« Le sentiment de la nature, force révolutionnaire »

Lorsqu’il rédige ce texte, Bernard Charbonneau a 26 ans. Avec son ami Jacques Ellul, il a rejoint les personnalistes de la revue Esprit et publié les Directives pour un mouvement personnaliste deux ans plus tôt. Contre le capitalisme libéral et contre le communisme soviétique, le personnalisme communautaire se voulait une « troisième voie », fondée sur le respect et l’accomplissement de la personne humaine. Ellul et Charbonneau quitteront bientôt ce mouvement, quand celui-ci s’abandonnera aux mirages de la technique et du progrès, et continueront leurs foisonnantes recherches en toute liberté et toute indépendance.

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Le sentiment de la nature, force révolutionnaire

Le sentiment de la nature, force révolutionnaire ? Est-ce bien le moment de s’occuper d’un sujet aussi inactuel ? Force révolutionnaire ? Non, tout le monde sait que la véritable force révolutionnaire, c’est la haine du nain Chiappe ou du chameau Blum. Le sentiment de la nature, c’est une émotion littéraire : un beau jeune homme brun absorbé dans ses pensées devant un lac ; un lac où il ne fera jamais de canot et où il ne pêchera jamais.

Pour nous faire confondre nature et littérature, la civilisation actuelle nous a invertis. Le sentiment de la nature n’est pas le monopole des gens cultivés, et sa plus belle expression n’est qu’un balbutiement informe. D’autre part, comme toute puissance poétique, le sentiment de la nature est une force vulgaire et, si l’on cherchait bien, on trouverait à son actif la chute de quelques ministres polis ou réalistes. Certes, il est bien plus facile de trouver à la source des révolutions des faits « précis » comme la haine d’un personnage en vue ou le gros volume d’un doctrinaire distingué. Mais la haine est à fleur de nerfs, elle pourra provoquer l’émeute, elle n’accouchera pas d’une révolution ; ce qui nous intéresse, c’est de connaître la révolte qui a fait écrire le gros livre, la fièvre qui couvait dans les autres hommes qui l’ont lu, qui n’y ont plus vu l’imprimé mais le cri décuplé de leur propre indignation. Alors, si nous faisons effort pour saisir à sa source même l’esprit révolutionnaire, là où il jaillit le plus violent et le plus dru, nous trouverons, présent ou caché, le sentiment de la nature.

Tant qu’il y aura des gouvernements bien organisés, les ministres de la police feront bien de se méfier des jeunes qui partent seuls parcourir les chemins creux : ce sont certainement de mauvais esprits, beaucoup plus que tel sénateur communiste ; « mais ils sont si gentils, ils ont des idées généreuses et vagues, ils ne font pas de politique » – sans doute, mais il se peut toujours à la longue qu’un mauvais esprit finisse par devenir conscient de ses exigences. Les gouvernements se méfient des excités possédés par l’esprit de justice, le sentiment d’une misère commune ; qu’ils se méfient aussi de l’amour authentique de la nature, car si un jour, brisant brutalement les constructions subtiles de la politique, un mouvement se dresse contre la plus raffinée des civilisations, ce sentiment en sera la force essentielle.

Le sentiment authentique de la nature

C’est un sentiment personnel ; il est donc particulier à chacun de nous et commun à nous tous. Essayons de le décrire et pour cela débarrassons notre chemin de quelques lieux communs tenaces. Comme nous l’avons déjà vu, le « sentiment de la nature » est pour beaucoup une sorte d’émotion littéraire et nous pouvons très bien concevoir quelque belle thèse sorbonnique : « Le sentiment de la nature chez Boileau ». Pourquoi pas ? Vivrait-il avec plus de force chez ces touristes transportés en autocars de site classé en site classé ? Essayons d’oublier la fadeur de ce titre et pensons à une expérience personnelle.

Dans un bureau du centre de la ville, un employé travaille depuis déjà quelques heures ; il range des fiches, écrit une lettre d’affaires et jette de temps à autre un regard machinal sur la pendule. Mais soudain, une bouffée de fièvre monte en lui, il pose la plume sur le bureau et, pendant quelques instants, sa pensée vagabonde au souvenir d’un abreuvoir de bois où un filet d’eau tombe avec un bruit régulier. Il n’était nulle part et il songe qu’il est en mai. Seul le souvenir d’un homme vivant hic et nunc dans son bureau ou sa maison, pour un moment vécu près du fait de la nature, mérite le nom de sentiment de la nature. Ce sentiment n’existe que de cet homme assis devant son bureau, à 3 heures de l’après-midi, à cet abreuvoir de montagne à 4 heures du matin, non dans la véranda tiède d’un grand paquebot où un touriste endormi par les fumées des cigares et des liqueurs entrevoit, à travers la béatitude de sa digestion, le dessin estompé d’un fjord norvégien ; ce sentiment de la nature naît chez un homme qui dans sa vie pense à une autre vie ; ce n’est pas un besoin secondaire, car une phrase raffinée n’exprimerait pas une telle nécessité et tout ce que nous pourrions dire de lui, c’est peut-être : « Vraiment ce jeune homme a besoin de grand air, qu’il ouvre ses fenêtres à deux battants pour permettre au soleil de pénétrer à flots. »

La puissance de ce sentiment, son universalité, sont parmi les faits les plus étranges de notre temps ; ce sentiment a fini par animer l’alpiniste qui fait des ascensions seul et les masses de la Jugendbewegung, et, pour les personnes comme pour les masses, c’est une nécessité vitale. Nous nous passerions peut-être des ornements de la culture : livres ou concerts, mais nous ne pourrions nous passer de quelques journées de marche en montagne ou en plaine. Seuls les inconscients et les hypocrites finissent par faire de leur activité professionnelle ou politique le centre de leur vie ; c’est la race pâle des dames de comité, des jeunes filles dévouées et des militants actifs.

Pour tous ceux qui ont encore un naïf désir de vivre, qui ne végètent pas dans l’estomac du monstre social, il n’y a plus qu’une solution, attendre la fin du travail ; vivre pendant des mois d’une vie ralentie ; le terme « vacances » finit par avoir une signification aussi forte pour l’adulte que pour l’élève bouclé dans un internat, car la société actuelle est aussi fermée qu’un internat. Pour combien de jeunes, toute hypocrisie philosophique mise à part, le voyage en montagne ou en mer représente le seul moment de vie possible. En vain, des ministres essayent de nous persuader que les loisirs, c’est une rigolade ; non, c’est le travail artificiel imposé par la société actuelle qui mérite d’être traité avec ironie ; nos loisirs affaire secondaire ? Mais c’est le seul moment où nous pouvons vivre sans arrière-pensée, chemise ouverte, faisant des calembours, connaissant enfin la joie d’apaiser notre faim et notre soif.

Posons le problème brutalement, question d’argent à part, est-ce votre baccalauréat, votre licence, vos dix heures de bureau ou vos journées de montagne que vous pourriez supprimer de votre vie ?

Ainsi, le mot « sentiment » est bien faible, mais nous pourrions dire la même chose du mot « nature ». Car ce n’est pas de la Nature avec un grand N qu’il s’agit ; cette dame est très recommandable et bien des professeurs lui font la cour. Cette « Nature » n’existe pas, nous avons vu les Landes, les Pyrénées, suivi les chemins de montagne où des générations de paysans sont allées apporter des provisions à des générations de bergers. La « Nature » nous laisse froids, mais nous connaissons ces grands caps de bois qui s’avancent dans les landes vides, les derniers tisons qui luisent pendant que dans le ciel étoilé de l’été monte de plus en plus strident le chant des grillons. Avez-vous brisé contre une roche un de ces cailloux creux remplis de cristaux violets ? Alors vous avez connu le sentiment de la nature.

Le sentiment de la nature, désir de changer de vie

Parce que le sentiment de la nature n’est plus pour les jeunes hommes de l’époque actuelle la vague émotion du spectacle, c’est une soif née de notre désir de vivre, un sentiment tragique antagoniste de la vie quotidienne que nous menons, et s’il reste inconscient, c’est seulement parce qu’il est au plus profond de nous-mêmes. Mais maintenant le moment est venu où ce conflit atteint une telle violence qu’il est poussé à exprimer sa conscience. À la révolution personnaliste de l’y amener et de répondre à sa question.

Il est étrange que la montagne devienne pour certains le seul salut, il est étrange que nous ne puissions vivre normalement que lorsque nous gagnons sac au dos l’entrée des vallées ; pourquoi ne pouvons-nous vivre que lorsque nous fuyons notre métier, notre famille, notre patrie ? Car nous fuyons sans nous retourner ; la montagne, autrefois terre de refuge pour les peuples vaincus, est aujourd’hui l’asile de ceux qui ne retrouvent la paix que lorsque son ombre tombe enfin sur le jour féroce des villes. Nous nous fuyons nous-mêmes aussi, mais comme notre moi n’est qu’un moi social, nous fuyons notre civilisation.

Pour le comprendre, il suffit de grimper à l’un des grands caps calcaires qui dominent la plaine ; ce sont de bonnes montagnes inspirées, mais peut-être ne conseilleraient-elles pas de voler aux frontières. Au bord de ces falaises, nous pouvons nous croire enfin hors de cette civilisation qui, lorsque nous sommes en bas, nous domine de toute sa grandeur. Elle s’étale, plate et immense avec des villes à chaque coin et, pour être pris de vertige, il suffit de penser à une des lumières de la plaine, une de ces lumières qui brillent pendant qu’un compteur tourne : dans cette pièce, il y a un homme devant un appareil de TSF, des factures accrochées à une tige de fer, cet homme est inscrit sur les listes électorales, sur les registres de l’armée ; il ne peut fuir et, s’il gagnait la montagne, s’il tombait au hasard au pied d’un arbre de la forêt, au pied de cet arbre, après les formalités nécessaires, la police le retrouverait.

Comment ne pas sentir le besoin de quitter la falaise, de s’enfoncer au plus sombre de la forêt, comme dans ces cauchemars où nous cherchons refuge au plus profond de notre rêve, mais où nous entendons les pas inexorables se rapprocher ?

Si nous n’avons pas peur d’exprimer l’émotion qui nous bouleverse aux lisières des forêts, nous comprendrons qu’elle a sa source dans une situation révolutionnaire, et si nous n’avons pas le goût de jouir de nos malheurs, si nous sommes capables de regarder les feuilles soulevées dans un tourbillon, si nous ressentons un choc à voir dans le remous monter la truite entourée de bulles, bref si nous ressentons le contact avec les objets de la nature, notre méditation de marcheur solitaire se forcera en une volonté armée de changer le monde. En nous s’achève dans un paroxysme la tradition révolutionnaire d’amour de la nature, nous fuyons d’une fuite dérisoire dans l’espoir de trouver à la tête d’une vallée oubliée la source d’une civilisation.

À nous d’arracher ce sentiment à ceux qui veulent l’utiliser : touristes, éducateurs ou politiciens, à nous de lui laisser ses fins propres, parce que nous savons que nous allons à la montagne chercher une vie nouvelle et que nous ne pourrons la vivre tous les jours qu’en refaisant contre le désordre actuel une société complète : une économie, un droit, une politique.

ESQUISSE D’UNE HISTOIRE DU SENTIMENT DE LA NATURE

Nous sentons donc qu’il y a un rapport plus ou moins étroit entre la situation actuelle et les formes du sentiment actuel de la nature ; la meilleure méthode pour arriver à saisir ce rapport, c’est d’abord de voir dans quelle mesure le sentiment de la nature s’est modifié dans le passé, ensuite de bien définir toutes les manifestations actuelles, personnelles ou sociales, de ce sentiment.

Que les moralistes ne nous opposent pas qu’il s’agit d’un sentiment personnel toujours identique à lui-même : le sentiment de la nature avec un grand S ; nous connaissons cette catégorie de gens qui se rassurent en pensant que l’homme sera toujours l’homme. Ce sentiment est profondément personnel et si son intensité et ses manifestations présentent des caractères communs chez les personnes d’un même pays et d’une même époque, c’est parce qu’elles ne vivent pas hors du temps ; en ce sens, il est légitime de parler du sentiment de la nature dans la Grèce antique ou ailleurs. Si l’étude de ces sentiments a un intérêt pour nous, c’est que nous pensons qu’il exprime son temps, que si par exemple il est aujourd’hui d’une force sans précédent, c’est qu’il exprime un état de fait sans précédent. Étudier le sentiment moderne de la nature, c’est le voir naître avec la civilisation industrielle, s’exaspérer contre elle, esquisser son histoire, c’est rechercher en quoi certains progrès de cette civilisation entrent en conflit avec nos besoins essentiels. C’est donc préciser les causes profondes de la révolution personnaliste en les distinguant des conflits de la superstructure politique qui effleurent seulement notre vie quotidienne. En amenant ce sentiment à la surface, à la conscience, en lui demandant ses désirs, nous ébaucherons certaines institutions révolutionnaires. Enfin, en étudiant comment il a été utilisé à des fins politiques ou pédagogiques, nous l’arracherons à ceux qui veulent l’utiliser, pour le faire servir à une révolution qui, en l’employant comme moyen, voudra accomplir ses fins.

Le sentiment de la nature dans l’Antiquité et au Moyen Âge

Pendant longtemps, la société n’a été qu’une lumière perdue dans l’obscurité sans formes où pointent les yeux de tous les démons : celui de la crue, celui de la peste, celui du Tigre ; certes il ne pouvait être question du sentiment de la nature puisque les outils eux-mêmes étaient des branches ou des os. Puis les forêts ont reculé, n’ont plus formé qu’une ligne noire à l’horizon des défrichements, les labours s’étendirent à perte de vue, ce n’est plus la forêt qui a assiégé les champs mais les champs qui ont cerné la forêt ; année par année, sa tache verte a décru jusqu’au jour où enfin le dernier bosquet fut entouré de barbelés et un fonctionnaire d’État a planté un écriteau « forêt primitive – défense de toucher sous peine d’amende ». C’est en fonction de cette histoire, non pas en fonction des sources littéraires, que le sentiment de la nature s’est modifié.

