Michel Papy, « Bernard Charbonneau devant ses élèves »

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Michel Papy

Bernard Charbonneau
devant ses élèves

(Texte paru dans les Actes du colloque
« Bernard Charbonneau : habiter la terre », Pau, 2011)

 

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Les remarques qui suivent sont le résultat d’une enquête menée auprès des anciens élèves de l’école normale d’instituteurs de Lescar, où Bernard Charbonneau a enseigné l’histoire et la géographie pendant un quart de siècle après la Seconde Guerre mondiale jusqu’à sa retraite. Bernard Charbonneau a mené une vie de penseur de son temps en marge des institutions qui auraient pu faciliter la diffusion de ses idées, alors même qu’il jugeait avoir un message à transmettre. Il a délibérément choisi de se cantonner dans une activité professionnelle modeste devant des élèves d’origine plus humble que ceux qui à l’époque fréquentaient les lycées, où il aurait pu prétendre enseigner de par son statut d’agrégé, sans parler de l’université de laquelle ses travaux auraient pu lui ouvrir les portes. On peut expliquer ce choix par le souci d’avoir davantage de temps à consacrer à son œuvre. Il est possible également qu’à la source de cette modestie professionnelle ait été une sorte d’orgueil intellectuel, la volonté que son œuvre soit connue par ses qualités propres, non par une renommée qui aurait des causes extérieures. L’idée qui a présidé à cette enquête est d’observer Charbonneau dans ce processus de marginalisation. L’un des rares biais, peut-être le seul possible à l’heure actuelle, par lequel cette question pouvait être abordée, était de repérer l’image qu’ont gardée de lui ceux qui avaient suivi ses cours.

J’ai été aidé dans ce travail par Gérard Guichemerre, lui-même ancien élève de Bernard Charbonneau, ainsi que par la Fédération des œuvres laïques et l’Association des anciens élèves de l’EN de Lescar, grâce auxquelles j’ai pu prendre contact avec d’anciens normaliens. Une grille de lecture avait été élaborée, que le plan de cet exposé suit plus ou moins, mais les entretiens ont été très libres, permettant des divagations fort intéressantes. J’ai eu deux entretiens collectifs, de nombreux entretiens individuels et six témoignages écrits ; en tout 33 personnes ont été touchées. J’aurais pu aisément en voir d’autres, cela n’a pas paru indispensable. Lire la suite

« Comment l’Histoire fait l’histoire »

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Comment l’Histoire fait l’histoire

(Ce texte écrit en 1950 est paru pour la première fois en  novembre 2013 dans le numéro 15 de la revue Entropia, avec une présentation
de Sébastien Morillon )

Mon propos est d’écrire ici en historien et en sujet de l’Histoire. Je ne parlerai pas d’une science du passé étrangère aux hommes dans son immuable impersonnalité, mais de ce qu’une société donnée peut entendre par ce mot à une époque donnée : ainsi tenterai-je de réintroduire l’histoire dans l’Histoire. Mais pour connaître l’action de l’Histoire sur cet homme – celui de ce pays et de ce temps – je dois prendre la seule voie qui puisse permettre d’atteindre la réalité vivante : celle de l’expérience vécue. J’essaierai de dire brièvement quel fut mon passé d’élève, d’étudiant et de professeur d’histoire dans cette province du sud-ouest de la France des années 1920-1950.

Il y a évidemment quelque outrecuidance à s’adresser à des historiens en rejetant aussi délibérément les méthodes qui sont leur raison d’être. Mais peut-être ainsi arriverai-je à déchirer le voile de l’Histoire pour atteindre la chair et l’esprit de l’homme : les faits concrets que dissimulent les problèmes abstraits du spécialiste. Peut-être contribuerai-je ainsi, au lieu d’échanger par-dessus l’impénétrable paroi des frontières l’impalpable monnaie des idées, à ouvrir les yeux de mon prochain sur l’existence de son prochain. Le professeur d’histoire allemand qui lira ce témoignage d’un professeur d’histoire français ne découvrira pas ici l’Histoire qu’ils ont en commun, mais les mœurs et les pensées des hommes d’une autre nation. S’il fait l’effort de dépasser la diversité des situations concrètes, il retrouvera ce qu’elles dissimulent d’authentiquement universel.

Histoire… quel peut être le sens de ce mot pour le jeune Français qui écoute les paroles de son professeur dans la salle d’un lycée de province ? Il faut dire tout de suite que l’Histoire du professeur n’est pas celle de l’élève, et que ce malentendu, dont peu de maîtres sont conscients, constitue la grande difficulté de la pédagogie de l’histoire. Le constat objectif du passé demande des vertus d’adulte – et à ce compte bien des hommes demeurent des enfants dans la mesure où l’objectivité de l’enseignement historique était le but de nos maîtres l’histoire cessait de nous concerner, et je me demande si l’indifférence des élèves pour cette discipline secondaire ne reflétait pas celle d’une société qui avait cessé de croire à son passé en même temps qu’à elle-même. Lire la suite

«Qui était Bernard Charbonneau ?» par Daniel Junquas

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Daniel Junquas

Qui était Bernard Charbonneau ?

