« Un Satan chrétien. La Parabole du Grand Inquisiteur de Dostoïevski »

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Un Satan chrétien

La Parabole du Grand Inquisiteur
de Dostoïevski

(Tiré de Quatre témoins de la liberté :
Rousseau, Montaigne, Berdiaev, Dostoïevski
.
Inédit, vers 1990)

1. Un texte non littéraire

Rares sont les textes de notre patrimoine littéraire qui ne se réduisent pas à ce que notre société qualifie de culture, sorte d’écume brillante sous laquelle elle camoufle sa structure scientifique et technique. Mais, parfois, tel écrit ne s’en tient pas au divertissement du conte ou au récit des phantasmes d’un individu, il témoigne de l’essentiel : de la vérité fondamentale sans laquelle la réalité reste obscure et une vie humaine privée de sens.

Ces écrits qui nous parlent encore sont en général dispersés çà et là dans des œuvres poétiques, littéraires, théâtrales ou philosophiques. Paillettes d’or égarées dans la montagne de livres accumulée par la culture, formant plus rarement une œuvre achevée. C’est ainsi que, dans la littérature mondiale et russe, dans l’énorme roman Les Frères Karamazov, de Dostoïevski, il faut mettre à part la Parabole du Grand Inquisiteur, elle-même reflet d’un autre texte, plus ancien. Comme il arrive toujours quand une parole chargée de sens « jaillit de source », à la différence de l’énorme masse d’écrits enregistrés par la culture, elle échappe au temps. Enracinée aux origines de l’homme, en éclairant son présent elle annonce prophétiquement son avenir. Tel est le cas de la Parabole du Grand Inquisiteur, en dehors d’un certain nombre de passages dispersés dans l’œuvre de Dostoïevski, notamment dans Les Possédés. Elle exprime méthodiquement les questions fondamentales, propres aux sociétés chrétiennes ou postchrétiennes, qui ont travaillé l’esprit du chrétien Dostoïevski, et qui se posent encore pour nous.

Dans sa parabole, qu’il qualifie de poème, Ivan Karamazov imagine que le Christ, redescendu sur terre à Séville au temps de l’Inquisition, ressuscite un enfant. Et le Grand Inquisiteur le fait arrêter, emprisonner dans un cachot du Saint-Office, où il vient trouver son prisonnier pour lui démontrer qu’il n’a rien à faire sur terre. Car, avec la liberté, il ne peut apporter aux hommes que le trouble et le malheur.

Nous n’avons pas affaire ici à une invention littéraire, mais à une inspiration prophétique concernant l’origine et les fins, qui s’appuie sur une autre, celle-là explicitement divine : les trois Tentations de l’Évangile. Pour Dostoïevski, « en ces trois questions tiennent toutes les contradictions insolubles de la nature humaine qui s’expriment dans son histoire » (1). Et si elles n’avaient pas été posées, toute la science humaine n’arriverait pas à le faire. Lire la suite

Chronique de l’an deux mille (8)

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Bernard Charbonneau

Chronique de l’an deux mille (8)

(Article paru en décembre 1979
dans Foi et Vie)

La chronique qui suit traite de divers monstres, occidentaux et orientaux. Cependant, à la fois divers et semblables, ils appartiennent à la même espèce. Au lecteur de la découvrir à travers ses manifestations.

Faisons le point de notre errance à travers l’espace-temps. Ce ne sera pas trop difficile, car depuis quelque temps l’ouragan qui l’entraîne souffle dans la même direction : le développement. Il se développe, stagne ou régresse (en général cela veut dire que le taux de croissance croît moins), en tout cas il règne. Bien entendu il ne s’agit pas de n’importe lequel mais de celui-ci qui est de nature strictement économique. Cela va de soi, on ne va pas contre les lois de l’univers, on n’arrête pas le cours du progrès. Par contre, on peut et doit l’accélérer : aller encore plus vite c’est le seul moyen de ne pas se casser la figure. Il le faut, le concurrent : l’Ennemi, nous guette. Pour plus de bonheur il faut plus de richesses et plus de machines pour les extraire, surtout plus perfectionnées, donc plus coûteuses ; et quand leur prix commencera à baisser, il faudra en inventer d’autres. P.L.U.S., c’est le sigle de l’entreprise humaine. Plus de produits par plus d’énergie et d’information produites, fabriqués par plus de travailleurs-consommateurs, donc plus d’enfants pour prendre leur relève et payer leur retraite, auxquels il faudra fournir plus d’emplois, etc. S’arrêter serait s’écraser contre un mur. Il ne s’agit pas ici de l’opinion de M. Sauvy, D., B., ou Y., mais d’évidence. Que faire ou concevoir d’autre ? Seulement, si cette implacable dynamique n’était que le reflet d’une pensée bloquée, si ce mur ne se dressait d’abord dans les têtes ?

