« La mort du grand Pan »

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Bernard Charbonneau

La mort du grand Pan

(Chapitre 1 du Jardin de Babylone, 1969)

 

1. Loin de l’Éden.

La nature est une invention des temps modernes. Pour l’Indien de la forêt amazonienne ou, plus près de nous, pour le paysan français de la IIIe République, ce mot n’a pas de sens. Parce que l’un et l’autre restent engagés dans le cosmos. À l’origine l’homme ne se distingue pas de la nature ; il est partie d’un univers sans fissure où l’ordre des choses continue celui de son esprit : le même souffle animait les individus, les sociétés, les rocs et les fontaines. Quand la brise effleurait la cime des chênes de Dodone, la forêt retentissait d’innombrables paroles. Pour le païen primitif il n’y avait pas de nature, il n’y avait que des dieux, bénéfiques ou terribles, dont les forces, aussi bien que les mystères, dépassaient la faiblesse humaine d’infiniment haut.

Contre l’irrésistible courant des forces naturelles, l’individu et la société humaine ne pouvaient survivre qu’en se refusant. Ils ne pouvaient pas encore se payer le luxe de la contemplation et de l’amour. Il fallait se donner tout entier à la lutte, repousser sans arrêt l’assaut, toujours renouvelé, de la marée verte : couper, brûler, ordonner le chaos. Le beau, l’aimable, ce furent d’abord les œuvres précaires des hommes. Mais cette guerre permanente contre la nature se doublait d’un respect. L’adversaire était trop grand et trop terrible pour ne pas être constamment ménagé.

Pour lutter contre lui, il fallait son accord, afin d’user de sa propre force. L’ordre des choses était un ordre sacré, dans lequel l’homme, forcé d’intervenir pour survivre, agissait avec crainte et tremblement. Des rites stricts lui dictaient sa conduite, et la faisaient excuser.

Certes, ce respect équivoque de l’ordre cosmique démontrait que très tôt était apparu dans l’espèce humaine le germe d’une rupture et d’une révolte. En personnifiant les puissances naturelles sous des formes humaines, le paganisme grec maintenait la continuité du cosmos et de l’homme, mais ainsi il commençait à dépouiller celui-là de son mystère. Quand l’orage ne fut plus qu’une colère de mari trompé, son examen objectif ne fut plus loin. Alors Prométhée put tenter de dérober le feu du ciel. Mais il était encore trop tôt, et le sacrilège fut puni.

Aujourd’hui, où Prométhée déchaîné est devenu Dieu, l’individu moderne se rappelle avec nostalgie cette enfance perdue. Plus ou moins conscient, le souvenir de l’Éden hante toujours les sociétés industrielles. Le regret d’un univers magique où tout était vivant, significatif, et où l’homme ignorait la malédiction du travail et du temps. Nos révolutions et nos loisirs ne visent pas à autre chose. Mais un ange continue de garder les portes de ces paradis péniblement fabriqués après coup. Il se nomme soldat, policier, gardien de square. Ce sont les gardes qui les protègent qui nous interdisent d’y entrer ; car, pour assurer cette nature et cette liberté reconquises, il faut multiplier les lois. À tout jamais nous sommes sortis de l’Éden. Nous ne pouvons plus que le considérer de l’extérieur : jamais plus nous ne foulerons ses pelouses fleuries. Il n’est plus pour nous qu’un rêve, ou une image, une promesse ou un regret : jamais plus il ne sera présent. Nous devons vieillir, mourir, réfléchir et lutter. Si jamais, tentant de vivre ce rêve jusqu’au bout, nous faisions de l’Éden une réalité quotidienne, alors, il est probable qu’en nous réveillant enfermés dans cet univers total, nous découvririons l’enfer.

Car depuis l’An I tout a changé. Là où Prométhée, l’Homme-Dieu, avait échoué, le Dieu-Homme a réussi ; seul un être encore plus divin pouvait vaincre Zeus. Le grand Pan se meurt ; et c’est probablement le Dieu des chrétiens qui l’a tué : tout le sacré, et du même coup tout l’humain, se retirant des choses. Depuis la Genèse, le cosmos a cessé d’être Dieu en devenant la création d’une personne divine. La lumière fut, qui sépara le jour de la nuit ; ainsi il y eut un soir et il y eut un matin. La terre émergea des eaux, et du rêve nocturne : un monde innombrable, et pourtant précis, où chaque objet avait sa forme et son être propre. Et Dieu créa Adam ; mais s’il le tira de la poussière de la terre, il le créa à son image. Son corps pouvait participer de l’univers, son esprit appartenait à un autre règne. Et Dieu en fit le souverain de sa création : un sujet.

