Version imprimable de Chronique de l’an deux mille (5)
Bernard Charbonneau
Chronique de l’an deux mille (5)
(Article paru en décembre 1975
dans Foi et Vie)
I. La petite peur de l’an deux mil
Contrairement aux dires d’un philosophe connu (1), fondateur d’une revue qui s’intéresse aujourd’hui au « problème écologique », la petite peur du vingtième siècle n’a pas consisté en un refus du progrès technique mais dans celui d’envisager ses coûts. Car plus que tout, notre faiblesse redoute les questions à se poser, les contradictions à surmonter, surtout lorsqu’elles s’inscrivent comme celles-ci au plus profond de la réalité quotidienne, économique, politique et sociale. Ce que toute une génération de bourgeois a fui depuis la dernière guerre, ce n’est pas le « progrès » – il y a tout autour de nous assez de ferraille, de béton et de plastique dans nos décharges pour en témoigner –, ce sont les problèmes, assez terribles, qu’il pose à notre besoin de nature, de liberté et même d’égalité. Ce que cette génération a esquivé c’est l’angoisse inhérente à toute vraie question. Elle a eu tellement peur de la peur, entre autres de la mort atomique stockée sous maintes formes en des lieux secrets qu’elle s’est voulue systématiquement optimiste jusqu’en mai 68 et à la crise de l’énergie. Et elle a censuré toute interrogation à ce sujet, la censure sociale a suffi, pas besoin d’employer la censure d’État. Ce n’est pas nouveau d’ailleurs, lorsqu’on n’y peut rien ou qu’on le croit, pourquoi gâcher l’instant en se posant des questions apparemment insolubles, on verra bien ; c’est pourquoi il vaut mieux éconduire l’emmerdeur qui trouble votre tranquillité en évoquant ce qui risque de suivre. À quoi bon aller jeter un coup d’œil sur ce POS (plan d’occupation des sols de votre commune) ou sur celui de cette autoroute qui doit passer non loin de votre maison ? De toute façon ça se fera… On verra quand les bulls seront-là… En attendant, autant de gagné. Et c’est ainsi que la peur de la peur dissuade les hommes d’intervenir pour maîtriser le déluge. J’en donne ici un exemple, qui montre aussi à quel point celui-ci est absurde.
Tout le monde connaît l’Aga Khan et ses entreprises. Quand on a de l’argent il faut le placer, et par ces temps d’inflation autant se peut dans du solide. C’est pourquoi vers 1960 ce richissime sous-développé eut l’idée géniale d’acheter en bloc la Gallura, cinquante kilomètres de côte déserte dans la Sardaigne du Nord-Est. Et les quelques bergers une fois mis à la porte et reconvertis dans la chimie à Milan, le maquis granitique fut transformé en une nouvelle Sardaigne à la Walt Disney pour vacanciers à leur aise. C’est le paradis comme dans Paris Match, au fond des calanques ont surgi de petits ports de pêche pour gros bateaux à moteurs qui pêchent la pin-up de roche. Les toits sont roses, la mer est bleue, l’eau cristalline. Trop cristalline, car la Française en vacances qui s’y plonge découvre avec étonnement qu’elle est remplie de particules rougeâtres en suspension, à tel point que la grande bleue certains jours en devient rouge. Qu’est-ce à dire ? Voyons, réfléchissez un peu, consultez la carte de la mer Tyrrhénienne, n’oubliez pas que la Sardaigne est juste au sud de la Corse, et cela va vous rappeler quelque chose. Les boues rouges, les émeutes de Bastia… L’Italie de Montedison est en face, séparée des deux îles par une mer étroite et relativement peu profonde. On n’arrête pas le cours du progrès, il n’y a pas que l’industrie touristique pour créer des emplois, il y a aussi l’industrie chimique et métallurgique, qu’elles se débrouillent entre elles ! En France, par exemple, on se propose bien de développer, cette fois juste à côté, au débouché de l’estuaire de la Gironde, l’industrie de la baignade et celle du chlore, du nucléaire et de la pétrochimie. Pas de problème… C’est pourquoi la Costa Smeralda est menacée de rubéole et la Côte de Beauté de jaunisse. Lire la suite →