1), des pauvretés de la structure et des diarrhées verbales de la dialectique.

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Daniel Cérézuelle,  préface à « Quatre témoins de la liberté »

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Daniel Cérézuelle 

Préface à
Quatre témoins de la liberté
R&N Éditions, 2019

Dès sa jeunesse, Bernard Charbonneau (1910-1996) a eu la conviction que son siècle serait en même temps et pour les mêmes raisons celui du totalitarisme et du saccage de la nature. Tout au long de sa vie d’adulte, il a réfléchi sur les dangers qui résultent pour la liberté et pour la nature de ce qu’il appelait la Grande Mue, c’est-à-dire la montée en puissance accélérée du progrès technique, scientifique et industriel. Toutefois, on se fourvoierait en réduisant l’œuvre de Charbonneau à une réflexion sur l’écologie et la décroissance, car elle nous propose une analyse plus vaste des coûts de la modernisation et des contradictions du monde moderne. Chacun de ses livres aborde un aspect différent de ces contradictions, qu’il s’agisse de l’État et du phénomène totalitaire, de la culture, du travail et des loisirs, de la dégradation des paysages ou des nourritures etc. Chaque fois, il nous propose des analyses qui sont conduites du point de vue de l’individu et de son expérience personnelle. Cette approche « existentielle » des contradictions de la modernité, qui fait une large part à l’expérience sensible, est ce qui fait l’originalité et la force des livres de Charbonneau. Plus profondément, si ce travail critique fut fécond ce n’est pas seulement parce que Charbonneau y employait une méthode originale, c’est aussi et surtout parce qu’il fut mené au nom de la liberté. 

Charbonneau voyait juste lorsque, dès les années trente, il annonçait la crise écologique, l’aggravation de la bureaucratisation de l’existence et la technocratisation de la vie politique. Or, s’il a été un des rares esprits à avoir vu juste dans le détail, ce n’est pas seulement parce qu’il était intuitif et original ; c’est aussi parce que le fond de sa pensée ou, si l’on veut, son point de vue, était radical et avait une consistance propre qui lui permettait d’éclairer (souvent de manière prémonitoire) le sens des transformations sociales. Toutes les analyses de Charbonneau sur tel ou tel aspect de l’évolution du monde moderne s’enracinent dans une exigence de liberté qui donne son unité à l’ensemble de son œuvre. De cette exigence de liberté, Charbonneau s’est expliqué dans trois livres qui jalonnent son œuvre. Il s’agit de Je fus, d’Une seconde nature et enfin de Quatre témoins de la liberté.  Lire la suite

Citations, 64

A moins d’en prendre une troisième : mais c’est un sentier si humble qu’il échappe à la vue bien qu’il commence à nos pieds. La voie de la liberté est à inventer et nous ne la découvrirons qu’en faisant le premier pas. Et l’on n’y passe qu’un à un ; cette porte étroite ne laisse place qu’à une personne. Et ce chemin est aussi vieux qu’il est neuf, car ce n’est pas d’aujourd’hui que l’homme est tenté de céder au vertige du chaos ou du système. Entre l’un et l’autre, entre l’ordre et le désordre, l’immobilité et la fuite en avant, passe le chemin de crête de l’équilibre qui fut toujours celui de la liberté. Jamais il ne fut aussi dur de se maintenir ainsi sur terre à mi-chemin du ciel et de l’enfer. Que l’un est vide ! Que l’autre est impénétrable ! Mais jamais air plus vif n’a balayé la cime. 

Le Système et le chaos. Critique du développement exponentiel,
Anthropos, Paris, 1973.
2e édition : Economica, Paris, 1989.
3e édition : Sang de la terre, 2012.

L’Émeute et le Plan

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Bernard Charbonneau

L’Émeute et le Plan

(1968)

Le monde où nous vivons se caractérise par deux aspects superficiellement contradictoires, mais profondément liés : un désordre et un ordre extrêmes. Des sociétés libérales où les religions et les morales traditionnelles sont contestées au nom de la liberté de l’individu coexistent avec des régimes totalitaires. Et à l’intérieur même des sociétés industrielles de type occidental, le désordre contraste avec l’ordre. Tandis que la critique et l’imagination poussées jusqu’au bout mettent en cause la raison et le langage dans le domaine littéraire, dans le domaine scientifique la logique la plus rigoureuse règne, et elle s’exprime dans un langage mathématique encore plus abstrait et contraignant que l’ancien. Les vérités religieuses et morales qui avaient jusqu’ici fondé les sociétés sont mises en cause à la fois par les progrès des sciences et le besoin de liberté, les mœurs semblent infiniment plus libres que dans le passé ; mais le conformisme recule au moment où les mœurs s’uniformisent ; et si l’enfant et la femme s’émancipent de la famille, ils n’en sont que d’autant plus soumis à l’État ou au métier.

L’ordre industriel progresse dans le chaos qu’il engendre ; comme une armée disciplinée s’avance dans la nuée des explosions et des ruines, notre société avance en détruisant les équilibres naturels ou sociaux. Dans la France du pouvoir personnel et de la technocratie, les événements de mai ont fait éclater ce contraste au grand jour. D’une part le renforcement de l’État, le Plan sous le signe des ordinateurs, de l’autre le vide et la négation : la révolte pure ; jamais émeute ne fut aussi irrationnelle dans une société aussi rationnelle. Mais si de Gaulle aboutit aux barricades, les barricades ramènent à de Gaulle.

L’ordre et le désordre sont liés, comme la thèse à l’antithèse. En prenant pour exemple la crise de mai, je vais maintenant m’efforcer de montrer comment, et pourquoi. Lire la suite

Citations, 63

Pour dépasser l’angoisse, il faut la traverser. Il n’y a qu’une chance d’intégrer le vrai dans le réel, c’est d’admettre leurs contradictions et leurs conflits, et de lutter pour les résoudre. La vie comme la pensée humaine est un combat, qu’il importe d’engager autant que de gagner. Si la pensée est le corps-à-corps de la personne et d’une vérité qui se dérobe, l’action aussi est une bataille avec un réel qui se refuse à bouger. L’acte d’incarnation est dans la violence, spirituelle autant que physique, qui tente paradoxalement de faire passer le vrai dans le réel.

 

Teilhard de Chardin, prophète d’un âge totalitaire, Denoël, Paris, 1963

Citations, 62

Nous vivons dans un Univers brisé, ce qui n’est pas commode; et pourtant c’est par cette fissure que se répand le souffle de la vie et de la liberté. Puisque la Vérité est un absolu, un homme ne peut songer à la posséder. Tout système qui la met à notre hauteur est donc suspect d’être, non une source de lumière, mais le reflet de notre état. Mais c’est la passion même de la Vérité qui conduit à récuser ses faux-semblants : ces constructions verbales provisoires qui font de l’homme, ou plutôt d’un moment de son histoire, le nombril de l’Univers. Ce qu’il est ne peut pas, — et même ne doit pas —, être totalement expliqué ou justifié.

Teilhard de Chardin, prophète d’un âge totalitaire, Denoël, Paris, 1963

Lettre de Bernard Charbonneau à son fils Simon (vers 1990)

BàS1BàS2

 

 

Le Boucau 13 juin [1990]

Mon cher Simon

Je m’arrache à la pesanteur de l’âge et du sommeil pour t’écrire ce mot.

Suivant ton conseil, j’expédie ces 2 bouquins à ce Russe (1) : après le Système, le Chaos. La pêche s’est calmée, reste le jardin et le bois.

J’espère que tu profites de ton microcosme puisque la chasse est fermée, ils t’aideront à prendre quelque distance vis-à-vis de tes activités sociales, celles-ci n’ont de sens qu’en fonction d’un intérêt pour la vérité et du bonheur.

Je suis de plus en plus persuadé que tout dépend d’une attitude fondamentale qui éclaire notre vie. Autrefois c’était la société qui la définissait sous la forme de la religion. Ce placebo avait au moins l’intérêt de poser la question du sens en y mettant un terme. Aujourd’hui il n’y a rien, sinon le fait social, cette fois à l’état pur : la carrière, la notoriété, le pouvoir, l’argent qui aujourd’hui se combinent. Ou bien la liberté, cette fois nue. On n’ose penser à ce qui va l’emporter. Mais à notre âge il faut bien s’habituer à vivre au bord d’un gouffre.

En pêchant, travaillant au jardin, tu vois qu’un véritable loisir n’est pas un divertissement méprisable. Ce que je vais faire comme tous les matins après avoir lâché une bouteille de plus à la mer.

Tu embrasseras Danielle, Jeanne ; Marion et la petite Lucie. Espérons qu’après la fraîcheur ce ne sera pas la sécheresse. Nous, nous succombons sous les fraises et les choux.

Je t’embrasse.
Ton père

Et ta mère Henriette
Baisers, et à bientôt

 

1. Il s’agit d’un scientifique russe invité par Simon dans son institut pour parler d’une terrible catastrophe ferroviaire : dans la nuit du 3 au 4 juin 1989, lors du croisement de deux trains dans la gare d’Acha-Oufa (1200 km à l’est de Moscou), une explosion de gaz suivie d’un incendie cause la mort de 645 personnes, dont 181 enfants (ndlr).

« Le Jardin de Babylone » (conclusion)

Version imprimable de la conclusion du Jardin de Babylone

Bernard Charbonneau

Le Jardin de Babylone
(1969)
Conclusion

1. Pour une conscience de la nature.

Celui qui m’aura suivi jusqu’ici me trouvera peut-être trop abrupt, et il se peut que l’évolution des faits me donne tort sur tel ou tel détail. Mais il fallait montrer l’ensemble. Or je ne vois pas comment on pourrait contester l’essentiel de ma description. Si rien ne change, l’accroissement indéfini de la masse humaine, de ses appétits et de ses moyens, ne peut qu’aboutir à la destruction de la nature. Destruction qui sera seulement accélérée par le besoin grandissant que l’homme en éprouve.