Mais dans le jardin d’Éden, l’homme et les choses continuaient quand même de vivre en Dieu : il n’y avait pas encore de péché, ni de conscience du Bien et du Mal. Il fallut que, détruisant en partie l’œuvre de son Créateur, l’homme se créât lui-même en péchant. Sur le conseil d’Ève et du serpent, il mangea le fruit de l’arbre de la science du Bien et du Mal. Comme Dieu il put les connaître. Mais il fut chassé de l’Éden, et précipité sur terre, englouti dans la nécessité et le mal que son esprit avait reconnus. Et désormais, tandis que l’esprit humain essayait douloureusement de retrouver un ordre dans le chaos, son corps devait sans cesse le reconquérir au prix d’un labeur écrasant. Ainsi, enchaîné par le poids de la chair au sommet des choses, l’esprit tendu vers Dieu, Adam comme Prométhée était livré à une souffrance et une angoisse fondamentales.

Mais au-delà de ce déchirement, il devait être recréé par l’Amour divin. De même que l’Incarnation réalisée dans le Dieu-Homme scelle une nouvelle alliance entre Dieu et sa créature, elle rétablit un lien entre Dieu, l’homme et sa création. Pas plus que l’Ancien Testament, le Nouveau ne divinise les forces de la nature ; et pourtant il est imprégné de son amour. La méfiance et la haine puritaine d’une nature qui porte la marque du péché, caractéristiques du christianisme de la Réforme et de la Contre-Réforme, sont parfaitement absentes de l’Évangile. Au contraire, la simplicité évangélique est revêtue de toutes les couleurs du printemps. L’univers de la parole et de la vie chrétiennes n’est pas celui de la ville, ni de l’usine, mais des vignerons et des bergers. La création n’est pas l’ennemie, mais l’œuvre de Dieu : une immense parabole où qui sait lire peut découvrir sa volonté. Dans la parabole du lys des champs, la nature : la spontanéité, l’enfance et non le travail ou le souci, est donnée en exemple. « Considérez comme croissent les lys des champs… » donne une scandaleuse réponse à la malédiction de la Genèse : « Tu gagneras ton pain à la sueur de ton front. » Et depuis, il nous arrive parfois d’obéir à la volonté de Dieu en oubliant sa malédiction.

Le christianisme a continué de mener ses fidèles vers les déserts et les hauts lieux, mais dans un autre esprit. Le désert n’est plus seulement le refuge des démons. Depuis que l’Exode voulu par Jéhovah l’a exorcisé, il est devenu le lieu de retraite des prophètes et des ermites, le symbole du dépouillement et de la solitude du nouvel Adam. Et les forêts qui étaient le refuge des fauves deviendront celui des chartreux. La foi chrétienne n’a pas aboli les hauts lieux, elle a seulement changé leur signification : le Sinaï et le Thabor restent des montagnes saintes. Mais l’Ascension a chassé les dieux des sommets, et l’homme a pu s’élever sur ce piédestal vide. Il ne s’en approche pas moins jusqu’ici avec respect, car c’est à ce terme de son effort qu’il peut mesurer toute la profondeur du ciel : l’immensité vide qui le sépare du Dieu transcendant.

Ainsi la création chrétienne est une des sources cachées de l’idée et du sentiment de la nature. Entre la nature et l’homme, elle établit un rapport vivant, parce que paradoxal et ambigu. Comme Dieu dont il est l’image, l’homme est distingué de la création. Il n’est plus en elle, et elle n’est plus en lui, mais placée devant sa conscience : privée d’âme, elle est devant le sujet comme un objet. Dans une certaine mesure, il peut agir sur elle et la transformer à sa guise : son rapport avec elle n’est plus de soumission, mais de combat. L’homme a pu être précipité sur terre par l’épée flamboyante de l’Archange, il n’a pas été précipité aux enfers ; il n’est quand même pas enseveli dans la matière. Et s’il reste déterminé, fini et mortel, le Christ lui a fait don de la liberté des enfants de Dieu. Ainsi la liberté humaine va découvrir la nature et la maîtriser. Mais à l’ancien lien succède un nouveau. L’homme commence à aimer le cosmos parce que celui-ci devient la nature : parce qu’elle est autre que lui, et qu’elle n’est plus hantée par les esprits. Les chênes de Dodone se sont tus ; seul le vent fait encore bruire les feuilles ; et maintenant leur murmure berce notre angoisse. Une aube s’est levée, l’Olympe a perdu sa forme surhumaine ; il s’est pétrifié en rocs. Et l’homme curieux s’en est approché. Ses mains ont saisi la pierre glacée ; pour mieux voir il s’est hissé, entraîné vers le sommet par une sorte d’ivresse. Il lui fallait chercher une voie, forcer le passage, ruser avec le vide. Et dans ce corps à corps avec la montagne il retrouve la paix.

