Penser le politique

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Bernard Charbonneau

Penser le politique

Extraits sélectionnés et présentés par Sébastien Morillon

Le libéralisme (ici, du XIXe siècle) : un mensonge ?

« La liberté avait triomphé. Tous l’invoquaient […]. Et le mot revenait partout dans la somnolence des digestions, dans le déluge monotone des discours qui noyaient le chaos frénétique d’un monde dévalant vers sa catastrophe. Et plus le mot allait et revenait dans les phrases, plus la liberté devenait formule ; celle qui avait surgi, âcre et sanglante, dans la tempête des révolutions, charnelle comme le parfum de la terre sous l’orage, n’était plus qu’un mot livide. Au fronton glacé des monuments publics, une inscription souillée par la crasse de la ville.[…]

Partout triomphaient les Droits de l’Homme, mais partout les nations et les villes s’étendaient sans limites ; des races inconnues de tyrans et d’esclaves y naissaient, d’innommables malheurs foudroyaient des masses innombrables. Cela ne s’appelait pas Despotisme mais travail, guerre, métier, argent : vie quotidienne. C’est dans le Droit qu’il était question de Liberté, car les mots sont toujours les derniers à mourir. La Liberté des libéraux fut un mensonge […].

Pourquoi cet aboutissement ? Pourquoi, forte dans la conscience de servitude, la volonté de liberté s’épuisa-t-elle ainsi au lieu de s’accomplir ?… Parce qu’au lieu de la placer en eux-mêmes, les hommes l’avaient placée dans l’État. Rappelle-toi le premier des devoirs. Il ne s’agit pas de définir, mais d’être. N’attends pas qu’un autre… Saisis ! » (L’État, 1949, p.  68)

La démocratie est-elle possible ?

« La Démocratie n’est pas un concept, elle est une possibilité de l’homme réel sur lequel il n’y a pas d’illusion à avoir ; elle n’est pas un régime, mais le sens de l’activité politique. L’homme de la démocratie existera si chacun fait effort pour se dépasser soi-même, et si l’humanité fait un effort collectif pour transformer le monde tel qu’il est. Aujourd’hui, la Révolution est la condition de la Démocratie.

La Démocratie n’est pas la solution la plus facile, mais la plus dure ; elle n’est pas donnée dans l’immédiat, elle est fin suprême. Son égalité est la reconnaissance chez tous d’une même possibilité humaine, et le devoir pour chacun d’exercer les pouvoirs dont il peut assumer effectivement la charge. La Démocratie est le gouvernement de tous les hommes dignes de ce nom sans distinction de classes, et la passion de faire accéder le plus grand nombre à cette dignité. C’est tout ; mais jamais tyran n’exigea tant des forces humaines. » (L’État, 1949, p.  91)

Que faire de l’État ?

« Il n’est pas de Solution qui puisse nous sauver de l’aliénation politique. Elle n’est pas dans la meilleure des Constitutions, elle n’est même pas dans la suppression de l’État ; elle est dans l’affirmation de l’homme. Si j’apportais cette Solution, je ne ferais que lui offrir le moyen de fuir ce devoir fondamental. […] Si par extraordinaire nous trouvions le moyen d’enrayer la prolifération de l’organisation politique, nous aurions d’autres poussées à contenir. Tout serait à redécouvrir, comme doit être à chaque instant repensée la lutte contre l’État. »
(L’État, p. 432)

 

« L’État est notre faiblesse, non notre gloire ; voilà la seule vérité politique. […] Il est impossible de supprimer l’État ; mais il est non moins nécessaire de le réduire au minimum. […] L’anarchie est un sens ; une société sans État où la liberté des individus serait à la fois nature et vérité est aussi inconcevable que l’accomplissement sur terre de l’harmonie céleste. » (L’État, 1949, p.  437)

Les écolos devaient-ils entrer en politique ?

« L’aptitude à tout aplatir à la seule dimension politique reste caractéristique de l’époque. Et si l’expérience force à en découvrir d’autres, l’on en conclut : « rien n’est politique ». Alors que ce tout ou rien est le signe d’un temps et d’un esprit déséquilibrés dont l’écologie devrait nous délivrer. Dépassant le faux dilemme qui oppose les communautés anarchisantes aux militants gauchistes, il faut rappeler qu’on ne change pas le régime si l’on ne change pas la vie, et pas la vie si l’on ne change pas le régime ; la tâche est assez vaste pour que tous les écolos puissent y contribuer selon leurs aptitudes. Plus que jamais, l’exercice du pouvoir politique est une des nécessités de la condition et de l’action humaines. Mais s’il n’est pas rien, il n’est pas tout ; dire qu’il faut lui faire sa part c’est rappeler du même coup que son domaine est – et doit être – limité. » (Le Feu vert, 1980, p.  192)