Lorsque les hommes ont cessé de vivre de chasse et de pêche, qu’ils se sont installés dans les villes pour y trafiquer et qu’ils ont amoncelé dans les villes les trésors de leur culture, ils ont regretté les frondaisons majestueuses et les prés fleuris de l’âge d’or. Car, lorsque assis devant le pas de leur porte, les boutiquiers rêvaient au Paradis, ils ne pensaient pas du tout à une ville mais à un beau pays où ils n’entendraient plus le tumulte de la rue et le pas de la garde royale sur la place voisine. Quant aux Grecs, bien que citadins, ils sont restés gens de mer ou paysans. Il serait bien difficile de parler du sentiment de la nature chez Aristophane, bien qu’il soit le poète de la vie courante des Grecs ; pour l’évoquer, ce n’est pas de lui qu’il faudrait parler, mais des anguilles du lac Copaïs, du marc d’olives, du miel et des fagots de bois mort. Là où la vie est bien près d’être naturelle, il ne saurait guère être question de « sentiment de la nature ».

Celui-ci apparaît bien plus nettement dans la société romaine : la « société », non le monde romain. En effet, dans une même société, le genre de vie varie beaucoup selon les classes, et seule une minorité peut jouir du confort que procure la technique. Le mot « barbare » fait frissonner les belles dames, mais il n’avait pas de sens pour les millions d’hommes pour lesquels la paix romaine ne signifiait que la certitude d’être à jamais attachés à leur condition ; pour les classes populaires, il est bien évident qu’il ne saurait être alors question d’avoir la nostalgie de la nature. C’est à l’aristocratie que Tacite pense lorsqu’il oppose aux vices de Rome les vertus des tribus germaines vivant au milieu des forêts.

L’excellente administration romaine avait donné à la haute société un confort suffisant pour créer chez elle des goûts qui se rapprochent des nôtres. Le tourisme apparaît sous les Antonins, il s’incarne dans Hadrien et c’est déjà un fort modèle de bourgeois que cet homme qui, après avoir parcouru l’Empire, fit reproduire en réduction dans ses jardins de Tibur les monuments et les sites célèbres qu’il avait visités : quelque part du haut d’un rocher artificiel surmonté par la grande pyramide, une cascade tombait dans un bassin rempli de poissons rouges. Il ne s’agit là que de faits isolés, car le développement technique n’a pas correspondu au développement politique de l’Empire ; le christianisme a été en partie une protestation contre une civilisation trop raffinée ; que l’on pense à l’impression que devaient faire sur des lecteurs de Cicéron les pages de l’Évangile et de la Bible, qui est un livre non de citadin mais de paysan ; rappelons-nous la parabole du lys des champs.

Contre la culture antique, les chrétiens ont été les alliés naturels des barbares. Mais l’Empire disparu, les planchers des bureaux s’effondrèrent, les ronces les envahirent et les bons empereurs, les fonctionnaires méticuleux devinrent les fantômes de leurs ruines mal famées ; les forêts repoussèrent et les loups menacèrent à nouveau les campagnes ; aussi le Moyen Âge a eu plutôt la nostalgie de l’ordre imposé par Rome que celle de l’âge d’or. Serfs, moines, chevaliers et bourgeois en lutte pour rebâtir une civilisation étaient trop occupés pour penser à autre chose, et lorsque, sous les grands papes, la cité chrétienne fut près d’être réalisée, personne ne pensait à glorifier le paysan ou la vigne, ce qui n’empêchait pas les ceps de grimper dru sur les colonnes des cathédrales.

Naissance du sentiment moderne de la nature : XVIIIe siècle et romantisme

La société moderne commença à s’urbaniser dans les cadres nationaux ; moines ou chevaliers, las d’évangéliser, déposèrent leurs armes, commencèrent à fréquenter les salons et à rêver bergeries et pastorales, sans pour cela encore s’enthousiasmer pour de vrais moutons. Il faut attendre le xviiie siècle pour trouver un sentiment de la nature qui s’exprime par la revendication d’une vie différente de celle imposée par la société existante. Rousseau le premier posa le problème philosophiquement, comme cent ans plus tard la Révolution industrielle allait le poser existentiellement.

Pour bien comprendre la réaction de Rousseau, il faut imaginer le milieu où il a vécu ; un homme d’origine relativement populaire qui a mené une vie parfois misérable entre brusquement en contact avec la société la plus raffinée. Lorsqu’en 1750 Rousseau publie son Discours sur les sciences et les arts, il commet une erreur d’optique, très fréquente chez les intellectuels : il ne voit que la société cultivée dans la société de son temps. Le discours s’adresse à quelques milliers de Parisiens et non aux millions de paysans français dont beaucoup encore mènent une vie qui n’a pas changé depuis des siècles ; le discours de Rousseau répond à un besoin de retour au primitif qu’éprouvent toutes les sociétés très raffinées.

Par certains côtés, le réveil de la sensibilité, le dégoût du scepticisme voltairien est un phénomène analogue à l’hitlérisme ; si Voltaire est un bourgeois conservateur, Rousseau le grand écrivain révolutionnaire est aussi un réactionnaire par rapport au rationalisme voltairien. Il a attaqué la culture, il a déchaîné les « forces obscures » ; parce que toute révolution est aussi une réaction, une négation de certains progrès accomplis par la société adverse. Il est inexact de situer la raison à gauche, la nature à droite, parce que dans toute révolution, les « forces obscures de la nature » déchaînent la logique de la raison. Nous avons dit plus haut que Rousseau avait posé le problème philosophiquement ; en effet, pris par sa logique, il a opposé dans l’absolu la Civilisation et la Nature. Sa thèse est exacte logiquement : c’est dans la mesure où l’homme se civilise qu’il devient un être artificiel ; Rousseau a donc beau jeu en ruinant la civilisation au nom de l’homme naturel. Ses adversaires l’ont attaqué sur le même terrain ; à la nature violente et hostile, ils ont opposé la Civilisation avec un grand C et ils ont montré irréfutablement que sans elle l’homme ne serait qu’une bête traquée. Ces deux raisonnements logiques n’ont qu’un tort, c’est de donner raison aux deux adversaires, comme il arrive parfois lorsqu’une question est posée sur le seul terrain philosophique ; ce n’était pas à Rousseau ou à ses adversaires de poser la question, mais à l’histoire. Les deux raisonnements sont justes : trop civilisé, l’homme disparaît, sans la civilisation, l’homme est sans force, dilemme sans issue rationnellement parlant. La seule solution étant une société qui oppose civilisation et nature, la seule question qui se pose alors c’est de savoir si, hic et nunc, l’homme risque de devenir une bête dans la nature ou un rouage dans la machine sociale. En 1750, Rousseau avait raison pour l’aristocratie, tort pour les paysans. En proclamant la nécessité d’une vie plus naturelle, Rousseau a déchaîné contre le scepticisme voltairien de la haute société les forces primitives indispensables à la révolution de 1789.

Il est facile d’opposer au romantisme (sentiment du passé) le mythe 1789 (raison-progrès). La mystique de la bonté de la nature humaine a un double aspect : le mythe du progrès indéfini auquel s’oppose au contraire le mythe du bon sauvage que la civilisation corrompt, et certains révolutionnaires de cette époque ont été les défenseurs intransigeants d’une cité ascétique.

Ce n’est sans doute pas par hasard que c’est dans l’Angleterre du xviiie siècle, alors en plein essor économique, où apparaissent déjà certains aspects du monde actuel, que le sentiment de la nature se manifeste avec le plus de force ; il y échappe dès le début à la stérilité des effusions sentimentales pour dénoncer les vices d’une société trop riche. Cet état d’esprit n’est pas propre à un parti. D. Defoe est whig, Swift est tory, mais aux vices de l’Angleterre, tous deux indiquent le même remède : le retour à la nature. Plus de grandes guerres et de grands travaux. Robinson seul dans son île refait du feu, construit une maison, se retire sur une montagne pour rendre grâce au Seigneur ; que l’on n’objecte pas qu’il s’agit là de misanthropie, car seul l’homme solitaire peut éprouver la joie qu’éprouve Robinson lorsqu’il découvre son prochain : le brave Vendredi. Swift va plus loin encore et son dégoût de la civilisation le pousse au mépris des hommes ; aux combinaisons sordides des politiciens de Lilliput, il oppose la tranquillité de l’île des Houyhnhnms, où gouvernent non des hommes, mais des chevaux. Si ces œuvres nous touchent encore, c’est moins par l’art avec lequel elles sont écrites que par les sentiments qu’elles éveillent en nous.

Elles demeurent une protestation contre une société toute-puissante, sûre de ses réussites auxquelles il ne manquait même pas la religion pour avoir une bonne conscience parfaite. Et parce que sa civilisation, ses docks, ses usines, ses banques, son aristocratie commerciale n’ont pas cessé de grandir, nous éprouvons la révolte de Swift ; une fois par an il nous faut fuir, comme Robinson, vers quelque île déserte. Ils nous rappellent que ce n’est pas la civilisation qui en fin de compte fait l’homme, mais l’homme la civilisation, que lorsqu’elle devient trop lourde, il s’affaiblit et devint la proie des déterminismes sociaux, car ceux-ci ont pour eux l’inertie tandis que lui ne peut vivre qu’en continuant contre elle l’antique combat livré contre la nature.

Le sentiment de la nature a fait une entrée bruyante dans la littérature avec le romantisme ; on nous a enseigné à confondre sentiment de la nature et romantisme, pourtant la faiblesse du sentiment romantique de la nature provient précisément de ce caractère littéraire. Robinson, à la fin d’une journée de dur travail, admire l’œuvre du Créateur. René descend de calèche, médite devant le lac et rentre chez lui. Cependant, les aspects du sentiment de la nature chez les romantiques sont significatifs : leurs héros ne recherchent plus les paysages modérés de Rousseau, il leur faut pour être émus le spectacle des forces brutales déchaînées, l’orage, le vent, la haute montagne, le désert. Ce heurt qui s’atténue entre l’homme et l’objet, le romantisme le recherche, mais seule la tempête déchaînée, l’avalanche peut désormais menacer et émouvoir l’homme : de sentimental, l’amour de la nature devient dramatique.

Le sentiment de la nature dans la littérature contemporaine (Thoreau, Kipling, Lawrence, Giono, Ramuz)

La médiocrité du sentiment de la nature chez les romantiques tient à ce qu’il n’est qu’émotion devant un paysage. « Méditations poétiques » devant une nature supposée faite à l’usage des émotions humaines. Enfin Vigny protesta contre cette débauche de fausse sensibilité. Il osa déclarer la nature indifférente à l’homme, mais s’il proclama l’opposition entre la nature et l’homme, il ne s’aperçut pas que c’est de cette tension que naît la richesse du contact de l’homme et de la nature, parce que seules les sources glacées de la nature permettent à l’homme d’échapper à une civilisation humaine, trop humaine. Désormais, le sentiment de la nature est un besoin de lutter corps à corps avec elle, les hautes cimes ne servent plus de fond aux intrigues, l’homme pénètre dans la montagne et l’amour de la nature s’exprime par une action dramatique ; à l’homme civilisé, il faut un pays hostile, animé par de mauvaises intentions contre les hommes ; les aiguilles les plus noires et les plus méchantes, le vide du Sahara, les montagnes de pierre du Maroc avec leurs populations guerrières couleur de terre, tellement inhumaines qu’elles ne sont qu’une des cruautés de l’Afrique au même titre que le soleil ou le vent.

Sous cette forme, il se manifeste aujourd’hui dans la vie courante, mais il a aussi inspiré une tradition littéraire, surtout dans la littérature anglo-saxonne, car il y trouvait les conditions les plus favorables pour se développer. Dans les autres pays européens, les revendications révolutionnaires ont pu s’exercer dans le cadre de certains partis politiques, la révolution se fait contre le gouvernement, mais non contre la société. En Angleterre et en Amérique au contraire, le sentiment révolutionnaire inexistant dans les masses ne s’en développait qu’avec plus de violence chez certaines personnes et les dressait contre la société, non contre le gouvernement. D’où la profondeur des critiques de la littérature non conformiste anglo-saxonne, qui exprime des revendications qui n’ont pas eu à se soumettre aux compromissions de l’action révolutionnaire, révolte saisie au jaillissement même de sa source. Ainsi, les grands écrivains non conformistes ont été très fréquemment des révoltés et de grands poètes de la vie naturelle.

Il ne saurait être question que de mentionner les plus significatifs : les Américains H. D. Thoreau, Whitman, après eux J. London ; ces écrivains ont exalté l’Amérique qui se fait contre l’Amérique faite, l’Amérique des pionniers contre l’Amérique des affaires et des pasteurs puritains, son réseau dense de chemins de fer et de conventions morales. Et aujourd’hui, tandis que la masse essaie de calmer sa nostalgie de vie naturelle par le camping et la pêche à la truite dans les parcs nationaux, les intellectuels regardent volontiers vers les solitudes du Nord ou le Mexique ardent à vivre ; s’il leur arrive de parler de leur pays, ce n’est que pour critiquer la médiocrité de ses vices.

Le seul grand conformiste anglais, Kipling, est un écrivain de la nature ; ce n’est pas par hasard, l’exaltation de la nature, c’est le non-conformisme de Kipling. Il n’y a pas d’accord possible entre Le Livre de la jungle et les bâtisseurs de ponts, Mowgli n’est pas un ingénieur, c’est l’homme seul et libre dans cette forêt où enfants nous avons tant désiré pénétrer : les préceptes qu’il écoute ne sont pas émis par des professeurs d’Oxford mais sifflés par Kaa le python ; lorsque Mowgli s’approche des sociétés humaines, c’est pour y trouver enfin le vice, l’ankus de métal précieux pour lequel les hommes s’entre-tuent, et les éléphants doivent se ruer sur le village pour anéantir le péché : Kipling peut exalter l’Empire, mais que pèse l’Empire aux yeux de ce haut fonctionnaire, lorsque, abandonnant son poste, il se retire pour méditer dans les montagnes de l’Himalaya ? Les bâtisseurs de ponts sont des garçons bien sympathiques avec leur clair regard, leur énergie, certes bien supérieurs aux parlementaires bavards, mais que sont-ils en face de l’ermite montagnard qui, par le poids de sa réflexion, empêche l’écroulement de la falaise ?

