« Le Système et le Chaos » (extraits sur le thème de l’organisation)

 

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Bernard Charbonneau

Le Système et le Chaos
(extraits sur le thème de l’organisation)

Livre 1, chapitre 3, « L’organisation »

[…] Car tout progrès de l’organisation s’entoure d’une auréole de désorganisation, comme au contact de l’acier la chair vivante pourrit – ce qui rend l’organisation d’autant plus nécessaire. En effet, au-delà d’un certain point elle rompt l’équilibre de la nature et désormais s’accroît d’elle-même : soit qu’elle exaspère des résistances irréductibles qu’elle peut seulement briser, soit qu’en cultivant la passivité, elle engendre un vide qu’elle doit combler. Les dernières activités spontanées concentrant en elles toutes les puissances de liberté deviennent des facteurs de désordre : quand la liberté se réfugie dans les loisirs, ils prennent tant d’importance qu’il devient urgent de leur donner un statut. Si l’organisation détruit la liberté, la destruction de la liberté appelle l’organisation. L’habitude de recevoir une impulsion d’en haut atrophie chez les individus le sens de l’initiative et de la libre discipline, forçant la direction à intervenir là où elle n’y songeait pas. Alors le processus d’organisation se précipite, et elle tend à prendre en bloc. Peut-être avons-nous déjà atteint ce point ; l’entreprise technique ne peut plus s’arrêter à mi-chemin, il lui faudra reconstruire artificiellement la totalité naturelle rompue par l’intervention de la liberté humaine. Lorsque la puissance de l’homme atteint l’échelle de la terre il faut, sous peine de mort, que la science pénètre la multitude des causes et des effets qui constituent le monde ; que la technique et l’État sanctionnent ses conclusions avec la force et l’étendue de la puissance qui assurait la création. Quand l’homme devient maître d’agir sur l’homme et la société, la technique doit se substituer non seulement à la bêche et au rouet, mais à la famille, au peuple, à Dieu même. « La science organisera la société, et après avoir organisé la société organisera Dieu. » (1) À partir d’un certain point d’organisation il n’y a plus le choix qu’entre le chaos et le système, qui recensait de l’extérieur cet univers détruit de l’intérieur. Toutes nos incertitudes et notre mouvement conduisent à cette immobilité totale.

Alors, coiffant les techniques, s’ébauche une technique de l’organisation qui recense et coordonne toutes les organisations particulières : celle de l’État totalitaire. Il est le produit nécessaire de nos raisons bien plus encore que de nos passions. Cette organisation totale qui prétend réaliser l’absolu dans les choses définit exactement l’antiliberté. Et pourtant l’organisation est légitime : la pensée qui la conteste ici anticipe de l’esprit qui a conduit l’homme à transformer le cosmos. L’organisation légitime, parce qu’au niveau de l’homme elle ne saurait être distinguée de la liberté : il doit s’organiser pour vivre libre, elle ne devient illégitime que lorsqu’elle tend à devenir totale. Mais elle le devient quand l’homme refuse la contradiction : quand il croit trouver la liberté dans l’antiliberté. Au fond, le mal c’est moins l’organisation totale que le mensonge total qui la justifie.

L’erreur, c’est de refuser la contradiction des fins et des moyens. Car s’ils sont nécessairement associés, ils sont non moins nécessairement contraires. Tout homme libre qui agit à la lumière d’une vérité est ainsi lié et déchiré par ses fins et ses moyens ; son action n’est pas le produit glacé d’un automatisme technique mais le fruit d’un art qui tire ses formes vivantes des ténèbres du doute et du sacrifice. Si le moyen : l’efficacité, devient la fin, la fin : l’homme, devient alors le moyen. Et l’énorme appareil qui devait le libérer n’est plus qu’un cénotaphe dressé sur son néant. « Que servirait-il à un homme de gagner le monde s’il se détruisait ou se perdait lui-même ? » Lire la suite

« Le système et le chaos » (introduction à l’édition de 1989)

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Bernard Charbonneau

Le système et le chaos
(introduction à l’édition de 1989)

Le temps de la parole étant peut-être bientôt révolu, il me faut marquer ce livre d’un signe ésotérique, semblable à ceux qui s’inscrivirent un jour sur les murs de Babylone. Un signe : un signal – rien d’autre. Pour ce qui est de la réponse, c’est à Balthazar de la donner ; mais aujourd’hui, comprend-il le chaldéen ?