Nous courons d’abord le risque, non négligeable, d’une destruction de l’homme par celle de son milieu ; car une bonne prospective ne doit pas oublier qu’un siècle de société industrielle n’est rien, et qu’elle vient juste de naître. Et même si la connaissance scientifique et la maîtrise technique du milieu humain devaient progresser au même rythme géométrique que sa destruction, il n’en reste pas moins que pour sauver l’homme d’une destruction physique, il faudra mettre sur pied une organisation totale qui risque d’atrophier cette liberté, spirituelle et charnelle, sans laquelle le nom d’homme n’est plus qu’un mot. En dehors de l’équilibre naturel dont nous sommes issus – si les données actuelles ne changent pas –, nous n’avons qu’un autre avenir : un univers résolument artificiel, purement social. Sur terre, l’espace et le temps, bourrés par la masse humaine et ses activités, auront disparu. Il n’y aura plus qu’un instant éternel ; et les individus seront ainsi sauvés de la mort et de l’absurde en même temps que de leur existence. La société – la ville – sera partout, jusque sous les apparences de la nature. Il ne sera plus question d’errer dans les forêts, de traquer le gibier ou le poisson. Nous n’aurons plus le temps, car la société submergera de réponses les innombrables désirs qu’elle ne cessera d’éveiller. Il n’y aura ni plantes ni bêtes vivantes que nous puissions saisir ; mais d’innombrables produits, et surtout d’innombrables spectacles. Il n’y aura plus de Nature, mais peut-être encore une Culture – si ce mot est encore usité. L’homme vivra de la substance de l’homme, dans une sorte d’univers souterrain. Que ce soit quelque part, sur une terre dévastée, ou sous quelque coupole hermétique, dans l’atmosphère empoisonnée d’une planète étrangère. Mais, tels que nous sommes encore, qui de nous prétendrait sérieusement assumer un tel avenir ? Il nous faut l’infini du ciel sur la tête ; sinon nous perdrons la vue, surtout celle de la conscience. Si l’espèce humaine s’enfonçait ainsi dans les ténèbres, elle n’aurait fait qu’aboutir, un peu plus loin, à la même impasse obscure que les insectes.

Mais alors mon lecteur me posera l’inévitable question. Si nous nous référons à l’homme que nous sommes, vous avez peut-être raison, seulement que faire ? – Sous-entendu : votre diagnostic est exact, mais puisque vous ne me fournissez pas du même coup le remède, il est faux. Car le faire est aujourd’hui le seul critère de la vérité. Je lui répondrai qu’au contraire la chance de l’esprit humain est de pouvoir considérer le soleil en face, et de préférer, s’il le faut, une vérité apparemment meurtrière au mensonge sauveur. Est-il vrai qu’au train où vont les choses nous devions envisager de renoncer à la nature, c’est-à-dire finalement à nous-mêmes ? La seule question qui importe est de savoir si ce jugement est en gros exact. S’il l’est, le reste dépend de nous. Le refus de considérer l’état des choses est la seule défaite. Pour le reste, l’avenir sera ce que nous le ferons. Lire la suite

« La mort du grand Pan »

Version imprimable de La mort du grand Pan

Bernard Charbonneau

La mort du grand Pan

(Chapitre 1 du Jardin de Babylone, 1969)

 

1. Loin de l’Éden.

La nature est une invention des temps modernes. Pour l’Indien de la forêt amazonienne ou, plus près de nous, pour le paysan français de la IIIe République, ce mot n’a pas de sens. Parce que l’un et l’autre restent engagés dans le cosmos. À l’origine l’homme ne se distingue pas de la nature ; il est partie d’un univers sans fissure où l’ordre des choses continue celui de son esprit : le même souffle animait les individus, les sociétés, les rocs et les fontaines. Quand la brise effleurait la cime des chênes de Dodone, la forêt retentissait d’innombrables paroles. Pour le païen primitif il n’y avait pas de nature, il n’y avait que des dieux, bénéfiques ou terribles, dont les forces, aussi bien que les mystères, dépassaient la faiblesse humaine d’infiniment haut.

Contre l’irrésistible courant des forces naturelles, l’individu et la société humaine ne pouvaient survivre qu’en se refusant. Ils ne pouvaient pas encore se payer le luxe de la contemplation et de l’amour. Il fallait se donner tout entier à la lutte, repousser sans arrêt l’assaut, toujours renouvelé, de la marée verte : couper, brûler, ordonner le chaos. Le beau, l’aimable, ce furent d’abord les œuvres précaires des hommes. Mais cette guerre permanente contre la nature se doublait d’un respect. L’adversaire était trop grand et trop terrible pour ne pas être constamment ménagé.

Pour lutter contre lui, il fallait son accord, afin d’user de sa propre force. L’ordre des choses était un ordre sacré, dans lequel l’homme, forcé d’intervenir pour survivre, agissait avec crainte et tremblement. Des rites stricts lui dictaient sa conduite, et la faisaient excuser.

Certes, ce respect équivoque de l’ordre cosmique démontrait que très tôt était apparu dans l’espèce humaine le germe d’une rupture et d’une révolte. En personnifiant les puissances naturelles sous des formes humaines, le paganisme grec maintenait la continuité du cosmos et de l’homme, mais ainsi il commençait à dépouiller celui-là de son mystère. Quand l’orage ne fut plus qu’une colère de mari trompé, son examen objectif ne fut plus loin. Alors Prométhée put tenter de dérober le feu du ciel. Mais il était encore trop tôt, et le sacrilège fut puni. Lire la suite

Recueil 2017

Le recueil  des articles publiés sur La Grande Mue au cours de l’année 2017 (336 pages) est disponible en téléchargement en cliquant ici
En voici le sommaire  :

Écrits de Bernard Charbonneau
Fin et commencement (1948)
Le mouvement écologiste (1974)
Notre table rase (1974)
Nietzsche au panthéon (texte d’Henriette) (1975)
Problèmes théoriques du mouvement écologique (1977)
L’adieu aux armes (1982)
Le sens (1986)
Quel avenir pour quelle écologie ? (1988)
Le devoir de conscience (1990)
Trois pas vers la liberté (1990)
Un Satan chrétien (Le Grand Inquisiteur) (1990)
Chronique du terrain vague, 7 (1973)
Chronique du terrain vague, 8 (1973)
Chronique du terrain vague, 9 (1973)
Chronique du terrain vague, 10 (1974)
Chronique du terrain vague, 11 (1974)
Chronique du terrain vague, 12 (1975)
Chronique du terrain vague, 13 (1975)
Chronique du terrain vague, 14 (1975)

Analyses
Jacques Dufresne, Deux pionniers méconnus…
D.-Liberté Crozon-Cazin, Une poétique de la liberté
Jean-Pierre Siméon, Une pensée de la liberté
Daniel Cérézuelle, L’obstacle

Préface
Jean Bernard-Maugiron, L’Homme en son temps…

Citations

Bibliographie

L’État, édition ronéotypée (à compte d’auteur), 1949. Economica, Paris, 1987. Réimpression 1999. Réédition R&N, 2020 avec une préface de Daniel Cérézuelle.
(Voir aussi :  Entretien de PMO avec Jean Bernard-Maugiron Charbonneau contre l’Etat totalitaire

Teilhard de Chardin, prophète d’un âge totalitaire, Denoël, Paris, 1963 (épuisé)

Le Paradoxe de la culture, Denoël, Paris, 1965. Réédité en 1991 dans Nuit et jour, Economica.

Célébration du coq, Éditions Robert Morel, Haute-Provence, 1966 (épuisé).

Dimanche et lundi, Denoël, Paris, 1966 (épuisé).

L’Hommauto, Denoël, Paris, 1967. Réédité en 2003 chez le même éditeur.

Le Fils de l’Homme et les enfants de Dieu, édition ronéotypée (à compte d’auteur), 1968.

Le Jardin de Babylone, Gallimard, Paris, 1969. Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2002.

Prométhée réenchaîné, édition ronéotypée (à compte d’auteur), 1972. Éditions de La Table ronde, Paris, 2001.

La Fin du paysage. Conception, photographies et légendes de Maurice Bardet. Introduction des quatre chapitres par Bernard Charbonneau. Anthropos, Paris, 1972. Texte de Bernard Charbonneau réédité en 2018 chez Eterotopia sous le titre Vers la banlieue totale. Préface de Thierry Paquot, Postface de Daniel Cérézuelle. Lire la suite

Jean Bernard-Maugiron, préface à « L’Homme en son temps et en son lieu »

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Jean Bernard-Maugiron

Préface
à la réédition de
L’Homme en son temps et en son lieu, RN, 2017

Lorsqu’en 1960 il rédige L’Homme en son temps et en son lieu, Bernard Charbonneau va avoir cinquante ans et aucune maison d’édition n’a encore publié le moindre de ses ouvrages. Ce n’est pourtant pas la matière qui manque : avant guerre, dans ses années bordelaises, il écrit des dizaines d’articles, dont les remarquables Directives pour un manifeste personnaliste avec Jacques Ellul (1935) ou Le Sentiment de la nature, force révolutionnaire (1937), considéré comme le premier manifeste de l’écologie politique (1). Puis cet agrégé d’histoire et de géographie – qui s’est fait muter à l’école normale d’instituteurs de Lescar, près de Pau, où il enseignera jusqu’à sa retraite à des adolescents, entre pêche dans les gaves et balades en montagne – rédige une somme de plus d’un millier de pages : Par la force des choses, pour laquelle il ne trouve aucun éditeur et qu’il doit faire paraître à compte d’auteur sous forme ronéotée, en plusieurs parties. Il faudra attendre 1963 pour que, profitant de la vogue teilhardienne, Denoël publie enfin son premier livre (il y en aura une vingtaine en tout, chez une dizaine d’éditeurs) : Teilhard de Chardin, prophète d’un âge totalitaire, qui anticipe le délire transhumaniste et ses technofurieux qui prétendent « augmenter » un homme humilié par la technique pour l’adapter à un monde qu’elle a dévasté.