2. De la création à la nature.

La création est devenue la nature. En effet, à mesure que l’homme se distingue du cosmos, il éprouve le besoin de s’y réintégrer. À mesure que la connaissance et la maîtrise des choses progressent, s’éveille la nostalgie du temps où elles avaient une dimension magique. Tandis que l’individu s’affirme en face de l’univers et de la société, grandit son besoin de n’être plus seul, et de se retrouver en accord avec l’un et l’autre. Tandis que monte au zénith l’insupportable soleil de la conscience, s’éveille la nostalgie de l’innocence originelle : du temps de la nature.

Autant que du progrès des sciences et des techniques, la nature est née de l’affirmation de la personne et de sa liberté. De même que le Dieu personnel est l’auteur de la création, l’individu moderne est celui de la nature : ce n’est pas pour rien que son inventeur le plus notable est le protestant Rousseau. Parce que l’Éden était perdu, il fallait bien le retrouver. Comme l’individu ne pouvait pas maîtriser ses passions, échapper à la chute, il lui fallait bien répliquer que l’état originel était l’état de nature – d’innocence. L’homme bon et rationnel de Rousseau a été inventé par un pécheur calviniste. En débarrassant la foi chrétienne de ses signes de contradictions : le mal, le Dieu personnel et incarné, le vicaire savoyard tente de réintégrer Dieu dans le cosmos, mais il est trop tard. La nature est la mère de l’homme : le modèle de toute société. La fin c’est l’origine ; le but de la civilisation c’est le bon sauvage, celui des révolutions le retour aux droits naturels. La constitution idéale ne fait que retrouver le contrat social primitif. La nature de Rousseau n’est que la projection sur le donné des exigences de l’esprit humain. Elle n’est au fond qu’une surnature chrétienne qui n’ose pas dire son nom.

En un sens le promeneur solitaire ne s’est pas trompé : un lien profond unit la liberté et la nature. Dans une société civilisée, où la contrainte sociale se substitue aux fatalités naturelles ; où « c’est un fait » ne désigne plus la volonté de Dieu et l’invincibilité de ses fléaux, mais les décrets de l’Histoire, la revendication de la liberté devient celle de la nature. Il fallait bien que l’homme, en cessant d’être sacré à l’image de Dieu, devînt un être naturel, auquel la société ne pouvait pas toucher sans porter atteinte à l’œuvre parfaite du grand architecte. Mais cette nature intangible et fondamentale, ces droits naturels : cette nature humaine, mérite-t-elle encore son nom ?

Quand le poids du conformisme social succède à celui du milieu naturel, le droit, et le devoir, d’être libre devient pour l’individu celui d’être « nature » – nous disons aujourd’hui « authentique ». Quand l’habit colle au corps de l’être social comme une peau, la nudité primitive devient une libération ; quand la morale devient un autre fatum, l’individu doit parfois se surmonter pour suivre ses instincts. Cette nature ne serait-elle pas une éthique ?

Il y a bien un rapport entre la nature et la liberté, seulement c’est un rapport paradoxal. Il n’y a pas de liberté sans nature ; plus qu’à un autre il faut à l’homme libre de l’espace, du temps et du silence. Il lui faut le désert, la mer et les forêts, l’authenticité de la création telle qu’elle est sortie des mains de Dieu : mais c’est parce qu’il l’a perdue. Il lui faut retrouver la spontanéité, la simplicité ; mais elles sont au-delà, et non en deçà, du progrès matériel et de la conscience. On peut reprocher à Rousseau comme à tous ses contemporains de ne pas avoir eu le sens du paradoxe, d’avoir associé par exemple comme allant de soi la nature et la révolution ; quand la révolution est avant tout une violence faite à la nature, notamment à la nature humaine. Et celle qui la défie le plus profondément est celle qui prétend la ramener de force à l’innocence primitive.

