Daniel Cérézuelle, « Wendell Berry et Bernard Charbonneau »

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Daniel Cérézuelle

Wendell Berry
et Bernard Charbonneau

Publié en 2012 dans l’Encyclopédie de l’Agora

Je ne connaissais rien de Wendell Berry lorsqu’il y a trois ans un de mes amis américains m’a prêté trois livres de cet auteur : The Unsettling of America (1977 ; abréviation : UoA), Home Economies (1987) et What are people for ? (1990). J’ai lu ces livres avec beaucoup d’intérêt et de plaisir : pour la première fois, je rencontrais un auteur américain qui, contre le développement apparemment inexorable de l’agriculture industrielle, assumait de manière explicite la défense de ce que l’on peut appeler une agriculture paysanne – ce qui ne veut pas dire passéiste. J’ai été frappé par la convergence des réflexions de cet auteur américain avec celles d’un auteur français que je connais très bien : Bernard Charbonneau, qui a lui aussi critiqué l’industrialisation de l’agriculture et prôné la défense ou plutôt la restauration d’une agriculture paysanne. Les livres de Wendell Berry (né en 1934), rédigés à partir des années soixante-dix, sont très connus dans les milieux environnementalistes anglo-saxons mais, sauf erreur de ma part, ils ne sont pas encore traduits en français. De leur côté, Le Jardin de Babylone (1969 ; abréviation : JdB) et Tristes campagnes (1973), les deux principaux livres de Bernard Charbonneau (1910-1996) sur la nature et la campagne, n’ont guère eu de succès, sont très mal connus du public francophone et totalement ignorés du monde anglo-saxon. Ces deux auteurs ne se connaissaient pas mais les points communs ne manquent pas. La réflexion de ces deux penseurs est nourrie par la connaissance intime d’un terroir : le Kentucky pour l’un, le Béarn pour l’autre. Tous deux observent que le modèle productiviste d’une agriculture industrielle est intenable non seulement écologiquement mais aussi humainement ; tous deux en concluent – avec des arguments parfois très proches – à la nécessité de préserver, voire d’inventer, un rapport non industriel à la terre, indispensable pour assurer la reproduction des ressources naturelles, le maintien des sociétés locales et l’épanouissement des individus.

Je ne procéderai pas ici à une comparaison systématique des deux œuvres mais j’évoquerai simplement quelques-unes de leurs idées, pour montrer que ces deux pensées sur la campagne et sur le sens humain de l’agriculture sont en dialogue et sans le savoir se répondent. Bien entendu, ils ne disent pas la même chose – auquel cas il suffirait de présenter un seul de ces auteurs –, on peut relever des différences importantes dans le style de leur réflexion sur le progrès industriel, et ils ne mettent pas l’accent sur les mêmes valeurs. Berry écrit au nom de la nécessité d’une tradition, du respect d’un ordre naturel, de la communauté, de la formation du caractère. Charbonneau écrit au nom de la liberté individuelle, de la créativité collective et de l’importance du plaisir des sens dans notre rapport au monde. Il n’en reste pas moins que leurs pensées sur la question de l’agriculture vont dans le même sens. La lecture de ces deux auteurs devrait apporter des repères précieux à tous ceux qui cherchent à situer le problème de la modernisation de l’agriculture dans le contexte plus global du développement de la civilisation industrielle et de ses effets déshumanisants.

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Jean-Pierre Siméon, « Une pensée de la liberté »

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Jean-Pierre Siméon

Une pensée de la liberté

Texte paru dans Bernard Charbonneau :
une vie entière 
à dénoncer la grande imposture,
Jacques Prades (dir.), Erès, 1997

« La liberté, c’est l’esprit même d’un homme s’animant
dans son corps. S’il dit “je suis’’ en toute conscience,
si l’éclair de ces mots l’a foudroyé au cœur même de sa chair et de l’instant,
alors il aura défini la liberté. »
Bernard Charbonneau, Je fus (1),

Bien que Bernard Charbonneau soit surtout connu pour son analyse des sociétés modernes et comme un des fondateurs de l’écologie, sa pensée est d’abord une pensée de la liberté. Là est la source de ses engagements et de son analyse de la réalité sociale. Sa démarche procède de la conscience charnellement vécue d’être – au même titre que tout homme – un individu libre et en quête de sens, du moins ayant la capacité de l’être. C’est animé par cette exigence d’une liberté qui puisse être effectivement vécue par chaque homme qu’il a été conduit à son analyse des sociétés modernes, ainsi qu’à jeter les bases d’une pensée écologique.

