Version imprimable Correspondance de jeunesse
Sébastien Morillon
Bernard Charbonneau-Jacques Ellul : Correspondance de jeunesse
(1933-1946)
(Article paru en janvier 2012
dans Foi et Vie)
Entre Jacques Ellul (1912-1994) et Bernard Charbonneau (1910-1996), les échanges intellectuels et amicaux n’ont jamais cessé depuis leurs années d’études universitaires à Bordeaux, au début des années 1930 (1). J. Ellul, qui a souligné à maintes reprises l’importance qu’a revêtue l’amitié à ses yeux (avec Jean Bosc, ou Henri Pouyanne, par exemple) (2), a fait en 1981 à Madeleine Garrigou-Lagrange cette confidence : « Bernard Charbonneau, tout au long de ma vie, a tenu le rôle d’une conscience critique. Et c’est irremplaçable. Chaque fois que je pense ou que je fais quelque chose, je me demande ce que Bernard en pensera ou m’en dira, tout en sachant pertinemment que sa critique sera toujours inattendue et nouvelle (3). » B. Charbonneau a insisté de son côté sur leur « pensée commune », c’est-à-dire le partage de « ce qui donne valeur et contenu à une vie (4) ».
Avant-guerre, malgré des caractères et des origines sociales fort différentes, ils animent ensemble le « groupe de Bordeaux » (une dizaine d’amis et de connaissances) à l’origine du « personnalisme gascon » clairement identifié par Christian Roy (5), proche pour un temps de la revue Esprit. Ils en programment les conférences qu’ils donnent à tour de rôle, et coordonnent leurs actions pour faire vivre les groupes des Amis d’Esprit dans le Sud-Ouest. Certains de leurs textes sont d’ailleurs écrits à quatre mains, comme ces « Directives pour un manifeste personnaliste », publiées et étudiées par Patrick Chastenet, où se trouve décliné dès 1935 un « projet de “cité ascétique” centré sur le qualitatif, [qui] préfigure les thèses de l’écologie politique et radicale des années 70 (Illich, Castoriadis, Schumacher, Gorz, Dumont) axées autour du principe “d’austérité volontaire” (6) ». Du personnalisme gascon à la décroissance, il n’y a qu’un pas… et 50 années de distance.
Les moments partagés sont nombreux dans les années 1930. D’après J. Ellul, alors très studieux étudiant en droit, tout a commencé par une invitation lancée par B. Charbonneau, une connaissance du lycée devenu étudiant en histoire-géographie « fantaisiste » et « débraillé », qui avec d’autres camarades multiplie les sorties en montagne, les virées à moto et les soirées (7). Dans son livre d’entretiens avec Patrick Chastenet, J. Ellul a raconté l’anecdote : « À la fois il m’attirait par la virtuosité de son esprit et il me repoussait par son humour féroce que je craignais un peu. Ce n’était pas un bon élève, travailleur, comme moi. Tout nous séparait, et puis un jour – en première année de fac –, je ne sais pas pourquoi il m’a demandé si je voulais venir camper avec lui dans les Pyrénées. On est restés tous les deux seuls en montagne et ça a été un éblouissement de rencontrer quelqu’un de dix fois plus cultivé que moi, qui me parlait d’une quantité d’auteurs que j’ignorais et qui en même temps semblait apprécier je ne sais pas exactement quoi chez moi… un sérieux, une écoute ? Il avait besoin qu’on l’écoute, Bernard (rires). […] Charbonneau m’a appris à penser et il m’a appris à être un homme libre. […] Par ailleurs, moi qui étais un pur citadin, il m’a amené à découvrir la nature. » (8) D’autres randonnées suivront, dont un voyage en 1934 en Espagne, à Arosa… Du côté de B. Charbonneau, cette rencontre est fondamentale, puisqu’il écrit à sa future femme Henriette en août 1936 que sa rencontre avec Ellul l’a « empêché de complètement désespérer »…
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