Si Bernard Charbonneau n’a pas connu l’audience qu’il méritait, c’est sans doute parce qu’il a eu le tort d’avoir raison trop tôt : la critique du système technicien et du développement industriel était inaudible dans ces « Trente Glorieuses » tout à la gloire du Progrès. C’est peut-être aussi parce que la radicalité de ce visionnaire effrayait ses contemporains. Au début des années 1970, quand le mouvement écologique naissant se souvint de ses précurseurs, Bernard Charbonneau connut un semblant de notoriété et participa à la naissance du journal La Gueule ouverte. Mais il s’opposa à la création d’un parti politique écologiste et publia en 1980 Le Feu vert, une profonde « autocritique du mouvement écologique » qui fit date et le renvoya dans ses pénates béarnais. Dans un texte crépusculaire intitulé « La spirale du désespoir », il donnait son sentiment devant le rejet dont il avait été victime :

Seul ? – Quoi d’étonnant ? puisque j’ai fait un pas de trop hors des rangs. Pourquoi m’indignerais-je parce que ma société refuse d’accepter une œuvre qui la met en cause ? On m’ignore ? – Mais je me suis écarté de la grand-route. C’est le prix payé pour les joies et le sens que la poursuite du vrai a donnés à ma vie. C’est mon devoir, ma dignité. Ma vertu, celle qui jusqu’au bout aura orienté et mené en avant ma vie (2).

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Daniel Cérézuelle, « L’obstacle »

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Daniel Cérézuelle

L’obstacle

Texte paru dans Bernard Charbonneau : une vie entière
à dénoncer la grande imposture,
Jacques Prades (dir.), Erès, 1997

« Le changement est la loi pratique et morale d’une histoire
qui n’est plus que torrent déchaîné. »
Bernard Charbonneau (inédit)

De la critique sociale à la philosophie sociale

Les ouvrages de Charbonneau qui ont été publiés de son vivant ont pour objet la critique de tel ou tel aspect de la modernité : l’État, les idéologies, le développement et ses conséquences sur la nature, les nourritures, les loisirs, la culture, etc. Or toute cette œuvre critique repose sur un socle philosophique qui lui donne son unité et qui est explicité dans divers écrits. Mais ces écrits constituent la partie la moins connue de son œuvre, car soit ils ont été imprimés à compte d’auteur et n’ont connu qu’une diffusion confidentielle, soit ils sont restés complètement inédits.

Avant d’aller plus loin, une précision s’impose. Je parle du socle « philosophique » de l’œuvre de Charbonneau : cette caractérisation l’aurait agacé car il se méfiait des philosophes patentés, de leur patois spécialisé et de leur tendance à noyer dans l’abstraction les contradictions du réel. Soucieux de coller à « l’humaine condition », il se voulait plus « penseur » que « philosophe ». Pourtant, non seulement Charbonneau a voulu penser la société de son temps mais il a aussi été conduit à s’interroger sur les fondements de sa propre démarche critique et sur le sens des obstacles qu’elle a rencontrés. Cette dimension réflexive confère à son œuvre un caractère proprement philosophique même si, comme celle de Montaigne par exemple, elle s’exprime résolument dans la langue commune et sans aucune technicité.

Aussi en 1980 et 1981, Charbonneau a-t-il pris la peine de faire imprimer à compte d’auteur deux ouvrages qui exposent la partie philosophique de sa pensée : il s’agit de Je fus et d’Une seconde nature : le premier articule une philosophie de la liberté dont les grands traits ont été rappelés par J.-P. Siméon ; le second livre prolonge ces analyses par une philosophie du fait social dont je vais rappeler quelques points forts, liés à la problématique de cet ouvrage. Lire la suite

Henriette Charbonneau, « Nietzsche au panthéon »

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Henriette Charbonneau

Nietzsche au panthéon

Texte paru dans Foi et vie, en décembre 1975

« Pour vous ouvrir tout à fait mon cœur, ô mes amis :
s’il y avait des dieux, comment supporterais-je de n’être pas un dieu ?
Donc il n’y a pas de dieu. »
Ainsi parlait Zarathoustra. – Les îles bienheureuses

 

Réflexions à propos d’un livre de Paul Valadier :
Nietzsche, l’athée de rigueur. Desclée de Brouwer, 1974.

« Certains naissent posthumes… » On nous invite depuis une dizaine d’années à fêter la naissance de Nietzsche. La Nietzsche-Literatur, les ouvrages sur et à propos de Nietzsche, prolifèrent, les derniers effaçant les moins récents, pour ne pas parler des plus vénérables qui, jusqu’à la vogue actuelle, faisaient référence : les sommes (un peu assommantes, mais pas plus que certaines à la mode) de Charles Andler et surtout de Karl Jaspers : Nietzsche, Einführung in das Verständnis seines Philosophierens. Paul Valadier, qui met dès l’abord en garde contre les dangers de la mode nietzschéenne, semble en avoir été lui-même quelque peu victime dans sa très brève bibliographie qui ne mentionne ni Jaspers ni l’étude hardie et éclairante d’Henri Lefebvre parue en 1938. Il fallait faire un choix… L’important, comme Paul Valadier le souligne avec tous les commentateurs sérieux de Nietzsche, est de le lire. Mais comment ? Par quoi commencer ? Paul Valadier conseille de lire d’abord Le Gai Savoir et Zarathoustra ; pourquoi ? Pour être projetés d’emblée à « 6 000 pieds de haut », nous qui pensons assis, qui ne conquérons notre pensée ni à coups d’aile ni même par de longues marches comme le faisait Nietzsche (1) ? Voilà qui est bien dangereux et n’est pas sans rappeler une certaine tentation… Il serait plus judicieux à mon sens de commencer par les œuvres les plus construites, comme le livre dégrisé et dégrisant qui a succédé aux extases et aux dithyrambes de Zarathoustra, cette « critique de la modernité », « noire comme la sépia de la seiche » : Par-delà le bien et le mal, – ou mieux encore pour des jeunes les Considérations inactuelles, œuvre de jeunesse pour laquelle Nietzsche a toujours affirmé une certaine tendresse et qui marque son entrée en guerre avec la modernité dans ce qu’elle a de plus tangible : l’État. Si elles sont touffues, parfois verbeuses, elles offrent l’avantage d’une démonstration suivie –, tandis que la forme aphoristique, brillante, fulgurante parfois, donne une fausse impression de facilité : on croit saisir une pensée et elle vous échappe, éclipsée par la suivante qui paraît sans rapport. Feu d’artifice ou feu follet, nous sommes illuminés et aveuglés, orientés et déroutés. Et surtout, la forme aphoristique telle que la pratique Nietzsche permet toutes les pêches et toutes les sélections, chacun pouvant se fabriquer un Nietzsche selon son tempérament, ses préjugés, ses options ou son système. Reconnaissons-le : tous les « nietzschéistes » en viennent finalement là. Mais il vaut mieux que ce soit le plus tard possible, après une bonne exploration, et en le sachant. Lire la suite

« Notre table rase » 

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Bernard Charbonneau

Notre table rase
(p. 7-14 et 207-209)

Au lecteur

La grande nouveauté de ce millénaire, en France et en Europe, c’est la fin de la campagne : des paysans, donc des pays et des paysages. S’agit-il de la moderniser ou de la détruire ? Malheureusement il semble bien que la société industrielle occidentale, comme sa rivale orientale, n’ait qu’un moyen de résoudre son problème agraire : liquider, au besoin par la force, l’agriculture et les agriculteurs. Le problème de la modernisation des campagnes n’est pas résolu parce qu’il n’a même pas été posé, à l’Est à cause de l’idéologie politique, à l’Ouest en raison des mythes et des intérêts qui se camouflent, comme au temps du libéralisme, sous de prétendues « lois économiques ». Dans tous les cas la question sera réglée lorsque le dernier paysan aura disparu du dernier pays transformé en combinat agricole. Mais ce sont les citadins qui paieront la note : en fruits, en jambons, en bocages et en villages. Condamnés à une ville, ou plutôt à une banlieue, dont on ne sort pas. Ils vivront sans pain, sans maison dans les frondaisons, sur leur table rase.

Quelle que soit l’opinion qu’on ait de l’actuelle mue des campagnes, un fait n’en demeure pas moins : la nouveauté et l’énormité du changement, le plus important que l’espèce humaine ait subi depuis la découverte du feu. Il n’y a pas de « problème paysan », le passage de la société « agropastorale » (en réalité il y en a mille) à la société industrielle et « urbaine » (et on n’en connaît guère jusqu’ici que deux variétés, orientale et occidentale et leurs bâtards), est le problème de notre génération. Et toute la suite dépendra de son aptitude à le résoudre. Ce qu’elle fera en ce domaine concerne le bonheur des générations à venir, peut-être même la survie de l’espèce.

Or la plus grave de toutes les révolutions : sociale, culturelle, et même biologique, écologique, s’opère pour des raisons purement économiques, ou plutôt en fonction de l’idée intéressée que la caste dirigeante d’une société se fait de l’économie. Le plan Mansholt – Vedel ou Durand – n’a même pas provoqué le débat qui s’est engagé à propos des coûts sociaux entraînés par la naissance de la première société industrielle, celle de la vapeur. Maints auteurs ont dénoncé l’exploitation du prolétariat, aucun n’a dit le drame de la liquidation des paysans. L’évacuation du village s’est opérée à la sauvette avec la bénédiction du curé et de l’instituteur : l’ère quaternaire a succédé à l’ère tertiaire, et c’est tout. Mais si le village est rayé de la carte, il n’en subsiste pas moins dans le cœur des hommes, donc dans la propagande des promoteurs qui le détruisent, comme l’arbre, l’eau, la campagne. Ainsi que d’autres biens, elle ne peut être niée qu’en son nom. Lire la suite

Jean-Pierre Siméon, « Une pensée de la liberté »

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Jean-Pierre Siméon

Une pensée de la liberté

Texte paru dans Bernard Charbonneau :
une vie entière 
à dénoncer la grande imposture,
Jacques Prades (dir.), Erès, 1997

« La liberté, c’est l’esprit même d’un homme s’animant
dans son corps. S’il dit “je suis’’ en toute conscience,
si l’éclair de ces mots l’a foudroyé au cœur même de sa chair et de l’instant,
alors il aura défini la liberté. »
Bernard Charbonneau, Je fus (1),

Bien que Bernard Charbonneau soit surtout connu pour son analyse des sociétés modernes et comme un des fondateurs de l’écologie, sa pensée est d’abord une pensée de la liberté. Là est la source de ses engagements et de son analyse de la réalité sociale. Sa démarche procède de la conscience charnellement vécue d’être – au même titre que tout homme – un individu libre et en quête de sens, du moins ayant la capacité de l’être. C’est animé par cette exigence d’une liberté qui puisse être effectivement vécue par chaque homme qu’il a été conduit à son analyse des sociétés modernes, ainsi qu’à jeter les bases d’une pensée écologique.