Le salut au drapeau britannique est une cérémonie de cirque à côté de ce que Toomai a pu voir dans la nuit de la jungle. Il peut sembler bizarre de rapprocher D. H. Lawrence de Kipling. On les situe d’habitude aux deux extrêmes de la pensée anglaise. Et pourtant, sereine chez Kipling, violente et tourmentée chez Lawrence, la même idée s’exprime en eux, regret d’une vie rude chez Kipling, regret d’une vie naturelle chez Lawrence. Un rationaliste intelligent pourrait très bien les cataloguer tous deux sous l’étiquette de fasciste.

Entre les héros passionnés de Lawrence et le rude broussard de Kipling, il y a un degré de parenté. Lorsque Kipling proteste contre les grands mots, lorsqu’il regrette la fin des rapports de subordonné à chef, il proteste contre les formules qui se substituent aux rapports d’homme à homme et ils ont instinctivement tous deux une sympathie pour la violence, vice de primitifs, et le dégoût de l’hypocrisie, grand vice des civilisés, parce que, plus que les vertus, il est absolument nécessaire au maintien de l’ordre social. Contre un monde où l’action directe devient impossible, contre ses mœurs dévirilisées, ils défendent tous deux un ardent désir de vivre.

L’œuvre de D. H. Lawrence peut se résumer en une lutte contre l’hypocrisie, une lutte contre la civilisation identifiée à l’hypocrisie ; par là il est peut-être un écrivain isolé en son temps mais il se rattache à la tradition du non-conformisme anglais ; à la tradition chrétienne qui veut voir dans l’hypocrisie non pas un petit défaut secondaire, mais le péché par excellence. Moralistes, polices et gouvernements s’attaquent à l’adultère, au vol et au crime, car ces vices sont dangereux pour l’ordre établi, ils feraient au contraire de l’hypocrisie un défaut mignon comme la gourmandise ; car ils n’osent pas s’avouer que c’est dans la mesure où une société se perfectionne que l’hypocrisie la pénètre ; même lorsque, comme en Angleterre, l’hypocrisie s’appelle idéalisme ou libéralisme.

Les révolutionnaires au contraire doivent toujours attaquer l’hypocrisie pour ruiner les mauvaises raisons de la société. Isolé par ses idées, par sa maladie, en face de l’ennemi innombrable, Lawrence attaque avec la violence d’un homme qui sait la partie perdue d’avance ; il ne pouvait bouleverser l’idéalisme hypocrite de la bourgeoisie anglaise que par un acte de provocation. Les théories de Lawrence sont absurdes si l’on oublie que contre tant de politesse, de baisemains, de napperons brodés et de pinces à sucre, il fallait faire de la casse, et seul lui apparut assez brutal pour exprimer la spontanéité à l’état pur, l’acte sexuel.

L’Amant de Lady Chatterley est une bombe intellectuelle dont la raison d’être est précisément la puissance d’explosion ; placer ce roman hors du temps et du lieu où Lawrence a vécu, c’est le rendre absurde. Livre anormal peut-être, mais parce que l’homme sain dans un monde désaxé devient un anormal. Prenons Le Serpent à plumes où sa pensée s’exprime sous une force moins particulière ; c’est l’histoire de deux Mexicains qui soulèvent leur pays, détruisent la culture artificielle importée d’Europe, et le font à nouveau communier avec les forces obscures de sa race et de son sol. Il s’agit de supprimer une civilisation qui détache l’homme du réel, le divertit des vérités dans lesquelles il trouve sa limite : le sexe et la mort. En nous éblouissant par les succès de sa technique et les chefs-d’œuvre de sa culture, en raffinant sans cesse l’organisation sociale, la civilisation occidentale veut nous faire oublier le tragique de notre vie, elle veut abolir nos conflits. D’autre part, ses prestiges s’accommodent mal de ces deux vérités élémentaires : l’être humain se reproduit par accouplement et, au bout d’un temps assez bref, il claque. Le bourgeois n’est point né, il ne fait point d’enfant et il ne meurt point, c’est ce qui le rend si sûr de lui-même. Proclamer à nouveau dieux de l’humanité Quetzalcóatl, le sexe, et Huitzilopochtli, la mort, quel coup porté aux gens d’ordre et aux admirateurs du progrès !

La nature de Lawrence est une forêt tropicale féconde et cruelle qu’il regrette avec le désespoir d’un malade qui conserve en lui le souvenir des fumées d’usines de son pays natal. Ramuz et Giono, écrivains paysans, la sentent menacée, mais ils n’ont pas encore perdu la joie de vivre, le pays de Vaud et la Provence ne sont pas encore le Lancashire.

La littérature française, peut-être à cause de son origine parisienne, est longtemps demeurée une littérature de salon qui ne connaissait que l’homme et la société. La nature n’y jouait qu’un rôle secondaire, c’était le décor fade de ses intrigues amoureuses, le clair de lune au-dessus de la baie de Naples, le palmier en pot qui surplombe le canapé où le couple éternel poursuit sa lutte. L’admiration d’une nature étrangère ne l’anime pas, ses écrivains sont de subtils psychologues, mais ils sont fermés au monde extérieur ; s’il leur apparaît c’est sous la forme politique, le paysage finit par militer. On sait l’abus qui a été fait des « collines inspirées » et des « coteaux-si-modérés-de-la-doulce-France ».

Ce n’est qu’après 1918 que naquirent des œuvres littéraires animées d’un esprit très différent. Leurs auteurs sont originaires des pays les plus particuliers de langue française (Ramuz au pays de Vaud, Giono en Provence) : le propre de ces écrivains, à la différence de la plupart de nos grands auteurs, est d’être de quelque part ; pourtant, c’est parce que ces œuvres sont profondément étrangères qu’elles sont profondément actuelles. Les préoccupations qui agitent Giono et Ramuz ont un sens révolutionnaire plus profond que les cas de conscience des écrivains parisiens. Lewis et Irène peuvent voyager en avion, prendre des cocktails et jouer au golf, ce sont eux qui sont hors de leur temps, non les héros de Giono et de Ramuz qui en sont suffisamment dégagés pour le voir venir.

À l’origine, il y a Ramuz. Ramuz est dominé par le sentiment de « l’étrangeté » de la nature. Le sentiment du temps, le sentiment de l’objet, le sentiment du lieu. La terre est un amoncellement de trésors : des cailloux de quartz, des facettes de glace où éclate en flèches la lumière, des terres grasses constellées de cristaux, des animaux à fourrure, des graines de toutes formes, du vin d’or dans un verre, du lait crémeux dans un pichet de grès peint. Et l’homme qui, à force d’observer les signes, voit les trésors cachés, l’homme qui se heurte à la dureté des objets, c’est l’homme qui possède et n’est point possédé, c’est le paysan.

Le sentiment de la nature chez Ramuz a fini par aboutir à une conception de l’homme et à une conception de la société. De petites sociétés locales basées sur la culture, la famille et la possession directe du sol. Mais il manque à Ramuz, comme aux paysans, le sens d’une mission révolutionnaire. Il a mauvaise conscience en défendant la paysannerie car il croit défendre une cause perdue. Ramuz dit : « la nature à droite ». Mais la nature n’est pas plus à droite qu’à gauche, la nature existe, rien de plus ; ce qui a un rapport avec certaines conceptions politiques, c’est une certaine conception de la nature. Et même, à moins d’imaginer une droite idéale qui n’existe pas, est-il juste de placer à droite la défense de la vie naturelle et Rousseau ? Pas de doctrine plus sèche et plus dénuée d’esprit paysan que le rationalisme maurrassien qui, dans plusieurs pays, forme la base de l’esprit de droite.

Ramuz sent bien que la société paysanne est condamnée, si la civilisation actuelle continue à se développer ; il est assez honnête pour voir que cette question dépasse l’opposition classique entre la ville et la campagne, que les villes pourront cesser de s’accroître, mais que, par le machinisme, la rationalisation des cultures, la TSF et le journal, les paysans pourront devenir des citadins sans quitter leurs champs. Mais la profondeur de ce mouvement l’effraie ; poussé par ses sentiments à la constatation de l’abîme d’une situation révolutionnaire, il recule devant lui et refuse la lutte.

Giono, bien qu’écrivain de gauche, est de la même lignée que Ramuz, mais nous ne trouvons pas le même renoncement chez lui. L’esprit de révolte est plus vif chez le paysan provençal que chez le montagnard vaudois ; surtout, le paysan provençal sait par expérience que la société actuelle ne le laissera pas tranquille dans son village. Il a fait la guerre, il n’aperçoit pas les conséquences de la civilisation née du profit capitaliste comme une nuée menaçante à l’horizon, il les a vues face à face en 1914. Les aspects matériels de la civilisation actuelle : la grande ville, la guerre de destruction, ont frappé Giono, son pacifisme l’a attaché aux milieux de gauche ; mais tandis que la gauche voyait dans la guerre le résultat d’une conspiration d’intérêts, Giono allait plus loin et mettait en cause la civilisation : son mépris des vraies richesses. Giono avait sans doute à gauche une situation un peu fausse, mais les fatalités du monde actuel ne tardèrent pas à acculer les soi-disant révolutionnaires au bellicisme ; ce jour-là, Giono redevint ce qu’il était vraiment, un indépendant qui défendait une conception révolutionnaire nouvelle. Il ne s’est pas contenté d’écrire des livres, il n’a pas eu peur d’aller jusqu’au bout de ses idées et la valeur de l’expérience qu’il tente aujourd’hui dans la communauté de Manosque est en fonction directe de la profondeur de son sentiment de la nature.

Le sentiment de la nature vulgaire. Les mythes du marin, de l’aviateur, de l’officier saharien, de Tarzan

Or, ces sentiments n’ont pas été des sentiments exceptionnels avant de se diffuser lentement dans la littérature populaire, le théâtre et le cinéma ; ce qui prouve bien qu’il ne s’agissait pas là d’idées inactuelles mais d’une pensée commune à tous les hommes de notre temps, que les écrivains se sont contentés seulement d’exprimer avec plus de netteté. La critique littéraire dévoile ce sentiment ; l’exégèse des lieux communs va nous montrer quels sont les mythes populaires qu’il aime.

Nous parlerons d’abord de la fuite vers les « Isles ». Depuis la fin du xixe siècle, combien d’écrivains ou d’artistes ont quitté l’Europe non plus pour une croisière d’été mais pour toujours : Rimbaud part en Abyssinie, Gauguin s’établit à Tahiti, suivis par combien d’autres Français, Anglais ou Américains ? Le goût de l’exotisme n’est pas la raison essentielle de ces départs, car ils partent pour toujours pour échapper à des conditions sociales qui leur sont absurdes. Au lieu de se révolter, ils s’en vont vers ces îles qu’aucun parti révolutionnaire actuel ne leur fait entrevoir dans une utopie, car toutes les révolutions modernes se traduisent par l’oppression plus grande d’une société identifiée à l’État sur les personnes. Ils fuient au fond pour les mêmes raisons que les anciens pionniers, parce que la vie leur est impossible dans leur pays natal et qu’ils ne peuvent pas espérer imposer leur façon de voir : le bonheur, non pas dans plus de richesse mais dans une vie plus simple en contact avec les forces de la nature. Les marins voguaient autrefois vers les îles Fortunées pour y trouver des fruits abondants conquis sans travail et des femmes qui se donnaient sans mêler à cette affaire le gouvernement de la république et le bon Dieu ; aujourd’hui ils vont à Rapa ou Moorea dormir au soleil loin des centres de vie économique intense.

Et les foules rêvent de même : Pagnol peut faire dire sans invraisemblance à un fils de bistrot marseillais : « Ah ! les îles Sous-le-Vent » ; vers 1930, une série de films américains dont l’intrigue se passait dans les îles du Pacifique (Moana, Ombres blanches) obtint un très grand succès. Chaque film reprenait le même thème : bonheur des hommes vivant perdus dans la nature, groupés en sociétés peu nombreuses sans dieux écrasants qui exigent la peine et le sang des hommes : pas de Progrès, pas de Nation, pas d’Argent, pas de Morale. Il suffit d’étendre la main pour cueillir les fruits mûrs qui pendent aux arbres, chacun vit naturellement dans l’innocence, sans péché, au jour le jour. Mais ces îles sont des asiles précaires, et le film se termine sur l’arrivée du commerçant et du missionnaire qui viennent mettre fin au paradis.

La foule des spectateurs admire certains types d’hommes qui mènent encore cette vie qui lui est refusée : marins, aviateurs, alpinistes, officiers marocains, non pas tels qu’ils sont, mais leurs images cristallisées en quelques mythes très simples.

Le marin est le mythe le plus ancien, une littérature d’officiers de marine (Loti, Farrère) l’a fait connaître au public français. L’évolution de ce type depuis la fin du xixe siècle correspond à l’évolution des formes du sentiment de la nature dans les masses. À l’origine (dans les romans de Loti par exemple), le marin est d’un caractère très gentil, volontiers contemplatif : il passe des journées entières à regarder la mer ; puis, avec Conrad et ses imitateurs français, le marin se décide à se mettre au travail, la foule admire en lui non plus l’amant de la nature, mais l’homme qui mène une vie rude contre les flots déchaînés. Le vieux marin avec son brûle-gueule et sa peau tannée est une leçon d’énergie pour les visages pâles de la terre ferme, et son goût naïf pour l’alcool et les femmes est une revendication contre les hypocrisies de la morale bourgeoise.

