Chronique du terrain vague, 20

Version imprimable de la Chronique du terrain vague, 20

Bernard Charbonneau
Chronique du terrain vague, 20
(La Gueule ouverte n° 58, juin 1975)

Une gueule souveraine et populaire
(Celle du chêne qu’on trouvait partout mais que demain l’on ne trouvera peut-être nulle part)

 L’arbre ça dure, pas question de l’expédier en une chronique, la parole n’est pas une tronçonneuse, ce n’est qu’un outil, prolongement de la main : un couteau pour émonder ou greffer, ou une hache pour exécuter ce qui mérite de l’être. L’arbre, ça en dit long pour qui prend son temps comme lui. L’arbre de vie est aussi l’arbre de Justice, qui ne se rend pas à chaud en plein soleil mais à l’ombre et au calme. Et la justice ne mérite son nom que si elle est la même pour tous bien que pesant au trébuchet les cas individuels, la juste égalité n’est pas celle qui se tire à la régie et tranche tout ce qui dépasse. 

La justice, l’égalité, est le bien de tous rendu à chacun, elle considère le cas, se réfère à la coutume locale et spontanée plus qu’à la loi, elle ne siège pas ici sous un Fagus antarctica mais sous un arbre commun, en général un chêne. Les tribunaux, comme les arbres, extraordinaires donnant en général des fruits douteux. L’arbre, comme l’homme du commun, c’est l’arbre du pays, qui ne se voit pas tellement il fait partie du paysage ; tandis que l’arbre exotique, plutôt qu’enraciné, y semble échoué au hasard des fantaisies bourgeoises ou municipales. Un arbre cela vient du sol, hisse le lieu dans les nuages, tel le tilleul du bourg, ou les sapins (pas de Douglas mais des Vosges) à la queue leu leu qui font effectivement de la crête une crête. L’arbre comme le paysan sans le savoir fait le paysage, que ne fera jamais exprès le paysage-iste diplômé, tout juste foutu de composer un jardin public ; n’y eût-il qu’un chêne au beau milieu du pré, tout seul, épanoui au soleil : île sombre où se rassemble en été l’îlot blanc des moutons (je laisse la science agronomique vous expliquer pourquoi). Abattez ce repère et l’espace fout le camp, il n’y a plus que du vide débité par les barbelés. Le paysage c’est le bocage ou bien, l’arbre faisant la forêt, moutonnant à perte de vue, la verte fourrure sur laquelle on a envie de passer la main. Hélas ! Elle est mitée par l’ONF, quel trou sur le versant d’en face (1). Sans arbres, la terre à poil va s’en aller de la caisse.  Lire la suite

« La lèpre du paysage »

Version imprimable de La lèpre du paysage

Bernard Charbonneau

La lèpre du paysage
(1972)

La France qu’on voit reste celle des paysages. Avions, turbotrains et bagnoles foncent vers ce mirage qui flotte au-dessus d’un Tanezrouft d’asphalte et de ciment : des Périgords ou des Boischauts dont les clochers et les toits émergeant des feuilles se reflètent dans des miroirs d’eau. Et, pavoisant le site, le monument – tour ou clocher. Allons ! grâce à l’an 2000, l’an 1000 aura toujours bon pied bon œil. Visitez la France… Celle dont on rêve et qui se vend dans toutes les mégalopoles du monde est celle des pays, des bocages et des campagnes. Elle est éternelle, c’est bien connu : la Bretagne a toujours existé et existera toujours ; d’autant qu’on multiplie les aérodromes et les autostrades permettant d’y accéder. La campagne c’est la nature, la succursale auvergnate de l’inépuisable cosmos, le compte en banque d’espace, d’air et d’eau et de liberté, dont grâce au progrès, l’humanité de vingt milliards d’hommes disposera demain pour ses loisirs.