Dans les textes de Bernard Charbonneau, le terme de liberté est utilisé en deux sens différents, non pas contradictoires mais d’inégale profondeur.

Il désigne d’abord la possibilité et le « droit pour tout homme de penser et de vivre par lui-même » (Je fus, pp. 153-154). La liberté consiste, « pour un individu, à pouvoir choisir tant soit peu le lieu de son domicile ou de son travail, ses aliments ou ses loisirs » (Je fus, pp. 29-30). Il s’agit de la capacité de prendre soi-même les décisions importantes de sa propre vie. Ce qui implique, sur le plan politique, que les citoyens puissent dire leur mot dans l’élaboration des décisions collectives. Bien que les manuels de philosophie pour classes terminales qualifient cette définition de « vulgaire », il demeure qu’elle correspond à l’expérience quotidienne de ce que nous nommons « liberté », et qu’elle est utile, sans doute indispensable, pour penser la situation des individus humains dans leur société.

Mais, à s’en tenir là, on ne saurait rendre compte de ce que la condition humaine présente de plus spécifique et fondamental. Aussi le terme de liberté prend-il, chez Bernard Charbonneau, un deuxième sens, conforme à une longue tradition philosophique : la liberté est l’essence de l’exister humain en tant que l’homme existe sur le mode de la conscience et s’avère capable de saisir des vérités d’ordre spirituel. Lire la suite

Chronique du terrain vague, 14

Bernard Charbonneau

Chronique du terrain vague, 14
(La Gueule ouverte, 41, 19 février 1975)

Une gueule apoplectique
(Celle de l’espace français
qu’on bourre jusqu’à ce qu’il éclate)

1. La limite

La matière vraiment première de toute l’industrie, ce n’est pas le fer ou le pétrole mais le mètre et la seconde ; en ce domaine, tout effort pour inventer des ersatz ne fait que précipiter l’épuisement du stock. Nous sommes captifs de notre peau et du cercle de la terre, bien qu’on nous dise dans la presse que certains vont prendre l’air sur la Lune. L’Espace avec un grand E n’est pas l’espace des hommes, tout au plus celui de leurs machines téléguidées, autant le savoir si l’on veut tirer le meilleur parti du nôtre. Pas de problème économique, politique ou écologique qui ne se ramène à celui de l’espace. Pas de liberté qui ne passe dans la réalité sans un territoire à elle, qu’il s’agisse de l’individu ou de la société. Pas de citadin sans place ou rue qu’il arpente, pas de paysan sans pays. Pas de Prophète sans désert, ni d’homme libre sans quelque immensité où la vue puisse se déployer. Privé d’espace il crève.

Or s’il est vrai que le développement a augmenté la durée moyenne de la vie, il n’a pu le faire qu’en restreignant de plus en plus l’espace ; au temps des fusées et de la bombe H la terre n’a plus que quelques secondes de tour. Un homme de soixante ans l’a vue rétrécir à vue d’œil. Elle avait trois mois de circonférence en paquebot à sa naissance, elle n’a plus qu’une dizaine d’heures d’avion. Et cet espace se rétrécit d’autant plus qu’il devient espace pur, partout le même : pure étendue d’asphalte et de béton délimitée par des volumes géométriques. Car dans la mesure où se restreint l’espace, s’accroissent le contrôle et la pression sociale. Dans le cadre de frontières étatiques de plus en plus rigoureusement tracées, le cadastre des propriétés particulières devient de plus en plus minutieux. À l’origine l’espace marin et même terrestre était une « res nullius » donnée à tout venant, et en franchissant le vide des mers il était toujours possible à un peuple, à un individu pauvre ou persécuté de se tailler un royaume. Les exilés grecs pouvaient fonder des colonies quelque part dans une Grande Grèce, le puritain vaincu allait chercher la liberté en Nouvelle-Angleterre. Puis, quand cette Nouvelle-Angleterre une fois peuplée et civilisée devenait comme l’ancienne, le pionnier n’avait plus qu’à partir se bâtir une maison en rondins sur la nouvelle « frontière » qui n’était pas celle que tracent les bureaucrates du roi. Mais ce temps est fini depuis que Magellan a bouclé la boucle, et que les derniers explorateurs ont effacé les derniers blancs de la carte. Il n’y a plus un seul arpent sans maître, qui ne soit inscrit et dont l’usage ne soit défini par les lois. La force qui se déployait dans l’espace illimité reflue dans l’espace clos. Le trust et l’État se heurtent partout au trust et à l’État, leur impérialisme se tourne vers l’intérieur de leurs frontières. Après avoir annexé des continents, ils en sont réduits à contrôler l’hectare, le mètre puis le millimètre carré. Et quand le dernier micron sera exploité, on exploitera l’année, l’heure puis la seconde : ce n’est pas une vue de l’esprit, on vient de nous annoncer le PAT (plan d’aménagement du temps). Allons-nous nous laisser piéger ? Car un piège c’est un mécanisme – une organisation – dans lequel on est coincé.

2. La consommation ou destruction exponentielle d’espace  Lire la suite

Chronique du terrain vague, 13

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Bernard Charbonneau

Chronique du terrain vague, 13
(La Gueule ouverte, 39, 5 février 1975)

L’océan. Une gueule au teint brouillé

(Celle que prendra l’océan quand la véritable
exploitation des mers aura commencé)
 

1. La mer libre. L’océan c’est l’essentiel de la terre, n’oublions pas ce que nous avons appris à l’école. Le vieux mythe grec qui considérait les continents comme une sorte d’archipel baignant dans un unique Océan n’a pas tort. De même que celui qui fait de la mer la Mère : la source de toute vie. Elle l’a été effectivement et le reste : l’essentiel du renouvellement de l’oxygène de l’air est dû au phytoplancton marin que, d’après certains biologistes, une pollution massive risquerait de détruire. Le souffle vivifiant qui vient du grand large n’est pas une formule poétique, si l’industrie pollue un jour l’Atlantique comme il l’a fait de la Bièvre puis de la Seine, nulle station d’épuration ne nous rendra cette fois l’eau et l’air nécessaires à la vie.

Or l’exploitation des mers commence à peine. Pendant longtemps l’homme ne fut qu’un passant à leur surface ; il n’avait pas encore les moyens de bâtir sur les vagues. Jusqu’à ces jours-ci, l’océan ne fut guère qu’une route, un espace inhabitable qu’on traversait au plus vite. L’exploitation des fonds se limitait à des cueillettes le long des côtes, et la pêche ne faisait qu’exploiter le surplus d’une vie surabondante. La mer c’était le large, l’illimité et l’inépuisable, le règne de la nature et de la liberté. D’où son statut juridique d’espace appartenant à tous et à personne, en dépit des impérialismes maritimes qui cherchaient à le contrôler. À la différence des terres, la mer est jusqu’en 1945 une sorte de res nullus, de bien gratuit, n’était-ce une mince bande de trois milles marins « d’eaux territoriales » contrôlée par les États. Sur terre, le « temps du monde fini » avait depuis longtemps commencé, restaient les mers, le grand large gros de tous les possibles, terribles ou merveilleux, où Robinson pouvait toujours espérer découvrir l’île déserte où pratiquer l’autogestion. Mais aujourd’hui il n’y a plus d’îles, si ce n’est des bases militaires ou touristiques. Et depuis 1974, il n’y a plus de mers ; là où jouaient les vagues il n’y a plus qu’un POFM : un « plan d’exploitation des fonds marins ».  Lire la suite

Dolaur-Liberté Crozon-Cazin, « Une poétique de la liberté »

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Dolaur-Liberté Crozon-Cazin

Une poétique de la liberté

«A partir d’ici, inscris ta marque.
C’est toi l’auteur. »
(Bernard Charbonneau, Une seconde nature.)

« Dans ce livre je parlerai de la liberté […]. Mais voici que déjà se mettent au travail les puissances qui tendent à la détruire ; car elles jouent dans l’esprit de chaque homme. Il fallait bien commencer par ce mot, et voici qu’il glace et que mon lecteur est tenté de s’en tenir là. J’ai été comme lui quand il s’est agi de l’écrire, mais j’ai passé outre. »
(Bernard Charbonneau, Je fus. Essai sur la liberté,
extrait de l’Adresse au lecteur.)

Lire Charbonneau, c’est entrer dans un débat où, à la faveur d’une écriture, un homme tente de mettre en question et sa société et lui-même afin d’aller, avec son lecteur, vers d’autres manières de sentir, de penser, donc de vivre. Je fus fait partie de ces livres étranges, résistant à plusieurs lectures, ne cessant de donner du sens. Il s’augmente de ses lecteurs. Il est de ces textes autres, forant au plus profond de l’humaine condition. Tissés des paroles qu’il arrive à l’écrivain de tirer de son corps et qui, dès lors, traduites de la nuit de l’expérience personnelle, deviennent propres à susciter une lecture. Je fus est l’un de ces ouvrages, traduits de la vie.

Dans la lignée de celui qui fit de lui-même la matière de son livre, Bernard Charbonneau a tenté de penser la liberté et, ce faisant, de penser librement sa vie. La vie a largement précédé l’œuvre écrit. L’écriture fut la compagne de l’action, et la théorie d’une pratique.

