« Foi solitaire et fusion totalitaire »

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Bernard Charbonneau
Foi solitaire et fusion totalitaire
(1995)

L’hommage qui est rendu ici à Denis de Rougemont l’est moins au précurseur du fédéralisme européen ou de l’« écologie » qu’à leur source spirituelle et je ne me référerai pas à des livres comme Penser avec les mains ou Politique de la personne, mais au court témoignage, pris sur le vif, de son Journal d’Allemagne des années 1935-36.

Quel motif a poussé le jeune Rougemont, comme quelques autres, à se poser la question d’un monde bouleversé par le progrès, les conflits entre États-nations, à un moment où une guerre imminente ne portait guère à s’interroger ? Son personnalisme et son fédéralisme européen s’enracinaient dans une tradition helvétique et protestante, une foi chrétienne qui est d’abord le fait de la personne individuelle, vouée à réaliser tant bien que mal paradoxalement la volonté divine « sur la terre comme au ciel ». Jamais le combat solitaire de la liberté personnelle contre l’abandon au délire collectif n’a été aussi fortement exprimé que par Rougemont dans son Journal d’Allemagne.

Le 11 mars 1935, lecteur à l’université de Francfort, il assiste à un meeting (plutôt une messe politique) d’Hitler. Alors, dans cette salle remplie de 40 000 fidèles « j’ai entendu le râle d’amour de l’âme des masses, le sombre et puissant râle d’une nation possédée par l’Homme au sourire extasié – lui le pur et le simple, l’ami et le libérateur invincible. » (1) « Je l’ai compris en entendant le Führer par ce frisson de l’horreur sacrée. Si l’on n’a pas senti cela, je crains qu’on ne comprenne jamais la raison simple des triomphes totalitaires… Chrétiens, retournez aux catacombes ! Votre “religion” est vaincue, vos cérémonies modestes, vos petites assemblées, vos chants traînants, tout cela sera balayé. Il ne vous restera que la foi. Mais la vraie lutte commence là. » (2) Lire la suite

« L’adieu aux armes »

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Bernard Charbonneau

L’adieu aux armes
Méditation sur la guerre

(Foi et vie, mai 1982)

Le titre est clair. Il est emprunté au meilleur roman d’Ernest Hemingway. Mais dans son cas l’adieu aux armes ne fut qu’un au revoir à l’occasion de la guerre d’Espagne et d’une seconde guerre mondiale – excellent exemple de la démonstration que constitue cet exposé. Par contre, le sous-titre exige une explication. Pourquoi méditation, sur un sujet qui semble l’exclure ? La guerre est par excellence action, calcul et déchaînement des forces, prétendre la méditer c’est s’interdire de la faire, se condamner semble-t-il au mensonge ou à l’hypocrisie. Pourtant, il faut bien s’y résigner parce que, pour peu que nous y pensions, elle nous pose la question fondamentale de l’homme, pris entre les désirs et l’exigence de son esprit et les réalités de sa condition physique et sociale, dont la plus terrible et certaine est la mort.

Il n’y a pas pour un homme de plus grande souffrance (c’est le cas de parler de passion aux deux sens du terme) que de subir ou de donner la mort. Or le propre de la guerre, et plus spécialement des guerres nationales modernes, est d’imposer comme devoir à tous les membres d’une société de tuer au risque de l’être, au rebours de la loi fondamentale de la paix qui interdit le meurtre.

Aussi quand l’heure sonne, comment supporter l’insupportable, sinon en le considérant comme un impératif indiscutable parce que sacré ? D’où l’autre raison de méditer sur la guerre. Surtout depuis qu’elle enrégimente l’ensemble de la nation, elle ne peut le faire qu’au nom d’un sens qui dépasse tout homme. Les guerres qui mobilisent les civils, sont toutes civiles et croisades. Elles révèlent donc quelles sont nos vraies fins dernières. L’Absolu, Dieu, c’est ce pourquoi on accepte de tuer et d’être tué. Si les bêtes le font, c’est parce que la vie est pour elle le bien ultime. Et ceux qui prétendent que leur raison d’être leur interdit le meurtre, en acceptant la guerre, démontrent par là même que cette raison n’est pas dernière. Sinon, ceux qui reconnaissent paraît-il cette loi ne devraient admettre qu’un sacrifice de la vie : le martyre. Se donner comme règle ne pas tuer, s’est se condamner sur terre à la contradiction insoluble. Jusqu’ici la guerre est le fait irréductible ; l’avènement des pacifismes est seulement contemporain de son déchaînement. Elle est de règle dans la nature, où la vie se nourrit de la vie, le fort du faible, le carnassier de l’herbivore, et où l’espèce et la génération montante éliminent celle qui faiblit. La philanthropie, chrétienne ou post-chrétienne, qui se penche sur les estropiés et les malades, est antinaturelle, à la différence de l’amour des bêtes et des hommes pour leurs enfants, dans la mesure où pour celle-là il s’agit de petits bien portants. Car autrement la chatte la plus affectueuse n’hésitera pas à abandonner sa progéniture. Lire la suite

« Hommage à Armand Robin »

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Hommage à Armand Robin

(Article paru en avril 1990
dans Foi et Vie)

Le présent fracas de l’actualité (perestroïka soviétique, répression sanglante en Chine,  etc.) pourrait faire croire que le temps des totalitarismes et de leur propagande est révolu, ce serait plutôt celui de leur soi-disant contraire : le désarroi et le scepticisme.

Et le petit livre d’Armand Robin : La Fausse Parole, ne serait plus d’actualité. Mais pour le penser il faudrait ne pas l’avoir lu, tellement par la beauté de la forme et la profondeur de l’analyse il dépasse la simple critique du communisme stalinien et de sa propagande.

Issu des profondeurs de la Bretagne paysanne, Robin, pour défendre les humbles, s’est converti vers 1930 au communisme, puis un voyage en URSS l’en a radicalement détaché : « À l’origine, mes jours indiciblement douloureux en Russie. Là-bas je vis les tueurs de pauvres au pouvoir… » (1) Pour vivre et par vocation de défense de la Parole, au lendemain de la guerre, Robin consacra ses nuits à l’écoute en vingt langues des radios : « Je perçus que le salut par la création esthétique ne suffisait plus : il fallait ou monter plus haut ou tomber d’une chute verticale dans la mort. Le temps n’allait plus nulle part : un événement dont rien ne parlait avait commencé sur le plan des bouleversements non manifestables ; énorme, il remplissait le siècle. Un nouvel esprit humain était quelque part sur le chantier et tous les bruits qui n’étaient pas le bruit de cette construction n’étaient qu’un épouvantable silence ». Armand Robin est mort à 59 ans en 1961, ayant assisté au démarrage de la télévision. Lire la suite