Le tort de Rousseau et de ses contemporains est d’avoir essayé de reconstituer par le discours l’unité que la foi chrétienne avait détruite dans leur cœur : l’homme bon, rationnel et abstrait du Contrat social est la réplique du pécheur vivant des Confessions. Ils ne pouvaient aboutir qu’à un « sentiment de la nature » et à un panthéisme vague, comme celui de Hugo, qui fait de la nature, contre toute évidence, la mère charitable et bienveillante de l’homme. Ne pas avoir accepté le paradoxe de la nature, son lien dans la tension avec la liberté et l’individu, les a conduits à déchaîner leur contradiction. Ainsi l’amour et la haine de la nature ont pu se développer parallèlement dans le cœur de l’individu moderne. Aussi, sous prétexte de la libérer, accepte-t-il de la détruire.

L’homme a émergé du cosmos, c’est ainsi qu’il a dominé intellectuellement et pratiquement la nature. Et c’est ainsi qu’en s’en distinguant il l’a distinguée et aimée. Il n’y a pas de nature sans civilisation : il faut vivre dans le béton des villes pour s’émerveiller du ciel et des arbres. Mais il n’y a pas, non plus, de civilisation sans nature. La construire ne devient un jeu passionnant pour les hommes que s’il faut la conquérir, comme autrefois les pionniers, sur un univers qui se refuse. Et l’abri que la société nous offre ne conserve son prix que si, tout autour des murs de la maison, le vent siffle et la pluie bat les vitres. Où serait la splendeur du jour si la nuit ne lui donnait tout son éclat ?

3. Le combat contre la nature.

Un nouveau dieu a porté la main sur l’univers ; et ce Dieu était aussi un homme. Alors Jupiter et Neptune se sont évanouis, pour laisser l’homme dans la création ; participant d’elle, mais pourtant libre dans la nature, que l’homme appelle ainsi parce qu’il ne lui donne plus le masque de ses espoirs ou de ses terreurs humaines, qu’il ne personnifie plus parce qu’il la connaît et l’aime pour elle-même. La nature n’est plus sacrée, mais alors elle n’est plus respectée. En un sens, il n’y a plus de nature à l’instant même où on en parle, mais seulement des choses à exploiter, dont on peut tirer puissance, ou dont on peut jouir ; esthétiquement par exemple. L’homme qui se perdait autrefois en se confondant avec la nature risque aujourd’hui de se détruire en niant le rapport qui l’unit à elle.

Ses premières victoires, il les doit à l’association ; la société humaine. La civilisation ou la culture est une antinature, surtout à ses débuts, quand elle se sent trop faible pour accorder sa sympathie à l’adversaire. L’homme a commencé à dominer la nature avant même de posséder des machines efficaces, quand l’organisation étatique lui a permis de cumuler les forces d’un très grand nombre d’hommes. La nature a été, très précairement, maîtrisée d’abord par les grands empires, en particulier par Rome. Rome a réussi à dominer un espace humainement bien plus vaste que le monde actuel, sans avions ni chemins de fer, grâce aux voies romaines, et surtout à l’excellence de son armée et de son administration. Mais cette victoire était superficielle parce que l’État romain n’a pas su créer une infrastructure spirituelle et technique. Presque partout, l’homme demeurait le vieil homme : le paysan païen ; un infime vernis de hauts fonctionnaires et de lettrés recouvrait la lave primitive des masses rurales. L’océan d’une barbarie illimitée battait les digues fragiles du limes ; et une autre barbarie, bien plus profonde, menaçait de submerger de l’intérieur l’ordre superficiel du rationalisme et de l’académisme officiel. La culture et la raison classiques triomphaient dans les cités qui, des garrigues de la Bétique jusqu’aux tourbières de Calédonie, multipliaient leur modèle : la Ville. Mais ces cités sans racines, isolées dans le bled ou la campagne, manquaient de la base économique et des machines qui leur auraient permis de dominer leur environnement. C’étaient des centres administratifs, sans vie propre, à la différence des cités grecques. Un ordre blanc, inerte, plaqué sur des étendues où régnaient encore les forêts, les épidémies, la magie. Un ordre superficiel, condamné par sa propre victoire. Car la Paix romaine avait pu vaincre la nature, enchaîner les tribus et les esprits, elle avait du même coup stérilisé les forces de vie.

