Introduction à « La Société médiatisée »

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Bernard Charbonneau

La Société médiatisée
(Inédit, 1985. Édition à venir chez R&N)

Introduction

Stentor

Un mythe. Mais dans le trésor des mythes fut cachée la sagesse originelle inscrite dans les gènes du premier Homo sapiens.

Héros argien mythique, Stentor fut rendu célèbre par la puissance de sa voix, qui couvrait toute autre. Stentor semble-t-il n’avait pas de corps, encore moins d’esprit. Il n’était que voix, sonorité plutôt que parole : décibels, bruit et non pensée. Il gueule, et voici que l’armée se rassemble autour de Troie au commandement de Ménélas ou de Calchas. Stentor n’a pas d’idée à lui, il n’est qu’un héraut : un média. Il n’invente rien, il transmet, le plus vite possible. Il répercute fidèlement ce qui est, donc doit être. Stentor est objectif, irresponsable, c’est l’oracle ou le roi qui sont coupables. Parce que fort, son appel est bref. Réagissant au choc l’armée va ici ou là. Stentor ne tient pas de longs discours, tel le gong il frappe les sens, et l’on réagit d’instinct. Le slogan, la pub, la propagande non la discussion est son job. Quant à la réflexion, et surtout la méditation, elles sont bien trop lentes. On raconte que Stentor périt pour avoir défié le messager des dieux : Hermès. Je ne sais si ce sera le châtiment du nôtre.

Car aujourd’hui Stentor ne risque plus de se faire péter les cordes vocales, elles sont d’acier. Et portée sur des ondes sa voix fait le tour de la terre, où elle dit la paix et la guerre. Musicale, à toute heure elle s’insinue jusqu’au plus secret des foyers et des cœurs. Le phonème est complété par le morphème. De son se faisant image la Voix prend corps, devient réalité. Mais aujourd’hui Stentor héraut d’Arès est celui de cet Hermès dégénéré : Mercure, messager de Rome, de la banque et du Marché. Que Stentor se méfie, il se pourrait qu’un jour Zeus le réduise au silence sur une terre rendue muette.

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Introduction

Ce livre est le fruit d’une réflexion sur les « médias » : les moyens techniques qui permettent en principe d’informer aujourd’hui l’opinion. Toute pensée digne de ce nom menant à une action privée puis publique se heurte au départ à ce problème : Comment communiquer au plus grand nombre possible d’hommes ce qui semble vrai et utile ? Dans la masse comment toucher ceux qui sont aptes à le comprendre ? Cette question, notamment pour des intellectuels, n’est pas une parmi d’autres, elle est prioritaire parce que fondamentale, déterminant et précédant la suite. L’information pose en effet la question de sa véracité, de son utilité et de sa transmissibilité à autrui. Elle est en outre le préalable de toute action qui de personnelle devient sociale.

Or de nos jours toute communication d’informations à un public dépend plus ou moins d’intermédiaires professionnels : éditeurs ou journalistes, qui sont portés à sélectionner et déformer ce qu’ils publient selon leurs préjugés ou leurs intérêts. Ils en ont forcément quoi qu’ils disent. Là où il n’est pas de censure officielle, elle est exercée par eux en fonction d’une idée du vrai et du beau conforme à leur métier.

Médiation d’autant plus nécessaire et déterminante que la société croît en taille et en complexité. Dans notre société industrielle de masse les médias – qui se sont donné ce nom en prenant conscience de leur rôle de médiateurs – n’ont pas cessé de s’organiser en institutions de plus en plus pesantes et puissantes. Dans quelle mesure permettent-ils aujourd’hui la transmission d’une information objective concernant vraiment les individus dont la somme constitue le public et la moyenne l’opinion ? Assurent-ils la communication entre l’artiste et le penseur solitaires, le mouvement naissant et l’opinion publique ? Au contraire ne font-ils pas écran entre l’état social et les forces extérieures qui tendent à le changer ? Il semble que de plus en plus cette fonction l’emporte sur la première, que dans notre société les médias tissent tout autour d’elle un rideau défensif, comme le ferait un système électronique contre des fusées surgies de l’espace. On peut dire de pareille société qu’elle est « médiatisée », comme on dirait mithridatisée.

C’est à partir de l’expérience du mouvement écolo, germe plus ou moins avorté d’une opposition à l’actuelle société industrielle, que l’auteur s’est posé ces questions. Elles valent, croit-il, non seulement pour toute entreprise qui vise à la changer, mais pour tout individu qui veut s’en défendre.

Née d’un esprit étranger à la société actuelle, une telle réflexion ne pouvait s’exprimer dans son langage : celui, mathématisé et statistisé, des sciences dites humaines. Un jugement inspiré par le souci de soi et de tous ne pouvait user que d’une langue à la fois personnelle et commune. L’auteur est scandaleusement persuadé que le français classique et vulgaire est un outil autrement performant pour l’analyse des faits humains, notamment sociaux, que les divers patois spécialisés et informatisés. Un homme n’a pas d’autre moyen que sa langue pour connaître le sens de sa vie et l’ensemble terrestre et humain où il doit mener son chemin. Donc, le lecteur ne trouvera pas ici l’accumulation d’informations détaillées et chiffrées multipliées ailleurs, c’est sur le gros des évidences et des faits que la réflexion s’exerce. Mais sa logique, ou plutôt sa raison d’être, n’apparaîtra qu’à celui pour lequel la liberté de chacun et de tous est l’alpha et l’oméga de l’esprit. À un tel lecteur ce livre s’adresse.

