Version imprimable de L’artificialisation du monde
Daniel Cérézuelle
Bernard Charbonneau.
L’artificialisation du monde
(Texte paru en 2013 dans l’ouvrage Radicalité, 20 penseurs vraiment critiques, aux éditions de l’Échappée)
Bernard Charbonneau a eu dès sa jeunesse la conviction que son siècle serait en même temps et pour les mêmes raisons celui du totalitarisme et du saccage de la nature. Son œuvre, à la fois rigoureuse et passionnée, a été écrite initialement pour des générations qui ont consenti tour à tour au nom de l’État-nation aux horreurs de deux guerres mondiales puis à l’accumulation de terrifiants arsenaux nucléaires, qui ont légitimé au nom du développement économique la destruction des campagnes et de la nature, qui ont justifié au nom de l’efficacité politique des régimes totalitaires de gauche ou de droite et qui ont accepté au nom de la liberté la soumission de la vie quotidienne aux contraintes dépersonnalisantes de l’organisation industrielle et bureaucratique.
Charbonneau considère que les évolutions désastreuses de son temps ne sont pas accidentelles. Elles ont une unité. Elles résultent de la dynamique de la modernité : ce sont autant de conséquences de ce qu’il appelle « la Grande Mue », c’est-à-dire le changement de la condition humaine par le développement explosif de la science et de la technique. Une grande partie de son œuvre vise à faire le bilan critique des effets de cette Grande Mue sur la politique, la nature, la culture et la vie quotidienne. Sa critique n’est pas celle d’un conservateur ; elle est au contraire inspirée par un sens aigu de la liberté. Mais il est convaincu que si au départ cette mue est la traduction d’un authentique besoin de liberté, elle se continue par un mouvement qui s’accélère de lui-même en dehors de tout projet, et cette aveugle montée en puissance dans tous les domaines du pouvoir humain finit par menacer à la fois la liberté et la nature.
Pour ce qui est de la liberté, jeune, Charbonneau a été le témoin de la montée des totalitarismes ; et pour lui il ne s’agit pas d’une aberration accidentelle. Il a grandi dans l’ombre de la Grande Guerre : l’aîné de ses frères a été mobilisé à dix-huit ans et a eu la chance de survivre à Verdun. Quant à lui, il a pris très tôt conscience du fait que la société industrielle dans laquelle il vivait pourrait, en dépit de son libéralisme, réquisitionner du jour au lendemain tous ses jeunes pour les jeter par millions dans le chaudron de sorcière de la guerre industrialisée. De plus, cette guerre a été l’occasion d’un passage sans transition de la société libérale à l’organisation totalitaire : suspendant les libertés, mobilisant toutes les ressources de l’économie et du territoire, contrôlant l’opinion par la censure et par la propagande, les sociétés libérales européennes ont été les premières à basculer pendant quatre ans dans une logique totalitaire. Or, dès les années 1920, cette mobilisation totale va servir de modèle à de nombreux projets révolutionnaires de gauche et de droite auxquels de gigantesques masses d’hommes vont, tout au long du siècle, être sacrifiées et traitées comme de la simple matière première ou des obstacles qu’il convient d’éliminer. Mise en mouvement au départ par un besoin de liberté et d’indépendance, la recherche de la puissance et de l’efficacité politique va légitimer la mise sur pied d’appareils de domination sans précédent dans l’histoire.
Pour ce qui est de la nature, Charbonneau, qui au cours de sa jeunesse a exploré à pied les campagnes européennes, a eu très tôt la conviction que la mobilisation de toutes les ressources du territoire au service de l’économie de guerre n’avait été que l’amorce d’un mouvement plus vaste, porté aussi bien par l’État que par le marché. À savoir l’extension à toute la Terre de la logique technique et industrielle. Il a prévu qu’il en résulterait non seulement ce que l’on appelle aujourd’hui des risques écologiques de toutes sortes, mais aussi, et surtout, une mutilation de la part sensible de l’homme qui, tout autant que de liberté, a un besoin vital de nature.
