« Teilhard de Chardin, prophète d’un âge totalitaire »

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Bernard Charbonneau
Teilhard de Chardin, prophète d’un âge totalitaire
(1963, extraits)

La justification de la société totalitaire

Les raisons qui ont conduit le P. Teilhard à s’enthousiasmer pour la guerre totale, le préparaient à saluer avec la même joie l’avènement du totalitarisme moderne. Dans son œuvre, nous retrouvons tous les thèmes du fascisme ou du communisme : le « dépassement » de l’individu, la glorification du Travail, de l’Équipe, de la nécessité historique de la « socialisation ». Et ses disciples, plus engagés dans leur temps, sont encore plus explicites. Que conclure en effet « sinon que, dans l’Humanité prise comme un tout, la quantité d’activité et de conscience dépasse la somme simplement additionnée des activités et des consciences individuelles ? Progrès dans la complexité se traduisant par un approfondissement centrique. Non pas simplement somme, mais synthèse (1) ». Et le disciple précise les paroles du maître : « Le social représente une synthèse originale, créatrice, aux effets spécifiques, et si paradoxal que cela puisse paraître à notre individualisme attardé, l’Homme (c’est-à-dire l’Humanité) est plus vrai que les hommes (2). » Staline et Hitler ne prétendaient pas autre chose quand ils sacrifiaient quelques millions d’individus, sans doute dupes de l’illusion de leur existence individuelle, au salut du communisme ou de l’Allemagne éternelle.

Chez le P. Teilhard, comme dans la mythologie de toutes les sociétés totalitaires, nous trouvons la religion de l’Action, du Travail, et de l’Équipe. « Notre travail nous apparaît surtout comme un moyen de gagner le pain de chaque jour. Mais sa vertu définitive est bien plus haute : par lui nous achevons en nous le sujet de l’union divine, et pour lui encore, nous agrandissons en quelque sorte, par rapport à nous, le terme divin de cette union, Notre-Seigneur Jésus-Christ (3). » Et Claude Cuénot ajoute en faisant la synthèse du pathos technique et du lyrisme teilhardien : « Qu’est-ce que le team, l’équipe scientifique, celle, par exemple, qu’illustre la pièce de Charles Morgan, Le Fleuve étincelant, sinon un noyau d’ultra-humain ? Partout où l’homme surmonte son individualisme pour se consacrer à la recherche, à une tâche supérieure, partout l’ultra-humain est en train de sourdre. Une nappe de pétrole, dit-on, s’étend de la Hollande à l’Allemagne du Nord. Déjà un puits est en action. Dans toute l’humanité il suffit de forer profond pour que l’ultra-humain jaillisse (4). » Nous sommes exactement aux antipodes du travail-châtiment de la genèse : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » Et, sous prétexte de réhabiliter l’homme, la voie est ouverte, d’un point de vue chrétien, aux régimes qui ne voient dans la personne humaine qu’un rouage d’une société, elle-même réduite à une machine à produire ou à faire la guerre.

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Christian Roy, « Entre pensée et nature : le personnalisme gascon »

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Christian Roy

Entre pensée et nature :
le personnalisme gascon

 Tiré de Une vie entière à dénoncer la grande imposture,
Jacques Prades (dir.), Erès, 1997,

 Je verrais volontiers dans le personnalisme un effort pour redonner à la vie son unité [… or] je ne crois pas qu’elle puisse être trouvée dans le plus parfait des systèmes, mais dans une force vivante capable d’apporter la même lumière dans tous les domaines […]. Pour l’instant le mien [est] le problème de la nature – c’est-à-dire de la rupture du lien qui unit l’individu au cosmos. Ce qui signifie citadins, paysans, maisonnette de banlieue et autobus pour le marché, Giono et boy-scouts, coopératives et cités-jardins ; beaucoup de choses, mais vues en fonction d’une expérience qui est, elle, unique : le miracle de la personne, le fait que ce qu’elle est nul ne peut l’être à sa place. Pourquoi n’essayerions-nous pas de prononcer avec une naïveté totale ce mot aujourd’hui éculé : la Liberté ?

(Lettre de Bernard Charbonneau à Emmanuel Mounier, en
réponse à la circulaire « Pour la formation d’un Collège personnaliste », vers 1937).

Dans la destinée de Bernard Charbonneau, l’amertume du rôle de prophète méconnu de son vivant est doublée de l’ironie du disciple éclipsant le maître à son corps défendant : Jacques Ellul en effet n’a cessé de rappeler, sans trouver le moindre écho parmi son audience mondiale, que c’est son ami Charbonneau qui, à partir de 1930 environ, lui « a fait comprendre ce qu’était notre société. De façon très concrète, il m’a engagé dans ce qui allait devenir l’un des deux grands thèmes de recherche de ma vie : la technique » (1). C’est ensemble qu’ils le formulèrent dans les années qui suivirent, prenant comme forum et banc d’essai les groupes régionaux du mouvement personnaliste qu’ils animèrent dans le sud-ouest de la France. Mais ceux-ci évoluaient librement entre les deux pôles du mouvement qu’étaient les revues Esprit d’Emmanuel Mounier et L’Ordre nouveau d’Arnaud Dandieu, avant de se détacher de la première en 1938 ; ainsi étaient consacrées l’autonomie et l’originalité de cette fraction gasconne, véritable troisième voie du personnalisme.

