« Devant la dépouille d’un pays »

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Bernard Charbonneau

Devant la dépouille d’un pays
(Avant-propos de Tristes campagnes)

Il faut honorer les morts ; ce n’est que rendre hommage à ce qui fut une vie. Il faut édifier un tombeau, dresser des colonnes sur cet échec : un cadavre. Malheureusement cet usage ne vaut que pour les individus et non pour les sociétés. Les sociétés se prennent pour immortelles, et jusqu’ici on ne les voyait pas mourir, sauf quand elles avaient une attaque, à Zama ou à Constantinople. Leur agonie n’en finissait pas, que leurs héritières appellent décadence. Ordinairement elles mouraient à petit feu, absorbées dans un instant qu’elles croyaient éternel. Perdues dans leur rêve elles passaient le pas sans le savoir : Rome s’imaginait encore vivante quand Théodoric y régnait déjà. À leur insu, le souffle s’échappait d’un corps qui n’était bientôt plus que carcasse, puis ombre ; alors fait de paysages immuables, de temples et de remparts croulants, de mœurs et de mots vidés de leur contenu. Puis un beau jour, ce fantôme de plus en plus transparent s’évapore. Et nul sur le moment ne s’en soucie ; il faut que plus tard l’archéologie ou la mode le déterre.
Mais comme aujourd’hui le temps s’accélère, la vie des sociétés devient plus brève que celle des individus ; le progrès qui allonge le temps de ceux-ci abrège la durée de celles-là. Les États, les Églises et les pays muent : naissent, et par conséquent meurent ; et si nous ne saurons qu’à la longue ce qui est né, nous savons déjà ce qui a péri. Autrefois le flot des générations déferlait sur les rives, semble-t-il immuables, des fleuves et des empires ; aujourd’hui un homme voit des continents s’engloutir. Et le torrent de l’histoire, la ruée des machines, le laissent échoué dans une autre planète. Ce ne sont plus les traits d’un visage qui s’effacent dans le passé, mais l’image d’un dieu ou la courbe d’un fleuve ; nous savons que l’Atlantique et l’Oberland sont mortels. À nous d’affronter une fin qui n’est plus seulement celle des individus, mais des peuples et du cosmos, pour descendre aux enfers chercher le secret de la vie. Car, en arrachant ainsi l’homme à la matrice qui jusqu’ici protégeait et enfermait sa faiblesse, notre temps le force à périr ou à naître. La durée, le granit, n’est plus cathédrale ou falaise, mais conscience individuelle. Celle-ci peut désormais témoigner du tournant d’un millénaire – du moins si ce granit vivant supporte de voir se briser sur lui la houle du temps.

Un pays vient de mourir, parmi tant d’autres : le mien. On peut l’appeler Béarn, Pays basque ou Landes, il n’est plus rien d’autre qu’un casier administratif : le Sud-Ouest, où l’on range les hommes et les choses comme partout ailleurs. Mais comme ma patrie vient de périr et que nul ne s’en soucie, son cadavre reste là sous le soleil ; il tourne à la charogne et il pue. C’est le progrès, qui n’est jusqu’ici que décomposition : chaos de pavillons, d’immeubles, de ferrailles et de détritus. Et à travers l’informe et l’innommable, la banlieue – parfois la Zone –, s’écoule la diarrhée d’asphalte que répand la bagnole avant d’aller crever contre un poteau ou dans un pré. Les fermes abandonnées s’écaillent ou s’écroulent, quand elles ne se fardent pas pour plaire à un bourgeois. La lèpre ronge touyas et forêts. Peines et maladies reculent, la production augmente, et le bonheur aussi, paraît-il. Mais à perte de vue, l’œil ne voit que des ruines ou des ébauches, c’est-à-dire des chantiers. Ce qui importe n’est pas ce que l’on vit, mais ce que l’on fabrique, et c’est toujours la même chose. À quoi bon regarder ? Bientôt ce ne sera pas plus la peine que dans les tunnels du métro. Ici comme n’importe où, ce monde perpétuellement à venir ne parle plus aux sens, et donc n’a pas de sens. Les fruits de cette mue sont purement sociaux, ni l’ouïe ni la vue ne les enregistrent, mais la statistique. Où sommes-nous ? Quelque part entre deux murs, du côté de Bochum ou de Brisbane. Il n’y a plus de pays, de paysans, mais seulement le folklore : la petite momie attifée en Ossaloise qu’on fait danser au pied des HLM. J’ai connu le Béarn ; ce n’était pas le paradis, mais une campagne au pied des montagnes. On y peinait et on y mourait, comme on le fait encore à Moscou ou à Paris ; mais ce n’était pas exactement les mêmes souffrances. S’il le fallait on pouvait stopper, ouvrir les yeux et s’en mettre plein la vue. Quand venait la fatigue, on soufflait et les poumons se remplissaient d’air. On pouvait plonger dans le gave, un torrent d’eau lustrale emportait toute souillure. J’ai connu le bonheur présent, pour moi et pour tant d’autres il fut silence, comme tout ce qui est. Tandis que l’on doit dire ce qui n’est plus : à ce mort je ne vois pas pourquoi je ne tirerais pas mon chapeau. Et en témoignant de ce que fut ma patrie, peut-être donnerai-je aux jeunes hommes l’idée de s’en créer une.

