Sur Napoléon (extrait de « L’Etat »)

Sur une société que la dictature et la révolution avaient broyée s’épanouissaient les fleurs bizarres d’un monde corrompu. Mais la corruption nourrissait le dégoût ; le peuple se détournait, et les maîtres qui voulaient assurer l’avenir songeaient à rétablir un ordre. Tous se tournaient vers l’armée ; elle était loin, et l’éclat de sa gloire était la dernière espérance.L’énergie de ses chefs et les vertus de ses soldats étaient un exemple ; en dehors d’elle rien n’était pur, rien n’était sûr. À partir d’elle renaquit l’État dans la personne de Bonaparte.

Car c’est toujours derrière la personne qu’il se dissimule. Le mythe de Napoléon n’existe que pour offrir une image de l’homme à une humanité excédée d’abstraction politique ; pour fournir un objet vivant à son besoin d’aimer et de servir. Chaque fois que progresse le mécanisme de la dictature, la personne du dictateur s’interpose pour nous le cacher. Pour un temps, dans le tonnerre romantique des canons : la tragédie et le Héros ; et pour toujours dans le silence : l’administration et le Code. Aujourd’hui encore, c’est ainsi que nous dupe le politique.

Napoléon fut l’homme d’État ; la parfaite incarnation de César. Comme lui, il ne croyait à rien sauf à soi-même ; à un destin qu’il confondait avec la frénésie de conquérir ; ni celui d’un pécheur ni celui d’un saint, mais celui d’un maniaque fabriqué et possédé par l’action. Il ne reconnaissait pas Dieu, pas même dans la haine des prêtres ; la Révolution avait fait des martyrs, il fit des fonctionnaires (« On dira que je suis papiste : je ne suis rien. J’ai été mahométan en Égypte, je serai catholique ici pour le bien du peuple. Je ne crois pas aux religions. ») Rien ne lui était sacré, pas plus la vérité divine que la morale humaine ; s’il n’est pas allé comme les dictateurs modernes jusqu’à l’extermination massive de ses ennemis, c’est faute de moyens, et parce que la société n’aurait pu alors l’admettre. Mais c’était déjà un nihiliste et un nihiliste conscient, qui ne croyait qu’à l’action ; et de la bouche du maître impitoyable tombaient déjà des paroles redoutables qui annonçaient un avenir inhumain : « Le cœur de l’homme d’État doit être dans sa tête… L’homme fait pour les affaires et pour l’autorité ne connaît point les personnes ; il ne voit que les choses, leur poids et leurs conséquences… Les hommes sont comme les chiffres, ils n’ont de valeur que par leur position… Je ne m’amuse pas à compter les morts. » Tels sont ces automates faits pour broyer, que pour leur malheur l’amour des peuples revêt de chair.

Beaucoup plus qu’avec les Jacobins apparaît le dictateur moderne, l’homme fait pour diriger – et pour suivre – les événements. Parce qu’il ne croyait qu’à la puissance, il développa ce qui permet de gouverner et de conquérir : l’organisation centralisée. L’imagination napoléonienne n’innove pas, au contraire elle continue ce qui est commun à tous les régimes. Dans l’Empire français se manifeste avec évidence ce qu’il y avait d’identique dans la monarchie et la révolution. « De Clovis au Comité de Salut public je me sens solidaire de tout… » Du prévôt et du représentant en mission peut-être, certainement pas de la sainteté du roi et de la volonté de justice des révolutionnaires.

Napoléon reprend la tradition monarchique. Il fabrique un ordre précaire par l’utilisation consciente de ce qui était autrefois naturellement sacré. Par l’accord avec l’Eglise, le rétablissement de la cour et d’une noblesse d’Etat, l’emploi systématique de tout ce qu’il y a d’extérieur dans l’autorité, il essaye de réveiller la foi dynastique. Mais aussi il normalise l’œuvre de la Révolution en réalisant ce qu’il y avait en elle de non utopique : le progrès de l’Etat et les transformations sociales qui le favorisent. La plupart des institutions napoléoniennes : l’université, le Code civil, l’administration des Finances, etc. ont été conçues par les assemblées révolutionnaires. Seulement il les a mises en pratique en les débarrassant de ce quelles pouvaient présenter d’extraordinaire ; avec lui, la Révolution passe du plan de l’apocalypse à celui de la vie quotidienne. Le porteur de la foudre jacobine, le représentant en mission, devient un administrateur rangé : le préfet. Le juge du tribunal révolutionnaire, un fonctionnaire soumis, qui exécute par souci de carrière les ordres qu’il exécutait par fanatisme. Et la police elle-même, au lieu de faire régner la terreur, n’est plus que le pouvoir tutélaire qui rassure les bons citoyens contre les entreprises des mauvais. Ce qui était exaltation et scandale devient norme. Ainsi la contrainte s’établit dans les mœurs.

C’est par sa volonté d’organiser la direction des esprits que l’Etat napoléonien marque un progrès décisif dans la voie de l’Etat totalitaire. Avec lui, le pouvoir dans ce domaine sort de son indifférence et de son empirisme. Vis-à-vis de la presse, l’attitude de Napoléon a été faite d’un mélange de haine et d’attirance, comme s’il avait senti que le pire ennemi de l’État pouvait devenir son plus utile serviteur. Il commença par songer à supprimer les journaux, puis il les contrôla ; et pour finir il devint leur propriétaire. Surtout, dans la mesure où il désespérait d’orienter l’opinion des adultes, il se tourna vers la formation de la jeunesse : il est remarquable que ce ne soit pas le désir de perfectionner l’homme, mais la volonté de puissance qui ait engendré l’organisation de notre enseignement secondaire et supérieur. Le but des lycées, de l’université impériale, c’est déjà de former dans la jeunesse une caste dévouée au régime. Ainsi, tandis qu’à l’extérieur le conquérant cherche à maîtriser l’espace, à l’intérieur il tente de s’assurer la durée.