En lisant Charbonneau, je me suis familiarisé peu à peu avec son univers, sa parole et sa pensée, et j’ai cru bien les connaître jusqu’à ce qu’à la faveur d’une nouvelle lecture, l’œuvre ne vienne à m’échapper, se dérobant à mon regard jusqu’à me devenir invisible. Pourquoi ? Cette distance j’ai voulu la franchir, et ce retrait, j’ai tenté de le penser. Il n’était pas sans m’évoquer celui du poème. Et c’est pourquoi j’ai voulu comprendre en quoi il y avait du poème dans cette œuvre, pourquoi elle possède ce caractère de pertinence et de vie. Intuition qui était restée en friche, jusqu’alors. C’est ce cheminement de lecteur que je voudrais partager. Lire la suite

Citations, 60

L’espace, comme le temps vivant, est le fruit d’un mystère et d’un conflit ; il n’y a pas d’espace sans le départ de quelque point fixe : le mouvement part d’un enracinement, – là où le monde actuel nous déracine afin de nous concentrer. Pour partir, il faut bien un départ ; pour se détacher, il faut bien une attache. Toutes ces religions et ces philosophies du détachement n’édifient que du néant faute d’une base solide sur laquelle se fonder. Comment pourrait se dépouiller celui qui ne s’est jamais attaché à rien ? Que vaut la spiritualisation d’une âme dépourvue de corps ? Il nous faut donc d’abord, à rebours du courant qui nous entraîne, essayer de nous enraciner quelque part ; mais cet enracinement suppose du temps, d’autant plus que les individus et la société sont moins jeunes. Le monde actuel s’attaque à l’homme par deux voies apparemment contradictoires : d’une part, en l’attachant à une action et à des biens purement matériels ; de l’autre, en privant ce corps sans âme de toute relation profonde avec la réalité. Répudiant ce matérialisme et cet idéalisme, un homme réel, mais libre, cherchera d’abord à s’enraciner en un lieu. Il acceptera l’immobilité – cet autre silence – afin de pénétrer ce lieu en profondeur plutôt que de se disperser en surface. Mais encore faut-il que ce lieu en soit un, et non pas quelque point abstrait. Seulement, pour accepter ainsi de rester à la même place, il faut avoir des raisons de ne pas fuir.

L’homme en son temps et son lieu, 1960. rééd. RN éditions, 2017

Citations, 59

La condition nécessaire d’une victoire de l’homme sur la fatalité politique — et cette condition serait suffisante si elle était pleinement remplie —, c’est d’être. L’État ne se développe que là où nous ne sommes pas pour nous dispenser, légitimement ou illégitimement, de l’effort. Les peuples et les individus libres sont les peuples et les individus riches d’une vie surabondante auxquels il est aussi naturel de donner qu’il leur est normal de recevoir. Être : la condition à la fois la plus proche et la plus lointaine, la plus évidente et la moins facilement concevable. Car le langage ne devrait pas avoir à traduire ce qui devrait aller de soi ; et l’action se voit obligée de recréer l’homme et le monde. C’est bien là la difficulté fondamentale de tout combat pour la liberté. Il est facile d’imaginer l’anarchie, de définir un système fédéraliste. Mais il est bien plus dur de créer la base qui leur donnerait un contenu. Décentraliser, réunir, libérer quoi ?…. là est la vraie question.

 

 

L’Etat, chez l’auteur, 1951, Economica, 1987. R&N, 2020.

Chronique du terrain vague, 12

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Bernard Charbonneau

Chronique du terrain vague, 12
(La Gueule ouverte, 34, 1er janvier 1975)

Une gueule de papier mâché 

 C’est celle de l’insaisissable Frric, ce Saint-Esprit du temps, de plus en plus enflé mais blafard. Tôt ou tard il faut bien parler finances ; c’est chiant, je sais, pour ceux qui méprisent l’argent, et plus encore pour ceux qui aiment les sous. Il faut parler du fric parce qu’il pousse à se taire, parce qu’il est le principe d’un monde où pouvoir se dit milliards, et d’une vie quotidienne où tout se pèse en francs. Pas d’économie, de politique – d’écologie – sans mise à l’air du coffre. La vie, la mort – pardon le fric –, voici la question clef à l’ouest et à l’est du globe. Dis-moi ce que tu gagnes, je te dirai ce que tu es, mais je sais bien que tu vas me mentir. Si, à Saint-Trop, Durand ne cache plus sa quéquette, celle en or il la dissimule encore dans son coffre-fort. Tu peux peloter ma femme, pas mon portefeuille ; tu y mets la main, tu me violes. Le fric c’est le dernier secret, l’ultime sacré. Son langage est celui des chiffres, avec lui finit le bla bla bla… À propos t’as pas cent balles ?

1. – Comment l’or devint le fric subtil, mesure de toute valeur. Le fric n’est que l’ultime avatar de la monnaie qui, d’or et d’argent, est devenue papier tourbillonnant au vent de l’histoire. Avant elle, il n’y avait qu’autarcie et troc, elle permit le marché où tout est coté à sa juste valeur, où tout est quantifiable et comparable, où tout peut s’acheter et se vendre. Le vin de Chypre, l’amour ou la mort ne furent plus que le prétexte abstrait du nouveau concret : faire de l’or pour faire de l’or. Accumuler le signe rutilant par quoi toute valeur se jauge. La nature est vaincue, l’Économie fondée, le Progrès mis en train.

Mais ce n’était qu’un début. Le signifié : la valeur, ne se dégageait pas de ce pesant signifiant qui brille et que l’on adore comme le soleil. Déjà le Veau d’or est dieu, mais pourtant pas plus veau que celui-là. L’or ça existe, c’est pesant, ça s’enterre ; et Harpagon ramène son capital aux enfers d’où il fut tiré. L’or appartient encore à la nature, comment le fabriquer, lui donner des ailes ? Heureusement qu’il y eut des alchimistes bourgeois qui le désincarnèrent en actions ou lettres de change. Ainsi naquit la magie du fric qui survole la terre. Lire la suite

Jacques Dufresne : « Deux pionniers méconnus : Bernard Charbonneau et Ludwig Klages »

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Jacques Dufresne

Deux pionniers méconnus :
Bernard Charbonneau et Ludwig Klages

(Texte paru dans les Actes du colloque
« Bernard Charbonneau : habiter la terre », Pau, 2011)

Quand j’ai proposé mon sujet aux organisateurs, je n’avais qu’une idée encore vague du défi que je m’engageais à relever. Voici deux pionniers de l’écologie, l’un allemand, l’autre français, tous les deux méconnus. Une étude comparée de leur pensée sur la technique et la nature ne pourrait-elle pas nous aider à mieux comprendre ce qui divise et ce qui unit les acteurs du mouvement écologique ?

Je voyais en Charbonneau un compagnon de pêche à la truite avec lequel je m’entendrais sur presque tout, y compris sur la mouche à utiliser selon le temps et le lieu ! Quant à l’idée que nous les humains sommes nous-mêmes des truites jouant sur la terre le rôle du canari dans la mine, je l’ai faite mienne à jamais.

Mon collègue Christian Roy allait bientôt me ramener aux réalités de la ville. Pris d’un vertige amical à la vue de la tâche que je m’étais assignée, il a attiré mon attention sur ce passage de Feu vert, ouvrage que je n’avais pas encore lu. Klages n’y est pas nommé mais il est clair que Charbonneau avait à l’esprit le courant de pensée dont il fut l’un des leaders, Car il y dénonce « cet irrationalisme » pour lequel « la raison n’aboutit qu’à des pratiques matérielles dépourvues de sens ou à une critique desséchante et stérile ». « Retourner à la nature, ajoute Charbonneau, c’est retrouver le lien sacré qui relie l’homme au cosmos en faisant demi-tour sur le chemin qui a mené du christianisme au rationalisme. Après D.H. Lawrence et combien d’autres intellectuels, certains écologistes sont hantés par la nostalgie d’une religion qui réintégrerait l’homme dans le tout en résolvant les contradictions qui alimentent l’angoisse moderne. Mais ce paganisme panthéiste, rebouilli au feu de l’Évangile, n’a rien de la mesure et de l’harmonie grecque, il relève du seul Dionysos retour d’Asie. […] Ce n’est pas la conscience mais l’inconscient qui ouvre la voie de la Connaissance. » (Charbonneau, 2009, p. 97). Lire la suite

Chronique du terrain vague, 11

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Bernard Charbonneau

Chronique du terrain vague, 11

(La Gueule ouverte, n° 24, octobre 1974)

Une gueule congestionnée et purulente

(Celle que risque de prendre la planète, en moins d’un siècle,
si la prolifération de l’espèce se poursuit)

Les écologistes (lesquels au juste ?) c’est chiant, comme me le faisait remarquer un promoteur éminent qui se préparait à édifier un Sarcelle du ski sur le plateau du Soussouéou. Et Cavanna, dans Charlie Hebdo, soupçonne fort justement ces maniaques du « bio » d’être les ennemis du « birth control ». Ce qui n’empêche pas DDT dans le numéro suivant de les accuser de malthusianisme, et de reprendre une défense du natalisme qui a dû avoir la bénédiction du « roi des cons ». Décidément on n’y voit plus clair aujourd’hui dans les problèmes ; qui est progressiste et qui réac ? Qui est le roi ? — M. Chou, Pie, Sauvy ou Amin Dada ? Je crains qu’un esprit soucieux de plaire au maximum de monde : aux cathos intégristes et aux admirateurs du progrès, aux gouvernements des pays « insuffisamment développés » et à ceux qui songent à développer encore plus ceux qui le sont trop, misera sur le natalisme plutôt que sur le malthusianisme. Et s’il est un intellectuel distingué, qui lit Le Monde, il misera sur un natalisme nuancé.