Aussi les puissances de vie se sont-elles réveillées contre elle ; et Rome a été submergée par la barbarie du dehors et du dedans. Les peuples se sont rués à l’assaut, tandis que l’Empire se décomposait intérieurement sous la poussée des hommes et des dieux. L’espace éclatait, et proliférait en royaumes, puis en innombrables seigneuries ; les cités tombaient en ruine, et la poussée des forêts effaçait le tracé des voies romaines. Le Moyen Âge est une sorte de retour à la nature ; peut-être fallait-il que l’homme, comme Antée, reprenne contact avec la terre pour y puiser les forces qui devaient lui permettre de la vaincre. Car le Moyen Âge, à la différence de Rome, pouvait progresser parce qu’il était chrétien. Le christianisme, pour s’adapter aux sociétés qu’il avait conquises, s’était paganisé, il n’en portait pas moins en lui le principe d’une désacralisation des choses : de l’esprit scientifique. Et malgré l’Église, le Dieu personnel appelait les personnes à la liberté : à la recherche, à l’initiative et au combat ; cette fois l’obscure vitalité de la barbarie allait animer l’organisation du monde.

Comme autrefois, le progrès commença d’abord par l’organisation politique : la reconstitution de l’État. Les royaumes retrouvèrent la tradition de Rome : le droit, les techniques de l’administration, des finances et de l’armée. Mais s’ils couvrirent un espace moins vaste que celui de l’Empire, par contre, ils le pénétrèrent plus profondément : jusqu’au cœur des peuples, et ils ouvrirent la voie à l’État-nation. Associée aux rois, la bourgeoisie, de son côté, partit à la conquête de la terre. Coupé du cosmos par les murs de sa ville, le bourgeois, à la différence du clerc ou du seigneur, ne pouvait voir dans le reste de l’univers qu’un espace à exploiter. En lui, la foi chrétienne justifiait la raison et la révolte, l’inquiétude et l’aventure, confondues dans le vieil homme avec la poursuite de la puissance et du gain. Ainsi, grâce aux rois et aux bourgeois, grandirent à nouveau les villes. Mais cette fois elles étaient animées par un esprit de liberté, et comme autrefois les cités grecques, elles possédaient une infrastructure économique. Elles étaient vivantes et multiples ; hostiles l’une à l’autre, elles croissaient de l’effort même qu’elles faisaient pour se détruire. L’État pouvait disparaître, généralement il s’absorbait dans un État encore plus grand et mieux organisé. Et le Moyen Âge chrétien portait finalement son fruit ; la science découvrait son autonomie, l’homme inventoriait sa planète, et les premiers esclaves mécaniques commençaient à engendrer d’autres esclaves toujours plus forts et plus dociles. Sous l’action de l’esprit et de l’activité humaine, l’antique gel se rompit et se mit en mouvement, à une vitesse de plus en plus rapide. Il avait fallu cinq siècles pour passer du gouvernail d’étambot au navire à vapeur, il en fallut un peu plus d’un pour passer à l’avion, et un demi-siècle après les premières fusées quittaient la Terre.

Maintenant, nous tenons le monde entre nos mains ; mais si nous avons appris à l’exploiter, nous ne savons trop qu’en faire. Vis-à-vis de la nature, nous pouvons nous dire libres, et le dire sans remords, si nous savons accepter les responsabilités que cette liberté implique. Nous ne sommes plus englués dans la distance, et la nuit a cessé de nous enfermer dans son bloc impénétrable. Les anciennes terreurs ne flairent plus le seuil de notre maison ; et nous plaçons les monstres qui hantaient les forêts dans les cages de nos jardins publics pour amuser nos petits enfants. Seule demeure la mort, d’autant plus vertigineuse qu’elle se montre désormais à visage découvert. Nous pouvons fabriquer des barrages qui retiennent des mers artificielles (1), et des bombes plus terribles que des volcans ; demain nous changerons les climats. L’homme est devenu la force naturelle la plus active de la terre ; devant lui les forêts reculent et les espèces disparaissent. Nous ne sommes plus des païens ; nous n’adorons plus la pluie, nous la faisons. Nous ne vénérons plus l’hippopotame ou l’aigle ; nos tanks et nos avions sont autrement prestigieux. Les forces que nous vénérons se nomment Fer, Crise, Paix ; il suffit d’une affiche tricolore sur les murs de nos villes, et la terre tremble. Nos cataclysmes ont nom Révolution, Guerre ; car ce n’est plus le sol qui nous supporte, mais le corps du géant social. Nous ne sommes plus des païens ; mais si c’est être païen que d’adorer des idoles, alors nous le sommes doublement ; car nos dieux sont taillés à l’image de nos outils.

