Citations, 103

Après nous, nous ne laisserons non seulement ni or, ni murs, ni terres, mais ni beauté ni pensée : pas de valeurs autres que financières – dans la mesure où quelque inflation n’annule pas celle-ci. Car avec l’héritage, la mémoire, la langue et la culture se perdent. Rien après nous : sans patrie durable, deux fois morts, incapables de renaître dans une autre jeunesse. Bien plus qu’hier la mort nous laisse nus, sans avenir parce que sans passé.

Faute de mieux, cette pensée est le seul héritage que je laisse à mes enfants. Ou à quiconque sera mon fils.

La propriété c’est l’envol
inédit (années 1980), à paraître à l’automne 2023 chez R&N

Citations, 79

Ce n’est pas la mort que nous redoutons – nous nous accommodons très bien de mourir en la niant – mais l’angoisse dont elle est l’occasion, l’obligation de mettre en question cet univers dont nous sommes partie. Ce n’est pas la mort que nous fuyons, mais les affres d’une nouvelle naissance : l’obligation de naître enfin à notre vie personnelle. Car la mort est le propre de la personne humaine, sa vérité spirituelle naissant paradoxalement de sa réalité physique. La conscience de la mort nous découvre en effet au même instant la réalité par excellence : l’irréductibilité du donné, la détermination triomphante d’une chair enfin livrée à elle-même, et un élan qui passe toute nécessité, toute la grandeur de l’homme naissant rigoureusement de toute sa misère. La conscience de la mort nous révèle le mystère de notre vie : celui d’un esprit absolu incarné dans une existence finie, qui participe totalement d’elle et lui échappe totalement. C’est ce scandale qui nous étreint la gorge, et non la mort.

Je fus. Essai sur la liberté. Opales, 2000. Rééd. R&N, 2021.

« Seul meurt le vivant »

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Bernard Charbonneau

Seul meurt le vivant

(Article paru en 1959 dans la revue Foi et Vie)

Je suis né, j’aime, et je mourrai : je ne peux rien dire de plus réel, ni de plus vrai ; et seul ce troisième terme le sera durablement. Pourtant, comme la liberté elle-même, c’est le plus évident qui nous est le moins concevable. Il n’est pas naturel d’évoquer la mort ; si nous ne sommes pas rendus muets par cette présence insupportable, nous ressentons confusément la gêne d’employer les mots pour traduire ce qui passe toute expression humaine : après la mort de Dieu, le dernier sacré est la mort de l’homme. Pour la dire, dans le meilleur des cas, nous serons à la fois grandiloquents et plats. Mais comment parler à un homme de sa vie sans considérer son terme ? Aussi, la loi serait ici de se taire : toute parole sérieuse sur la mort est un effort de liberté. Du moins si la mort devient ma mort.

Car la mort est toujours une mort, et d’abord celle-ci. Ce prodigieux accident arrive à un homme, sous-tend son devenir : toute existence est une agonie. Chaque fois, c’est un homme qui meurt, dont le prix est ainsi unique : ceci nous est révélé quand nous perdons celui que nous aimons. La mort est le propre de l’homme : ce qu’il ne peut partager, sa solitude fondamentale. « On » ne meurt pas, mais quelqu’un. Et surtout seul un homme le sait et l’éprouve à travers une mort : espèces et nations ne connaissent point leur fin.

La conscience de la mort est la mesure de l’existence personnelle. Elle est plus vive dans nos instants les plus vifs ; souvent plus aiguë chez l’adolescent que chez le vieillard, chez le civilisé que chez le primitif. Aussi est-elle parfois plus nette dans la paix que dans la guerre. Le soldat, pris dans la glèbe de la tranchée et dans l’engrenage du combat, peut appréhender physiquement la mort, il n’a pas le temps de l’angoisse : « La mort est une idée de civil. » (1) Lire la suite