Dans les textes de Bernard Charbonneau, le terme de liberté est utilisé en deux sens différents, non pas contradictoires mais d’inégale profondeur.

Il désigne d’abord la possibilité et le « droit pour tout homme de penser et de vivre par lui-même » (Je fus, pp. 153-154). La liberté consiste, « pour un individu, à pouvoir choisir tant soit peu le lieu de son domicile ou de son travail, ses aliments ou ses loisirs » (Je fus, pp. 29-30). Il s’agit de la capacité de prendre soi-même les décisions importantes de sa propre vie. Ce qui implique, sur le plan politique, que les citoyens puissent dire leur mot dans l’élaboration des décisions collectives. Bien que les manuels de philosophie pour classes terminales qualifient cette définition de « vulgaire », il demeure qu’elle correspond à l’expérience quotidienne de ce que nous nommons « liberté », et qu’elle est utile, sans doute indispensable, pour penser la situation des individus humains dans leur société.

Mais, à s’en tenir là, on ne saurait rendre compte de ce que la condition humaine présente de plus spécifique et fondamental. Aussi le terme de liberté prend-il, chez Bernard Charbonneau, un deuxième sens, conforme à une longue tradition philosophique : la liberté est l’essence de l’exister humain en tant que l’homme existe sur le mode de la conscience et s’avère capable de saisir des vérités d’ordre spirituel. Lire la suite

Jacques Dufresne : « Deux pionniers méconnus : Bernard Charbonneau et Ludwig Klages »

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Jacques Dufresne

Deux pionniers méconnus :
Bernard Charbonneau et Ludwig Klages

(Texte paru dans les Actes du colloque
« Bernard Charbonneau : habiter la terre », Pau, 2011)

Quand j’ai proposé mon sujet aux organisateurs, je n’avais qu’une idée encore vague du défi que je m’engageais à relever. Voici deux pionniers de l’écologie, l’un allemand, l’autre français, tous les deux méconnus. Une étude comparée de leur pensée sur la technique et la nature ne pourrait-elle pas nous aider à mieux comprendre ce qui divise et ce qui unit les acteurs du mouvement écologique ?

Je voyais en Charbonneau un compagnon de pêche à la truite avec lequel je m’entendrais sur presque tout, y compris sur la mouche à utiliser selon le temps et le lieu ! Quant à l’idée que nous les humains sommes nous-mêmes des truites jouant sur la terre le rôle du canari dans la mine, je l’ai faite mienne à jamais.

Mon collègue Christian Roy allait bientôt me ramener aux réalités de la ville. Pris d’un vertige amical à la vue de la tâche que je m’étais assignée, il a attiré mon attention sur ce passage de Feu vert, ouvrage que je n’avais pas encore lu. Klages n’y est pas nommé mais il est clair que Charbonneau avait à l’esprit le courant de pensée dont il fut l’un des leaders, Car il y dénonce « cet irrationalisme » pour lequel « la raison n’aboutit qu’à des pratiques matérielles dépourvues de sens ou à une critique desséchante et stérile ». « Retourner à la nature, ajoute Charbonneau, c’est retrouver le lien sacré qui relie l’homme au cosmos en faisant demi-tour sur le chemin qui a mené du christianisme au rationalisme. Après D.H. Lawrence et combien d’autres intellectuels, certains écologistes sont hantés par la nostalgie d’une religion qui réintégrerait l’homme dans le tout en résolvant les contradictions qui alimentent l’angoisse moderne. Mais ce paganisme panthéiste, rebouilli au feu de l’Évangile, n’a rien de la mesure et de l’harmonie grecque, il relève du seul Dionysos retour d’Asie. […] Ce n’est pas la conscience mais l’inconscient qui ouvre la voie de la Connaissance. » (Charbonneau, 2009, p. 97). Lire la suite

« Trois pas vers la liberté »

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Bernard Charbonneau

Trois pas vers la liberté
(inédit, vers 1990)

Les quelques pages qui suivent paraîtront sans doute, parce que trop générales, abstraites, éloignées de toute réalité concrète, naturelle ou humaine. Mais si les détails de cette weltanschauung – sinon philosophie – sont peu visibles, c’est parce qu’ils sont vus de trop haut, au bout de toute une longue vie, acharnée à poursuivre dans le même sens la même connaissance. Ce court texte vient en conclusion de près de vingt livres. En s’y référant, le lecteur pourra vérifier que l’auteur s’est au contraire préoccupé de l’infinie diversité des phénomènes concrets, matériels et humains, que les sens et l’esprit d’un homme peuvent enregistrer au cours de son existence. Ces quelques pages ne font que résumer tant d’autres.