Nous avons vaincu la nature. Aussi devrions-nous apprendre à ne plus la considérer comme l’ennemi que nous devons briser. Cette victoire fut parfois mesurée, comme dans la campagne telle qu’elle existe dans certains pays anciennement civilisés. En Europe, en Asie, dans quelques rares contrées d’Afrique et d’Amérique, l’homme s’est lentement soumis à la nature autant qu’il l’a soumise. Et le paysage est né de ce mariage où les champs et les haies épousent les formes des coteaux, dont les vallées portent leurs fermes et leurs villages aux mêmes points où les branches portent leurs fruits. Les prés y pénètrent les bois, et les bois les vignes. Et comme on ne saurait dire où commence l’homme et où finit la nature dans le paysage, il est impossible de distinguer le paysan du pays.

Mais le plus souvent l’homme n’a pu vaincre son vieil adversaire qu’en l’anéantissant. Une part toujours plus grande de l’humanité vit dans des villes où rien ne subsiste de la nature ; sinon le ciel, ou des jardins qui sont le comble de l’artifice. Le sol est pris sous le béton, l’horizon fermé de murs. Quand vient la nuit, d’innombrables lumières scintillent sur le noir diamant de la ville, pour l’enfermer au cœur de l’obscurité, dans un monde clos qui reçoit toute vie des machines. Sauf l’inépuisable flot des hommes qui poursuit son chemin dans le cours perpétuel des automates. Car c’est dans l’homme que la nature et la vie subsistent encore irréductibles : dans la foule anonyme des trottoirs où l’amour et la mort vont toujours choisir leur élu. Il est vrai, quand la nature sera traquée jusqu’ici, ce fantôme verbal qui hante la tombe du réel aura lui-même disparu.

4. La nature, c’est l’homme.

Car la nature, c’est l’homme ; elle n’est qu’un des noms de sa liberté. Le sentiment que nous pouvons en avoir n’est pas autre chose que la conscience de notre vie. Toute vie d’homme est l’expression de la nature, rien d’essentiel ne peut lui être ajouté : dans le meilleur des cas l’artifice pourra seulement camoufler un vide. Le ciel est bleu sur notre tête, et l’eau claire coule entre nos doigts ; notre cœur bat et nos yeux sont ouverts. Que pourrions-nous demander d’autre ? Tout ce qu’il y a de plus beau ou de plus fort dans l’existence, du plus simple au plus sublime, personne ne l’a inventé : les inventions nouvelles, dans le meilleur des cas, ne sont que de nouveaux prétextes à de vieilles joies. Boire au jour de la soif et manger à l’instant de la faim ; plonger dans la vague et tenir un poisson, plaisanter avec l’ami ou baiser les yeux de l’amie. Tout ce que nous pouvons acquérir n’est qu’un surcroît, l’essentiel nous a été donné le jour de notre naissance. Nature… Nous, modernes, commençons à déceler le sens de ce mot qui éveille en nous une irrésistible nostalgie : dans cette nature déchue où règne la mort, mais qui porte toujours la marque du créateur de l’Éden.