Mais la foule admire maintenant l’aviateur ; Parsifal qui vit bien au-dessus des bassesses de la vie terrestre ; l’aviateur lutte aussi contre une nature plus dangereuse que l’Océan ; alors que le marin devient de plus en plus mécanicien, l’aviateur reste un navigateur qui doit compter avec le froid, le brouillard, les montagnes ; il semble être une des créatures venues de ce ciel étoilé où de tout temps fut placé le Paradis.

La vie naturelle a forgé le marin et l’aviateur, elle a forgé aussi l’alpiniste, ce grand garçon brun aux yeux bleus et l’officier colonial. L’officier colonial est un type très répandu dans les films et les romans patriotiques. Chaque nationalisme a son héros colonial : l’officier saharien français, l’homme du Nord est anglais ; rien ne les distingue d’ailleurs. Lorsque le romancier Peyré présente aux cinéastes français le scénario de L’Escadron blanc qui décrivait la vie de nos méharistes, les producteurs français refusèrent parce qu’il n’y avait point de rôle féminin. Alors Peyré proposa son scénario au metteur en scène italien A. Genina qui l’accepta et n’eut qu’une chose à faire pour exalter le patriotisme italien : transformer ce méhariste saharien en méhariste libyen. Les bons patriotes français poussèrent des cris sans s’apercevoir du ridicule de cette aventure, de cet héroïsme colonial français ou italien selon les circonstances. Le héros colonial n’appartient à aucune patrie parce que les mêmes raisons poussent les citadins italiens ou français à l’admirer ; ce sont les mêmes petits jeunes gens à imperméable de soie grise qui viennent s’entasser dans les salles obscures de Paris, de Londres ou de Milan, ils sentent tous que l’homme qui vit sans femme face au désert leur est supérieur parce qu’il possède toute sa vie ce qu’ils ne connaîtront jamais : l’espace, le silence et la méditation. Comme autrefois, ils admirent les ascètes qui ont pu fuir Rome et se retirer au désert ; car la France ou l’Italie n’est qu’un prétexte, ce pourrait être tout aussi bien l’Allemagne ; ces officiers ne sont pas des militaires mais des saints qui vivent dans leur poste comme autrefois Siméon sur sa colonne, et comme la nature où ils vivent est la plus élémentaire, sans arbres, sans eau, ce sont des puritains auxquels il ne manque même pas la tentation de la femme, qui vient toujours essayer de détourner du droit chemin le vertueux ermite.

D’autres ne résistent pas à l’appel du désert, ils partent vers quelque avant-poste de la civilisation. Mais lorsque la dernière tache de dissidence a été réduite, ils voient s’établir un réseau de routes, les cars amènent des troupeaux de touristes qui vont photographier les danses locales des anciennes tribus guerrières, ils voient tout recensé et tout mis en valeur ; alors, dégoûtés, ils vont finir leur carrière dans une petite ville de leur pays, sans comprendre qu’ils n’ont fait qu’assurer le triomphe de ce qu’ils fuyaient (l’Argent et l’Administration) sur les derniers espaces libres et sur les derniers insoumis.

Enfin, toujours au cinéma, Tarzan vint « pour nous rendre supportable l’existence de nos cités surpeuplées » ; lorsqu’il paraît, « le fonctionnaire enfoui dans une avalanche de dossiers sent par ondes une joie grandissante l’envahir aux premiers plans de forêts secouées par la brise… ». Ainsi, ceux qui ne peuvent pas partir en croisière pour les îles du Pacifique « trouvent dans les films exotiques une détente nerveuse. La nature ne refuse jamais ses forces à celui qui les lui demande ».

Les spectateurs américains, après avoir garé leur auto, prennent plaisir à voir Tarzan abattre des avions à coups de flèches, sans voir l’absurdité de cette histoire d’homme primitif née grâce aux machines électriques, aux capitaux des hommes d’affaires et rasés de frais, les ongles passés au polissoir ; ils se calent dans leurs fauteuils confortables et retournent à la nature dans une salle climatisée.

LE SENTIMENT DE LA NATURE ET LA CIVILISATION INDUSTRIELLE

Du tourisme bourgeois au naturisme. Manifestations sociales du sentiment de la nature

Nous avons vu que, au cours du xixe siècle, le sentiment de la nature a non seulement gagné en intensité, mais s’est aussi répandu dans les masses ; il a cessé d’être un sentiment de caractère littéraire pour devenir une des forces qui ont contribué à former la civilisation actuelle. Nous pouvons dès à présent dire que c’est un besoin irrésistible qui répond à l’ampleur prise par la révolution industrielle, une transformation profonde de la sensibilité qui ne peut avoir de raison d’être que parce que la vie quotidienne est en train d’être bouleversée.

Si l’on peut dire que, jusqu’au milieu du xixe siècle, le sentiment de la nature n’a pour ainsi dire pas compté dans la vie sociale, c’est que l’homme jusque-là n’a jamais vécu trop loin de la nature. On peut dire que c’est dans la mesure où un pays, une classe, a vu sa vie transformée par la civilisation industrielle que ce sentiment s’est développé. Il se manifeste avec plus de force dans les classes riches et dans les pays où se développent les conséquences des progrès techniques : en Angleterre, aux États-Unis, en Allemagne, en France. Dans ces pays, la classe « naturiste », c’est la classe bourgeoise, puis, dans l’ordre, les employés et les ouvriers ; au Touring Club bourgeois répondent plus tard les Naturfreunde socialistes ; le Parisien l’éprouve plus nettement que le provincial, Bordeaux par exemple a connu après Paris l’exode du samedi soir. Le sentiment de la nature d’autre part cesse d’être un fruit personnel : des foules considérables partent vers la mer et la campagne. Enfin, le sentiment de la nature devient conscient, les « amis de la nature » se groupent en sociétés, proclament leur conception de la vie, les hommes ne pouvant plus vivre dans la nature que « contre » la vie qu’ils mènent tous les jours : ce sont les mouvements révolutionnaires de la Jugendbewegung et du naturisme.

Le tourisme chez les sociologues

Le sentiment de la nature a d’abord pénétré la classe bourgeoise : les manifestations de ce sentiment peuvent se résumer en un mot : le tourisme. C’est un fait, plus facile à décrire qu’à définir. Il faudrait donner la parole non à un philosophe mais à un sociologue, malheureusement le tourisme était un fait trop vulgaire pour les intéresser ; nous les soupçonnons d’ailleurs d’avoir une villa à Biarritz et, lorsque les conditions nécessaires sont réunies, d’aller voir le soleil de minuit en Norvège ; ils jouent au golf au pied des Dolomites, lorsqu’ils ont fait leurs études à Oxford ; dans ces conditions il est temps que ces messieurs cessent de se pencher sur leurs semblables, en laissant sous-entendre qu’ils sont au-dessus de la mêlée, qu’ils regagnent le troupeau des cobayes parce qu’il est antiscientifique qu’un cobaye porte des jugements sur son espèce. J’espère que l’individu conscient n’aura point peur de pousser la science sociologique jusqu’à ses dernières limites en prenant pour exemple non plus un malheureux, mais un professeur en Sorbonne, grand officier de la Légion d’honneur ; excellents cobayes précisément pour une étude sur le tourisme. Prenons un couple : mâle sans hérédité pathologique, une femelle médiocrement prolifique, examinons-les entre deux périodes d’activité sexuelle. La science maintenant n’a plus qu’à coordonner les effets contradictoires des entreprises de publicités ; un car de l’institut de sociologie les transportera devant le paysage de l’année ; à condition d’insolation égale, les réactions seront égales chez les différents sujets, il ne restera plus à la science qu’à rechercher la constance qui unit ces phénomènes et à l’exprimer par un coefficient. Car c’est là le fait essentiel ; le touriste n’a plus rien d’humain.

Formes du tourisme

Il est né d’un sentiment authentique qui, de personnel à chaque homme, est devenu social et, comme tout le « social » actuel, est entre les mains de la publicité ; c’est elle qui nous le fera connaître. Le tourisme est le domaine où elle a le plus de puissance de suggestion, car le bourgeois n’échappe pas à son destin, qui est de vivre de façon encore plus artificielle lorsqu’il essaie de revenir à la nature. L’homme d’affaires qui écrase un concurrent par une manœuvre de Bourse a une humanité diabolique ; lorsque, habillé d’une barboteuse rouge, il pêche la crevette, il devient inconcevable. Pour étudier ce monde inhumain, il y a seulement à définir le complexe de conditions matérielles et d’intérêts économiques qui expliquent ses aspects.

Famines et migrations ont provoqué les migrations des anciens barbares ; l’agence Havas provoque les mouvements des masses bourgeoises qui, selon le rythme des saisons, montent à la montagne pour faire du ski ou descendent vers la mer pour se baigner. Le hasard des intérêts financiers, des syndicats d’hôteliers ou des sociétés de lotissement les accumule à certains endroits. Une ligne de transports se fonde, un courant de tourisme s’établit, un concurrent la combat et la fait supprimer, le troupeau emprunte d’autres routes.

Nous pourrions multiplier les exemples, ainsi la mode est aujourd’hui favorable aux petits pays. Voici qui s’explique fort bien : dans une économie assez étroite le tourisme peut devenir une ressource essentielle ; l’Autriche, le Portugal, l’Irlande ont donc dépensé plus que les grands États industriels en frais de publicité (directe ou indirecte), d’où de très importants courants de tourisme en direction de ces pays.

Il est peut-être désespérant d’être condamné à étudier un phénomène humain dans un esprit scientifique, il est pourtant exact de dire qu’il est possible de trouver des sources précises : réclames de l’illustré du Touring Club, films de cinéma (la vogue de la Corse il y a une dizaine d’années) ; surtout les affiches des compagnies de chemins de fer. Peut-être le jour où l’on se décidera à donner dans les établissements d’enseignement une culture actuelle fera-t-on expliquer non seulement des textes mais les affiches du PLM, car les philosophies menaçantes courent les rues.

Une rue sous la pluie, mais un employé soulève une tenture, dévoile une échappée sur la montagne neigeuse où se détache un sapin solitaire – un wagon arrêté, un quai recouvert de neige où sont posés un sac et une paire de skis, une vallée se reflète sur la vitre. Faire l’exégèse de ces affiches, c’est prendre conscience de la puissance de la publicité et faire la philosophie du sentiment de la nature auquel elles s’adressent.

Or, toutes ces affiches insistent sur le caractère d’évasion du voyage. Le tourisme est à la bourgeoisie ce que le scoutisme est à l’enfance, la Jugendbewegung à l’adolescence : une tentative ridicule du bourgeois pour fuir sa propre vie. Le tourisme devient ainsi une force ; il possède ses sociétés, sa philosophie libérale idéaliste et matérialiste à la fois, ses capitaux et sa politique, c’est une immense organisation aussi concrète que celle du sport et de la politique. Le tourisme a joué un rôle dans la formation de la mentalité préfasciste, l’amour du passé et le retour à la terre se sont glissés en partie par le biais du respect des arbres et des monuments historiques. Décrire la civilisation actuelle sans tenir compte du tourisme, c’est commettre une grave erreur parce que, dans bien des pays, il joue un rôle plus important que l’industrie lourde ; quelle absurde pudeur chez ces universitaires qui consacrent cinquante pages à l’élevage dans les Pyrénées et une page au tourisme qui est pourtant de loin la ressource principale ! Seulement voilà, le tourisme est futile ; comment attribuer quelque importance à ces déjeuners sur l’herbe, à ces gens qui ramassent des cailloux ou emportent un morceau de glace dans leur mouchoir ?

Il y a cependant des pays où le développement du tourisme a bouleversé les mœurs, plus sûrement que le développement de l’industrie, où les costumes, le ton de la conversation ne s’expliquent que par lui. La région côtière qui s’étend de Bayonne à la frontière espagnole s’est organisée non pas en fonction de la famille basque, de la culture du maïs et de la pêche, mais en fonction de la vue sur la mer. Les bons apôtres peuvent dire que de tout temps on a voyagé et pris des bains, mais ce qu’il y a d’étonnant, ce sont des masses qui voyagent et prennent des bains.

Il n’y a aucun rapport entre le développement de Biarritz et l’homme qui, longeant une rivière par temps d’orage, songe qu’il fait chaud, se déshabille, laisse ses habits sur la berge et se plonge dans l’eau fraîche ; il s’agit maintenant d’énormes organisations et de milliards de capitaux.

Le tourisme est un phénomène social non personnel, il suppose une société organisée d’une certaine façon, en particulier où il y a des vacances, et les vacances sont, autant que je crois, un fait relativement récent. Mais encore, qui s’est occupé de l’origine des vacances ? Nous savons les pensées les plus intimes de César, mais nous ne savons pas si le mot « vacances » pouvait avoir un sens pour un Romain ou un contemporain de Louis XIV.

Pourtant, le fait de ne pas avoir de vacances a certainement été plus important pour eux que les combinaisons des diplomates. Je crois cependant que l’organisation d’époques fixes de vacances est un fait récent, que l’Ancien Régime n’a pas connu de grands déplacements de population vers les plages, de juin à septembre ; les mots « villa », « excursion », « croisière », « heure du bain », avaient alors un tout autre sens.

Dans la société actuelle d’ailleurs, il est des gens qui ne peuvent pas prendre de vacances et c’est un critérium de situation sociale que de pouvoir dire au voisin : « Je passerai août et septembre au bord de la mer. » Le bourgeois se montre au bord de la mer, comme il se montrait à l’église ; la jeune fille aura peut-être l’occasion d’y rencontrer son mari au hasard d’un bain ou d’une partie de tennis ; le flirt de vacances remplit la même fonction sociale que les bals. Comme la classe bourgeoise est subtilement hiérarchisée, il existera toute une échelle de stations balnéaires, la station chic, la station sportive, le trou à instituteurs. Dans une même station, chaque plage aura sa clientèle ; tout le monde sait par exemple qu’à Biarritz le Port-Vieux est la plage des jeunes gens, la grande plage celle de tout le monde, la Chambre d’Amour celle de la Société.