Je ne feindrai pas moi non plus, au moment ou tout passe, de croire que tout continue. La terre a basculé, depuis quelques années je vis aux antipodes. Sur cette rive hérissée de tessons où le pied glisse sur de la gueille marbrée de tripes vertes, j’ai foulé sous les chênes un tapis royal de mousse et de pervenches. Et dans ce cadavre de gave dont le flot est de pus, j’ai plongé dans les fonts du premier baptême, je me rappelle encore le jour où je dus y renoncer. Là où la boue est malaxée par les pneus, où le molosse aboie et le maître gueule, j’ai cueilli la primeur du silence automnal : le bolet dur qui gonfle sous les feuilles. J’ai communié avec le cosmos et mon prochain sous les espèces de la sarcelle et de la truite. Celle que je prends aujourd’hui me rappelle que la rivière n’est plus qu’un évier. À quoi bon la bagnole et l’avion ? Tahiti ? Je l’avais devant ma porte. Et celui-là, pas besoin d’argent pour l’avoir.
En un éclair j’ai franchi les siècles : toute la durée qui s’étend de l’ère néolithique à l’ère atomique. Et je me suis réveillé dans ces limbes – cette banlieue dont le Styx est un égout. Tant mieux s’il faut traverser des limbes pour renaître, tant pis s’il faut renoncer au bonheur pour changer la vie. J’avais trouvé une patrie, et me voici dans le royaume de Nulle Part, dans une antichambre à la fois encombrée et vide dont on ne sait au juste sur quoi elle donne. Mais du moins y serai-je les yeux ouverts, sans me donner la comédie de la pérennité pour mieux abdiquer devant le présent. Le roi est mort, vive le roi ! Je chanterai son humble gloire.
Mais il s’agit bien du Béarn, ce pourrait être aussi bien le Bengale ou l’Écosse ! Il m’arrivera donc de parler de ses voisins : le Pays basque ou les Landes, autrefois si différents et cependant semblables, aujourd’hui identiques dans leur fin. Les amarres sont rompues, les racines arrachées, il ne reste plus ici comme ailleurs qu’un individu seul devant le mystère du temps et le drame actuel de l’espèce. Mais l’universel vit et meurt toujours hic et nunc : aujourd’hui en Béarn. Je tenterai de le saisir en ce temps et en ce lieu où il se révèle.

Bernard Charbonneau,
Tristes campagnes, Denoël, 1973.
Réédité en poche à L’Échappée en 2023.

TRISTES-CAMPAGNES

Une réflexion sur “« Devant la dépouille d’un pays »

  1. becker

    Une patrie à se construire
    Combien une lutte « écologiste » pourrait se renforcer si elle avait la singularité d’être lutte pour la patrie. Si les auditeurs de france inter daignaient s’approcher de leurs voisins du pays chasseurs ou agricoles et cessaient leur effet de style antifascistes. Et quel beau cri que « traîtres à la patrie » quand les gendarmes mobiles gazent les campements d’écolos. Ah, les copains, que vous êtes alourdis par les journaux !
    je vous embrasse quand même

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