Citations, 98

Nos villes, nos nations, strictement soumises à des normes appelées règlements ou lois, nouées en un réseau de rails, de conduites et de lignes, sont d’énormes appareils de plus en plus menés selon des règles techniques. Et si la machine peut être considérée comme une organisation concrète, l’organisation politique : l’État, doit l’être comme une machine abstraite. C’est l’organisation, et non seulement la machine, qui caractérise notre temps.

Le Système et le Chaos. Critique du développement exponentiel. 1973.
Rééd. R&N, 2022

« Foi solitaire et fusion totalitaire »

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Bernard Charbonneau
Foi solitaire et fusion totalitaire
(1995)

L’hommage qui est rendu ici à Denis de Rougemont l’est moins au précurseur du fédéralisme européen ou de l’« écologie » qu’à leur source spirituelle et je ne me référerai pas à des livres comme Penser avec les mains ou Politique de la personne, mais au court témoignage, pris sur le vif, de son Journal d’Allemagne des années 1935-36.

Quel motif a poussé le jeune Rougemont, comme quelques autres, à se poser la question d’un monde bouleversé par le progrès, les conflits entre États-nations, à un moment où une guerre imminente ne portait guère à s’interroger ? Son personnalisme et son fédéralisme européen s’enracinaient dans une tradition helvétique et protestante, une foi chrétienne qui est d’abord le fait de la personne individuelle, vouée à réaliser tant bien que mal paradoxalement la volonté divine « sur la terre comme au ciel ». Jamais le combat solitaire de la liberté personnelle contre l’abandon au délire collectif n’a été aussi fortement exprimé que par Rougemont dans son Journal d’Allemagne.

Le 11 mars 1935, lecteur à l’université de Francfort, il assiste à un meeting (plutôt une messe politique) d’Hitler. Alors, dans cette salle remplie de 40 000 fidèles « j’ai entendu le râle d’amour de l’âme des masses, le sombre et puissant râle d’une nation possédée par l’Homme au sourire extasié – lui le pur et le simple, l’ami et le libérateur invincible. » (1) « Je l’ai compris en entendant le Führer par ce frisson de l’horreur sacrée. Si l’on n’a pas senti cela, je crains qu’on ne comprenne jamais la raison simple des triomphes totalitaires… Chrétiens, retournez aux catacombes ! Votre “religion” est vaincue, vos cérémonies modestes, vos petites assemblées, vos chants traînants, tout cela sera balayé. Il ne vous restera que la foi. Mais la vraie lutte commence là. » (2) Lire la suite

Introduction à « La Société médiatisée »

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Bernard Charbonneau

La Société médiatisée
(Inédit, 1985. Édition à venir chez R&N)

Introduction

Stentor

Un mythe. Mais dans le trésor des mythes fut cachée la sagesse originelle inscrite dans les gènes du premier Homo sapiens.

Héros argien mythique, Stentor fut rendu célèbre par la puissance de sa voix, qui couvrait toute autre. Stentor semble-t-il n’avait pas de corps, encore moins d’esprit. Il n’était que voix, sonorité plutôt que parole : décibels, bruit et non pensée. Il gueule, et voici que l’armée se rassemble autour de Troie au commandement de Ménélas ou de Calchas. Stentor n’a pas d’idée à lui, il n’est qu’un héraut : un média. Il n’invente rien, il transmet, le plus vite possible. Il répercute fidèlement ce qui est, donc doit être. Stentor est objectif, irresponsable, c’est l’oracle ou le roi qui sont coupables. Parce que fort, son appel est bref. Réagissant au choc l’armée va ici ou là. Stentor ne tient pas de longs discours, tel le gong il frappe les sens, et l’on réagit d’instinct. Le slogan, la pub, la propagande non la discussion est son job. Quant à la réflexion, et surtout la méditation, elles sont bien trop lentes. On raconte que Stentor périt pour avoir défié le messager des dieux : Hermès. Je ne sais si ce sera le châtiment du nôtre.

Car aujourd’hui Stentor ne risque plus de se faire péter les cordes vocales, elles sont d’acier. Et portée sur des ondes sa voix fait le tour de la terre, où elle dit la paix et la guerre. Musicale, à toute heure elle s’insinue jusqu’au plus secret des foyers et des cœurs. Le phonème est complété par le morphème. De son se faisant image la Voix prend corps, devient réalité. Mais aujourd’hui Stentor héraut d’Arès est celui de cet Hermès dégénéré : Mercure, messager de Rome, de la banque et du Marché. Que Stentor se méfie, il se pourrait qu’un jour Zeus le réduise au silence sur une terre rendue muette. Lire la suite