Revenir vers l’hiver et vers la neige devient aussi un acte social. Pendant très longtemps, à part quelques isolés, le ski a été un sport élégant ; ce n’est que depuis deux ou trois ans que, sous l’action de la propagande des chemins de fer et des associations hôtelières, une publicité intense a dirigé des foules vers certains points aménagés de la montagne ; ce qui ne veut pas dire d’ailleurs que le ski se démocratise, c’est plutôt une accession des classes inférieures à certains prestiges de la bourgeoisie, parce que, pour le sens commun, pratiquer le ski et le tennis reste l’indice d’une certaine situation sociale et lorsqu’une activité a revêtu un caractère de prestige social, il est bien difficile de l’en débarrasser. Ce qui le montrerait, c’est la résistance des meilleurs éléments ouvriers à accepter le ski et le tennis comme distraction ; ils y voient instinctivement, malgré les mots d’ordre de leurs partis, comme une tentative d’embourgeoisement ; les employés, au contraire très sensibles aux prestiges de la bourgeoisie, acceptent volontiers. La forme la plus caractéristique du tourisme, c’est aujourd’hui la croisière. Le développement subit des croisières maritimes depuis 1930 s’explique par la publicité souvent subtile des compagnies de navigation (récits de voyage ou romans dans les hebdomadaires, films documentaires, etc.), mais aussi parce qu’elles répondent parfaitement à la conception bourgeoise de la vie : évasion et vie en société ; tout bourgeois est un solitaire affilié au Yacht Club. Le bourgeois conçoit toujours le contact avec la nature sous une forme esthétique : ne pas se gêner et voir un spectacle étonnant qui arrache un frémissement à sa sensibilité diminuée. Ses poètes n’écriront pas cinq vers sur une feuille de peuplier, ils ne mettront pas quatre mois à remonter une vallée de dix kilomètres de long, il leur faudra la cataracte du Niagara ou l’écroulement du cirque de Gavarnie pour être émus. « Levez-vous, orages désirés », s’écrie notre nouveau René ; il tend la main : une goutte de pluie s’y écrase, alors il endosse son imperméable et rentre chez lui.

Le tourisme, déviation bourgeoise du sentiment de la nature

Or, la croisière répond parfaitement à ses désirs ; il n’a pas à s’inquiéter d’un choix, le programme est établi à l’avance selon quelques standards : visitez le Maroc = un palmier, un ciel très bleu ; la Norvège pays des Vikings = un fjord pâle, un ciel gris ; le bourgeois étendu sur un canapé agonise d’un ravissant coucher de soleil = « Ah, voir Naples et mourir ! » D’autre part, la croisière lui épargne tout effort de voyage, respecte son goût du confort et de la vie sociale, son érotisme superficiel ; entre l’admiration des monuments historiques, l’achat des bibelots exotiques, il peut occuper ses moments libres par les plaisirs de la table, les querelles de préséances, et le flirt.

Le sentiment de la nature tel qu’il s’exprime communément dans la classe bourgeoise a subi une double déviation : matérialiste et idéaliste. Le bourgeois revient à la nature pour se reposer ou pour voir un beau spectacle ; la nature, c’est pour lui un jardin public au milieu des terrains occupés par les usines et les champs. De toute façon, il s’agit d’une période qui n’a rien à voir avec sa vie courante : amitiés de vacances, enthousiasmes de vacances, amours de vacances, pendant deux mois le bourgeois se figure qu’il aime, qu’il s’attache, puis le 30 septembre, selon l’expression de M. Martin, il « boucle ses malles et se remet aux affaires sérieuses ».

Ce caractère artificiel apparaît dans les pays où le tourisme sévit, villas en carton rose parodiant le style local comme ces villas de la Côte d’Argent construites en un style lando-basque qui n’a jamais existé. À mesure que l’affluence des estivants uniformise les anciennes mœurs, elle suscite au contraire une recrudescence de pittoresque superficiel, bonnes d’hôtel en bergères suisses, chasseurs en garçons tyroliens, fêtes populaires organisées par les syndicats d’initiative.

Le tourisme finit par dissocier la vie privée et son décor ; l’on aboutit à ce paradoxe que, dans les pays reculés où les mœurs sont bien conservées, les costumes ont souvent disparu, tandis qu’ils reparaissent dans les pays de tourisme international.

Aussi peut-on dire des bourgeois en vacances qu’ils sont alors plus désespérants que lorsqu’ils gagnent leur vie. Le spectacle le plus vide, le plus terrible offert par la civilisation actuelle doit être aux yeux d’un véritable révolutionnaire non pas celui de l’homme d’affaires à son bureau, mais celui du bourgeois, kodak en bandoulière, parce que l’on ne peut même plus dire qu’il est mauvais ; peut-être à son bureau aura-t-il un jour peur de sa condition, tandis que dans sa villa ornée de roses, il n’y a rien à espérer.

Il y a des foules plus effroyables que celles qui s’entassent à heures fixes dans les métros, ce sont les foules de nos grandes plages. La grande ville fait naître un sain esprit de révolte tandis que sous le grand soleil au bord de la mer bleue l’atmosphère est oppressante, c’est la bourgeoisie à nu, l’histoire absurde d’un retour au chaos primitif.

Certains, qui se disent révolutionnaires, songent pourtant à ce spectacle avec plaisir, ils s’indignent seulement en pensant que ces « loisirs » sont réservés aux bourgeois. Prisonniers de la civilisation, marxistes ou fascistes ne les imaginent que sous une forme bourgeoise. Il faut que le peuple à son tour puisse voyager en autocar et en croisière, il connaîtra les auteurs classiques, il verra les grands spectacles de notre territoire national ; après le Front des Français, les jeunes filles de France, les amis de la terre de France. D’ailleurs, le terme même de « loisirs » implique que leur vie sera ailleurs. Qu’il s’agisse des séjours en Crimée, des croisières du Kraft durch Freude, les partis sont bien d’accord là-dessus ; les loisirs doivent être organisés, il n’y aura qu’à transformer les grandes agences de voyages en trusts d’État. Une petite différence : ici les trotskistes, là les Juifs (ne seraient-ce pas les mêmes ?) seront privés d’excursions.

Chasse et pêche

Mais tout le monde ne peut pas mourir sans avoir vu Naples ; la plupart se contentent de gagner les bords d’une rivière ; leur sentiment de la nature se confond avec leur instinct de chasse ou de pêche. Beaucoup d’instincts primitifs de l’homme se sont atténués, mais ceux-là au contraire semblent s’exaspérer ; plus le gibier ou le poisson devient rare, plus le nombre des chasseurs et des pêcheurs augmente. Vous pouvez parler à un vrai chasseur de ceux qui aiment passer la soirée à fumer la pipe et à décrotter leurs pantalons, il ne vous parlera pas du pourpre de l’automne, mais il vous avouera peut-être quel plaisir il trouve à arpenter les labours gelés de bon matin, à sentir la boue collée aux bottes, à contourner « le bois », à prendre le chemin des ormes et à entendre l’aboi des chiens répercuté partout dans la grande plaine. Parlez à un pêcheur d’étang, à un pêcheur de rivière ou à un pêcheur de truites, ils vous diront qu’une truite prise a les reins bleus piqués de rouge, que l’aube est l’heure la plus agréable lorsque les brumes montent de la rivière. L’amour de la nature est un sentiment spontané (un sentiment antérieur aux autres, qui sont acquis) ; ce n’est pas une classe qui a ces instincts, ce sont des hommes.

Pour eux, la nature, ce n’est pas un spectacle ; on ne parcourt pas beaucoup de terrain lorsqu’on remonte un ruisseau pour pêcher la truite, mais il faut connaître chaque souche, savoir le moment des montées d’insectes, être sensible à la direction du vent, frémir d’une ombre, bref, devenir truite soi-même. Les pêcheurs au coup savent qu’il n’y a aucun ennui à rester seul des heures au même endroit, parce que celui qui pêche acquiert une ouïe et un regard plus perçants, que là où un autre passerait sans voir, il voit la lumière changer, des animaux vivants passer sous la surface indifférente de la rivière ; le soir une carpe saute, tombe à plat sur l’eau, la nuit quand il dort il sent encore les ondes de sa chute s’élargir, la queue humide du poisson prisonnier bat ses doigts. La nuit est une anguille.

Ainsi, ils ont beau être citadins, les vrais pêcheurs et les vrais chasseurs sont bien près de redevenir d’authentiques paysans ; pêcher s’apprend par expérience et il faut la même connaissance directe de la nature qui est celle du paysan. Par la chasse et par la pêche, les citadins peuvent mener quelque temps la vie paysanne qui leur manque ; pas besoin de fuir à Tahiti pour retrouver la nature primitive, la Seine coule encore à ciel ouvert dans Paris. Ces hommes qui n’étaient de nulle part connaissent très bien l’étang de Fieux ou la forêt de Vinax et je crois qu’il ne faudrait pas grand-chose pour qu’ils dessinent des carpes ou sculptent des feuilles de chêne sur des bâtons. C’est le seul retour naturel à la nature qui existe encore aujourd’hui.

Les mouvements : le scoutisme, la Jugendbewegung, le naturisme

Nous avons vu que le sentiment de la nature traduit une réaction universelle contre un certain genre de vie, mais dans les cas que nous avons étudiés jusqu’ici, cette réaction demeure inconsciente. Mais les conditions de vie imposées par notre civilisation industrielle devinrent bientôt de plus en plus strictes et elles engendrèrent des mouvements où l’admiration passive des beautés de la nature fut remplacée par la revendication d’une vie dans la nature ; au lieu de masses indistinctes se constituèrent des sociétés nettement définies, armées pour la lutte. Ces différents mouvements (même la Jugendbewegung) eurent un caractère international en réaction contre une civilisation commune aux différents pays, mais partout ces mouvements échouèrent pour être restés dans une demi-conscience de leurs fins.

Il peut sembler étonnant de compter parmi ces mouvements le scoutisme, qui passe souvent à juste titre pour une organisation réactionnaire. Le scoutisme a un double caractère ; officiellement, vu de l’extérieur, il est né des idées pédagogiques d’un général anglais, une entreprise très bourgeoise par son caractère moral, utilitaire et patriotique. Mais intérieurement, les enfants l’ont transformé, l’ont fait renaître du sens de la justice et du goût de l’aventure très vifs à leur âge, c’est une réaction contre l’encasernement et la culture qu’ils sont obligés d’avaler à hautes doses ; les bons scouts sont souvent de mauvais élèves et les chefs savent combien il est difficile d’établir un lien entre l’activité du scout dans la troupe et en classe.

Dans le scoutisme s’opposent l’esprit révolutionnaire des enfants et l’esprit conservateur des éducateurs ; les scouts y voient une société idéale, un ordre de chevalerie dont les membres sont unis par un costume, des rites, une camaraderie. Les deux grandes forces du scoutisme sont l’instinct de justice de l’enfant qui ressent confusément l’injustice et son goût pour une vie libre et rude. La nature est beaucoup plus que le cadre de la vie scoute, certains camps finissent par s’identifier avec certains pays particuliers ; tout scout sait qu’un feu est à la fois un foyer très matériel qu’il faut savoir arranger pour faire cuire la soupe et la grande flamme dans la nuit noire, centre des scouts qui se tiennent par la main. À ce moment la ville est loin, classes, pays deviennent des mots vagues, ils font partie d’une tribu perdue au milieu des bois. Lorsqu’ils manœuvrent la nuit, les enfants ne jouent pas ; pendant que les chefs dosent l’intrigue de la manœuvre pour développer leur esprit d’observation, les enfants s’attaquent, ils ont peur, ils sont vaincus, ils sont victorieux, ils se donnent entièrement à cette aventure qui recrée un risque qui leur est refusé ailleurs.

Pour les chefs, dans la mesure où ils s’éloignent des enfants par l’âge et par le grade, le scoutisme est un simple mouvement pédagogique destiné à former de bons citoyens ; il ne s’agit pas de créer un monde nouveau, il s’agit de moraliser la société existante ; ces éducateurs se penchent sur l’enfance pour étudier ses réflexes et dévier ses instincts pervers ; ils tiennent des congrès, votent des motions et les grands chefs obtiennent des décorations. Équivoque dangereuse, car pour l’enfant il ne s’agit pas d’un jeu mais de sa vie ; quand on lui propose de partir comme saint Georges terrasser le dragon du mal, il s’apprête à un combat sans merci, il ne se prépare pas à devenir un honnête commerçant mais l’être d’élite destiné à redresser les torts.

La rupture entre les enfants et les chefs finit par se produire au moment de l’adolescence ; à ce moment, le jeune homme, s’il veut continuer le scoutisme, n’a devant lui que deux voies : devenir à son tour un éducateur ou bien quitter le mouvement pour s’embrigader dans des cadres politiques ; et en général l’éducation qu’il a reçue le pousse vers des formations politiques de droite ; le jeune scout fait un Volontaire national. On a essayé, il est vrai, de continuer le mouvement par les routiers, mais on n’ose pas proclamer en termes nets qu’ils ont une mission révolutionnaire ; alors le scoutisme ne groupe plus que ceux qui ont conservé un regret un peu plus ridicule de leur enfance, ils n’ont plus pour activité que les promenades et les bonnes œuvres. Par trahison inconsciente, des chefs mal préparés au combat oublient les nuits passées dans la forêt, ils prennent femme et font des enfants. Ils conservent parfois le sentiment d’une déchéance, les anciens scouts éprouvent une certaine gêne à se revoir. Pourtant, qu’il serait beau de prolonger son enfance non pas en mettant des pantalons courts, mais en décidant le scoutisme à vieillir pour incarner nos rêves de simplicité, de camaraderie et de risque. Que se forme une vraie société, que l’ouverture ne soit plus gratuite, mais qu’elle combatte pour le sort du monde, non pas au risque de perdre la manœuvre, mais au risque de la prison ; que dans la foule incertaine se forment des patrouilles de huit types, la main dans la main : huit de Gascogne, huit de Berry, huit de Catalogne, passant droit leur chemin dans les méandres d’un monde perfectionné.

