Frédéric Rognon, « Bernard Charbonneau et la critique des racines chrétiennes de la Grande Mue »

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Frédéric Rognon

Bernard Charbonneau
et la critique des racines chrétiennes de la Grande Mue

(Texte paru dans les Actes du colloque
« Bernard Charbonneau : habiter la terre », Pau, 2011)

Introduction

La teneur du rapport que Bernard Charbonneau a entretenu avec le christianisme tout au long de sa vie est tout sauf linéaire et univoque. Tout se passe comme si la tradition chrétienne avait représenté pour notre auteur, davantage qu’un objet de débat, une occasion de combat intérieur permanent, un vis-à-vis récurrent avec lequel il entretenait une relation ambivalente d’attraction et de répulsion. Et c’est sans doute cette subtile dialectique qui confère à cette dimension de l’œuvre de Bernard Charbonneau toute sa pertinence, toute sa puissance et toute son actualité. Dans son effort tenace pour penser la terre, la nature et la liberté, il dut sans cesse se confronter à la question des responsabilités du christianisme dans l’émergence et le déploiement de la « Grande Mue », et par conséquent dans le saccage de la planète. Or cette interrogation, on le sait, s’est aujourd’hui imposée comme décisive, au centre des réflexions sur les racines historiques de la crise écologique. La contribution de Bernard Charbonneau à ce débat, lucide et prémonitoire, ne peut que s’avérer pour nous infiniment précieuse.

Afin de mesurer les ressorts et les enjeux de l’apport charbonnien à cette problématique, nous envisagerons successivement quatre lieux de son itinéraire biographique et intellectuel : tout d’abord, le scoutisme protestant à l’origine du sentiment de la nature ; ensuite, un dialogue sans fard avec Jacques Ellul ; troisièmement, la critique de l’œuvre de Teilhard de Chardin, comme expression emblématique de l’húbris chrétienne ; et enfin, l’examen frontal des racines historiques de la crise écologique. Lire la suite

« Bernard Charbonneau. L’artificialisation du monde », par Daniel Cérézuelle

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Daniel Cérézuelle

Bernard Charbonneau.
L’artificialisation du monde

(Texte paru en 2013 dans l’ouvrage Radicalité, 20 penseurs vraiment critiques, aux éditions de l’Échappée)

Bernard Charbonneau a eu dès sa jeunesse la conviction que son siècle serait en même temps et pour les mêmes raisons celui du totalitarisme et du saccage de la nature. Son œuvre, à la fois rigoureuse et passionnée, a été écrite initialement pour des générations qui ont consenti tour à tour au nom de l’État-nation aux horreurs de deux guerres mondiales puis à l’accumulation de terrifiants arsenaux nucléaires, qui ont légitimé au nom du développement économique la destruction des campagnes et de la nature, qui ont justifié au nom de l’efficacité politique des régimes totalitaires de gauche ou de droite et qui ont accepté au nom de la liberté la soumission de la vie quotidienne aux contraintes dépersonnalisantes de l’organisation industrielle et bureaucratique.

Charbonneau considère que les évolutions désastreuses de son temps ne sont pas accidentelles. Elles ont une unité. Elles résultent de la dynamique de la modernité : ce sont autant de conséquences de ce qu’il appelle « la Grande Mue », c’est-à-dire le changement de la condition humaine par le développement explosif de la science et de la technique. Une grande partie de son œuvre vise à faire le bilan critique des effets de cette Grande Mue sur la politique, la nature, la culture et la vie quotidienne. Sa critique n’est pas celle d’un conservateur ; elle est au contraire inspirée par un sens aigu de la liberté. Mais il est convaincu que si au départ cette mue est la traduction d’un authentique besoin de liberté, elle se continue par un mouvement qui s’accélère de lui-même en dehors de tout projet, et cette aveugle montée en puissance dans tous les domaines du pouvoir humain finit par menacer à la fois la liberté et la nature. Lire la suite

« La détérioration du paysage rural et du paysage de banlieue »

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Bernard Charbonneau

La détérioration du paysage rural
et du paysage de banlieue

Article paru en 1970 dans la revue Nature et aménagement

Jusqu’à la dernière guerre, la France, comme les autres vieux pays d’Europe, se caractérisait par l’opposition de la ville à la campagne – n’était-ce une troisième zone, mouvante et chaotique, que l’on peut qualifier de banlieue. Mais jusque-là, cette zone ne s’était développée qu’autour de quelques grandes villes ou dans quelques agglomérations industrielles ; elle ne commençait d’envahir vraiment l’espace français que tout autour de Paris. La seconde « révolution » industrielle qui a suivi la guerre tend au contraire à répandre le paysage, et sans doute l’état social, qui caractérise la banlieue dans la totalité du territoire. Cette évolution, déjà très avancée sur les côtes et le long de toutes les grandes voies de circulation, gagne même les campagnes et les montagnes reculées. Avant d’envisager les moyens de contrôler le phénomène, il convient d’en rappeler les aspects, forcément négatifs dans la mesure où il n’a pas été dominé. Pour éviter que le débat ne s’égare dans les idées générales, je prendrai pour exemple de l’évolution actuelle d’un paysage campagnard, celui du Béarn et du Pays basque, leur cas me paraissant, sauf certains détails, celui de beaucoup d’autres campagnes. Mais comme ces sociétés rurales étaient restées particulièrement vivantes, leur ruine est particulièrement frappante.