Erreur. La campagne n’est pas exactement la nature, elle est le fruit d’un pacte, progressivement élaboré depuis des siècles, entre la nature et l’homme. Elle est une œuvre, si une œuvre est faite de l’accord patient de l’artiste et de son matériau. En France, comme dans la plus grande partie de l’Europe et de l’Asie et certains secteurs de l’Afrique et des Amériques, dans les pays dont le paysage est la face et le paysan l’auteur, la main humaine est partout passée pour ordonner l’explosion confuse des rocs et des arbres. Il fallait être Breton pour inventer la Bretagne. Ces brumes, ces vents auraient en vain tourbillonné sur le granit, s’ils n’avaient pas erré dans les esprits qui, faits eux aussi de granit poli par les pluies, n’avaient tenu dans la bourrasque autant qu’ils l’avaient subie. Il fallait cent générations de bergers et de faucheurs pour faire la lande rase, cent millénaires de noroît n’y auraient pas suffi. Et si le roc parfois y émerge, il ne se dresse pas, comme l’écueil des mégalithes et des maisons, eux aussi usés par les rafales. Non loin de là, le bocain a fait le bocage, cloisonnant de haies le vert des prés dans le roux des landes. Plus savant que Le Nôtre il y a édifié à coups de serpes un labyrinthe végétal autrement vaste que celui des parcs de l’âge classique. Un filet de hais solidement accroché aux troncs des chênes têtards, de chemins creux entaillés pas à pas, noué aux calvaires et aux écarts, structure et tient l’espace, autrement flou, d’un relief effacé par le temps. Lire la suite

« La détérioration du paysage rural et du paysage de banlieue »

Télécharger le fichier La détérioration du paysage

Bernard Charbonneau

La détérioration du paysage rural
et du paysage de banlieue

Article paru en 1970 dans la revue Nature et aménagement

Jusqu’à la dernière guerre, la France, comme les autres vieux pays d’Europe, se caractérisait par l’opposition de la ville à la campagne – n’était-ce une troisième zone, mouvante et chaotique, que l’on peut qualifier de banlieue. Mais jusque-là, cette zone ne s’était développée qu’autour de quelques grandes villes ou dans quelques agglomérations industrielles ; elle ne commençait d’envahir vraiment l’espace français que tout autour de Paris. La seconde « révolution » industrielle qui a suivi la guerre tend au contraire à répandre le paysage, et sans doute l’état social, qui caractérise la banlieue dans la totalité du territoire. Cette évolution, déjà très avancée sur les côtes et le long de toutes les grandes voies de circulation, gagne même les campagnes et les montagnes reculées. Avant d’envisager les moyens de contrôler le phénomène, il convient d’en rappeler les aspects, forcément négatifs dans la mesure où il n’a pas été dominé. Pour éviter que le débat ne s’égare dans les idées générales, je prendrai pour exemple de l’évolution actuelle d’un paysage campagnard, celui du Béarn et du Pays basque, leur cas me paraissant, sauf certains détails, celui de beaucoup d’autres campagnes. Mais comme ces sociétés rurales étaient restées particulièrement vivantes, leur ruine est particulièrement frappante.

I. – De la campagne à la banlieue.

Une campagne se caractérise par une certaine forme : un certain style du paysage, sans lequel il n’y aurait pas de pays. Un pays, un paysage, se regarde, et, pour l’œil attentif, les moins « pittoresques » ont leur beauté et leur intérêt. Au contraire, à la différence des villes ou des campagnes, la banlieue est en général informe, et riche ou pauvre, résidentielle ou industrielle, son chaos se répète partout. Aussi ne regarde-t-on pas la banlieue : on la traverse. Pourquoi ? Parce qu’à la différence de la campagne, elle ne forme pas un ensemble équilibré et structuré qui associe la nature et l’homme. Au contraire, tout pays a son paysage. Dans l’exemple considéré (Béarn et Pays basque), on peut distinguer, comme ailleurs, deux types de paysages : des « campagnes » à champs autrefois ouverts, puis encadrés de haies et de fossés dans les vallées des gaves, et surtout dans les coteaux des bocages aux écarts dispersés dans un lacis de haies et de grands chênes, paysage intact jusqu’en 1960 et qui subsiste encore dans l’intérieur du Pays basque. Malheureusement, depuis cette époque, le paysage basco- béarnais est en voie de destruction accélérée : il a disparu en grande partie dans les vallées et il est menacé dans les coteaux et même, çà et là, dans les montagnes. Lire la suite