La Jugendbewegung

Oui, même au risque de notre confort, nous désirons une société où n’avorte pas notre jeunesse, une société naturelle comme la terre, une société sans faux cols, sans livres et sans décorations. Quand ni cinéma, ni journal ne vous divertissent, quand la propagande cesse de penser en nous, nous nous sentons pris de panique devant un monde où nous ne pouvons rien. C’est de cet affolement, du vertige d’une jeunesse qui se voit prisonnière de mécanismes abstraits qu’est né en Allemagne avant la guerre le mouvement de l’adolescence : Jugendbewegung.

Elle est née dans l’Allemagne à un moment où un mouvement révolutionnaire pouvait sembler absurde puisqu’il s’agissait d’un pays en plein progrès économique, d’une nation en bonne voie pour exercer l’hégémonie universelle ; à l’intérieur, une excellente administration, une forte armée, une éducation qui ne laisse rien au hasard, des pères fiers de leur pays, bref une bonne conscience universelle. Certes, dans cette satisfaction générale, il y avait eu une fausse note : la protestation de Nietzsche, mais elle était restée sans écho. Pourtant, si les pères, les chefs de bureau et les colonels étaient sans inquiétude du lendemain, il n’en était pas de même de la jeunesse. Ce n’est pas l’hitlérisme qui a été un mouvement nietzschéen, mais la Jugendbewegung, car sinon la « doctrine » de Nietzsche, du moins son inquiétude, s’est incarnée en elle. La protestation qu’aucun parti révolutionnaire ne pouvait faire, car le développement de l’Allemagne de Bismarck est aussi le développement de la social-démocratie, la jeunesse l’a élevée. Tandis que la social-démocratie était installée en Allemagne, la Jugendbewegung a été un mouvement contre, contre le genre de vie, contre la philosophie, contre la société existante, un mouvement réactionnaire au sens profond du mot. Ce n’est pas parce que tout allait mal, mais parce que tout allait bien que le cri de la Jugendbewegung s’élève contre l’inébranlable organisation ; les casernes neuves, les villes en plein essor, les banques qui augmentent leur capital, les pédagogues sûrs de leur mission.

La révolte de la jeunesse ne va pas dresser système contre système, mais réagir contre la vie courante ; les discours emphatiques des professeurs, l’internat, la caserne, la rue, l’usine, le faux col qui serre le cou ; et comme elle ne prémédite pas, elle laisse naïvement jaillir de sa poitrine le cri révolutionnaire ; sans se préoccuper de l’histoire, elle se laisse enseigner ce qui manque à sa vie : marcher sur la route droite vers l’horizon vide, regarder le ciel renversé dans les flaques, dormir éreinté de fatigue, retrouver le froid, le chaud, la faim, la soif qu’elle avait perdus. Elle veut briser toutes les organisations qui se sont créées, pour faciliter le contact de l’homme aux objets, de l’homme à l’homme ; elle rejette les commodités de la technique parce que la technique s’interpose entre l’homme et l’objet, elle rejette la politique parce que la politique s’interpose entre les hommes, et elle allume à nouveau un feu, remplace le vous par le tu. Elle fuit la ville, rejette tous les carcans, à travers les plaines du nord et les montagnes du sud, les membres de la Jugendbewegung recommencent la civilisation, retrouvent l’ombre de la nuit, les hauts lieux sur lesquels ils viennent en foule se recueillir. Ainsi, tandis que les voies ferrées resserraient leurs réseaux, que l’on construisait les plus grands paquebots du monde et que l’armée bien mise au point se préparait à la guerre, se constituaient hors des villes des groupes de vingt ou trente camarades qui prétendaient ne plus rien connaître de leur temps.

Mais la révolte de la Jugendbewegung ne fut pas assez violente pour devenir une revendication ; par réaction contre l’esprit professoral, elle n’a pas voulu dire ses raisons et revendiquer les droits d’une société à bâtir. Révolte spontanée en dehors des partis politiques, la Jugendbewegung n’a pas voulu se compromettre dans une organisation ; elle a cru que l’ardeur de la jeunesse suffirait, qu’une passion violente, poitrine offerte, abattrait le squelette de métal et d’acier du monde qu’elle détestait ; elle l’a haï, mais n’a pas voulu le connaître. Elle crut aussi pouvoir vivre sa vie à l’écart des villes au plus profond des montagnes, sans savoir qu’il n’y avait pas de zone libre dans l’Allemagne de Bismarck, que, malgré les bois, les services de recrutement iraient un jour la chercher pour la vêtir d’un uniforme, la coiffer d’un casque et la jeter au feu.

Elle se sentait tellement étrangère au monde où elle vivait qu’elle a erré sur les chemins comme un oiseau sauvage, sans chercher à se lier à lui-même par une opposition. La Jugendbewegung a été vaincue parce qu’elle n’a pas voulu, contre la rigueur des vieillards et de leurs techniques, dresser la rigueur d’une société révolutionnaire, elle n’a pas compris que précisément, parce qu’elle est inertie, une société morte ne peut être brisée que par la force, non par la générosité ou le mépris. Mais aussi la Jugendbewegung a commis la plus grande faute que puisse commettre un mouvement révolutionnaire : qu’il était doux de fuir les villes sur la route, de laisser le vent libre fouetter son visage et de se tenir par le bras en s’abandonnant au trouble de l’amour. La Jugendbewegung a joui de ses sentiments révolutionnaires, elle s’est enivrée de chansons de marche, d’airs de guitare, au clair de lune, sans chercher à savoir quel était le commandement qui la poussait à rejeter le faux col et à fuir la ville. Elle a méprisé les vieux sans chercher à les briser ; pendant ce temps, ils souriaient et pensaient qu’il est bon que la jeunesse prenne de l’exercice, ils s’occupaient d’affaires sérieuses et constituaient des stocks, puis, quand le moment est venu, ils ont signé le décret de mobilisation.

L’échec de 1914 avait marqué la fin de la Jugendbewegung ; les jeunes purent remettre sac au dos, revêtir pantalon court et chemise ouverte, ce ne fut plus pour eux-mêmes mais pour servir les partis politiques. Pourtant, nous devons considérer la Jugendbewegung comme un des mouvements qui ont été près d’accomplir une révolution personnaliste et sa mentalité comme le type d’une mentalité pré-personnaliste. Elle a senti les buts de notre révolution, elle a employé certains de ses moyens d’action, elle a compris que l’appel de la grand-route, le désir de revenir vers la nature signifiait aujourd’hui une révolte particulière ; mais elle n’est pas allée plus loin, elle n’a pas compris que, pour vivre sans hypocrisie, il faut abattre la société qui la permet. Le promeneur solitaire devait présenter ses projets de loi et sans doute c’est parce qu’un soir, seul dans la forêt, il n’a pas senti le dégoût du retour à la ville, que sa rêverie n’a pas eu assez d’acuité pour devenir, en face de l’état de fait, un fait.

Un autre mouvement essaie aujourd’hui de régénérer l’homme par le retour à la nature : c’est le naturisme. Il y a bien des tendances naturistes mais une seule exprime nettement un idéal : c’est le naturisme intégral dont nous nous occuperons seulement ici.

Le naturisme a, en commun avec le scoutisme et la Jugendbewegung, plusieurs caractères : recherche de la vie simple, effort pour une certaine franchise de rapports non seulement entre hommes mais entre hommes et femmes. Si les adeptes du naturisme intégral doivent rester complètement nus, c’est parce que le vêtement est le symbole de l’hypocrisie bourgeoise.

Sur ce point, les naturistes seraient sans doute d’accord avec les Wandervogel, mais il y a aussi des différences : les naturistes se recrutent surtout dans les milieux de gauche, beaucoup d’entre eux sont anarchistes, ce qui s’explique fort bien, puisque nous avons vu que tous les mouvements de retour à la nature expriment un anarchisme plus ou moins conscient. Le naturisme intégral a groupé les anarchistes de gauche repoussés par le marxisme des mouvements politiques ; naturisme, camps de jeunesse, voilà l’abcès de fixation des tendances anarchistes que n’a pu détruire la pédagogie marxiste. Dans le naturisme, à la différence de la Jugendbewegung, ont pu subsister les croyances contradictoires, de la bonté de l’homme primitif et du progrès ; le naturisme ne regarde pas vers le Moyen Âge, il aime les paysages tranquilles, le calme des belles journées d’été ; le naturisme ne croit pas que son idéal de vie naturelle aille contre le Progrès, tandis que l’amour de la nature chez les Wandervogel est un sentiment panique : le désir de rentrer en contact avec les forces obscures de la terre. Le naturisme a sans doute plus d’avenir dans les pays latins et anglo-saxons que dans les pays germaniques, du moins sous une forme atténuée.

Pourtant, comme le rousseauisme, l’idéal naturiste est en contradiction avec le mythe du Progrès. Le naturisme qui accepte le progrès ne peut se comprendre que comme une activité secondaire, une période de vie au grand air indispensable à des hommes surmenés par la vie des grandes villes ; le naturisme ne peut se défendre que pour des raisons médicales, il ne saurait se constituer en mouvement autonome.

Ces contradictions nous expliquent que le naturisme ne soit répandu que sous des formes secondaires et que les naturistes intégraux qui prétendent défendre une conception particulière de la vie soient si peu nombreux. Le naturisme intégral demeure une société fermée où des rites (végétarisme) servent à maintenir la pureté de la secte ; ces petits groupes ont une vie intérieure très active mais ils ne progressent pas, parce que, rapprochés de la gauche par leurs idées de pacifisme, de justice sociale, ils défendent un idéal en contradiction avec le mythe du Progrès. Si le naturisme ne prend pas conscience de son originalité, il sera condamné à demeurer un petit contre-courant dans les tourbillons du grand courant de gauche.

LE SENTIMENT DE LA NATURE ET LA RÉVOLUTION PERSONNALISTE

Réaction individuelle et mouvements sociaux, tous trahissent une même insatisfaction, une même difficulté à s’adapter au monde actuel. Lawrence, Giono, la Jugendbewegung poursuivent les mêmes buts que nous allons maintenant essayer de définir. Nous verrons que cette insatisfaction s’exprime par une critique du monde actuel analogue à celle du personnalisme et que les buts qu’ils poursuivent se confondent avec les fins de la révolution personnaliste.

Le sentiment de la nature, revendication d’une vie plus libre

L’homme d’aujourd’hui revient vers la nature parce qu’il est un être vivant et que la civilisation tend à interposer entre lui et le cosmos un appareil qui assure une plus grande protection de l’espèce mais qui atrophie l’animal humain. Il revient vers la nature parce qu’il se sent étranger à la société où il vit ; s’il lui arrive de la sentir ou de la penser, c’est pour se situer en opposition. Sa pensée n’est qu’un ressentiment douloureux : la société s’est constituée en dehors de lui, sans commune mesure d’elle à lui ; cadre abstrait qui méconnaît les particularités des hommes en chair et en os, elle ne tient plus compte de ce qui en eux a existé de tout temps, le corps et l’esprit. Croire que l’exaltation du sentiment actuel de la nature signifie un retour au paganisme, c’est oublier les lieux et le temps où nous vivons, car ce sentiment est une réaction contre une vie trop artificielle.

Si la société a pu se constituer en dehors de l’homme et de la nature comme un monde autonome, c’est grâce à la technique. Par elle, notre univers, de naturel, est devenu « humain, trop humain » ; plus de bois, plus de bêtes sauvages, mais la ville, la campagne, la guerre ou la crise. Les dernières zones de nature libre paraissent condamnées et s’il reste encore des pays sauvages, c’est par un raffinement d’organisation. Cette vie prévue d’avance et parfaitement organisée, c’est donc la technique qui l’a rendue possible en supprimant le contact direct de l’homme et de l’objet. Certes, elle nous a empêchés de courir des risques inutiles, mais dans sa conquête désordonnée, elle tend de plus en plus à supprimer tous les risques, à établir sur terre la domination universelle du confort bourgeois, et, certes, l’homme aurait bien accepté, si vivre était seulement jouir de son bonheur. Mais l’homme ne se sent vivre que lorsque, ayant assuré un minimum de vie, il continue à combattre l’objet parce que ce heurt est pour lui la seule source de création et la seule source de liberté. Il sait bien que si lui est fini, le monde est infini, que sans les eaux, les arbres, les lumières et le système solaire, il ne sortirait pas d’un pauvre monde de représentations géométriques et que s’il n’écoutait pas de temps à autre l’oracle des chênes de Dodone, sa pensée suivrait toujours le même chemin. Il sait bien que, sans une réalité qui lui échappe, sa pensée serait sans cœur et sans poumons, que sa pensée ne serait plus que la silhouette des autres pensées. La technique a un rôle, mais la technique ne libère que des masses : des consommateurs, des Français, des producteurs de blé ; de telles libertés nous traversent, mais la vraie liberté dit « à Toi » et prend par la main.

D’où le sentiment très fréquent d’une oppression que les masses s’empressent de baptiser : marchands de canon, haute banque, communiste ou fasciste parce qu’effectivement elle n’a pas de visage.