Un vieux schnock qui n’a pas cessé de s’intéresser à cette question pourra peut-être aider à démêler cet écheveau dont la Droite et la Gauche ont embrouillé les fils. À l’origine, le malthusianisme est le fait d’une bourgeoisie qui craint la prolifération d’un prolétariat, ce qui ne l’empêche pas de devenir nataliste, car elle a besoin de main-d’œuvre à bon marché. Puis ce « birth control » passe à gauche : les Églises protestantes s’opposent à l’Église catholique qui prône le « Croissez et multipliez ». Les plus fermes défenseurs du contrôle des naissances sont des groupuscules anarchistes qui réclament ce droit au nom de la liberté individuelle. Avant 1936, la Droite est patriote et anti-allemande et la Gauche internationaliste et pro-allemande, et la victoire, comme le pensait Napoléon avant Mao, appartient aux gros bataillons. Qu’importe les morts de Wagram, « une nuit de Paris me remplacera tout cela ». C’est pourquoi la Droite conservatrice et catholique défend la famille et vénère la mère : il vaudrait mieux dire la reproductrice. Elle dénonce le matérialisme marxiste, alors qu’il n’y a rien de plus matérialiste que cette réduction par les natalistes de la femme à une femelle au ventre fécond. Et en Italie et en Allemagne les régimes fasciste et hitlérien sont les premiers à mettre sur pied la propagande et le système d’allocations familiales qui permettent de relever de façon spectaculaire la natalité, notamment dans les villes. Lire la suite

Citation, 58

La conscience de l’impossible est le moteur de l’acte libre. C’est parce que je n’ai plus d’issue que je suis forcé d’agir : s’il restait un moyen d’échapper, il me suffirait bien de vivre au lieu de mettre en question l’État ! Que les faits soient seuls à commander, voilà précisément le scandale qui devrait déchaîner la puissance qui a pour fonction de les vaincre. L’acte libre n’est pas négation, mais révolte contre la fatalité ; parce que sur lui pèse un poids encore plus lourd que celui des choses : ce n’est pas le mur de l’impossible qui me brise, mais l’esprit qui me brise contre lui. Ce désespoir n’est qu’un des noms de la vraie foi, le signe d’une action ordonnée par l’esprit et non déterminée par le milieu : seule la foi peut imposer ainsi la conscience intolérable de l’impossible ; seule la capacité à supporter les faits les plus désespérants mesure la valeur d’une certitude. Si je n’apprenais pas d’abord que nous devons agir contre toute espérance, qu’aurais-je appris de positif ?

 

L’Etat, 1948. Economica, 1987

« Fin et commencement »

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Bernard Charbonneau

Fin et commencement
(Conclusion de L’État, 1948)

 

Et maintenant que proposez-vous ? — Car la réaction de l’individu moderne n’est pas de rechercher la vérité, il lui faut d’abord une issue ; en fonction de laquelle doit s’établir le système. Et je m’aperçois que ma réflexion m’a conduit là où je suis : au fond d’un abîme d’impossibilités. Alors m’imputant la situation désespérante qui tient à un monde totalitaire, il me reprochera de détruire systématiquement l’espoir. « Votre critique est peut-être juste, dira-t-il, mais quelle solution apportez-vous ? — Sous-entendu, s’il n’y a pas d’issue à la situation qu’elle dénonce, votre critique doit être fausse. C’est vous qui me désespérez »… Et effectivement je suis coupable de faire son malheur, puisque sans moi cette impossibilité n’existerait pas pour sa conscience.

Je dois pourtant lui refuser cette solution qu’il réclame, parce qu’il doit d’abord ouvrir les yeux sur une situation qui n’est pas le fruit des désirs de mon esprit, mais qui m’est imposée par l’expérience de ma vie confrontée avec l’enseignement de l’histoire. Je sais d’ailleurs que je vais ainsi exactement à rebours de ce qui constitue habituellement la réflexion sur le monde : tant celle des réalistes que celle des utopistes. Quand l’individu moderne regarde au-delà de lui-même, c’est généralement pour construire des systèmes : un tout où le mouvement de l’Histoire s’identifie au devenir de la Vérité ; soit que la fatalité soit vraie, soit que la Vérité soit fatale. Toutes ses puissances l’y conduisent, le besoin de rationaliser l’insolente irréductibilité de la vie, surtout le besoin de justifier un abandon total au fait par une justification totale selon l’esprit. Et je n’ai qu’à décrire une situation ; c’est-à-dire à subir une vérité même si l’univers entier la rejette, et à subir un fait même s’il est parfaitement absurde à la vérité. Je n’ai qu’à décrire une situation ; et je dois la peindre si bien tout entière que je ne peux même pas m’en tenir à la description systématique. Ainsi pratiquée, comme la littérature dans l’abandon au chatoiement des phénomènes, ou comme la recherche universitaire dans leur constat objectif, la description peut être aussi un moyen de fuir le drame. Tandis que ma pensée doit accepter le drame : même celui qui la met en question.

Le mystère, c’est de jeter sur la vie le regard d’un vivant ; d’admettre en fonction d’un Bien l’irréductibilité du fait. L’expérience d’une vérité a fondé mon examen, et cet examen était libre, car cette vérité est la liberté humaine. Rien n’a contraint ma réflexion, pas même la négation de la contrainte, aussi m’a-t-elle conduit à subir une logique qui était celle du poids des choses et non de l’esprit. Une expérience de la liberté ne peut que donner aujourd’hui un sens rigoureux de la liberté à l’Histoire dont toutes les forces convergent exactement pour écraser l’être libre : celui qui la considère de ce point de vue dans son évolution politique n’y trouvera pas son salut, mais sa perte. C’est seulement de là où nous sommes que nous pourrons partir, donc avant d’indiquer non pas la, mais des solutions, je dois éveiller la conscience d’une impossibilité en la rendant aussi impossible aux autres qu’à moi-même. Si je ne soulevais pas le cœur de désespoir, et si en même temps que la révolte je ne suscitais pas le besoin de fuir à tout prix par n’importe quelle issue, alors je n’aurais pas rempli ma mission. Lire la suite

Citations, 57

Ce n’est pas un Dieu qui crée ce monde, mais un mécani­cien, qui monte minutieusement de l’extérieur ce qui nais­sait spontanément. Comme il ignore l’esprit et la vie, il copie péniblement les formes de la nature et de la vérité. Il croit avoir une culture, quand il fonde un ministère de la culture. Il croit avoir réalisé l’harmonie sociale, quand sa police assure le bon ordre dans la rue. Il croit même garan­tir le bonheur, lorsqu’il augmente la production de char­bon. Entre les sociétés primitives et les régimes totali­taires, il y a exactement la même différence qu’entre l’être vivant et l’automate. Celui qui crève l’apparence, que dessinent les images de la propagande, pour pénétrer dans les profondeurs de la vie quotidienne, s’aperçoit aussitôt que le paradis terrestre n’est qu’une toile peinte collée sur le squelette d’une machinerie bureaucratique.

 

L’Etat, 1948. Economica, 1987

« Quel avenir pour quelle écologie ? »

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Bernard Charbonneau

Quel avenir pour quelle écologie ? 

(Foi & Vie, juillet 1988)

1. Deux mots nouveaux 

En 1970, proclamé officiellement « Année de protection de la nature », au lendemain de la fête de Mai 68, on vit soudain surgir dans les médias, donc l’opinion française, deux mots nouveaux : « environnement », « écologie ». Comme dans d’autres cas ils avaient fait l’aller Europe-USA et le retour USA-Europe.

Remarquons d’abord qu’avant cette date les Français des « Trente Glorieuses » n’avaient pas d’environnement. Ils étaient en quelque sorte suspendus dans le vide, la transformation explosive de la France Éternelle se produisait dans un hexagone abstrait sans nature ni habitants. La transformation du Rhône en égout restait invisible, le massacre de 13 000 morts, 200 000 blessés par l’auto était médiatiquement inexistant. La cause toute-puissante qui était en train de faire le bonheur et le malheur des Français n’avait pas d’effets, le bétonnage des côtes, l’évacuation des campagnes se réduisait à des colonnes de chiffres pour une sociologie qui venait de passer de Marx à Parsons. Il est significatif que ce mot d’« environnement » n’ait pour sens que « milieu » « ce qui entoure » dans le Grand Larousse des années soixante. Et dans l’Encyclopédie de 1970, juste avant l’émergence de l’écologie, il se réduit à un contenu esthétique, au « happening » des artistes de l’époque. L’impact du Grand Bond en avant version occidentale ? – comme en Chine de Mao, connais pas.

Plus savant, le mot d’« écologie » a séduit les médias par son air ésotérique (du grec oïkos, habitat). Mais cette étiquette dissimule des réalités très différentes : une discipline scientifique, un mouvement social. Une des sciences de la vie et un mouvement social plus ou moins spontané propre aux sociétés industrielles avancées, en réaction contre les effets destructeurs de leur développement incontrôlé pour la nature et pour l’homme, l’écologie scientifique participant à ce mouvement.  Lire la suite

Chronique du terrain vague, 10

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Bernard Charbonneau

Chronique du terrain vague, 10
(La Gueule ouverte, n° 23, septembre 1974)

La pâle gueule
(c’est celle que font les paysans mais aussi
celle que prend la campagne et le pain)

Depuis que cette chronique a cessé de paraître, le terrain vague n’a pas cessé de s’étendre pour autant ; on dirait même que l’inflation provoquée par la « crise de l’énergie » lui a donné un coup de fouet. En effet, au lieu de garder ces fonds qui fondent, ne vaut-il pas mieux investir au plus vite, et liquider les crédits pour les routes, car demain on ne sait jamais ? C’est peut-être le dernier train, précipitons-nous pour le prendre. Et la horde des bulls s’active partout pour raser les haies, « recalibrer » les ruisseaux, tailler le poil aux forêts nationales, qu’on replante en sapins bien en ligne dans le sens de la pente. La table rase est en bonne voie, sur laquelle pustuleront les abcès rouges ou jaune vif des élevages en batterie dont le pus infectera l’air et l’eau. Et tout aussi infect le discours officiel sur la protection de la nature polluera nos oreilles. C’est le moment de le crier une fois de plus : l’essentiel de l’espace en France, ce n’est pas exactement la nature mais la campagne et tout ce qui s’y fait nous concerne directement. Pas d’écologie, pas de protection de la nature, de bonheur, en Europe occidentale sans une politique authentiquement agricole. Je m’excuse auprès de mon lecteur de pratiquer ainsi l’italique, mais il me faut enfoncer le clou.

