« L’expérience de la guerre »

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Bernard Charbonneau

L’expérience de la guerre
(inédit, vers 1943)

 

« Tristement seul est l’homme dans ce désert »
Exorde de Léviathan, 1943

 

La guerre, période cruciale

Nous sommes passés d’une vie non seulement normalement socialisée, mais centrée sur l’approfondissement et la multiplication des rapports personnels (réunions, camps) à une existence purement individuelle. Le déchaînement de l’histoire collective, la prise en blocs ennemis de l’humanité a engendré un homme désocialisé, isolé, affamé (rationné), paralysé, ratatiné sur les moyens de survie, bref, une non-histoire individuelle, marquée par de menus incidents quotidiens triviaux.

La jeunesse et la Résistance

Je ne parle pas en ce moment des chefs, qui ont calculé et dirigé, de ceux qui n’ont vu dans la Résistance qu’une occasion de carrière ou de ceux qui ont cru y voir l’instrument d’une Révolution. Je pense aux jeunes troupes… Réaction contre l’occupant ? Certainement, mais à leur insu les jeunes résistants ont obéi à des forces plus profondes et plus valables. Ils se sont engagés dans la Résistance non pas malgré les risques, mais à cause des risques et des aventures. Ils l’ont fait sans calcul, car la lucidité est rarement la vertu des généreux. Ils n’ont pas réclamé la Révolution, mais lorsque l’occasion de vivre un style de vie révolutionnaire s’est offerte à eux, ils ont accepté avec enthousiasme.

Je ne pense pas aux durs, aux vétérans de la Révolution, survivants de la guerre d’Espagne, professionnels de la conspiration, mais aux petits artisans, ouvriers, fils de paysans et de bourgeois qui se sont brusquement jetés dans le combat. Arrachés à une vie petite-bourgeoise, ils ont découvert qu’à côté de la boîte et de l’examen s’ouvrait un monde immense où se jouent la mort, la joie et la passion. L’animal humain a découvert qu’il n’était pas fait pour vivre dans une écurie bien propre, mais pour courir au soleil dans une dangereuse liberté. Que représentent l’idéal communiste, les théories nazies, les marches militaires de nos régiments, les laïus de nos hommes politiques au regard de cette expérience ?

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L’Émeute et le Plan

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Bernard Charbonneau

L’Émeute et le Plan

(1968)

Le monde où nous vivons se caractérise par deux aspects superficiellement contradictoires, mais profondément liés : un désordre et un ordre extrêmes. Des sociétés libérales où les religions et les morales traditionnelles sont contestées au nom de la liberté de l’individu coexistent avec des régimes totalitaires. Et à l’intérieur même des sociétés industrielles de type occidental, le désordre contraste avec l’ordre. Tandis que la critique et l’imagination poussées jusqu’au bout mettent en cause la raison et le langage dans le domaine littéraire, dans le domaine scientifique la logique la plus rigoureuse règne, et elle s’exprime dans un langage mathématique encore plus abstrait et contraignant que l’ancien. Les vérités religieuses et morales qui avaient jusqu’ici fondé les sociétés sont mises en cause à la fois par les progrès des sciences et le besoin de liberté, les mœurs semblent infiniment plus libres que dans le passé ; mais le conformisme recule au moment où les mœurs s’uniformisent ; et si l’enfant et la femme s’émancipent de la famille, ils n’en sont que d’autant plus soumis à l’État ou au métier.

L’ordre industriel progresse dans le chaos qu’il engendre ; comme une armée disciplinée s’avance dans la nuée des explosions et des ruines, notre société avance en détruisant les équilibres naturels ou sociaux. Dans la France du pouvoir personnel et de la technocratie, les événements de mai ont fait éclater ce contraste au grand jour. D’une part le renforcement de l’État, le Plan sous le signe des ordinateurs, de l’autre le vide et la négation : la révolte pure ; jamais émeute ne fut aussi irrationnelle dans une société aussi rationnelle. Mais si de Gaulle aboutit aux barricades, les barricades ramènent à de Gaulle.

L’ordre et le désordre sont liés, comme la thèse à l’antithèse. En prenant pour exemple la crise de mai, je vais maintenant m’efforcer de montrer comment, et pourquoi. Lire la suite

Sébastien Morillon, « Jeunesse de Bernard Charbonneau (1910-1937) »

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Sébastien Morillon

Sentiment de la nature,
sentiment tragique de la vie.
Jeunesse de Bernard Charbonneau (1910-1937)

Texte paru dans les Actes du colloque
« Bernard Charbonneau : habiter la terre », Pau, 2011

Introduction

« … ce qui nous intéresse, c’est de connaître la révolte qui a fait écrire le gros livre, la fièvre qui couvait dans les autres hommes qui l’ont lu, qui n’y ont plus vu l’imprimé mais le cri décuplé de leur propre indignation… » (Charbonneau, 1937, p. 1)

L’œuvre de Bernard Charbonneau est un appel à la conversion pour « sauver la nature »… « et la liberté » (Charbonneau, août 1994). À 27 ans, il est l’auteur de « ce texte capital, qu’on est en droit de considérer comme l’acte de naissance de l’écologie politique » (Roy, 1991) : « Le sentiment de la nature, force révolutionnaire ». Daté de juin 1937, et publié dans le Journal intérieur des groupes personnalistes du Sud-Ouest (Bayonne, Bordeaux, Pau et Toulouse), ce long article pose les fondements de la critique menée par la branche gasconne du personnalisme, que l’auteur anime avec son ami Jacques Ellul, contre les « fatalités » du monde moderne portées par la technique (1). Bernard Charbonneau y résume ses revendications révolutionnaires en quelques mots :

L’idée de lutte et de responsabilité mise avant l’idée de confort, la prééminence de la personne concrète et des communautés sur les masses, la supériorité de la “culture de production” sur la “culture de consommation”, hostilité commune contre le rationalisme bourgeois sous ses deux formes, idéaliste et matérialiste, la grande ville, la bureaucratie, l’oppression de l’argent et de l’État. Le sentiment de la nature doit être au personnalisme ce que la conscience de classe a été au socialisme : la raison faite chair.  (Charbonneau, 1937, p. 48).

Manifestation du « désir de changer de vie », le sentiment de la nature s’est exacerbé avec la naissance de la modernité. C’est « un sentiment tragique antagoniste de la vie quotidienne que nous menons » (idem, p. 4). Cette dernière expression n’est pas sans rappeler le titre du livre de Miguel de Unamuno, Sentiment tragique de la vie, dont une traduction française paraît chez Gallimard au cours de cette même année 1937. Lire la suite