En supprimant la lutte de l’homme ou du petit groupe isolé contre la nature, elle a supprimé la part de liberté qui s’incarne paradoxalement dans l’oppression d’une vie naturelle. Dans la société parfaite, il n’y a plus de chance de liberté, parce que l’homme peut tout prévoir pour l’homme et une tyrannie se crée, d’autant plus dangereuse qu’elle ne heurte pas directement nos habitudes et qu’elle peut se glisser au plus particulier de notre vie. Les personnes vivant dans la société moderne ne se heurtent pas brusquement à une volonté personnelle d’injustice, mais subissent un lent étouffement ; alors naît ce sentiment particulier de la nature, désir de solitude et de vie rude ; dans la tiédeur de la pièce l’homme rêve enfin d’une bataille, de se plonger dans l’eau glacée des torrents. Pour l’homme libre aujourd’hui, nature et liberté se confondant, c’est dans la mesure (montagne, grand large) qu’il y trouve la liberté. Ce n’est plus pour lui une dame polie correctement habillée, mais une aïeule vieille comme la terre avec ses rides creusées par les torrents. Lorsque notre vie vide nous accable parce que tout nous semble prévu d’avance pour notre perte, la liberté, c’est le bruit du torrent ou la pluie qui bat les vitres du bureau. Les hommes libres ont toujours vécu dans les montagnes : Afghans, montagnards, Rifains, c’est chez eux, non chez les armées qui les attaquaient, qu’il faut chercher le courage : mais quel paradoxe que ces partis de gauche, amis du progrès, qui soutenaient contre la civilisation en marche les défenseurs de leur misère ! Les hommes libres ont toujours vécu dans les montagnes et tandis que les montagnards quittent leurs vallées pour aller s’établir à Paris, une nouvelle race occupe la montagne et fait revivre les sentiers qui s’effaçaient depuis le départ des bergers. En montagne, à nouveau, ils peuvent lutter ; la plus belle vallée, c’est celle où, avant la nuit, il faut retrouver le chemin, la plus belle rivière, celle où se cache la truite. Non, ce n’est pas par paganisme que certains vont jusqu’à y sacrifier leur vie, c’est parce que pour l’homme dans la grande ville, la montagne est devenue le symbole concret de la liberté.

Revendication d’une vie plus simple

La technique, en assurant le confort, permet aux hommes de vivre en eux-mêmes ; en diminuant la puissance d’initiative, elle les y force dans les pays évolués et dans les classes riches, l’homme n’a plus le choix qu’entre une passivité d’esprit complète, ou une agitation qui se nourrit de ses raffinements, une vie extérieure figée et une vie sentimentale à vif. Le seul plaisir possible est de jouer avec ses états d’âme, il aboutit à cet impressionnisme morbide qu’a traduit la littérature d’après-guerre. Pourtant, l’homme alors ressent son impuissance ; nous avons vu qu’il admire ceux qui peuvent encore lutter : les aviateurs, les marins, les paysans et les ouvriers, il essaie de retrouver cette simplicité perdue, les journaux de modes conseillent aux dames qui vont se promener dans la campagne d’adopter des fards rouge brique. « Car un visage artificiel ne cadre pas avec la nature. » Nous allons donc chercher en montagne une vie simple et rude, nous retrouver nous-mêmes et non pas chercher les idées que nous pouvons en avoir. Quel plaisir de monter un chemin bien raide en faisant des calembours, et en chantant des chansons de corps de garde ! Quel plaisir de faire chabrot et de se coucher assommé par la fatigue et la digestion !

Nous sentons notre croûte d’habitudes fondre, nous avons soif, sommeil et faim. La vie en montagne nous apprend que le bonheur ne s’établit pas, mais qu’il est attaché à la peine et qu’au-delà d’un certain confort, toutes les sources de joie vraiment humaines sont taries.

Revendication d’une prise de contact avec le monde extérieur

Mais ce n’est pas seulement la main qui se heurte à la nature, c’est l’esprit ; que l’on ne nous dise pas que l’exaltation du sentiment de la nature, c’est l’exaltation du contact avec les forces obscures : la raison enfante aussi ses nuées et rien n’est plus clair à l’esprit qu’un petit brouillard matinal. Seulement, notre raison ne peut réduire l’objet naturel à un scénario. Le sentiment véritable de la nature est toujours une surprise : « Je fus saisi d’admiration. » Être saisi, voilà ce qui manque à l’homme. Tous les pays sont particuliers, chaque heure y est irremplaçable, et ce que nous recherchons, ce sont précisément des pays particuliers. Le promeneur moderne fuit les sites classés, il veut voir ce qu’il n’a jamais vu : des eaux claires dans un marais, des peupliers près d’une dune, un palmier près d’un glacier, et pour aller trouver son pays, il ira à des jours de marche de chez lui séjourner plusieurs mois dans un canton de quelques kilomètres carrés ; il va dans les Landes, dans les Pyrénées, parce que l’on ne peut imaginer la Lande que lorsqu’on y est. S’il lui arrive de faire confiance à des peintres de la nature, il choisira ceux qui sauront dégager son caractère particulier, ou sa foisonnante diversité : les peintres du détail précis : les Asiatiques et Brueghel. S’il lui fallait résumer ses impressions par un précepte philosophique, il dirait : « J’ai réappris que l’homme est un être fini, sa raison ne peut saisir qu’une infime part du réel, jamais ma vie ne sera suffisante pour connaître tous les marbres, toutes les grottes, toutes les herbes et tous les poissons de la vallée d’Esparros. »

Revendication de rapports d’homme à homme

La civilisation actuelle force l’homme à vivre en lui-même ; il ne s’agit pas d’une solitude saine, mais d’une vie intérieure fermée, la solitude de l’homme perdu dans la foule. La recherche d’une vie naturelle est à la fois une recherche de solitude et une recherche de la camaraderie. Nous avons vu que si l’exaltation du sentiment de la nature a fini par aboutir à la création de certains types de société, c’est parce qu’elle se lie à une certaine conception des rapports humains ; on ne peut concevoir une vie naturelle en groupe, sans des rapports humains aussi directs que possible. Le Wandervogel, et même le scout lorsqu’il est au camp, ne s’inquiète pas de sa tenue, il n’est pas poli, mais franc avec ses camarades, il ne salue pas mais serre la main ; les chefs ont bien de la peine à maintenir la hiérarchie contre l’ironie des scouts et si certains chefs arrivent à s’imposer, c’est par influence personnelle, non pas grâce au prestige de l’uniforme. Les Wandervogel et les naturistes sont allés plus loin et ils ont essayé de supprimer l’hypocrisie sexuelle, d’établir entre jeunes gens et jeunes filles les mêmes rapports de camaraderie. La tâche a été plus difficile car il leur arrivait, en niant cette nature qu’ils voulaient atteindre, de créer un nouveau type d’hypocrisie : l’hypocrisie de la camaraderie féminine.

Le sentiment de la nature est une manifestation d’anarchisme concret, il est plus vif chez les jeunes gens que chez les vieillards. Dans ces sociétés, ce qui importe, ce n’est pas l’armature administrative : grands rassemblements, hiérarchie, congrès, mais le petit groupe : la patrouille, la bande, le camp ; chacun de ces groupes vit d’une vie très particulière. Ce sont des sociétés anarchiques mais sans théorie, qui ont instinctivement résolu le dilemme contre lequel s’est brisé l’anarchisme : la contradiction entre son esprit personnaliste et sa philosophie scientiste. L’anarchie cadre mal avec l’idéal du progrès, car le progrès ne s’acquiert pas sans un renforcement de l’armature sociale, c’est-à-dire en fin de compte de l’État : la synthèse entre une liberté indéfiniment accrue et un confort indéfiniment accru est une utopie. L’anarchisme suppose une civilisation où l’homme n’a pas à se défendre contre la nature, mais où il n’a pas non plus à organiser une société trop vaste ; l’idéal de l’anarchie, c’est l’âge d’or. Entre le confort et la liberté, elle devait choisir ; les sociétés naturistes ont choisi la liberté.

En résumé, nous revenons à la nature parce que, par la lutte, elle nous forme à la liberté. Parce qu’en elle, nous prenons conscience de notre forme d’homme, aussi bien dans le monde que dans la société. Elle donne à nos idées l’expérience et nous apprend leur commune mesure avec la réalité ; nous apprenons que la liberté est hors de l’homme, que la conscience est contact et prise de possession, la raison un simple pouvoir d’organisation : la Jugendbewegung a été une révolte profonde contre les professeurs et contre le rationalisme qu’ils défendaient, un sens aussi de la totalité des objets et une réaction contre l’esprit d’analyse ; le sentiment de la nature est une réaction contre l’idéalisme et le matérialisme universitaires, une expérience concrète du réalisme philosophique indispensable du personnalisme : ce n’est pas dans une salle tiède, comme nos mystiques politiques, mais au sommet du Sinaï (2 645 mètres) que Moïse a reçu les tables de la Loi. Nous savons aussi qu’il est bon d’être trois ou quatre sur une crête menacée par l’orage ; le sentiment de la nature nous a amenés à connaître que nous sommes frères par la communion d’homme à homme, non pas par ces extases physiques qui passent à travers les foules comme une onde à travers l’eau.

En quoi l’esprit révolutionnaire est-il réactionnaire ?

Puisque les arguments de masse sont aujourd’hui impressionnants, nous disons que ce sentiment est aujourd’hui universel : fascistes ou communistes, notre plus grande joie est de mettre sac au dos ; et si « retour à la nature » n’était pas une phrase qui milite à droite, nous serions tous d’accord pour l’accepter.

Que les amants du progrès ne s’inquiètent pas : Goering ne retournera pas à la terre, l’homme préhistorique ne possédait ni Mercedes ni uniforme à médailles ; il ne supprimera jamais les avions de la police et ne fera pas repousser la forêt de Teutobourg, trop de non-conformistes pourraient se cacher dans les fourrés. Les amants du progrès pourraient accuser à plus juste titre toute la jeunesse parce que celle-ci, confusément, cherche à revenir, par-delà même la préhistoire, à la naïveté d’Adam.

Cette volonté révolutionnaire n’est, elle, d’aucun État, parce qu’elle vit dans chaque personne et menace tous les États. Elle est très loin d’un certain antifascisme qui s’indignera aux incendies de livres mais qui ne trouvera que quelques paroles de regret pour les conditions que l’argent fait aux écrivains ; ils prennent les armes pour abattre Hitler, mais ne se préoccupent pas de la publicité littéraire. L’esprit n’est pas l’utilisation des sources, le crime, c’est une société où les vocations avortent. Pour bien poser la question, si nous donnons à culture et à civilisation le sens que leur a donné H. de Man, la jeunesse sent aujourd’hui qu’il y a seulement un problème de civilisation ; c’est la civilisation et non la culture qu’il nous faut retrouver ; et la véritable liberté ferait peur aux gens polis, parce qu’elle est aussi brutale qu’un animal sauvage. Force qui fit délirer les prophètes, force qui fit allumer le premier feu, ce n’est pas dans les bibliothèques mais au désert, là où la vie est la plus dépouillée, qu’il faut aller la chercher ; l’homme est créateur dans la mesure où sa vie est en contact direct avec la nature.

Il est temps de mettre fin aux équivoques et de dévoiler le sens redoutable de cette admiration presque universelle du naturel et du spontané, qu’il s’agisse de la nature ou de l’enfance ; il est temps de faire passer certaines affirmations trop timides sur le plan social : nous en sommes arrivés à un point où il n’y a plus à continuer, mais à faire un monde. Toute révolution sacrifie une part de l’héritage culturel, parce que lorsqu’elle est profonde, elle ne se charge pas seulement de liquider un gouvernement ; le jacobin méprise les chimistes, le vrai bolchevik, les musées. Tout révolutionnaire est un barbare conscient ; c’est au plus impénétrable de la forêt primitive, à l’ombre profonde des sapins cambriens, que jaillit la source des civilisations.

Signification révolutionnaire du sentiment actuel de la nature

Ceci ne veut pas dire que la culture soit supprimée, mais que la culture est une nécessité matérielle, non une nécessité spirituelle ; elle est absolument indispensable à l’homme, mais n’a pas à être divinisée. Entre la culture et la civilisation il n’y a pas de problème, mais un drame ; une société où se synthétisent culture et civilisation n’est qu’un jeu de l’esprit, comme d’ailleurs une société purement civilisée. La culture arme l’homme pour le combat, mais c’est aussi dans la mesure où une classe, une société sont cultivées qu’elles manquent de génie créateur ; elles l’expriment parfaitement bien, ce qui n’est pas la même chose ; mais qui songerait à opposer la vivacité d’esprit d’un enfant à celle d’un membre de l’Institut ? La solution est donc à rechercher dans une tension entre culture et civilisation et comme cet équilibre est perpétuellement rompu, le propre d’un acte révolutionnaire est d’analyser la situation historique pour savoir s’il s’agit de combattre pour les forces de culture ou les forces de civilisation.

Nous pouvons crier « Vive la nature, vive la culture », ce cri de guerre n’est pas éternel, il n’a de valeur que pour le moment où il retentit ; l’action nécessaire au Moyen Âge ne consistait pas à hurler avec les loups de la forêt et à exaspérer les instincts, mais à recopier les manuscrits ; il y avait d’ailleurs à ce moment un certain risque à défendre la culture. La seule question est de savoir si aujourd’hui, nous, représentants de la classe bourgeoise, nous sommes trop cultivés ou trop spontanés. Or nous possédons le sentiment plus ou moins net de ce qui nous manque et le désir de revenir à la nature nous fournit un bon critérium : c’est dans la mesure où un homme vit dans une société cultivée que vient ce besoin, sa puissance est en mesure directe de la nécessité d’une révolution faite contre la culture pour permettre la perpétuelle naissance de la civilisation.

Voici qui est scandaleux, parce que c’est sans doute la première fois qu’il faut oser porter la main sur la culture ; ceci suffit à montrer que l’époque actuelle fait craquer les cadres des petits conflits traditionnels ; sachons admettre que l’esprit révolutionnaire est celui qui toujours a soufflé la première fois. Le sentiment actuel de la nature est une accusation portée contre une civilisation qui veut tout apaiser en niant dans l’existence le conflit de l’homme et du monde extérieur ; une revendication, même aux dépens des conditions nécessaires à la jouissance des œuvres faites, des conditions nécessaires pour faire œuvre : une révolte des forces productrices contre le capitalisme culturel.