Il ne pouvait être question dans un « essai » de réaliser une étude détaillée et exhaustive de l’information désinformante par les médias. Non que les exemples manquent, au contraire ils sont trop. Cent tomes ne suffiraient pas pour exposer tous les cas de publicité ou de propagande dissimulée, d’actualité sensationnelle destinée à divertir le public des questions gênantes, surtout de silence intéressé à des titres divers. Un tel travail devrait être l’œuvre d’une histoire objective, spécialisée et détaillée. Cette analyse critique s’en tient aux évidences reconnaissables par n’importe quel esprit cultivé capable d’ouvrir les yeux sur son temps. Mettons qu’il s’agisse d’une réflexion philosophique plutôt que d’une recherche historique ou sociologique ; ce qui ne veut pas dire que les faits et les exemples en soient absents. Il s’agira de l’évolution générale des médias, telle qu’elle peut apparaître à une conscience soucieuse de liberté et d’égalité.

Par contre cette analyse, inévitablement critique, semblera exagérée et injuste aux professionnels. Elle paraîtra dictée par des a priori aux journalistes qui s’efforcent d’informer et d’exprimer l’opinion. Je sais qu’il en existe, et qu’un lecteur de la presse occidentale peut en tirer des informations – à la condition de n’être point passif : de savoir extraire quelques grains d’une meule de paille. Et au lieu de subir, de décrypter l’information que les médias divulguent parfois à leur insu. Il s’agit ici de juger l’institution, non ses agents. Que certains cherchent à faire leur métier le plus honnêtement possible, et surtout à s’en persuader, est évident. Mais tôt ou tard ils devront subir le poids et l’usure de leur fonction, et finalement s’y plier. L’affaire du Watergate aux USA, celle du Rainbow Warrior en France dans une moindre mesure, montrent qu’à l’Ouest la liberté de la presse n’est pas absolument nulle. Mais l’exception n’abolit pas la règle, elle la souligne. D’ailleurs, dans quelle mesure l’indépendance de certains journalistes n’est-elle pas dictée par l’intérêt politique et surtout professionnel : discréditer le parti adverse ou prendre de vitesse un concurrent ? Face au pouvoir politique affirmer l’existence d’un autre ? Quand il s’agit des intérêts qui les touchent directement, les médias sont autrement discrets. De toute façon, impossible à l’informé qui ne détient pas les cartes de vérifier. L’on sait qu’une des règles du journalisme comme des services secrets est de tenir cachée la source de ses informations et le nom de ses informateurs. Cela s’explique, mais fait de l’information ce dont le public est le moins informé.

L’affaire de la critique n’est pas d’ajouter sa voix au concert assuré, tant à l’Ouest qu’à l’Est, par d’innombrables haut-parleurs dont disposent des médiateurs qui sont juge et partie. Elle n’est pas de célébrer la santé là où elle subsiste, mais de diagnostiquer le mal qui se développe. Nous devons rappeler ici ce qui est tu parce que trop criant : les contraintes liées à l’institution que les médias industrialisés subissent et imposent quotidiennement.

Le constat grossier qui domine cet écrit est que l’information, telle qu’elle existe aujourd’hui, n’est plus un artisanat mais une grande industrie, une institution essentielle de notre société, plus ou moins dépendante du gouvernement de l’État et de ses lois, combinées à l’Ouest avec celles du Marché. Dans ce secteur du globe le coût et la complexité de l’outillage font de l’information médiatisée une entreprise industrielle et commerciale, soumise comme toute autre à la loi de fer de l’offre et de la demande et de la rentabilité. De plus, la gestion d’un appareil d’autant plus efficace qu’il est perfectionné et coûteux n’est plus affaire d’amateurs, mais de professionnels de l’information et de la gestion des masses, qui doivent tenir rigoureusement compte des demandes de leur clientèle et des exigences de leur technique. Une institution de plus en plus onéreuse, condamnée à s’adresser au public le plus nombreux possible s’imbrique ainsi dans la globalité industrielle dont elle est un des rouages moteurs. On peut dire des médias qu’ils structurent notre société. Ce réseau aux fils de plus en plus serrés constitue la trame sans laquelle elle n’aurait ni cohésion ni forme. La rigueur de l’exposé, que certains estimeront exagérée, n’est que le reflet de celle d’un énorme système désordonné, dans lequel les vices et les vertus des individus comptent de moins en moins.

Le responsable de la critique personnelle et sociale qui suit espère que cette introduction aidera son lecteur à mieux comprendre la suite en évitant les malentendus. Jugeant s’il se peut selon l’objectivité, le respect de la vérité et du langage, l’auteur s’est « pris aux mots » – ni moins, ni plus. Au lecteur d’en faire autant.

 

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