« Tristes campagnes » (extrait de la conclusion)

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Bernard Charbonneau
Tristes campagnes
(extrait de la conclusion)
1971

5. Pour une guerre d’indépendance du Béarn

Le Béarn – le Québec –, les pays, n’ont plus pour eux l’histoire si on identifie celle-ci au fatum économique. Ils n’ont qu’un espoir : l’homme, si celui-ci cesse de s’émerveiller devant ses produits comme un enfant devant ses fèces. Il faudra bien que le Béarn et le Pays basque en viennent à une rupture et un combat ; et ce qu’ils devront rompre en premier lieu c’est le silence. Toutes les sociétés se défendent, et si la plus puissante de toutes n’écrase pas ses adversaires, c’est qu’elle est assez forte pour leur opposer le poids écrasant de son silence. La première chose que le Béarn ait à faire est de prendre la parole.

Mais à l’origine, comme ce livre, l’attaque ne peut être que cri absurde, provocation dérisoire. Et allant à rebours du train de la société, elle ne peut venir que de l’élément humain fondamental : l’individu. L’impensable – l’antisociété industrielle seule capable d’user de l’industrie – ne peut surgir que d’une mutation s’opérant dans un homme, décidé à se lier à d’autres hommes pour fonder une communauté paradoxale d’individus solitaires. Ce n’est pas à des lecteurs, à des Français ou à des Béarnais, que ce livre s’adresse, mais à eux. S’ils se déracinent du monde et de l’époque où ils sont nés, alors ils deviendront Béarnais. Et la véritable utopie c’est probablement d’en appeler à cette mue, au vieux rêve que l’humanité poursuit depuis les Grecs, les Prophètes et les philosophes : une société qui ne soit pas seulement sociale, mais fondée sur une communauté des consciences. Société rationnelle, mais cependant paradoxale puisqu’elle suppose non seulement le dépassement de l’opposition individu-société, mais de celle de la nature et de la surnature, de la tradition et du progrès : de la partie et du tout. La révolution béarnaise ne naîtra que d’une rupture et d’un nouveau lien avec l’univers : d’une conversion opérée au cœur du microcosme personnel. La guerre pour l’indépendance du Béarn et de tous les pays prend d’abord forme spirituelle et personnelle, elle doit redécouvrir toutes les vieilles pratiques des religions : la contemplation des splendeurs du ciel et de la terre, l’ascèse, qui est à la fois humilité devant la vérité et critique, dépouillement des illusions de la subjectivité individuelle ou collective.

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Citations, 31

Mais à quoi bon esquisser ainsi une utopie ? — C’est définir une autre Culture. Et nul ne peut dire quelles seront les formes engendrées par un esprit vivant, tourné vers le réel par passion du vrai : elles seront encore plus surprenantes que Picasso aurait pu l’être pour Henner. Ce n’est pas l’Art qui résoudra les problèmes de l’Art — pas plus que l’Économie ceux de l’Économie —, mais l’homme engagé dans sa vie, corps et âme. Seulement, je me rends compte de ma folie, car au lieu de fournir des formules intellectuelles ou esthétiques, je suppose une conversion qui aboutirait à une révolution. Pourtant, je ne vois rien d’autre; au moins pour les hommes de cette génération qui ne se satisfont encore pas de l’utile et de l’immédiat. À moins qu’ils n’acceptent de se survivre en errant dans ce vaste capharnaüm où tombe progressivement en poudre tout ce qui fut créé : fantômes errant parmi des fantômes. Je doute qu’ils puissent longtemps jouir du fumet délicat qu’exhale tout corps qui se décompose : le néant n’a pas d’odeur.

Périsse la Culture si un jour elle doit renaître de ses
cendres ! Pour un créateur je donnerais toute la création.

Conclusion du Paradoxe de la culture, Denoël, 1965

Citations, 17

De l’art sacré

À l’origine il n’y en a pas d’autre. Pas de conte qui ne soit un mythe, de signe qui n’évoque un dieu. Nous l’avons oublié ; mais pourtant, rosace ou soleil, la fleur magique s’épanouit toujours au linteau de la porte. Quelle est belle ! — Aujourd’hui c’est tout ce que nous trouvons à dire…

Pas de roi, pas de sociétés nues. Elle n’est elle-même que drapée dans de brillants oripeaux que lui ont tissés d’humbles artisans qualifiés plus tard de poètes ou d’artistes. Mais pour être dissimulée dans un splendide fourreau, la lame n’en est que plus terriblement nue.

L’art est la fonction collective par excellence. Le style c’est la société ; plus on s’élève dans la hiérarchie, plus les marches de l’autel resplendissent d’or. L’art est l’expression de la foi et du lien commun, là où ils sont le plus fort le style est le plus strict : la société qui n’en a pas n’est pas. Aussi à la source, où l’eau est la plus pure et le jaillissement le plus dru, pas question de création individuelle ; les temples et leurs idoles ont pour auteurs des dieux dont les architectes et les sculpteurs ne sont que les manœuvres. Pas de discours sur la magie de l’art, il l’est. La splendeur du style naît du frisson de la terreur sacrée par quoi les sociétés manifestent leur divinité. Dans tout grand style s’exprime l’orthodoxie, l’absolu, en quoi s’anéantit l’individu. L’implacable beauté des idoles mayas évoque les charniers sur lesquels elles ont régné, et la haute flamme rose qui s’épanouit à la voûte des jacobins de Toulouse est celle-là même des bûchers de l’Inquisition qui a édifié l’église.

Qu’il faut être superficiel pour s’en tenir à la forme, pour être un esthète ! La rigueur du style est celle de la société. Dans celles qui s’humanisent, comme dans la Grèce de Praxitèle, la magie des formes se perd, ou bien elles se brouillent, comme au XIXe siècle. Et quand les religions politiques du XXe reconstituent la totalité sociale, le grand style ne se manifeste pas dans la peinture ou la littérature, mais dans les messes révolutionnaires et militaires. C’est à Nuremberg ou dans les parades de la Wehrmacht, et non dans les fades chromos des artistes de service qu’il faut chercher l’art du IIIe Reich ; de même pour la Russie de Staline. Leur style est celui de l’Assyrie. Le trait qu’une société incise dans la pierre est celui-là même quelle taille dans la chair. Mais il arrive parfois, un bref instant, quand le lien trop tendu est au point de se rompre, que la liberté s’éveille dans la foi, la raison, la nature et la loi intactes. Alors les dieux de l’Acropole frémissent, et Don Juan se dresse à l’appel du commandeur. Mais si brève est l’éblouissante acmé qui annonce la foudre ! Et si long l’interminable roulement de la nuée…

Une seconde nature, Sang de la terre, 2012