Depuis quelque temps les agriculteurs (pardon, les exploitants-exploités agricoles) s’agitent. Cela se comprend : tandis que le prix du porc baisse à la production, celui des engrais, du fuel et des mécaniques ne cesse d’augmenter. À tel point qu’en 1974 il faut deux fois plus de produits agricoles pour payer un tracteur qu’en 1972 ; et selon Le Canard, alors qu’il fallait six cochons pour cela en 1947 il en faut cent aujourd’hui. Et ce n’est pas fini, on n’arrête pas le progrès, qui est celui de l’inflation. Quant aux engrais, ne vous inquiétez pas, vous paierez le solde à la récolte. Beau résultat de la « révolution verte » – ou plutôt jaune pipi si j’en crois la couleur des silos – prônée par M. Mansholt et consorts. Comment se fait-il que cette agriculture (?) enfin rentable profite si peu aux derniers travailleurs de la terre ? Je laisserai provisoirement de côté les bénéfices qu’en tirent les citadins, ayant eu l’occasion d’en parler ailleurs (1). Lire la suite

Chronique du terrain vague, 9

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Bernard Charbonneau

Chronique du terrain vague, 9

(La Gueule ouverte, n° 11, septembre 1973)

Une sale gueule de diffamateur

C’est celle du Comité de défense du Soussoueou, qui s’est avisé de qualifier de mensongère la publicité du promoteur qui rêve de bétonner cet alpage ossalois. Cet ami du peuple et de la nature se jugeant diffamé par les critiques du comité vient de le citer en justice. Et si celle-ci suit son cours, après une escarmouche de procédure en juin, le tribunal de grande instance de Pau jugera en automne sur le fond. Cette affaire dépasse de loin le plan local, elle concerne tous les amis et tous les ennemis de la nature, le jugement engageant l’avenir de l’industrie du ski et celui du mouvement de défense « écologique », comme je vais m’efforcer de le montrer.

L’affaire du Soussoueou

Je me contente de rappeler l’essentiel. La Gueule ouverte en ayant déjà parié (cf. n° 4 : « Soussoueou-Artouste »). D’abord, plantons le décor du Soussoueou. Pour cela nous n’avons qu’à emprunter les jolies photos de nature vierge qui servent à illustrer la réclame du promoteur. Une vallée en auge suspendue entre 1 500 et 2 000 mètres au-dessus de la haute vallée d’Osssau, dans les Pyrénées béarnaises, juste aux confins du parc qui se réduit ici à une bande de 800 mètres de rocs et de névés. En juin, un parterre d’herbe rase et de fleurs, là-haut en plein ciel où plane un aigle ou des vautours. En été, une pelouse immense où errent librement brebis et chevaux. En hiver, la page blanche bien égale où le Soussoueou assagi burine en noir ses méandres. En cadrant la plaine, les versants raides de forêts balayés de raillères d’une auge glaciaire qui s’élève en marches d’escalier jusqu’au grand lac d’Artouste et aux confins du parc. Voici le gisement d’air et d’eau transparente, de neige et de forêts vierges qu’il s’agit d’exploiter.

Longtemps il n’y eut ici que les hommes et le faune sauvage ou domestique de la montagne, si ce n’est, très haut au-dessus de la « plaine » du Soussouéou, le petit chemin de fer du lac d’Artouste établi dès avant la guerre, et une modeste station de ski, fréquentée par quelques skieurs qui fuyaient les foules de Gourette. Puis vint un promoteur qui projeta d’établir dans la plaine du Soussouéou une station de plus de 6000 lits, l’équivalent d’une petite ville sur ce replat d’à peine un kilomètre carré, qui devait être réuni par un tunnel routier de plus de trois kilomètres de long à la haute vallée d’Ossau. Car il devait s’agir d’une station sans voitures. C’est alors que fut fondé un comité de défense pour sauver le Soussouéou de l’asphalte et du béton. Je ne reprends pas ses arguments contre la station (destruction d’un site unique, le parc écologiquement coupé en deux, les risques d’avalanche, l’incertitude des emplois procurés aux Ossalois, etc.). Il suffit de se reporter aux n° 4 et 10 de La Gueule ouverte. Quant aux arguments du promoteur, ce sont ceux qui traînent partout en pareil cas : le bonheur du peuple qui réclame des loisirs de grand standing dans la nature garantie vierge par l’asphalte et le béton, et bien entendu pour les Ossalois, créer des emplois en achevant de détruire le peu qui reste d’économie et de société montagnarde. Lire la suite

« Le sens »

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Bernard Charbonneau

Le sens

(Foi et vie, janvier 1986)

Avec l’âge, progressivement dépouillé de toute apparence, rendu aveugle et sourd aux agitations bruyantes de l’entourage, on se voit réduit à l’essentiel, qui vous ferme la bouche alors qu’il faudrait l’ouvrir. Essayons quand même.

1. Ce que révèle un présent tourné vers le passé

Dans des pages oubliées j’ai déjà essayé de dire quel est le sens du lointain passé dont l’individu que je suis est le présent. Résumons-le – ce qui est ridicule quand il s’agit d’une immensité s’étendant de l’origine à la fin ; fin qu’il faut entendre aux deux sens du terme, celui d’une signification spirituelle ou d’un anéantissement. Aux portes de l’an deux mil nous voici pris entre les deux.

Faute de mieux, parlons d’évolution. À l’origine était l’impensable : le néant ou chaos dont une action créatrice fit surgir l’élément universel : la matière inanimée. Puis, là aussi fruit d’un hasard ou d’un développement nécessaire, apparut la vie ; sur une seule et minuscule poussière planétaire perdue dans l’infini. Du moins autant qu’on sache jusqu’ici. Depuis sur terre cette vie n’a cessé de croître, de plus en plus complexe et riche ; du végétal à l’animal, et de l’animal à l’animé par excellence : l’homme X. Et un beau jour, qui s’éclaire et s’éteint avec chacun des membres de notre espèce, la vie prit conscience d’exister. Car cette connaissance en quoi se résume toute autre n’est vivante et saignante que dans chaque homme, livrée en lui au temps qui la mène vers la mort, parce que l’esprit n’est que le plus vif d’un corps matériel, donc périssable. Cette mort, nul ne connaît la sienne, seulement celle de son prochain. Malheur à qui l’aime !

La vie… désormais un vivant la nomme et sait clairement qu’il y tient, au point de l’ôter, directement ou indirectement, à son semblable pour conserver la sienne. Ce plus précieux des biens : ma vie, et plus précieuse encore celle de mon ami (y ajouter un l’enrichit d’une différence essentielle). Qui cependant nous condamne à décrépir et à vieillir, même à donner la mort pour vivre en nous groupant en société pour faire la guerre à la nature et à notre pire ennemi : l’homme. Ainsi rendue consciente en chacun de nous de son amour d’elle-même et de son horreur de la mort, la vie se voit vouée à une absurdité meurtrière : au néant dont elle est la négation. Lire la suite

« Un Satan chrétien. La Parabole du Grand Inquisiteur de Dostoïevski »

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Un Satan chrétien

La Parabole du Grand Inquisiteur
de Dostoïevski

(Tiré de Quatre témoins de la liberté :
Rousseau, Montaigne, Berdiaev, Dostoïevski
.
Inédit, vers 1990)

1. Un texte non littéraire

Rares sont les textes de notre patrimoine littéraire qui ne se réduisent pas à ce que notre société qualifie de culture, sorte d’écume brillante sous laquelle elle camoufle sa structure scientifique et technique. Mais, parfois, tel écrit ne s’en tient pas au divertissement du conte ou au récit des phantasmes d’un individu, il témoigne de l’essentiel : de la vérité fondamentale sans laquelle la réalité reste obscure et une vie humaine privée de sens.

Ces écrits qui nous parlent encore sont en général dispersés çà et là dans des œuvres poétiques, littéraires, théâtrales ou philosophiques. Paillettes d’or égarées dans la montagne de livres accumulée par la culture, formant plus rarement une œuvre achevée. C’est ainsi que, dans la littérature mondiale et russe, dans l’énorme roman Les Frères Karamazov, de Dostoïevski, il faut mettre à part la Parabole du Grand Inquisiteur, elle-même reflet d’un autre texte, plus ancien. Comme il arrive toujours quand une parole chargée de sens « jaillit de source », à la différence de l’énorme masse d’écrits enregistrés par la culture, elle échappe au temps. Enracinée aux origines de l’homme, en éclairant son présent elle annonce prophétiquement son avenir. Tel est le cas de la Parabole du Grand Inquisiteur, en dehors d’un certain nombre de passages dispersés dans l’œuvre de Dostoïevski, notamment dans Les Possédés. Elle exprime méthodiquement les questions fondamentales, propres aux sociétés chrétiennes ou postchrétiennes, qui ont travaillé l’esprit du chrétien Dostoïevski, et qui se posent encore pour nous.

Dans sa parabole, qu’il qualifie de poème, Ivan Karamazov imagine que le Christ, redescendu sur terre à Séville au temps de l’Inquisition, ressuscite un enfant. Et le Grand Inquisiteur le fait arrêter, emprisonner dans un cachot du Saint-Office, où il vient trouver son prisonnier pour lui démontrer qu’il n’a rien à faire sur terre. Car, avec la liberté, il ne peut apporter aux hommes que le trouble et le malheur.

Nous n’avons pas affaire ici à une invention littéraire, mais à une inspiration prophétique concernant l’origine et les fins, qui s’appuie sur une autre, celle-là explicitement divine : les trois Tentations de l’Évangile. Pour Dostoïevski, « en ces trois questions tiennent toutes les contradictions insolubles de la nature humaine qui s’expriment dans son histoire » (1). Et si elles n’avaient pas été posées, toute la science humaine n’arriverait pas à le faire. Lire la suite

Chronique du terrain vague, 8

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Bernard Charbonneau

Chronique du terrain vague, 8
(La Gueule ouverte, n° 10, août 1973)

Une jolie gueule bien pomponnée

De la forêt à perte de vue

J’ai connu la nature : le plus vaste espace français. Et comme ailleurs en Europe c’était aussi une création de l’homme puisqu’il s’agissait d’une immense forêt qu’il avait en grande partie plantée. Dans la Grande Lande de rares routes encadraient des solitudes où l’on pouvait partir à l’aventure sur des dizaines de kilomètres en suivant de vagues pistes. On y trouvait des dunes fossiles dominant la mer bleu noir des pins, des lagunes dans la bruyère et les ajoncs, des filets d’eau glacée courant sur du sable au fond des ravins ombragés de chênes : qu’en savait l’idiot qui fonçait sur la route en ligne droite ? Et sur la côte ouest, escarpée, de grands lacs, des dizaines de kilomètres de caps et de plages de sable fin bordés par la pignada, où pêcher et planter sa tente : mais pour atteindre Saou Bère, il fallait faire huit kilomètres à la rame. Je ne pardonnerai jamais aux Bordelais de ma génération – qui sont Arcachonnais et non Landais – d’avoir laissé détruire le paradis sans dire un mot.