Dieu est mort, restent les « faits » qui sont physiques, pour être dernier cri pensez bio-physiques (pourtant s’ils sont économiques, ils ne sont ni l’un ni l’autre). Aujourd’hui qui dirait le contraire, n’était-ce quelques hurluberlus ? Il vous reste le choix entre les lois de l’histoire et celles du marché, qui parfois copulent comme le montre l’exemple de la Chine. De toute façon, ce sont des lois, donc de fer, et chez M. Barre comme chez M. Deng vous n’y couperez pas, vous recevrez votre ordre de route : la loi c’est la mobilité sociale, ce qui veut dire entre autres qu’il vous faudra évacuer votre petit pavillon de Longwy. Mais la France n’est pas la Russie, encore moins l’héroïque Vietnam, et vous disposerez de trois mois au lieu de vingt-quatre heures, ce qui après tout compte. Lire la suite

«Qui était Bernard Charbonneau ?» par Daniel Junquas

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Daniel Junquas

Qui était Bernard Charbonneau ?

 

(Cette biographie intellectuelle de Bernard Charbonneau a été écrite par l’un de ses anciens élèves, Daniel Junquas, qui anime aujourd’hui un café philo à Biarritz. Elle a été mise en ligne en 2010 sur le site de l’école normale de Lescar.)

C’est vers la fin des années 1960 et au début des années 70, que j’ai eu le privilège de compter parmi les derniers élèves de Bernard Charbonneau, lequel enseignait l’histoire et la géographie à l’école normale des Pyrénées-Atlantiques.

Au début de sa carrière, après être passé par Bordeaux, ce professeur agrégé aurait pu choisir de « monter » à Paris où il serait certainement devenu ce qu’il est convenu d’appeler un « brillant universitaire », mais il préférait la campagne, le silence des roches et le murmure des ruisseaux. Il opta donc pour la province et pour cette petite école normale d’instituteurs nichée dans l’ancien couvent des moines barnabites, à l’ombre de la cathédrale de Lescar.

Si l’on interroge ses anciens élèves, force est de constater qu’il a laissé dans leurs mémoires une trace profonde ; celle d’un professeur hors normes. Comme il n’hésitait pas à agrémenter son cours d’anecdotes piquantes, nous devinions qu’il y avait chez lui un côté iconoclaste et libertaire, mais, et cela je ne l’ai appris que plus tard, l’homme ne se résumait pas à sa fonction d’enseignant. On aurait certes pu le deviner en se donnant la peine de dénicher ses manuscrits, feuillets dactylographiés reliés d’une grossière toile gris-bleu, qui occupaient une place relativement modeste sur l’une des étagères hautes de la bibliothèque. M’étant risqué à cet exercice, je crus déceler une odeur sulfureuse : tel ouvrage offrait, dans un style ironique, la technique pour plumer le coq gaulois, tel autre prétendait aider les humains à résister à un monstre effrayant : le Léviathan totalitaire (1). Le contenu de ces ouvrages avait bien de quoi dérouter l’adolescent que j’étais, partagé entre deux sectes normaliennes d’importances inégales : celle des amateurs de rugby et de vin de Madiran et celle, bien plus restreinte, des intellectuels que l’on appelait par dérision les « pélos ». J’ignorais à l’époque que le fait de refuser l’embrigadement total dans un groupe avec ses codes et ses règles pouvait me rapprocher des idées « charbonniennes ».

Mai  1968 : Même au fin fond du Béarn, l’onde de choc des « événements » se fit tout de même fait sentir et la vague bruyante et colorée de la contestation étudiante vint s’étaler jusqu’à Pau. Nous pûmes, nous aussi « un tant soit peu » (pour reprendre une expression charbonnienne), communier dans la ferveur révolutionnaire : discours enflammés des leaders, charges des CRS (SS !) et grenades lacrymogènes à la clef. Alors que, l’oreille collée à la radio, certains d’entre nous vivaient par procuration la révolte parisienne, au détour d’un des couloirs conventuels s’improvisaient parfois des débats philosophico-politiques. Lire la suite