Le régime napoléonien possédait semble-t-il tout ce qu’il faut pour être fort. À l’intérieur une administration remarquable, une police politique, une presse et un enseignement d’Etat ; pour l’extérieur la meilleure armée du monde. À son tour pourtant il s’écroula après quelques ans de règne. Parce que la fatalité de la volonté de puissance, tant quelle s’incarne dans un homme, c’est de dépasser la mesure. L’empire universel était prématuré, et aussi le régime totalitaire. Napoléon succomba sous la coalition des rois, des peuples, et des Eglises ; de tout ce qui souhaitait exister autrement que par lui. Il eut tort de mépriser l’homme, de trop compter sur la perfection de l’appareil militaire et administratif. Il voulut des sujets, il n’eut pas de fidèles ; sauf parmi les soldats de l’armée. Malgré le Concordat, l’Empire a manqué d’une base sociale, et malgré l’université, il ne disposait pas encore des moyens de la fabriquer. La véritable autorité échappait à son chef, elle était dans l’Eglise, ou dans l’écrit. Le régime n’avait pas osé nier publiquement la tradition humaniste et chrétienne qui subsistait jusque dans l’Université elle-même ; et cette tradition n’avait rien à voir avec le culte de l’État. Le tambour pouvait retentir dans la cour des lycées, la Bible et les classiques demeuraient autant de livres subversifs en puissance : il manquait à l’enseignement d’État une vérité politique. L’université n’est jamais devenue l’instrument rêvé par Napoléon ; institution officielle, mais de traditions libérales, elle est restée assez indépendante pour se sentir distincte du pouvoir tout en demeurant trop dépendante de lui pour s’engager sur une voie vraiment libre : situation caractéristique d’un pays où un réel esprit de liberté n’arrive pas à se penser en dehors de l’État.

Napoléon n’est plus. Mais ses juges et ses préfets sont restés pour servir deux monarchies, un empire, et trois républiques. Comme s’ils poursuivaient tous la même fin, tous les régimes ont gardé un appareil administratif dont la raison d’être était de servir la volonté de puissance du dictateur (cf. Tocqueville, op. cit. : « Le dominateur tomba, mais ce qu’il y avait de plus substantiel dans son œuvre resta debout, son gouvernement mort son administration continua de vivre ; et toutes les fois qu’on a voulu depuis abattre le pouvoir absolu on s’est borné à placer la tête de la liberté sur un corps servile. »). Et si l’Empire européen s’est écroulé, partout l’État-nation a subsisté. Car tout en proclamant leur intention de rétablir l’Ancien Régime, les monarques vainqueurs se sont gardés de détruire une centralisation qui servait si bien l’absolutisme.

Les soldats français sont partis ; mais le Code et la conscription, la préfecture et le gendarme – l’égalité devant la loi d’Etat -, demeurent. Il n’y avait plus d’Ancien Régime et la Révolution était vaincue ; ce qui survivait en Europe ne tenait ni à l’un ni de l’autre mais des deux à la fois.

Presque partout l’idée de liberté se surajoutait, de façon encore plus artificielle qu’en France, à un système politique autoritaire où l’absolutisme monarchique s’appuyait désormais sur la centralisation jacobine. Au-dessus des peuples et des doctrines, seul vainqueur, le Prince triomphait. Le résultat final des révolutions modernes ? Remplacer un Etat faible par un Etat fort.

L’Etat, p. 110-114
R&N édition, 2020

7 réflexions sur “Sur Napoléon (extrait de « L’Etat »)

  1. Escarmant Olivier

    Bonjour
    Ayant decouvert charbonneau en arrivant pres de son village pour y vivre pouvez vous m indiquer par quoi commencer pour decouvrir ce monsieur.??
    Bien cordialement.
    Escarmant olivier sculpteur leren

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  2. Ben

    De toute façon, tous ses livres sont devenus introuvables ou épuisés et c’est assez frustrant (même chez un petit éditeur comme R & N Editions qui s’évertue depuis quelques années à rendre à nouveau disponible une partie de son oeuvre, les exemplaires sont très vite épuisés). Exemple parmi d’autres : Sans Internet, je n’aurais jamais pu lire « Notre Table Rase » , excellent livre pourtant.

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    1. Pierre

      Non non, détrompez-vous : en une seule année, par le web et la Librairie Mollat, pour ma part, j’ai réussi à toper une bonne huitaine de volumes. Puis il y a des inédits magnifiques comme Quatre témoins de la Liberté (éditions R&N – son portrait du Grand Inquisiteur de Dostoïevski cf. Les Frères Karamazov y est sensationnel et démontre au passage que Charbonneau n’avait jamais renié Jésus de Nazareth, bien au contraire) ou ce petit recueil d’articles incisifs : Lexique du verbe quotidien, etc..

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  3. Ben

    Merci pour le tuyau pour ce qui concerne la Librairie Mollat, je vais tenter le coup.

    A signaler dans les prochains mois : « La société médiatisée », selon Wiki livre jamais édité officiellement (seulement une édition ronéotypée), chez R & N ainsi que « La Nature du combat : Pour une révolution écologique » (écrit avec Jacques Ellul) à paraître aux éditions l’Échappée. J’essaye de lire ses réflexions en parallèle avec celles d’autres précurseurs aux États-Unis comme Lewis Mumford (dans une vidéo son fils Simon Charbonneau disait que son père avait un grand respect pour ce penseur), Benton MacKaye ou le grand architecte Frank Lloyd Wright (voir Catherine Maumi « Frank Lloyd Wright Broadacre City la nouvelle frontière », éditions de la Villette).

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