L’échec de l’action
Cependant, Charbonneau a toujours pensé qu’il n’y avait pas là une fatalité. Mis en mouvement par l’éveil de l’esprit à la liberté, le déchaînement de la puissance est certes porté désormais par la « force des choses » (tel est le titre de son premier livre, achevé en 1947), mais, pour reprendre l’exemple de la Grande Guerre, il a très vite compris que cette dépersonnalisation totale qui peut aller jusqu’à leur anéantissement n’a pu être infligée à des millions d’individus qu’avec leur consentement au moins passif. C’est ce consentement quasi universel et identique des deux côtés qui a rendu possible cette guerre ; ce qui est une autre manière de dire qu’elle n’avait aucun sens. Pour ce qui est des totalitarismes, il souligne que leurs propagandes ne sont efficaces que parce qu’elles répondent aux désirs des individus à moitié dupes et à moitié complices. « Dans les États totalitaires ils ne demandent pas mieux qu’on leur fournisse les justifications qui mettront fin à leur malaise en leur démontrant que leur capitulation devant la Police totale est la première des vertus (1) » écrit-il. Anticipant dès le début des années 1930 bien des conséquences désastreuses de la brusque montée en puissance des capacités scientifiques, techniques et organisationnelles de l’humanité, il a eu la conviction que les idéologies politiques de son temps étaient inadéquates pour guider la nécessaire réorientation des structures de la civilisation moderne : de la science, de la technique et du développement économique. Il n’avait pourtant rien d’un idéaliste. Au contraire, il a toujours eu une conscience aiguë de la puissance du fait social, mais il a toujours espéré que ses contemporains pourraient s’associer pour résister à la « force des choses ».
Dès 1933 il a voulu susciter un mouvement critique pour élucider les enjeux de la Grande Mue dont il était le témoin et pour jeter les bases d’une nouvelle politique visant la maîtrise collective du changement scientifique et technique. C’est ainsi qu’en 1937 il a fait circuler dans les cercles personnalistes un texte intitulé « Le sentiment de la nature, force révolutionnaire », qui fait de lui un précurseur de l’écologie politique. Or cette ambition n’a jamais pu déboucher. Depuis les années 1930 il a échoué à faire partager ses analyses de l’État et du développement technoscientifique. Les petits groupes de réflexion qu’il a animés avec son ami Jacques Ellul n’ont guère eu d’écho dans la sphère publique, et même au sein des milieux personnalistes leur critique de la science et de la technique sera disqualifiée comme passéiste. Aux orientations des « personnalistes gascons », Emmanuel Mounier, le fondateur de la revue Esprit, répondit en publiant « La Petite Peur du xxe siècle », réaffirmant que dans un monde libéré de l’exploitation capitaliste le problème de la technique se réglerait de lui-même. Pour ce qui est de l’État, la revue Esprit d’après la Libération sera fascinée par le planisme et le modèle soviétique. En 1945, lorsque Mounier proposa à Charbonneau de participer à la création d’un « collège personnaliste », celui-ci répondit par une proposition de réflexion sur le problème de l’État, de la nature, des propagandes (ce qu’on appelle aujourd’hui les médias), Mounier s’opposant à toute critique des « structures ». Ce fut alors la rupture entre Charbonneau et le mouvement personnaliste. Au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, il s’est ainsi retrouvé très seul, intellectuellement et politiquement.
Il ne restait plus à Charbonneau et Ellul qu’à continuer à écrire des livres pour approfondir leur critique de la société moderne. Le premier s’est donc acharné à communiquer ce qui pour lui était l’essentiel ; il s’y consacra avec obstination, en dépit du fait que les éditeurs refusaient ses livres avec une égale obstination. C’est vers 1970, au moment où la critique écologiste devint à la mode, qu’il fut en quelque sorte rattrapé par l’actualité. Il avait alors 60 ans.