Puis la guerre est venue, les Allemands ont ouvert des pistes en ciment qui menaient aux blockhaus des plages, et le tiers de la forêt mal entretenue, a été dévoré par de grands feux. Pour les combattre l’on a subventionné l’ouverture de clairières. Et les subventions et les machines, encore plus dévorantes que la flamme, ont ramené le vide qui s’étend à perte de vue ; mais ce n’est plus celui des ajoncs, c’est celui de la lande à maïs arrosé nuit et jour dans le sable saturé d’engrais. Enfin est venue la paix, la prospérité et le tourisme, les pavillons et les tentes qui s’installent chaque fois que la route avance. Puis il y eut l’aménagement, qui lui n’avance pas mais couvre la totalité de l’espace : la mission Saint-Marc, à laquelle succéda la mission Biasini. Il fallait bien sauver la côte landaise menacée par l’extension anarchique du tourisme en l’y installant systématiquement.

Un faux débat

Quand il est question d’aménagement de la côte aquitaine, on limite en général le débat entre les plans de ces deux missions, alors que sur le fond du projet et les détails de l’exécution, le plan Biasini ne fait que reprendre le plan Saint-Marc. Lire la suite

« L’adieu aux armes »

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Bernard Charbonneau

L’adieu aux armes
Méditation sur la guerre

(Foi et vie, mai 1982)

Le titre est clair. Il est emprunté au meilleur roman d’Ernest Hemingway. Mais dans son cas l’adieu aux armes ne fut qu’un au revoir à l’occasion de la guerre d’Espagne et d’une seconde guerre mondiale – excellent exemple de la démonstration que constitue cet exposé. Par contre, le sous-titre exige une explication. Pourquoi méditation, sur un sujet qui semble l’exclure ? La guerre est par excellence action, calcul et déchaînement des forces, prétendre la méditer c’est s’interdire de la faire, se condamner semble-t-il au mensonge ou à l’hypocrisie. Pourtant, il faut bien s’y résigner parce que, pour peu que nous y pensions, elle nous pose la question fondamentale de l’homme, pris entre les désirs et l’exigence de son esprit et les réalités de sa condition physique et sociale, dont la plus terrible et certaine est la mort.

Il n’y a pas pour un homme de plus grande souffrance (c’est le cas de parler de passion aux deux sens du terme) que de subir ou de donner la mort. Or le propre de la guerre, et plus spécialement des guerres nationales modernes, est d’imposer comme devoir à tous les membres d’une société de tuer au risque de l’être, au rebours de la loi fondamentale de la paix qui interdit le meurtre.

Aussi quand l’heure sonne, comment supporter l’insupportable, sinon en le considérant comme un impératif indiscutable parce que sacré ? D’où l’autre raison de méditer sur la guerre. Surtout depuis qu’elle enrégimente l’ensemble de la nation, elle ne peut le faire qu’au nom d’un sens qui dépasse tout homme. Les guerres qui mobilisent les civils, sont toutes civiles et croisades. Elles révèlent donc quelles sont nos vraies fins dernières. L’Absolu, Dieu, c’est ce pourquoi on accepte de tuer et d’être tué. Si les bêtes le font, c’est parce que la vie est pour elle le bien ultime. Et ceux qui prétendent que leur raison d’être leur interdit le meurtre, en acceptant la guerre, démontrent par là même que cette raison n’est pas dernière. Sinon, ceux qui reconnaissent paraît-il cette loi ne devraient admettre qu’un sacrifice de la vie : le martyre. Se donner comme règle ne pas tuer, s’est se condamner sur terre à la contradiction insoluble. Jusqu’ici la guerre est le fait irréductible ; l’avènement des pacifismes est seulement contemporain de son déchaînement. Elle est de règle dans la nature, où la vie se nourrit de la vie, le fort du faible, le carnassier de l’herbivore, et où l’espèce et la génération montante éliminent celle qui faiblit. La philanthropie, chrétienne ou post-chrétienne, qui se penche sur les estropiés et les malades, est antinaturelle, à la différence de l’amour des bêtes et des hommes pour leurs enfants, dans la mesure où pour celle-là il s’agit de petits bien portants. Car autrement la chatte la plus affectueuse n’hésitera pas à abandonner sa progéniture. Lire la suite

Chronique du terrain vague, 7

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Bernard Charbonneau

Chronique du terrain vague, 7
(La Gueule ouverte, n° 9, juillet 1973)

La gueule noire et la gueule peinte

Je veux parler de celle de Gand et de Bruges : deux cas exemplaires du destin actuel des villes. Toutes deux furent des cités puissantes et illustres, et elles restent encore riches grâce à leur industrie. Mais ce n’est pas la même. Car si l’industrie de Gand c’est le textile et la chimie, celle de Bruges c’est le tourisme. L’une est noircie de fumées, l’autre soigneusement conservée. Mais l’une et l’autre meurent de l’industrie dont elles vivent.

Gand. La gueule noire

Une ville, avec sa place du marché, ses rues que dominent des clochers et des cheminées d’usine ; sa vie à elle sur laquelle le touriste glisse sans le savoir. Un certain air local qui saisit l’étranger venu de France : une lenteur, un espacement entre les passants et les voitures qui surprend ce pays riche. Mais cette ville toujours active depuis le Moyen Âge est aussi une ville d’art, comme on dit depuis le romantisme, hérissée de beffrois, de tours à mâchicoulis et de pignons flamands austères ou fignolés au quart de poil. L’ère moderne s’est installée dans la cité gothique ou baroque comme elle a pu ; ici, elle a mis le temps depuis les débuts de la machine à vapeur, elle n’a pas explosé dans le tissu urbain comme à Toulouse ou d’autres villes françaises. Simplement, peu à peu l’air et l’eau se sont obscurcis, et ce qui fut Gand s’estompe dans une brume noire.

Mais l’ère moderne, qui est celle de la pollution-conservation, est celle du travail-loisir : ne vous hypnotisez pas sur l’opposition, l’important c’est le trait d’union. Gand remplit sa fonction dans cette structure – ou système – électronique qui canalise le flot humain du carrefour nordique. Je ne travaille pas à Gand, je le visite, et ma tribu à la queue leu leu fend le flot de l’autre tribu qui s’en va au bureau ou à l’usine : je ne vais pas à Saint-Bavon pour prier Dieu mais van Eyck. Gand trois étoiles, trois minutes d’arrêt, pas quatre, sauf devant le retable de L’Agneau mystique, cinq minutes d’arrêt. Le temps de prendre les billets en jetant un coup d’œil sur la vieille qui marmonne en flamand dans le vide de la nef. On rentre, c’est notre tour, un employé manœuvre les pistolets du retable : voici l’endroit, l’envers, je recommence. Aujourd’hui vous pouvez rester un moment, ce n’est pas le week-end, en août c’est autre chose. Monsieur le Conservateur se réserve de suspendre les visites, car à force d’être manipulé et vu, le chef-d’œuvre risque de souffrir : on a soigneusement étudié les réactions chimiques qui se produisent quand l’entassement des visiteurs dans la chapelle dépasse un certain point.  Lire la suite

Citations, 56

L’unité de la société où nous vivons est le fruit d’une fracture radicale entre son esprit et son corps, comme l’est celle d’un schizophrène, en attendant son suicide. Car pour le désir d’unité et d’identité de l’esprit humain, cette coupure est invivable ; et ne peut être supportée que refoulée au plus profond de l’inconscience. Et ce malaise fondamental, inavoué, d’un individu, et plus gravement encore d’une espèce qui ne sait plus ce qu’elle est ni où elle va, ne peut mener qu’à l’autodestruction.

Nuit et jour, Science et culture, Economica, 1991

Citations, 55

Toute vie d’homme est l’expression de la nature, rien d’essentiel ne peut lui être ajouté : dans le meilleur des cas, l’artifice pourra simplement camoufler un vide. Le ciel est bleu sur notre tête et l’eau claire coule entre nos doigts ; notre cœur bat et nos yeux sont ouverts. Que pourrions-nous demander d’autre ? Tout ce qu’il y a de plus beau et de plus fort dans l’existence, du plus simple au plus sublime, personne ne l’a inventé : les inventions nouvelles, dans le meilleur des cas, ne sont que de nouveaux prétextes à de vieilles joies. Boire au jour de la soif et manger à l’instant de la faim, plonger dans la vague et tenir un poisson, plaisanter avec l’ami ou baiser les yeux de l’amie. Tout ce que nous pouvons acquérir n’est qu’un surcroît, l’essentiel nous a été donné le jour de notre naissance.

Le Jardin de Babylone, Gallimard, Paris, 1969.
Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2002

Citations, 54

La merveille de Babylone est ce jardin terrestre qu’il nous faut maintenant cultiver contre les puissances de mort qui l’ont toujours assiégé. Elles ont provisoirement le visage de forces humaines, mais ce sont bien toujours les mêmes : le refus de penser, l’horreur d’agir. Certes notre jardin n’est pas l’Éden, mais l’humble beauté de ses fleurs reflète la gloire d’un autre printemps qui ne passe pas. Et il n’est pas trop de tout l’effort humain pour permettre à l’instant de s’épanouir.

Le Jardin de Babylone, Gallimard, Paris, 1969.
Éditions de l’Encyclopédie des nuisances, 2002

Citations, 53

La liberté est en contradiction avec le bonheur. La liberté authentique n’est pas satisfaction, mais risque, effort et non jouissance ; à l’extrême elle est l’angoisse de celui qui tient entre ses mains son salut et sa perte : la moins confortable des situations. Celui qui veut avant tout le bonheur doit sacrifier avant tout sa liberté, car la servitude le décharge du plus lourd des fardeaux : sa responsabilité – le conformisme est la première condition du confort. Le libéralisme répète à l’individu qu’être libre, c’est être heureux ; comme toute servitude apporte un semblant de paix, il finira par croire qu’être serf c’est être libre.

 

L’Etat, 1948. Economica, 1987