L’homme fut tiré du limon ; s’il s’en distingue, il est donc aussi partie de la création. Quand nous touchons à la nature, nous taillons dans notre propre chair ; là aussi, nous devrions exercer notre liberté avec crainte et tremblement. Si notre esprit est libre, notre corps nous lie au cosmos : il brûle du même feu que les soleils. Et si la terre n’est rien dans l’Infini, l’homme n’est pas grand-chose sur terre. Il suffirait d’une invisible modification dans la salure des océans, du moindre changement de 1’impalpable atmosphère, pour qu’il disparût comme un souffle. L’homme n’est qu’une forme de la nature vivante, et elle-même tient à la prodigieuse rencontre de toutes les forces de l’univers ; c’est un hasard suprême, ou un miracle. Ainsi dans ce vide illimité l’homme n’est rien ; mais s’il prend conscience de son néant, il le découvre au centre des infinis. Et là est peut-être le plus terrible de la liberté : dans cet éclair blanc qui déchire la nuit quand nous ouvrons les paupières. L’homme – et en cet instant chacun de nous est cet homme – se situe en un point d’équilibre où toutes les marées des nébuleuses se conjuguent pour le tenir. À l’échelle du cosmos, il suffirait d’un rien pour le rompre ; et alors les forces terribles qui font s’épanouir la rose réduiraient les planètes en nuées. Or notre faiblesse devient assez forte pour menacer cet équilibre. Écrasés hier par l’ordre naturel, le serons-nous demain par son écroulement ?

Telle est cette nature, dont la fragilité est la nôtre. Si notre action devient trop grande sans être tempérée par la sagesse, nous courons le risque de nous détruire physiquement, et en tout cas nous détruirons notre liberté ; elle est encore plus fragile que la vie. Tous les coups que nous portons à la nature frappent notre corps, donc notre esprit ; c’est pourquoi notre action sur elle est limitée. Car la nature est exactement la mère dont procède physiquement l’homme. Ô Terre ! Ton seigneur c’est ton fils.

Le risque d’une destruction physique est encore le moins certain, mais il n’est pas négligeable. D’abord, rien ne nous assure que la multiplication de la population, associée à l’augmentation indéfinie de la production, ne nous menace pas d’un épuisement des ressources du globe : l’expérience moderne est trop courte pour préjuger de l’avenir. Les gisements de pétrole et de charbon peuvent s’épuiser, au mieux dans quelques siècles – même pas la durée d’un empire. Et dans certains cas, ce sont les produits les plus élémentaires qui manquent : ainsi l’eau pour les grandes villes. Paris doit envisager d’enlever une part des eaux de la Loire à sa vallée ; et New York qui consomme 25 mètres cubes par seconde doit distiller à grands frais les eaux de la mer. L’utilisation de l’énergie atomique nous permettra peut-être de suppléer à l’épuisement de certaines de nos ressources, mais ce n’est là qu’une possibilité et non une certitude. Il y a de fortes chances que nous soyons obligés de reconstituer à grands frais les biens qui nous étaient fournis par la nature ; et ceci au prix de disciplines autant que d’efforts. La prudence la plus élémentaire exigerait que nous posions au moins la question. Trop souvent, au constat de fait de l’épuisement du milieu naturel, les fidèles du progrès opposent un acte de foi : « On trouvera bien un moyen. »

Et si la production continue d’augmenter indéfiniment, alors se posera l’autre problème : celui de l’élimination des résidus ; sous un ciel pollué par les gaz, la terre ne sera plus qu’un terrain vague obstrué d’ordures, dont les rivières seront les égouts, l’océan le dépotoir universel. Mais surtout l’intervention puissante et aveugle de l’homme risque de rompre l’équilibre fragile dont l’homme est issu. Nous n’avons pas beaucoup évolué depuis l’époque où nous adorions les forces naturelles. Vis-à-vis de la nature, nous avons tout au plus l’attitude de l’esclave révolté. Parce qu’elle ne nous écrase plus, nous ne voyons plus en elle qu’un instrument : du sol nous ne considérons que le rendement à l’hectare, du fleuve que les kilowatts. Sans nous douter que l’utilité économique est un aspect bien limité du rôle de la nature dans notre vie. Les liens les plus nécessaires qui nous rattachent à elle sont invisibles, parce qu’ils sont trop nombreux et trop profonds pour notre courte raison. La frénésie d’exploitation, le manque de sens du gratuit, pourraient se retourner contre nous-mêmes et menacer jusqu’au rendement. Le souci de la productivité s’attache trop au présent, il n’envisage pas assez l’avenir ; alors vient un jour où le rendement baisse. Il y a vingt ans, rien n’aurait semblé plus rationnel que d’abattre les haies pour permettre au tracteur de tirer droit son trait à travers la campagne ; celui qui l’eût contesté eût alors passé pour réactionnaire. Depuis, les progrès de l’agronomie et les redoutables leçons de l’expérience nous ont enseigné que ce jeu de haies, de terrasses et de bois est autant sagesse que retard. Si l’homme du xixe l’avait pu, il aurait détruit tous les « nuisibles », parce qu’il n’était pas encore assez savant pour comprendre leur utilité profonde. Maintenant la biologie nous démontre le rôle des rapaces dans l’équilibre naturel, et les pisciculteurs lâchent des brochets dans leurs étangs pour permettre aux carpes d’augmenter en poids. La splendeur de la nature n’est pas vaine, elle exprime à nos sens des raisons que notre esprit n’arrive pas encore à saisir. Le bleu du ciel et la limpidité des eaux ne sont pas les simples agréments d’un décor ; le clair regard de la beauté brille d’une terrible énigme : notre relation avec le cosmos.