Une approche existentielle du changement social
C’est l’expérience de la dépersonnalisation de l’existence qui a mis en mouvement la pensée de Charbonneau. Comme tout intellectuel, il a le goût de la lecture et de la réflexion, mais il s’est toujours beaucoup méfié de l’abstraction, et chez lui le tempérament spéculatif n’est pas le trait dominant car il ne veut pas séparer la vie de l’esprit de celle des sens. Ainsi il aime passionnément la vie pour tous les plaisirs sensibles qu’elle apporte. Mais comme il est aussi doté d’une conscience de soi très aiguë, il accorde une grande attention à ce qu’il aime et à la nature de ce qui lui donne du plaisir. Par contrecoup, il porte, ce qui est beaucoup plus rare, une extrême attention à tout ce qu’il n’aime pas, en particulier dans la vie quotidienne ; qu’il s’agisse de la qualité des rapports humains, du goût des nourritures, de la richesse et de la variété des paysages urbains et ruraux, il ressent tout ce qui en diminue la saveur comme un grave appauvrissement de la vie. Il aurait pu en rester là et se borner à chanter, comme le font d’innombrables hommes sensibles et conscients, sa souffrance et sa nostalgie d’un monde non industriel. Or il n’en reste pas là, parce qu’il se rend compte que cette dépersonnalisation est un fait social. Ainsi, dans un article de 1939, il affirme que « la société actuelle, par ses principes et son fonctionnement, ne peut avoir qu’un résultat : la dépersonnalisation de ses membres (2) ».
On a eu beau lui dire dans les années 1930 qu’il n’était qu’un pessimiste, qu’il n’y avait pas de problème de la nature et qu’il y aurait toujours une campagne, les faits lui ont donné raison, et cela dans bien des domaines. On ne peut pas attribuer cela seulement au flair et à une sensibilité extrême. On doit plutôt en conclure que sa méthode d’investigation de la réalité sociale est pertinente. Or celle-ci est très déconcertante puisque sa critique des structures (aspect objectif) est toujours aussi une critique du sujet (aspect subjectif). Là où les sciences sociales ne s’intéressent qu’aux causes objectives et aux mécanismes formels, il attire notre attention sur les causes subjectives et les mécanismes informels des processus que nous subissons. En cela il est fidèle aux expériences qu’il a faites dans sa jeunesse : la force des logiques sociales impersonnelles se nourrit de notre consentement tacite, voire de notre participation active. En effet, Charbonneau cherche toujours à montrer que le renforcement de la contrainte sociale et l’appauvrissement de l’existence qui résultent de l’hypertrophie des structures ont également une cause subjective, à savoir le renoncement des individus à l’exercice personnel de la liberté. Les deux aspects, objectif et subjectif, sont donc inséparables, et les déterminations objectives ne peuvent se déployer que parce qu’elles se nourrissent du consentement, voire de la participation des sujets.
Vers la totalisation sociale
Très tôt, Charbonneau acquiert la conviction que la grande guerre industrialisée de 1914-1918 a ouvert le règne de la soumission de toute réalité à la logique technicienne et industrielle. De la Grande Mue, Charbonneau souligne deux aspects, rendus clairement perceptibles par la Première Guerre mondiale. Elle se caractérise en premier lieu par une accélération de la montée en puissance du pouvoir humain dans tous les domaines, ce qui entraîne un bouleversement continuel de la nature et de la société, bouleversement qui échappe au contrôle de la pensée et finit par s’emballer comme un glissement de terrain qui dévale sa pente par simple inertie. Elle se caractérise aussi par une tendance à la totalisation dont Charbonneau nous dit qu’elle s’effectue par la force des choses, c’est-à-dire selon une nécessité qui se déploie de manière impersonnelle et indifférente aux projets humains. L’exemple de la Première Guerre mondiale nous montre en effet que la course aveugle à la puissance exige la saisie de toute la population, de toutes les ressources industrielles, agricoles et forestières, de la totalité de l’espace aussi bien que de la vie intérieure des peuples, à qui on demande non seulement de participer par leurs actes, mais aussi de consentir intérieurement au conflit et même de justifier la logique anonyme qui va les détruire. On le voit : la notion de « révolution industrielle » offre un cadre conceptuel bien trop étroit pour penser ces transformations sociales et leurs enjeux. Pour lui, la Grande Guerre puis la montée des totalitarismes ne sont que les préfigurations partielles du danger qui menace désormais l’homme, à savoir l’émergence et la mise en place d’une organisation sociale totale qui, échappant à toute conscience personnelle, serait l’équivalent d’un suicide spirituel de l’humanité. Il redoute que, tout autant que la compétition pour la puissance politique, la recherche de la puissance technique et économique finisse par contraindre les hommes à se soumettre à une organisation totale qui seule pourrait (peut-être) les sauver du chaos social et écologique, mais au prix de leur liberté : « Parce que notre puissance s’élève à l’échelle de la Terre nous devons régir un monde, jusqu’au plus lointain de son étendue et au plus profond de sa complexité. Mais alors l’homme doit imposer à l’homme toute la rigueur de l’ordre que le Créateur s’est imposé à lui-même. Et le réseau des lois doit recouvrir jusqu’au moindre pouce de la surface du globe. En substituant dans cette recréation l’inhumanité d’une police totalitaire à celle d’une nature totale (3). » Le mouvement même de la modernisation expose donc l’humanité tout entière à un risque d’une nature nouvelle : pour échapper à sa soumission originaire à la nature, les exigences du progrès conduisent l’homme à se soumettre à une « seconde nature » qui serait sociale cette fois-ci, et tout aussi inhumaine que la première. La déshumanisation par l’organisation totale, « l’inconcevable fin d’un monde parfaitement clos dans ses frontières (4) » : tel est l’enjeu de la rapide montée en puissance de la technique et de la science.
