Version imprimable de la lettre à Camus sur l’eugénisme
Bernard Charbonneau
Lettre à Albert Camus
sur l’eugénisme
(inédit, vers 1946)
Monsieur
Lecteur assidu de Combat, je crois de mon devoir de vous faire part de réflexions que m’inspire l’article de Maurice Daumas « Le pouvoir de l’homme sur l’homme » paru dans votre numéro du 10 décembre 1946. Je partage l’avis de son auteur sur l’importance de la question posée ; à tel point que son insertion sous la rubrique « Sciences » me fait rêver. Pourquoi plutôt ne pas placer la première page de votre journal sous la rubrique « Politique » ? Il s’agit là de faits d’un ordre tout aussi spécial, et qui concernent moins l’essentiel de notre vie. Mais nous avons l’esprit bâti de telle façon que les questions de civilisation lui échappent, sauf si elles se parent de l’étiquette d’un parti ou du drapeau d’une nation.
Pour ma part je ne doute pas que la mise au point d’une technique de la génération artificielle n’entraîne des bouleversements aussi considérables que ceux que pourraient provoquer l’emploi de l’énergie atomique, puisque cette fois l’homme ne sera pas mis en question par l’intermédiaire de la transformation de son milieu mais directement lui-même. Autant que l’élection du président du gouvernement, la chose me paraît mériter qu’on s’y arrête. Il serait bon que pour une fois dans ce domaine la réflexion précède l’état de fait.
Votre collaborateur semble admettre, avec des hésitations et des réserves, l’idée de l’insémination artificielle. Et certes on comprend qu’une activité importante pour l’avenir du pays ne soit pas abandonnée à l’initiative des particuliers. Il est bien évident que le désordre actuel naît d’un déséquilibre entre un homme qui reste fort près de celui de Néandertal et le perfectionnement de ses moyens. Quand on songe qu’à l’âge atomique les rites de nos églises sont encore ceux des sectateurs de Mithra ! Et que nos jeunes aviateurs cherchent peut-être un exemple dans la morale d’Épictète ! Quand on songe que nous parlons d’amour comme les troubadours d’un temps où il fallait un mois pour traverser la France ! Et de Justice et de Liberté comme des peuples qui s’éclairaient à la chandelle !
Il semble bien, dans la mesure où les valeurs commandent aux actes, que de telles inventions mettent en question les valeurs « traditionnelles », et il n’y a pas à s’étonner des réactions de ceux qui s’en réclament. Lorsque M. Daumas rapproche la position prise autrefois par l’Église vis-à-vis de la dissection des cadavres et celle qu’elle prend aujourd’hui vis-à-vis de l’eugénisme, il oublie que la « longue interdiction des temps passés » subsiste encore. Quel est l’homme, sauf un idéologue, qui accepterait avec indifférence que la dépouille d’un être cher soit disséquée dans un amphithéâtre de faculté ? Ce n’est pas pour rien que c’est presque toujours le cadavre d’un pauvre bougre qui sert à cet usage. D’autre part, il me semble qu’il y a différence de nature entre l’autopsie et l’insémination artificielle, car dans ce dernier cas il s’agit d’un être vivant et non d’un corps inerte. Et si l’intérêt collectif : celui de la Science ou celui de la Nation, impose l’insémination artificielle, pourquoi n’imposerait-il pas l’euthanasie ?
Une expérience récente nous a appris que les deux choses sont liées. Dans un cas comme dans l’autre, c’est le caractère sacré de la vie humaine qui est en jeu. Lorsque l’Église s’opposait à l’autopsie des cadavres, c’était un sentiment de la dignité de la personne dans son corps qui l’inspirait. Elle luttait pour empêcher que se réduise le cercle du sacré et pour empêcher une profanation. En niant la légitimité de l’insémination artificielle, nous empêcherons que demain l’acte de tuer tombe lui aussi dans ce domaine des gestes neutres qui ne relèvent que de la seule pratique.
« Une véritable eugénique ne trouvera sa voie qu’après avoir été précédée d’un profond bouleversement social. » Certes, plus profondément que la bombe atomique, une telle technique plongera le monde où nous vivons dans un délirant chaos. Il n’y a qu’à imaginer ce que donnerait une course aux armements démographiques entre des États maîtres de faire varier à leur gré le chiffre et la nature de la population. Une telle civilisation suppose un État unique où les anciens rapports de production devraient disparaître. Mais bien d’autres choses disparaîtraient aussi dans ce monde où un pouvoir suprême joindrait à la maîtrise absolue des forces naturelles la maîtrise sur l’homme. Entre autres choses la famille n’aurait plus de raison d’être, les rapports sexuels seraient bouleversés. Il faut bien le dire, tout ce que nous mettons de concret aujourd’hui derrière ce terme d’homme aurait disparu. Et ces mots de Liberté, d’Amour, seront alors aussi dépourvus de sens que le sont maintenant les symboles magiques des grottes préhistoriques.
Que le pouvoir de l’homme sur la nature ne soit viable que si le pouvoir sur soi-même le complète, cela paraît certain. Mais la formule « le pouvoir de l’homme sur l’homme » pourrait prêter à équivoque. Si ce pouvoir est entendu en termes collectifs et non personnels elle signifie la destruction totale de la liberté : car il ne s’agira plus simplement d’opposer aux hommes des contraintes extérieures mais de les soumettre à la plus absolue de toutes : de les fabriquer. Il est vrai qu’il s’agira de fabriquer un surhomme ; malheureusement il le sera par des hommes qui demeurent les descendants fort peu évolués de l’homme de Néandertal. Je crains qu’ils ne le fabriquent en fonction de ce qu’ils se figurent être la perfection : de ces idées incertaines qu’ils nomment Vérité ou Morale et d’une connaissance schématique là où il faudrait celle des commencements et des fins. Car si le surhomme peut fabriquer l’homme de Néandertal, on voit mal comment un autre que l’Être parfait pourrait créer le surhomme.
Que, sous leur forme actuelle, l’évolution des techniques nous impose une telle société, cela semble certain. Mais il faudrait avoir le courage de regarder en face les sacrifices qu’elle suppose, et ne pas se laisser bercer par l’espoir de concilier les inconciliables. Ce jour-là, quelle que soit l’étiquette politique dont il parera ce « meilleur des mondes », entre la foi dans un ordre de valeurs intemporel dans la dignité de la personne autonome et lui, il nous faudra choisir. À moins qu’à force d’interroger cet avenir qu’un progrès aveugle des sciences nous prépare naisse chez quelques-uns la volonté de lui imposer un sens. Car le salut de l’homme n’est pas plus contenu dans le progrès des sciences de l’homme que dans celui des sciences de la nature ; comme aux premiers temps, il est en lui.
Bernard Charbonneau, lettre non datée, vers fin 1946
(avec les mentions « Lettre à Albert Camus, eugénisme, insémination artificielle, prélèvement d’organes » de la main d’Henriette)