10 000 000… 20 000 000… 40 000 000… de tonnes, de kilowattheures. Tous les dix ans, la production double, et la population tous les quarante… Jusqu’à nous la Terre restait engluée dans l’éternel retour des saisons ; tandis qu’aujourd’hui l’univers dégèle : il craque, il s’ébranle. Par les brèches des bombes d’une seconde guerre, nous avons vu jaillir la matière en fusion, tandis que les astres chaviraient jusqu’à portée de nos mains. Il y a quelques décennies, il fallait une oreille fine pour sentir la sourde vibration d’un monde qui démarre, mais aujourd’hui dans le fracas de sa ruée, on ne s’entend plus. La croissance qui était inconcevable en 1930 pour le paysan français monté à Paris devient toute naturelle pour le banlieusard de la campagne mécanisée de 1970. Sous la IIIe République le monde pouvait changer, au fond il ne bougeait pas ; il suffisait d’un tour à vélo pour s’en assurer, la rivière était toujours là : dans le cristal des sources les cheveux verts de la nixe ondulaient au soleil, et les coquillages de l’aube étoilaient encore des grèves intactes. En 1930 la nature était immuable, en 1960 il est non moins sûr qu’il n’y en a pas ; mais dans les deux cas la plus grande aventure humaine de tous les temps ne met pas l’homme en cause, et il n’a pas à intervenir.

La croissance technique et économique indéfinie est à la fois le fait et le dogme fondamental de notre temps, comme l’immutabilité d’un ordre à la fois naturel et divin fut celle du passé. La grande mue qui travaille les sociétés industrielles, et les autres à leur suite, est à la fois la réalité immédiate que nous pouvons appréhender dans le quotidien de notre vie et le moteur profond d’une Histoire que religions et idéologies s’époumonent à suivre ; chacun l’expérimente à chaque instant, et pourtant, par-delà classes et frontières, elle met en jeu l’humanité. Lire la suite

« Bernard Charbonneau. L’artificialisation du monde », par Daniel Cérézuelle

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Daniel Cérézuelle

Bernard Charbonneau.
L’artificialisation du monde

(Texte paru en 2013 dans l’ouvrage Radicalité, 20 penseurs vraiment critiques, aux éditions de l’Échappée)

Bernard Charbonneau a eu dès sa jeunesse la conviction que son siècle serait en même temps et pour les mêmes raisons celui du totalitarisme et du saccage de la nature. Son œuvre, à la fois rigoureuse et passionnée, a été écrite initialement pour des générations qui ont consenti tour à tour au nom de l’État-nation aux horreurs de deux guerres mondiales puis à l’accumulation de terrifiants arsenaux nucléaires, qui ont légitimé au nom du développement économique la destruction des campagnes et de la nature, qui ont justifié au nom de l’efficacité politique des régimes totalitaires de gauche ou de droite et qui ont accepté au nom de la liberté la soumission de la vie quotidienne aux contraintes dépersonnalisantes de l’organisation industrielle et bureaucratique.

Charbonneau considère que les évolutions désastreuses de son temps ne sont pas accidentelles. Elles ont une unité. Elles résultent de la dynamique de la modernité : ce sont autant de conséquences de ce qu’il appelle « la Grande Mue », c’est-à-dire le changement de la condition humaine par le développement explosif de la science et de la technique. Une grande partie de son œuvre vise à faire le bilan critique des effets de cette Grande Mue sur la politique, la nature, la culture et la vie quotidienne. Sa critique n’est pas celle d’un conservateur ; elle est au contraire inspirée par un sens aigu de la liberté. Mais il est convaincu que si au départ cette mue est la traduction d’un authentique besoin de liberté, elle se continue par un mouvement qui s’accélère de lui-même en dehors de tout projet, et cette aveugle montée en puissance dans tous les domaines du pouvoir humain finit par menacer à la fois la liberté et la nature. Lire la suite