Nature et liberté
C’est au nom de la liberté que Charbonneau pose le problème de la nature dans la société industrielle. Il faut préciser ici que Charbonneau n’a jamais été l’apôtre d’un retour à la nature et qu’il ne croit pas qu’il y ait pour l’homme une manière « naturelle » de vivre qui définirait une fois pour toutes la bonne vie. Ce n’est pas la nature « en soi » que Charbonneau veut protéger : sa puissance cosmique dépasse infiniment l’homme et les galaxies n’ont nullement besoin de son respect. L’homme peut désormais se détruire biologiquement et spirituellement, mais il ne peut détruire la nature. Si l’homme introduit dans la biosphère des perturbations trop importantes, c’est toujours le jeu imperturbable des lois de la nature qui rendront la terre inhabitable pour l’homme ; la nature, elle, continuera à exister ; elle a pour elle les millions d’années et l’immensité du cosmos pour recommencer. La nature est invincible ; au contraire, c’est l’homme, et surtout l’homme capable de liberté, qui est fragile ; ce que Charbonneau redoute, c’est que l’imprudence et l’inconséquence humaines favorisent une réorganisation de la nature qui, de toute façon, produira de nouveaux équilibres – mais dans lesquels l’homme libre n’aura peut-être plus sa place. Ce n’est pas de protection de la nature qu’il s’agit, mais de celle de l’homme par et contre lui-même.
Pour Charbonneau, dans un monde qui tend à devenir totalement organisé, la protection de la nature est une nécessité, non seulement pour éviter des désastres écologiques et assurer la sécurité de l’humanité, mais aussi pour protéger le besoin humain de liberté. En effet, être à la fois naturel et spirituel, l’homme a un besoin vital de rencontrer une nature hors de lui pour y éprouver charnellement sa liberté ainsi que la richesse du monde. À ce besoin, le milieu industriel et technicien moderne ne peut répondre que d’une manière très limitée, et une artificialisation excessive du monde humain finirait par engendrer la fin de la liberté humaine.
La dialectique du système et du chaos
En assimilant le progrès à celui de la technique et de l’économie, la société du développement nous affranchit en partie de la fatalité naturelle, mais elle crée en même temps une sur-nature sociale qui n’est souvent qu’une nouvelle fatalité qui risque soit de broyer l’individu dans des contradictions sociales ou écologiques, soit de l’absorber totalement et de liquider sa liberté au nom des nécessités de l’organisation collective. Ainsi une organisation sociale fondée sur l’idée d’un développement indéfini nous expose à deux risques qui sont dialectiquement liés et que Charbonneau résume par deux principes : « Un développement indéfini dans un espace-temps fini est impossible. » Le développement accéléré conduit donc au chaos.
« Plus la puissance grandit, plus l’ordre doit être strict » : le développement accéléré appelle une organisation totale, si ce n’est totalitaire, de la vie sociale, collective et personnelle.