Tel que défini par Charbonneau et Ellul, ce personnalisme gascon avait pour fondement « le sentiment de la nature, force révolutionnaire », objet d’un des nombreux manifestes et textes doctrinaux qui renferment la première conception complète d’une « écologie politique », conçue en opposition à l’ensemble des idéologies de la société industrielle, qu’elles soient libérales ou totalitaires, comme le projet d’une « éthique de la liberté » (pour reprendre le titre de la « somme théologique » d’Ellul) (2), à vivre dans un rapport dialectique au donné de la nature et de l’héritage socioculturel. C’est dans le prolongement de ce mouvement personnaliste gascon des années trente et quarante que s’inscrivent l’œuvre d’Ellul aussi bien que celle de Charbonneau, qui lui vaudra une certaine audience dans le mouvement écologique français des années soixante et soixante-dix. Mais c’est plutôt le rôle de précurseur de Bernard Charbonneau que je m’attacherai à décrire ici, en suivant sa démarche intellectuelle et politique jusqu’au seuil de l’ère atomique. Hiroshima confirmait en effet l’intuition qui le guidait de longue date sur « la grande mue » de l’espèce humaine sous l’effet de la science, fruit de sa liberté envers la nature qui menaçait d’engloutir l’une et l’autre, liées désormais par ce commun péril. Lire la suite

« Le sentiment de la nature, force révolutionnaire »

Lorsqu’il rédige ce texte, Bernard Charbonneau a 26 ans. Avec son ami Jacques Ellul, il a rejoint les personnalistes de la revue Esprit et publié les Directives pour un mouvement personnaliste deux ans plus tôt. Contre le capitalisme libéral et contre le communisme soviétique, le personnalisme communautaire se voulait une « troisième voie », fondée sur le respect et l’accomplissement de la personne humaine. Ellul et Charbonneau quitteront bientôt ce mouvement, quand celui-ci s’abandonnera aux mirages de la technique et du progrès, et continueront leurs foisonnantes recherches en toute liberté et toute indépendance.

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Le sentiment de la nature, force révolutionnaire

Le sentiment de la nature, force révolutionnaire ? Est-ce bien le moment de s’occuper d’un sujet aussi inactuel ? Force révolutionnaire ? Non, tout le monde sait que la véritable force révolutionnaire, c’est la haine du nain Chiappe ou du chameau Blum. Le sentiment de la nature, c’est une émotion littéraire : un beau jeune homme brun absorbé dans ses pensées devant un lac ; un lac où il ne fera jamais de canot et où il ne pêchera jamais.

Pour nous faire confondre nature et littérature, la civilisation actuelle nous a invertis. Le sentiment de la nature n’est pas le monopole des gens cultivés, et sa plus belle expression n’est qu’un balbutiement informe. D’autre part, comme toute puissance poétique, le sentiment de la nature est une force vulgaire et, si l’on cherchait bien, on trouverait à son actif la chute de quelques ministres polis ou réalistes. Certes, il est bien plus facile de trouver à la source des révolutions des faits « précis » comme la haine d’un personnage en vue ou le gros volume d’un doctrinaire distingué. Mais la haine est à fleur de nerfs, elle pourra provoquer l’émeute, elle n’accouchera pas d’une révolution ; ce qui nous intéresse, c’est de connaître la révolte qui a fait écrire le gros livre, la fièvre qui couvait dans les autres hommes qui l’ont lu, qui n’y ont plus vu l’imprimé mais le cri décuplé de leur propre indignation. Alors, si nous faisons effort pour saisir à sa source même l’esprit révolutionnaire, là où il jaillit le plus violent et le plus dru, nous trouverons, présent ou caché, le sentiment de la nature.

Tant qu’il y aura des gouvernements bien organisés, les ministres de la police feront bien de se méfier des jeunes qui partent seuls parcourir les chemins creux : ce sont certainement de mauvais esprits, beaucoup plus que tel sénateur communiste ; « mais ils sont si gentils, ils ont des idées généreuses et vagues, ils ne font pas de politique » – sans doute, mais il se peut toujours à la longue qu’un mauvais esprit finisse par devenir conscient de ses exigences. Les gouvernements se méfient des excités possédés par l’esprit de justice, le sentiment d’une misère commune ; qu’ils se méfient aussi de l’amour authentique de la nature, car si un jour, brisant brutalement les constructions subtiles de la politique, un mouvement se dresse contre la plus raffinée des civilisations, ce sentiment en sera la force essentielle. Lire la suite