« La mort du grand Pan »

Version imprimable de La mort du grand Pan

Bernard Charbonneau

La mort du grand Pan

(Chapitre 1 du Jardin de Babylone, 1969)

 

1. Loin de l’Éden.

La nature est une invention des temps modernes. Pour l’Indien de la forêt amazonienne ou, plus près de nous, pour le paysan français de la IIIe République, ce mot n’a pas de sens. Parce que l’un et l’autre restent engagés dans le cosmos. À l’origine l’homme ne se distingue pas de la nature ; il est partie d’un univers sans fissure où l’ordre des choses continue celui de son esprit : le même souffle animait les individus, les sociétés, les rocs et les fontaines. Quand la brise effleurait la cime des chênes de Dodone, la forêt retentissait d’innombrables paroles. Pour le païen primitif il n’y avait pas de nature, il n’y avait que des dieux, bénéfiques ou terribles, dont les forces, aussi bien que les mystères, dépassaient la faiblesse humaine d’infiniment haut.

Contre l’irrésistible courant des forces naturelles, l’individu et la société humaine ne pouvaient survivre qu’en se refusant. Ils ne pouvaient pas encore se payer le luxe de la contemplation et de l’amour. Il fallait se donner tout entier à la lutte, repousser sans arrêt l’assaut, toujours renouvelé, de la marée verte : couper, brûler, ordonner le chaos. Le beau, l’aimable, ce furent d’abord les œuvres précaires des hommes. Mais cette guerre permanente contre la nature se doublait d’un respect. L’adversaire était trop grand et trop terrible pour ne pas être constamment ménagé.

Pour lutter contre lui, il fallait son accord, afin d’user de sa propre force. L’ordre des choses était un ordre sacré, dans lequel l’homme, forcé d’intervenir pour survivre, agissait avec crainte et tremblement. Des rites stricts lui dictaient sa conduite, et la faisaient excuser.

Certes, ce respect équivoque de l’ordre cosmique démontrait que très tôt était apparu dans l’espèce humaine le germe d’une rupture et d’une révolte. En personnifiant les puissances naturelles sous des formes humaines, le paganisme grec maintenait la continuité du cosmos et de l’homme, mais ainsi il commençait à dépouiller celui-là de son mystère. Quand l’orage ne fut plus qu’une colère de mari trompé, son examen objectif ne fut plus loin. Alors Prométhée put tenter de dérober le feu du ciel. Mais il était encore trop tôt, et le sacrilège fut puni. Lire la suite

Le Paradoxe de la culture. Les mains de la pensée

Version imprimable du Paradoxe de la culture (5)

La Paradoxe de la culture
(1965)

Chapitre V
Les mains de la pensée

Le clerc depuis l’origine est le fonctionnaire du spirituel, nous en avons fait le salarié du gratuit. Aussi nulle catégorie d’hommes n’est ainsi déchirée entre le vrai et le réel ; nulle n’est aussi exigeante ni aussi impuissante : autant menacée par la mauvaise conscience et l’hypocrisie. L’évolution actuelle du monde n’a fait que pousser jusqu’au bout les prétentions et la misère des intellectuels. Plus que tout autre, l’intellectuel est au centre du drame de la liberté ; plus que tout autre, au lieu de compenser une exigence de liberté absolue par une capitulation devant la politique et la technique totalitaires, il lui faudrait accepter de redevenir un homme en acceptant d’associer tant soit peu l’esprit au corps, à mi-chemin du ciel et de l’enfer.

Mais pour cela il faudrait d’abord qu’il rejette l’éternelle tentation des docteurs : que le serviteur, cessant de s’identifier à son maître, ne tire pas orgueil du service de l’esprit. La plupart des vices des intellectuels se ramènent à celui-ci : ils transposent inconsciemment à chaque instant de l’esprit et de la vérité à leur personne cette gloire qui devrait les accuser. Adolescents, ils s’engageront dans la carrière de penseur ou de théologien, moins par amour d’une vérité qui reste encore confuse que par attrait pour la grandeur qui auréole tout ce qui touche à l’esprit, avides à leur insu d’une puissance magique et d’honneurs qui sont d’autant plus prestigieux qu’ils sont tout d’abord invisibles. Ils s’engageront dans cette voie étroite en prenant pour de l’exigence spirituelle l’ambition d’appartenir à l’aristocratie des purs. Alors qu’être contraint de servir la vérité devrait être considéré par l’homme comme une plaie et une honte ; puisqu’elle rend insupportable aux yeux du monde ce qui reste pourtant ridicule aux yeux de l’esprit.

