Version imprimable de la préface à la réédition de L’Etat
Daniel Cérézuelle
L’esprit du totalitarisme
Préface à la réédition de L’État chez R&N
« Si nous considérons les faits sans complaisance,
tout nous enseigne que notre univers tend irrésistiblement à se totaliser en un pouvoir central. » L’État
Ce livre a été écrit pendant la Seconde Guerre mondiale et les deux ou trois années qui suivirent, au moment où la variante nazie du totalitarisme a été vaincue pour laisser triompher la variante communiste et où un État libéral mettait au point et utilisait l’arme atomique de destruction de masse. Assistant au triomphe de la surpuissance, qu’elle soit politique, militaire ou techno-industrielle, Bernard Charbonneau est convaincu que le cauchemar n’est pas fini, qu’il ne fait que commencer. Alors que la plupart des ouvrages publiés après guerre sur le phénomène totalitaire, à l’instar du livre de Hannah Arendt, se demandent : « comment a-t-on pu en arriver là ? », Charbonneau, lui, est convaincu que nous n’en sommes qu’au début et se demande : « qu’est-ce que cela annonce ? » Pour lui, les forces qui ont rendu possible le déchaînement de la violence totalitaire politique n’ont pas été vaincues par la guerre, elles sont toujours actives et potentialisent le risque encore plus terrifiant d’une totalisation sociale. Cela explique le ton tragique et la grandiloquence de certains passages de ce livre angoissé.
La notion de totalisation sociale chez Bernard Charbonneau. Né en 1910, ayant grandi à l’ombre de la Première Guerre mondiale, Charbonneau a été très tôt convaincu que le XXe siècle serait en même temps, et pour les mêmes raisons, celui du totalitarisme et du saccage de la nature. Toute l’œuvre de Charbonneau est un appel à prendre conscience de ce que le développement techno-industriel et scientifique, ce qu’il appelle la « grande mue de l’humanité », va priver l’homme de nature et de liberté. Charbonneau a une conception très originale, sociale et non politique, du phénomène totalitaire. Pour lui, en effet, l’essence du totalitarisme n’est pas à chercher du côté des idéologies politiques, mais plutôt du côté de transformations sociales et culturelles plus profondes.
Dès 1935, dans les Directives pour un manifeste personnaliste, Bernard Charbonneau et son ami Jacques Ellul, alors qu’ils n’avaient respectivement que vingt-cinq et vingt-trois ans, font état de leur révolte face à l’autonomisation des structures techniques, administratives et industrielles et à la dépersonnalisation d’un nombre croissant de dimensions de la vie quotidienne qui résultent du fonctionnement ordinaire de la société industrielle et technicienne. « Ce qui caractérise le monde où nous vivons, c’est la symbiose du politique et du technique » c’est-à-dire que tant les progrès de l’État que ceux de la technique tendent vers le même type d’organisation de l’ensemble de la vie sociale. C’est pourquoi, contrairement aux analyses de Hannah Arendt, Charbonneau affirme dans L’État que « la nouveauté de l’esprit totalitaire n’est pas dans une théorie mais dans l’absence de théorie » étant donné que les premières manifestations d’une organisation totale (plutôt que totalitaire) de la vie sociale ont eu lieu avant l’apparition de régimes menant une politique totalitaire. Lire la suite →