 

(Cette biographie intellectuelle de Bernard Charbonneau a été écrite par l’un de ses anciens élèves, Daniel Junquas, qui anime aujourd’hui un café philo à Biarritz. Elle a été mise en ligne en 2010 sur le site de l’école normale de Lescar.)

C’est vers la fin des années 1960 et au début des années 70, que j’ai eu le privilège de compter parmi les derniers élèves de Bernard Charbonneau, lequel enseignait l’histoire et la géographie à l’école normale des Pyrénées-Atlantiques.

Au début de sa carrière, après être passé par Bordeaux, ce professeur agrégé aurait pu choisir de « monter » à Paris où il serait certainement devenu ce qu’il est convenu d’appeler un « brillant universitaire », mais il préférait la campagne, le silence des roches et le murmure des ruisseaux. Il opta donc pour la province et pour cette petite école normale d’instituteurs nichée dans l’ancien couvent des moines barnabites, à l’ombre de la cathédrale de Lescar.

Si l’on interroge ses anciens élèves, force est de constater qu’il a laissé dans leurs mémoires une trace profonde ; celle d’un professeur hors normes. Comme il n’hésitait pas à agrémenter son cours d’anecdotes piquantes, nous devinions qu’il y avait chez lui un côté iconoclaste et libertaire, mais, et cela je ne l’ai appris que plus tard, l’homme ne se résumait pas à sa fonction d’enseignant. On aurait certes pu le deviner en se donnant la peine de dénicher ses manuscrits, feuillets dactylographiés reliés d’une grossière toile gris-bleu, qui occupaient une place relativement modeste sur l’une des étagères hautes de la bibliothèque. M’étant risqué à cet exercice, je crus déceler une odeur sulfureuse : tel ouvrage offrait, dans un style ironique, la technique pour plumer le coq gaulois, tel autre prétendait aider les humains à résister à un monstre effrayant : le Léviathan totalitaire (1). Le contenu de ces ouvrages avait bien de quoi dérouter l’adolescent que j’étais, partagé entre deux sectes normaliennes d’importances inégales : celle des amateurs de rugby et de vin de Madiran et celle, bien plus restreinte, des intellectuels que l’on appelait par dérision les « pélos ». J’ignorais à l’époque que le fait de refuser l’embrigadement total dans un groupe avec ses codes et ses règles pouvait me rapprocher des idées « charbonniennes ».

Mai  1968 : Même au fin fond du Béarn, l’onde de choc des « événements » se fit tout de même fait sentir et la vague bruyante et colorée de la contestation étudiante vint s’étaler jusqu’à Pau. Nous pûmes, nous aussi « un tant soit peu » (pour reprendre une expression charbonnienne), communier dans la ferveur révolutionnaire : discours enflammés des leaders, charges des CRS (SS !) et grenades lacrymogènes à la clef. Alors que, l’oreille collée à la radio, certains d’entre nous vivaient par procuration la révolte parisienne, au détour d’un des couloirs conventuels s’improvisaient parfois des débats philosophico-politiques. Lire la suite

« La Fabrication des bons élèves »

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Bernard Charbonneau

La Fabrication des bons élèves

(Esprit n° 62, novembre 1937)

Les considérations qui suivent ne sont pas théoriques, elles ne cherchent pas à définir le système parfait de l’éducation. Elles expriment l’expérience d’un professeur qui a enseigné l’histoire à des élèves de douze à dix-sept ans, et n’est pas très éloigné encore du temps où on la lui enseignait. Elles sont violemment partiales, parce que les professeurs sont directement intéressés à la transformation de l’enseignement. Elles sont braquées sur des défauts actuels. Il n’est pas inutile cependant de rappeler au départ qu’une révolution éducative est inséparable d’une transformation de tout l’organisme social. Le lycée est dans la ville et la ville dans la cité : une révolution par l’éducation suppose d’abord que la cité la désire et la permette.

Comme dans le domaine social, les apparences pourraient nous faire croire que nous sommes déjà en période révolutionnaire ; on parle beaucoup du projet de réforme de l’enseignement ; les positions sont arrêtées pour ou contre et l’on voudra sans doute nous forcer à prendre part aux exclusives. En fait, le problème de l’enseignement n’a pas été examiné à fond et le courage a manqué aux théoriciens de gauche pour faire une critique profonde de l’école actuelle, sans doute parce que cet enseignement est un peu le leur. Mais nous pourrions aussi dire que leur réforme est un peu celle de leurs adversaires, de certains tout au moins. Nous avouerons que de telles connivences nous paraissent suspectes et que si la situation est vraiment révolutionnaire, la révolution ne nous semble pas encore commencée. Elle commencera, comme toute révolution, le jour où l’on changera de fin ; où le but de l’enseignement cessera d’être la fabrication de ce produit aseptique, commode à l’usage et bien présenté : le bon élève. Lire la suite