Si le clerc, aujourd’hui réduit au qualificatif d’« intellectuel », répondait à sa véritable vocation, il serait pénétré du sentiment de l’objectivité du vrai, comme du réel, vis-à-vis de son propre individu. Il ne serait plus le nihiliste professionnel d’une commode « liberté de pensée » libérale, mais au contraire l’homme d’une vérité personnelle : c’est-à-dire immuable, et pourtant parce que transcendante, insaisissable. Il saurait que penser revient à rechercher la vérité afin de mesurer le réel : juger. Donc avec crainte et tremblement, car tout jugement, s’il met en jeu l’inculpé, engage le juge. Ainsi pourrait-il suivre fermement la voie d’une pensée libre, tolérante puisque assurée, en évitant les facilités complémentaires du scepticisme et de l’esprit de système. Ainsi, le clerc moderne n’aurait plus besoin de compenser le nihilisme par le fanatisme, la mollesse de caractère par la dureté idéologique. Lire la suite

Le Paradoxe de la culture. La préculture

Version imprimable du Paradoxe de la culture (1)

Le Paradoxe de la culture
(1965)

Chapitre I
La préculture

I. La Culture ne naît pas de la Culture. – La Culture, telle qu’il en est question à l’Unesco, ne date guère de plus d’un siècle. Elle n’existait pas dans l’Athènes de Périclès, dans la Chrétienté de Saint Louis, ni même dans la France de Descartes ou de Voltaire. Il faut attendre le triomphe des pesantes machines pour voir flotter au-dessus d’elles cet impalpable nuage de fumée.

À l’origine il n’y avait pas de Culture, ni de Science, mais une seule réalité, qui se continuait, des profondeurs de la Nature, à travers les pensées et les œuvres des hommes, jusqu’à l’Empyrée où règnent les dieux. Dans la Grèce présocratique, comme dans notre enfance, le vrai ne se distingue pas du réel, les Esprits sont présents dans les choses ; les rites ne se distinguent pas des techniques qui permettent d’agir sur elles. La Littérature était associée à la Science, l’une et l’autre étaient absorbées par la Théologie. Ni la forme du fond ; il n’y avait pas de Beau, mais cet éclat éblouissant qui fend la nuit, quand la foudre du Sacré brise le granit des montagnes. Il n’y avait donc pas d’Art, ni d’artistes, mais seulement des arts, et des artisans, qui étaient aussi des sorciers. Pas d’objets d’Art, mais seulement des outils dont l’efficacité tenait, bien plus qu’à leur commodité ou à la qualité de leur matière, aux signes magiques qui les ornaient. Il y avait bien un Profane et un Sacré, et des Fêtes. Mais elles n’étaient pas évasion hors du quotidien ; au contraire elles lui donnaient un sens, en élevant leurs jalons bariolés, tout le long du terne chemin des travaux et des jours.

À leur naissance les mythes ne sont pas des contes. Ils racontent l’Univers, ordonnent la Société. Et ces jeux de lignes, apparemment gratuits, qui ornent aussi bien la garde des épées que les portes des maisons, sont aussi nécessaires à l’homme que la splendeur des fleurs l’est à la plante. Sans eux l’espèce dépérirait, elle ne se transmettrait pas à travers les temps et les espaces. Ce ne sont pas des ornements, mais des signes ; les plus abstraits sont seulement les plus cabalistiques. Pour nous, Lascaux n’est que peinture, sur laquelle nous venons jeter un coup d’œil, mais pour ceux qui l’ont peint dans la nuit des cavernes et des temps, Lascaux était la chasse magique sans laquelle les flèches et les épieux eussent été impuissants, et l’ocre dont ils coloraient les parois était du sang. Aussi n’était-il pas question de signature. La statue d’Osiris n’était pas une statue, elle était Osiris. Elle n’était pas belle, pas plus que le « Dévot Christ » n’est admirable – un tel qualificatif est une offense aux dieux. Son corps n’était pas de porphyre glacé, mais fait de puissance sacrée ; qui l’eût effleuré serait tombé mort sur-le-champ. Un jour, quelque démiurge l’avait bien taillé dans un bloc inerte, qu’il avait soigneusement poli ; puis son œuvre lui avait échappé, si bien que le souvenir de son auteur s’était perdu : non seulement dans la mémoire du peuple, mais dans celle de son auteur lui-même. La pierre que dégauchissait le ciseau de l’artisan s’était transformée en idole. Lire la suite