Ces deux logiques apparemment contraires sont, en pratique, unies dans une relation dialectique. Chaque progrès d’un des deux termes appelle un renforcement de l’autre. Ainsi, face aux risques de chaos écologique et social résultant du développement à tout va, nos sociétés ne savent répondre que d’une seule manière : plus de science, plus de technique pour mieux organiser la société, c’est-à-dire, finalement, contrôler l’individu. Ainsi la puissance de nos installations techniques (avions, usines, centrales nucléaires, trains à grande vitesse, laboratoires de génétique, etc.) les rend potentiellement très dangereuses en cas d’accident ou de sabotage : une politique de prévention des risques doit donc multiplier les contrôles et repérer à l’avance tous les agents potentiellement inadaptés ou déviants. Mais ce processus qui renforce le caractère systématique de l’organisation sociale crée des conditions favorables pour un nouveau bond en avant de la recherche et du développement de nouvelles techniques. On crée ainsi des risques de nouvelles dysfonctions, encore plus graves que les précédentes car résultant de la mise en œuvre de savoirs plus puissants, certes, mais toujours aussi incomplets et qui auront des effets directs et surtout indirects encore plus importants et imprévisibles. Pour éviter le désastre on repart alors pour un tour : mise au point de nouvelles régulations écologiques et sociales et, une fois la crise surmontée, production de nouveaux savoirs et mise en œuvre de nouvelles techniques, etc.
Le demi-tour devant la liberté
C’est la méditation sur la dérobade de ses contemporains devant les contradictions de leur époque qui a conduit Charbonneau à penser qu’un des principaux obstacles à la maîtrise collective du changement technoscientifique, c’est le lien intime qui attache l’individu et la société. La société n’est pas extérieure à l’homme. C’est le lien intime qui a toujours uni l’individu et la société qui explique qu’aujourd’hui il lui soit si difficile de prendre ses distances à l’égard du développement technoscientifique et de l’ordre social qui l’accompagne.
Certes, au plan objectif, puisque nous vivons désormais dans la société du développement, tout nous pousse à accélérer ce développement en y participant activement. Ainsi on ne peut faire carrière, acquérir un statut social, de l’autorité ou du prestige, bref on ne peut y exercer un pouvoir social qu’en participant d’une manière ou d’une autre à la poursuite de ce développement. Il n’y a là rien de choquant ; cette contrainte est en quelque sorte « naturelle ». Mais ce qui est plus troublant, c’est de constater qu’elle est redoublée par son intériorisation. C’est pourquoi, comme Nietzsche, Charbonneau cherche à déconstruire les modalités de ce bouclage subjectif de l’ordre social et il nous propose une analyse très pénétrante (et dérangeante) de la difficulté des hommes de cette société à reconnaître les contradictions qu’ils vivent. Plus l’esprit moderne prend conscience de l’importance de l’individualité personnelle et, en même temps, du poids immense des déterminations sociales de toutes sortes qui la contredisent, et plus il tend à faire demi-tour devant la contradiction et à justifier ce demi-tour par toutes sortes de raisons. Pour Charbonneau, cet obstacle n’est pas une particularité du monde moderne ; certes, nous avons vu qu’il prend des formes spécifiques dans la société du développement, mais on peut le voir aussi à l’œuvre à des degrés divers dans l’esprit de tous les individus, quelles que soient les époques et les sociétés. C’est un invariant anthropologique, une sorte de péché originel social (5) que tout projet de transformation sociale doit reconnaître et dont il doit tenir compte.
Notes
1. Bernard Charbonneau, Je fus, essais sur la liberté, Opales, 2000, p. 209.
2. Bernard Charbonneau, « Réformisme et révolution », Esprit n° 77, 1939 (disponible sur le site).
3. Bernard Charbonneau, Le Jardin de Babylone, Encyclopédie des nuisances, 2002.
4. Bernard Charbonneau, L’État, Economica, 1987, p. 18.
5. Charbonneau et Ellul avaient forgé cette notion de péché social dès le début des années 1930 : « L’homme en s’abandonnant ainsi commet le péché social – c’est-à-dire le péché qui consiste à refuser d’être une personne consciente de ses devoirs, de sa vocation, pour accepter les influences de l’extérieur […]. » « Le péché social commis, tout autre péché devient impossible, car ce n’est plus un homme qui pèche en pensée ou en acte, mais ce qui n’est plus un homme : un individu, un fragment de l’ordre social établi. Le péché le plus grave accompli, les autres ne peuvent trouver place. » Bernard Charbonneau et Jacques Ellul, Directives pour un mouvement personnaliste, 1935-1936.