Le sentiment de la nature dupé

Pourquoi un mouvement aussi profondément enraciné n’a-t-il pas abouti ? La Jugendbewegung avorte brutalement en 1914, le scoutisme miné par l’opposition des enfants et des éducateurs n’arrive pas à maturité, le naturisme pris dans la contradiction d’un idéal de vie simple et de l’admiration du Progrès n’arrive pas à se répandre hors de quelques cénacles. La raison de cet échec est à rechercher dans la profondeur de ces mouvements ; les véritables idées révolutionnaires se manifestent dans le subconscient parce qu’elles réagissent non contre des défauts superficiels de gouvernement, mais contre des perversions qui ont leurs racines au-delà de la conscience ; il a manqué au sentiment de la nature des hommes assez naïfs pour l’éprouver sous sa forme vulgaire et assez consciente pour aller jusqu’au bout de ses conséquences ; le sentiment de la nature attend encore la pointe doctrinale qui le transformera en mouvement d’action.

Ces diverses sociétés n’ont pas pu envisager leur action comme une croisade « contre » le monde actuel, et comme la société présente est totalitaire, qui n’est pas contre elle est pour elle ; le sentiment de la nature a donc été utilisé à consolider le désordre établi : ses meilleurs défenseurs sont des révoltés qui s’ignorent ; pire, ils forment les troupes de choc de la civilisation qu’ils veulent fuir (aviateurs, officiers de renseignements, pionniers). Ce n’est pas la première fois qu’une société utilise subtilement les forces qui devaient la briser, il suffit de se rappeler l’histoire du christianisme.

Les sociétés où ils se groupent finissent elles aussi par être absorbées. Après la guerre, les Wandervogel se regroupèrent autour des auberges de jeunesse, mais les partis politiques avaient compris qu’ils pouvaient les utiliser, chacun eut ses groupes de campeurs.

Il y eut les Naturfreunde socialistes et la Hitlerjugend ; d’ailleurs les déclamations d’Hitler contre l’argent, le progrès, ses éloges de la vie paysanne, ses appels aux forces obscures rapprochèrent de lui la jeunesse. E. E. Noth a pu sans exagération expliquer le succès d’Hitler par l’échec de la Jugendbewegung. Les Wandervogel sont aujourd’hui groupés en équipes et ils dessèchent les marais sous la direction des chefs de l’Arbeitsdienst.

Le scoutisme est aussi de moins en moins un mouvement autonome. Puisque l’idéal de ses chefs est de former de « bons citoyens », peut-on admettre qu’un homme hostile à l’État est un bon citoyen ? Il est donc naturel que le scoutisme officiel soit conservateur. Dans les États libéraux, il y a simplement une alliance tacite entre le scoutisme et le gouvernement qui le subventionne. Mais les partis commencent à créer leur scoutisme à eux, ils font faire des camps, des manœuvres et remplacent le discours moral, le culte par un sermon anticapitaliste ou antimarxiste ; le scoutisme dégénère en faucons rouges ou balillas. Le jour où un parti prend le pouvoir, il dissout les autres organisations et les absorbe dans sa société de jeunesse ; le scoutisme devient donc affaire d’État. L’État libéral se contente de flatter la vanité des chefs scouts en les décorant. L’État fasciste en fait des fonctionnaires. Le naturisme, qui se situe politiquement à gauche, aurait plutôt tendance à dégénérer dans une conception socialiste du bonheur au soleil. Mais aussi, l’exaltation du corps peut devenir une exaltation de l’homme fort, les revues fascistes photographient des files de jeunes Italiens en costume de bain, et le Duce lui-même se fait photographier nu jusqu’à la ceinture pour montrer à toute l’Italie que son chef a, outre la mâchoire, la fourrure des grands fauves.

Le naturisme intégral a pu être difficilement utilisé. Une certaine orthodoxie de rites (végétarisme, nudisme intégral) a conservé son originalité ; mais l’esprit naturiste a animé en France le mouvement des auberges de la jeunesse. Les auberges de la jeunesse ont d’abord été créées en Allemagne, mais elles ont été organisées par les membres de la Jugendbewegung, tandis qu’en France le mouvement des auberges, très faible d’ailleurs jusqu’à la création du Front populaire, est né dans les milieux de gauche. La création des auberges en France est une entreprise politique, une tentative de mainmise sur les groupes de jeunes gens qui parcourent la France à pied ; il est certain que tôt ou tard nous aurons des auberges de la jeunesse de droite, et que le jour où un fascisme quelconque s’emparera du pouvoir en France, les auberges de jeunesse deviendront entreprises d’État. L’organisation centralisée de ce mouvement aboutira non à une Jugendbewegung, mais à un tourisme politique. Le mouvement des auberges de jeunesse aboutira s’il est le fait non d’organisation politiques, mais de ceux qui désirent mener une vie naturelle ; comme dans le cas de la Jugendbewegung, du scoutisme et du naturisme, le succès profond des auberges est lié à un idéal révolutionnaire né directement du sentiment de la nature.

Retour à la nature et organisation des loisirs

Le sentiment de la nature n’est pas « à droite » comme le croit à tort Ramuz ; il se manifeste sous deux formes que nous pourrons appeler à droite « le retour à la terre », à gauche « l’organisation des loisirs ».

Si nous considérons le point de vue théorique (comme pour le spirituel), les défenseurs de la nature sont à droite. La droite a toujours réclamé le « retour à la terre », montré les avantages de la vie campagnarde, exalté la vie rude qui forme les hommes (les clubs alpins sont souvent réactionnaires). Si les déclamations seules comptent, la nature est à droite : mais examinons de près la réalité. Pourquoi la droite par exemple défend-elle la colonisation ? Pourquoi, aussi contradictoire en cela que la gauche, était-elle pour les civilisations contre les familles des paysans rifains qui défendaient leur sol ? C’est que la droite voit dans le retour à la terre non pas une vie qui forge des hommes libres, mais une soumission aux forces opprimantes de la nature ; elle songe à certaines populations de pays très pauvres qui sont encore restées sous la domination des hobereaux et du clergé.

La société naturelle, c’est la société qui conserverait les privilèges des classes possédantes.
La droite, au fond, a un mépris peut-être plus radical que la gauche de la nature. Il n’y a pas de tradition plus sèche, plus hostile à la diversité de la nature que le rationalisme de droite ; il n’y a pas de société plus policée, plus artificielle que la cour de Versailles qui forme pour elle la société idéale et l’on comprend très bien que ce n’est pas sans mauvaise conscience qu’elle chante les louanges du romantisme hitlérien.

Au fond, la droite croit que la vie naturelle abrutit l’homme et si elle récrimine avec fureur contre le Progrès, c’est parce qu’elle croit nécessaire pour le salut de la société que certaines classes soient abruties ; le peuple retournera à la terre, l’aristocratie demeurera citadine, elle aura un château à la campagne et un hôtel en ville.

Mais les fleurs rares qui poussent dans les serres du faubourg Saint-Germain périraient à la première gelée campagnarde.
L’ouvrier abandonnera les livres et reprendra la bêche, mais le fils du riche continuera à faire du latin.
Ce retour à la terre conçu par une classe qui ne l’aime pas et qui est bien décidée à continuer sa vie artificielle est conçu naturellement sous une forme idéaliste et esthétique. Il n’y a pas si loin que l’on ne croit des moutons frisés du Petit Trianon aux semailles de Mussolini. Le paysan, c’est une belle photographie de propagande ; la campagne pour M. Daudet, c’est le saucisson d’Arles et le vin d’Anjou, la mer, le homard à l’américaine. À ce compte, le Tout-Paris est un monde authentiquement paysan. Comme ce retour à la terre est une simple spéculation de l’esprit, il est conçu sous une forme ultraréactionnaire tandis que, dans les faits, il n’accomplit aucun changement. Discuter par exemple sur les « idées » de l’hitlérisme dans un pareil domaine, c’est discuter dans les nuées, on ne revient pas plus à la terre dans l’Allemagne du IIIe Reich que dans l’Allemagne de Weimar. Comme le remarque fort justement Ramuz, la vie paysanne est partout condamnée, quels que soient les mythes au pouvoir ; cette condamnation n’est pas due à je ne sais quelle conspiration du Juif contre le « paysan », mais à une révolution profonde de l’économie et de la société ; la vie paysanne attend toujours la révolution de fait qui, en la réintégrant dans le mouvement général du monde, lui donnera la force de résister à l’évolution qui la condamne. Et s’il est une opération où l’esprit devra provoquer l’acte concret, c’est bien celle du retour à la terre.

À gauche, héritage du rousseauisme, nous trouvons plus de confiance dans la nature, mais aussi plus de méfiance des sociétés naturelles ; les conceptions de gauche du sentiment de la nature sont nées d’une synthèse entre deux éléments contradictoires de la pensée de gauche : le rousseauisme et le culte du Progrès. La gauche a d’autant plus admis la nécessité d’une vie naturelle que l’homme est en partie pour elle un animal, mais pour laisser cette vie se développer sans entraver le perfectionnement social, elle l’a admise comme une activité à part. À heure fixe, les employés monteront sur la terrasse du building et prendront leur bain de soleil ; à la fin de la semaine, ils iront au bord de la mer. Ceci n’a rien à voir avec l’activité quotidienne, l’homme retourne à la nature pour jouer. On conçoit le danger d’une telle « organisation des loisirs ». Une vie naturelle à période fixe n’est pas une vie naturelle. D’autre part, il y aura déséquilibre entre l’activité professionnelle et les loisirs, la vie quotidienne n’aura plus de signification et ne sera plus qu’attente des vacances. En outre, en concevant la nature comme un parc, l’activité durant les vacances comme un jeu, cette organisation cherche à affadir le conflit homme-nature et en fin de compte achever l’œuvre de la technique. En supprimant l’esprit de lutte et de liberté chez l’homme, certaine organisation des loisirs est machiavéliquement contre-révolutionnaire.

Ce n’est pas d’un dimanche à la campagne que nous avons besoin mais d’une vie moins artificielle.
Une société nouvelle doit naître de la réintégration de la nature dans notre vie et il est bien probable qu’elle ne ressemblera pas plus à un impossible Moyen Âge qu’à la machine à habiter de Le Corbusier.

Sentiment de la nature et personnalisme

Les revendications révolutionnaires du sentiment de la nature ne seront accomplies que par un mouvement directeur né de lui, comme les revendications de la classe ouvrière n’ont pu être accomplies que par les ouvriers. Cette conscience a trouvé sa direction dans les doctrines socialistes, le sentiment de la nature peut trouver la même dans le personnalisme.

Rappelons rapidement les directions principales :

Nous les verrons coïncider avec une partie du programme personnaliste. L’idée de lutte et de responsabilité mise avant l’idée de confort, la prééminence de la personne concrète et des communautés sur les masses, la supériorité de la « culture de production » sur la « culture de consommation », hostilité commune contre le rationalisme bourgeois sous ses deux formes, idéaliste et matérialiste, la grande ville, la bureaucratie, l’oppression de l’argent et de l’État. Le sentiment de la nature doit être au personnalisme ce que la conscience de classe a été au socialisme : la raison faite chair.

Le mouvement personnaliste demeurera un système bâti dans les nuées s’il ne naît pas d’un sentiment profond commun à beaucoup d’hommes et le sentiment de la nature est le seul point concret sur lequel le personnalisme puisse s’appuyer sans trahir ses origines ; les autres mouvements l’utilisaient, nous pourrons le servir.

Le personnalisme doit faire aboutir enfin le scoutisme, la Jugendbewegung, le naturisme. Nous devons dire : « Oui, nous ne montons pas à la montagne pour jouir de nos sentiments ; le CAF a en partie raison de choisir pour devise – à la patrie par la montagne – cet insigne ridicule d’une vérité, la montagne mène à une conception sociale, mais cette conception est au fond de nos enthousiasmes de grimpeurs non en dehors, les montagnards n’ont pas de conseils à recevoir des nationalistes parisiens. Qu’ils parlent entre eux, un de ces soirs où il est si agréable de discuter dans une cabane de berger, ils comprendront que tous, jusqu’à présent, ont cherché à tromper ces sentiments. Qu’ils pensent que leur horreur des livres par exemple n’est pas un hommage aux colonels mais à la libre poésie des bergers. En descendant à grands pas du col, ils verront s’étendre à leurs pieds le paysage de l’utopie : des maisons solides et propres, dispersées dans des bouquets d’arbres, des fabriques aux toits de tuiles rouges, animées par le courant de la rivière ; un peuple de paysans et de mécaniciens rentrant sans hâte de leur travail en chantant dans les chemins. Qu’ils n’aient pas peur de méditer au crépuscule, ils comprendront qu’ils n’ont rien à voir avec ces partis qui ne peuvent construire qu’un monde compliqué et gigantesque, ils se détacheront des mythes monstrueux et des foules infinies qui les adorent ; ils maudiront les masses et les empires, ils comprendront que toute révolution véritable simplifie la vie de l’homme, lui permet d’avoir plus de prise sur les objets, de mieux tendre la main vers son prochain. Ils s’apercevront que les hommes sont impuissants parce qu’ils sont perdus dans des rêves gigantesques ; l’or s’entasse dans des caves blindées, le blé pourrit dans les silos à côté de misérables morts de faim. Ils comprendront que notre pensée est impuissante parce que nous pensons au hasard, et nous pensons au hasard parce que nous ne sommes plus sur la terre. Ceux qui connaissent la beauté de l’arbre, la fraîcheur de la source comprendront que la révolution pour la maison au soleil, pour la liberté des vallées a plus de grandeur que pour le bleu, le blanc et le rouge, la flèche ou la tête de mort. » Alors descendront des montagnes les nouveaux Barbares qui détruiront le vieil empire pour permettre à un monde de renaître sur ses ruines.

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