I — On et moi

La société et l’individu ; à première vue tout l’homme. On : l’innommé humain ; car depuis les païens on ne se dit plus des forces de la nature. L’on, l’hom en général. Invisible et partout présent, l’insaisissable inexistant collectif. L’impersonnel ; mais comme pour notre espèce vouée à la liberté il est impensable, on pour le peuple devient aussitôt ils, ces responsables de nos malheurs.

En tout cas une chose est sûre, on ce n’est pas moi. Moi je… d’abord. L’individu présent en ce vif instant que je suis. À moi la douleur qui me poigne, la volupté qui me saille. Le possessif du possesseur : mon pain, ma maison, ma famille… Mes intérêts, mes rêves… Mes sensations, mes désirs, c’est moi qui les éprouve, non un autre. En moi le cœur, le centre interne, hors de moi l’externe. De toute évidence c’est moi d’abord qui existe. Et si on me dit que mes pensées et mes actes ne sont pas les miens, n’importe, c’est quand même moi qui le pense et le fais. Même s’ils me dépassent, à moi le sens et le non-sens, le oui et le non. Comment, sans même me l’avouer et encore moins me le dire, tel Stirner ne me prendrais-je pas pour le nombril de l’univers ?

Ma vie, ma peau, ma carrière ? Autant que le possesseur j’en suis le possédé ; qu’on y touche et l’on verra ! Mon ego est le rempart qui enferme tous mes biens ; comment ne pas jeter à la face du monde ce moi qui claque comme un soufflet ? À lui seul l’être, tout autre n’est qu’un reflet de celui-ci. Moi… ici même, aujourd’hui, l’individu que je suis. Mais alors, hier comme demain, à lui le néant. Lire la suite

« Un témoin de la liberté », par Daniel Cérézuelle

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Daniel Cérézuelle

Un témoin de la liberté

(Préface à Je fus, Opales, 2000)

Penser les contradictions de son temps 

L’essentiel de Je fus a été rédigé vers 1950 mais Bernard Charbonneau n’a pas pu le faire publier de son vivant. Après l’avoir présenté en vain à nombre d’éditeurs, il a dû se résoudre à le faire imprimer à compte d’auteur en 1980. S’il aura fallu presque cinquante ans pour qu’un éditeur accepte de publier ce livre, c’est parce que la lumière que celui-ci jette sur son époque et ses contradictions est cruelle. Ce livre a été écrit initialement pour des générations qui ont consenti tour à tour au nom de l’État-Nation aux horreurs de deux guerres mondiales puis à l’accumulation de terrifiants arsenaux nucléaires, qui ont légitimé au nom du développement économique le saccage des campagnes et de la nature, qui ont justifié au nom de l’efficacité politique des régimes totalitaires de gauche ou de droite et qui ont accepté au nom de la liberté la soumission de la vie quotidienne aux contraintes dépersonnalisantes de l’organisation industrielle et bureaucratique.

C’est l’expérience des catastrophes du XX siècle qui a acculé Charbonneau à repenser le sens de la liberté. Son œuvre, et plus particulièrement ce livre, repose sur une double conviction :

D’une part, il considère que les évolutions désastreuses de son temps ne sont pas accidentelles. Elles ont une unité ; elles résultent de la dynamique de la modernité : ce sont autant de conséquences de ce qu’il appelle la « Grande Mue », c’est-à-dire le changement de la condition humaine par le développement explosif de la science et de la technique. Une grande partie de l’œuvre de Charbonneau vise à faire le bilan critique des effets de cette grande mue sur la politique, la nature, la culture et la vie quotidienne. Sa critique n’est pas celle d’un conservateur ; elle est au contraire inspirée par un sens aigu de la liberté. Or, si au départ cette mue est la traduction d’un authentique besoin de liberté, elle se continue par un mouvement qui s’accélère de lui-même en dehors de tout projet, et cette aveugle montée en puissance dans tous les domaines du pouvoir humain finit par menacer à la fois la liberté et la nature. Pour ce qui est de la liberté, jeune, Charbonneau a été le témoin de la montée des totalitarismes et pour lui il ne s’agit pas d’une aberration accidentelle.  Lire la suite

L’idée d’incarnation chez Charbonneau, Ellul et Illich, par Daniel Cérézuelle (2)

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Daniel Cérézuelle

De l’ensarkosis logou à la critique
de la société technicienne chez
Bernard Charbonneau,
Jacques Ellul et Ivan Illich