I. – De la campagne à la banlieue.

Une campagne se caractérise par une certaine forme : un certain style du paysage, sans lequel il n’y aurait pas de pays. Un pays, un paysage, se regarde, et, pour l’œil attentif, les moins « pittoresques » ont leur beauté et leur intérêt. Au contraire, à la différence des villes ou des campagnes, la banlieue est en général informe, et riche ou pauvre, résidentielle ou industrielle, son chaos se répète partout. Aussi ne regarde-t-on pas la banlieue : on la traverse. Pourquoi ? Parce qu’à la différence de la campagne, elle ne forme pas un ensemble équilibré et structuré qui associe la nature et l’homme. Au contraire, tout pays a son paysage. Dans l’exemple considéré (Béarn et Pays basque), on peut distinguer, comme ailleurs, deux types de paysages : des « campagnes » à champs autrefois ouverts, puis encadrés de haies et de fossés dans les vallées des gaves, et surtout dans les coteaux des bocages aux écarts dispersés dans un lacis de haies et de grands chênes, paysage intact jusqu’en 1960 et qui subsiste encore dans l’intérieur du Pays basque. Malheureusement, depuis cette époque, le paysage basco- béarnais est en voie de destruction accélérée : il a disparu en grande partie dans les vallées et il est menacé dans les coteaux et même, çà et là, dans les montagnes. Lire la suite

« Le sens de la terre chez Bernard Charbonneau », par Daniel Cérézuelle

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Daniel Cérézuelle

Le sens de la terre
chez Bernard Charbonneau

(Texte paru dans les Actes du colloque
« Bernard Charbonneau : habiter la terre », Pau, 2011)

« Je vous enseignerai le sens de la terre. »
(Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra)

Pour clarifier la place centrale que Charbonneau accorde à la question des relations que l’homme entretient avec la Terre, il faut d’abord partir de la compréhension du changement social qui est la sienne.

I. – La Grande Mue

Dès son adolescence urbaine, Charbonneau a su que l’essentiel de la transformation de la société à laquelle il assistait n’était pas le changement que des groupes humains essaient d’imposer à d’autres – au nom de leur conception du bien – par la force des haut-parleurs ou par celle des canons.

Bien plus que le jeu des forces politiques de droite ou de gauche, ce qui à ses yeux détermine les transformations de la vie des hommes, c’est d’abord et surtout ce qu’il appelle la « Grande Mue » de l’humanité, c’est-à-dire la montée en puissance accélérée du pouvoir de l’humanité dans tous les domaines.

Cette notion de Grande Mue est importante et elle est fréquemment utilisée par Charbonneau dans des textes rédigés à diverses étapes de sa vie ; nous nous bornerons ici à reprendre la définition qu’il en donne dans Le Système et le Chaos :

La croissance technique et économique indéfinie est à la fois le fait et le dogme fondamental de notre temps. Comme l’immutabilité d’un ordre à la fois naturel et divin fut celui du passé. La grande mue qui travaille les sociétés industrielles, et les autres à leur suite, est à la fois la réalité immédiate que nous pouvons appréhender dans le quotidien de notre vie et le moteur profond d’une histoire que religions et idéologies s’époumonent à suivre ; chaque homme l’expérimente à chaque instant et partout, par-delà classes et frontières elle met en jeu l’humanité. (1)

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« Un témoin de la liberté », par Daniel Cérézuelle

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Daniel Cérézuelle

Un témoin de la liberté

(Préface à Je fus, Opales, 2000)

Penser les contradictions de son temps 

L’essentiel de Je fus a été rédigé vers 1950 mais Bernard Charbonneau n’a pas pu le faire publier de son vivant. Après l’avoir présenté en vain à nombre d’éditeurs, il a dû se résoudre à le faire imprimer à compte d’auteur en 1980. S’il aura fallu presque cinquante ans pour qu’un éditeur accepte de publier ce livre, c’est parce que la lumière que celui-ci jette sur son époque et ses contradictions est cruelle. Ce livre a été écrit initialement pour des générations qui ont consenti tour à tour au nom de l’État-Nation aux horreurs de deux guerres mondiales puis à l’accumulation de terrifiants arsenaux nucléaires, qui ont légitimé au nom du développement économique le saccage des campagnes et de la nature, qui ont justifié au nom de l’efficacité politique des régimes totalitaires de gauche ou de droite et qui ont accepté au nom de la liberté la soumission de la vie quotidienne aux contraintes dépersonnalisantes de l’organisation industrielle et bureaucratique.

C’est l’expérience des catastrophes du XX siècle qui a acculé Charbonneau à repenser le sens de la liberté. Son œuvre, et plus particulièrement ce livre, repose sur une double conviction :

D’une part, il considère que les évolutions désastreuses de son temps ne sont pas accidentelles. Elles ont une unité ; elles résultent de la dynamique de la modernité : ce sont autant de conséquences de ce qu’il appelle la « Grande Mue », c’est-à-dire le changement de la condition humaine par le développement explosif de la science et de la technique. Une grande partie de l’œuvre de Charbonneau vise à faire le bilan critique des effets de cette grande mue sur la politique, la nature, la culture et la vie quotidienne. Sa critique n’est pas celle d’un conservateur ; elle est au contraire inspirée par un sens aigu de la liberté. Or, si au départ cette mue est la traduction d’un authentique besoin de liberté, elle se continue par un mouvement qui s’accélère de lui-même en dehors de tout projet, et cette aveugle montée en puissance dans tous les domaines du pouvoir humain finit par menacer à la fois la liberté et la nature. Pour ce qui est de la liberté, jeune, Charbonneau a été le témoin de la montée des totalitarismes et pour lui il ne s’agit pas d’une aberration accidentelle.  Lire la suite