Mais nous sommes en tout cas sûrs de perdre notre liberté. La liberté de l’homme était engloutie dans la nature, elle s’en est dégagée ; mais elle en est issue. Aujourd’hui où la nature doit être conquise et défendue, qui dit liberté dit nature : spontanéité. Elle n’est plus en deçà mais au-delà de notre civilisation. Et notre civilisation elle-même ne portera des fruits vivants que si elle pénètre assez profondément en nous pour devenir nature.

La science nous libère de la détermination naturelle ; mais elle ne la supprime pas. Bien au contraire, elle en prend conscience et s’appuie sur elle pour nous aider à lui résister. Elle détourne seulement le poids du milieu physique dans la pression de l’organisation sociale ; dans une nécessité qui, pour être moins brutale, n’en est pas moins redoutable, parce qu’elle est fabriquée par et pour l’homme. Nous ne pouvons pas esquiver notre condition, notre chance n’est pas plus dans le progrès que dans le retour à la nature. Elle est seulement dans un équilibre précaire entre la nature et l’artifice, que devra toujours maintenir la veille de la conscience.

L’homme naît de la nature comme du sein d’une mère. Là où elle disparaît, la société moderne est obligée de fabriquer une surnature : la terre et les forêts, jusqu’à leur faune et leurs hommes. Mais alors le trait de la loi doit être implacable, pour reproduire ainsi la nature dans le plus fin de ses détails. Les Hollandais garnissent leurs digues d’enrochements artificiels qui copient le dessin capricieux des rochers naturels. Les agronomes russes ou américains fragmentent leurs steppes de bandes forestières et de rebords plantés de buissons : la science invente la campagne. Demain l’homme devra réempoissonner l’océan comme il empoissonne un étang ; déjà, pour certaines espèces menacées de disparition, les États se sont mis d’accord pour le surveiller comme un vivier. Parce que notre puissance s’élève à l’échelle de la Terre, nous devons régir un monde, jusqu’au plus lointain de son étendue et au plus profond de sa complexité. Mais alors l’homme doit imposer à l’homme toute la rigueur de l’ordre que le Créateur s’est imposé à lui-même. Et le réseau des lois doit recouvrir jusqu’au moindre pouce de la surface du globe. En substituant dans cette recréation l’inhumanité d’une police totalitaire à celle d’une nature totale.

Il n’y a plus de nature, sinon au cœur de l’homme. Dans ce sentiment grandissant de la nature que nous voudrions bien cantonner dans quelque littérature ; quand il s’agit d’un instinct vital, d’une sagesse des profondeurs. Car il n’est pas autre chose que l’intuition, forte mais vague, de notre lien avec l’univers.

La nature est vaincue, c’est pourquoi nous en prenons conscience. Nous nous sommes libérés d’elle ; il nous reste à continuer non seulement au-delà de la nature mais du progrès. Il reste à notre force de choisir des bornes que nous imposait autrefois notre faiblesse. Hier, il nous fallait défendre la part de l’homme contre les puissances de la nature, aujourd’hui il nous reste à défendre la sienne : à respecter son jeu, au besoin son mystère. Alors l’homme n’aura pas seulement brisé ses chaînes, il aura choisi d’ordonner ; devenant vraiment roi de la terre : maître de l’univers comme de lui-même.

Note

1. L’homme devient une force cosmique. Le poids des eaux de ces barrages engendre des séismes, qui atteignent pour celui de Kariba la magnitude 6,5. Heureusement le pays est faiblement peuplé.

Le Jardin de Babylone,
Éditions de l’Encyclopédie des Nuisances, 2002

 

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