Deuxième partie

(Extrait de l’ouvrage La Technique et la chair, Parangon, 2011)

Quelques remarques philosophiques

L’esprit du quotidien

Que ce soit chez Charbonneau, Illich ou Ellul, la critique de la dépersonnalisation technicienne est conduite au nom d’une exigence d’incarnation qui s’enracine dans la tradition spirituelle judéo-chrétienne. De ce point de vue, leurs valeurs ne sont pas du tout originales ; ce qui est original par contre, c’est leur détermination à juger les aspects les plus quotidiens de la modernité à l’aune de ces valeurs. Sans oublier que chez ces trois auteurs cette critique a été d’abord motivée par une révolte devant les conditions de la vie quotidienne moderne plutôt que par une démarche spéculative, nous allons maintenant proposer quelques jalons qui permettent de baliser a posteriori la logique de cette filiation entre l’expérience judéo-chrétienne de l’existence et la critique du technicisme moderne. Ce faisant, on pourra mieux appréhender le fond spirituel commun à ces trois auteurs.

L’incarnation est une notion centrale dans la Bible et semble ne pas avoir d’équivalent dans la tradition philosophique occidentale héritée des Grecs (23). C’est au XIXe siècle, alors que l’industrie triomphe partout en Europe, que la notion de chair émerge comme un thème important de la philosophie moderne. Elle inspire en particulier la critique phénoménologique et existentielle de la vision scientiste du monde et de l’instrumentalisme techniciste. Contre cette vision du monde qui leur semble avoir tiré son dynamisme de la tradition spéculative héritée des Grecs, certains penseurs vont mobiliser une autre tradition : celle de la spiritualité juive et chrétienne. Influencée par l’esprit du Talmud ou celui des Confessions augustiniennes, cette tradition a toujours cherché la vérité plus du côté de l’expérience intime que de l’objectivité impersonnelle et atemporelle du concept. On le voit, si la notion de chair est mobilisée par la philosophie moderne cela tient plus à l’héritage de Jérusalem qu’à celui d’Athènes. Lire la suite

L’idée d’incarnation chez Charbonneau, Ellul et Illich, par Daniel Cérézuelle (1)

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Daniel Cérézuelle

De l’ensarkosis logou à la critique
de la société technicienne chez
Bernard Charbonneau,
Jacques Ellul et Ivan Illich

Première partie

(Texte tiré de l’ouvrage La Technique et la chair, Parangon, 2011)

Théologie et critique de la civilisation industrielle : Au lendemain de la Deuxième Guerre mondiale le théologien Karl Barth regrettait que la théologie n’ait pas accordé suffisamment d’importance à la question de l’incarnation et à ses implications morales ; il suggérait que cette négligence a contribué à l’indifférence des modernes à l’égard de notre corps « qui nous rattache suffisamment au monde des plantes et des animaux ». Il y voyait aussi l’origine de « la grave dépréciation que l’œuvre humaine a subie » dans la société industrielle (1). Peut-être pensait-il que si l’Occident chrétien avait accordé une plus grande importance à cette dimension de la révélation biblique, la civilisation moderne aurait pu prendre un autre cours. Or, il est remarquable que le protestant Jacques Ellul, l’agnostique Bernard Charbonneau et le catholique Ivan Illich se réfèrent aussi à cette notion d’incarnation comme à un des fondements de leur critique du monde industriel et de la société technicienne (2). Cependant, pour autant que je sache, aucun d’entre eux n’a pris la peine d’expliciter de manière approfondie ce rapport entre la question de l’incarnation et leur critique sociale (3). Pour le lecteur qui s’intéresse à la pensée de ces trois auteurs, ces allusions à la notion d’incarnation peuvent paraître bien vagues et déconcertantes. Les remarques qui suivent ont pour objectif de préciser ce rapport et de mieux comprendre pourquoi ces trois auteurs se sont adossés à cette notion d’incarnation pour critiquer la conception moderne de la liberté et le rapport au monde naturel qui en découle dans la civilisation industrielle. Pour cela, il m’a semblé important de caractériser la vision du monde et la compréhension de la liberté qui découlent du caractère central de cette notion d’incarnation dans la théologie chrétienne traditionnelle ; puis j’ai cherché à dégager le lien entre cette vision du monde et la critique de la civilisation industrielle chez chacun de ces trois auteurs. Enfin je propose quelques réflexions plus philosophiques sur l’importance de la notion de chair pour réfléchir aux limites que l’on pourrait assigner aux technosciences. Lire la suite