Vers une mise en question totale par l’écologie

« En réclamant le respect de l’écosystème terrestre qui a permis l’apparition de la vie et de l’homme, par cela seul l’écologie met en cause l’état social, bien plus que le socialisme et le communisme, héritiers des valeurs de la société industrielle et bourgeoise, qui se contentent de revendiquer la direction de l’État et la socialisation du développement économique. Ce n’est pas seulement la religion du profit qu’elle rejette mais celle de la production et de la rentabilité, non seulement le règne des multinationales mais celui de l’industrie. Le principe de l’écologie est subversif. Même si l’écologiste est modéré, il ne peut le rester qu’en trichant avec sa vérité. L’on commence par défendre les jolis arbres et les petites bêtes, l’on finit par se heurter au PDG et au préfet. On se bat pour un marais ou contre un projet de logement, on finit par mettre en cause la croissance démographique. Comment renoncer à tel projet de marina ou d’usine sans renoncer au tabou de l’emploi ? On dénonce la pollution, mais comment mettre un terme à celle du Rhin sans se poser le problème de l’Europe ? Et celle de la mer sans s’interroger sur l’État mondial qui seul semble pouvoir empêcher une catastrophe planétaire ? […] Comment imaginer une institution internationale ayant le moindre pouvoir qui respecterait la liberté et la diversité des peuples et des individus ? Parti de l’expérience des faits locaux, l’on aboutit aux problèmes universels de la condition humaine. L’écologie est implacable, elle vous mène jusqu’aux questions finales concernant le sens de la vie et le contrat social. » (Le Feu vert, 1980, p. 161)

Action politique et vie personnelle

« Agir n’est pas autre chose que vivre. Comment les politiciens ignorant le bonheur privé pourraient-ils faire celui de leurs citoyens ? La fonction publique devrait être interdite à qui l’exerce pour fuir ses problèmes personnels. Et la première condition pour penser et jouir est d’en prendre le temps : il en faut trop pour en avoir assez. Dans le cadre de l’ordre écologique dont nous allons parler, cette prise de temps indispensable à la valeur de l’action politique pourrait prendre la forme d’années sabbatiques et de périodes de retraite institutionnalisées pour qui prétend exercer des fonctions publiques. Il va de moins en moins de soi que le temps de la pensée n’est jamais que celui de vivre, non seulement de méditer, mais de déguster l’instant, à table, à la promenade, au jardin, ou devant un établi. Ce qui devrait constituer la trame ordinaire de l’existence et pas seulement le loisir. Sinon, comme pour certains cadres suroccupés, le loisir devient aussi frénétique que le travail. Ils volent en avion jusqu’aux antipodes, puis s’abattent soudains sur le sable au soleil.

L’éthique est la base de la politique. L’écologie, science des équilibres naturels et de l’harmonie, ne peut qu’enseigner un art (et non une science) du bonheur humain. Il lui faut réagir contre une société qui réduit la volupté à ses manifestations les plus grossières et violentes. […] L’écologie doit proclamer bien haut le devoir du bonheur, qui libère de tout ce qui n’est pas l’angoisse et la souffrance essentielle de l’homme et qui ayant pour médias le corps et les sens d’un individu est d’abord personnel. Contrairement à l’idée que s’en font les moralistes et immoralistes (ou plutôt antimoralistes) qui se partagent notre société, être heureux est la première des vertus, sans laquelle les autres risquent de n’être que les fruits empoisonnés du malheur. On répliquera que le bonheur est égoïste ; c’est en partie vrai puisqu’il est personnel. Mais que peut offrir à autrui celui qui n’a rien à tirer de son compte en banque ? Que sacrifier s’il n’y a rien ? » (Le Feu vert, 1980, p.  176-177)

 

« L’écolo militant se doit d’aider le public à réaliser le sens et la beauté de tout ce qui subsiste de beau et de bon : futaie bien jardinée, bocage véritablement remembré, maison rénovée ou nouvelle qui n’insulte pas le lieu, etc. S’il voit une haie bien taillée, il ira en féliciter l’auteur, et si l’œuvre en vaut la peine il lui offrira une bonne bouteille. De même pour tout ce qui vaut la peine d’être dévoré par la bouche autant que par les yeux. Il ira remercier le boulanger qui fait encore du pain, le fruitier qui vend des poires et non leur spectacle, en les assurant de sa clientèle et de celle de ses amis au lieu de se consacrer exclusivement aux réseaux de bouffe “bio”.

Surtout son premier devoir est de cueillir et de savourer tous les fruits qui restent à portée de sa main. Mais plutôt que cela se dit cela se fait. » (Le Feu vert, 1980, p.  172-173)

Propositions pour une politique écologique

« Plutôt que des îlots d’agriculture et d’alimentation “bio”, c’est toute la production agrochimique qu’il faut rendre progressivement à l’agri-culture, même si ce retour à la terre n’est que partiel, la mécanique et la chimie conservant leur utilité lorsque leur innocuité est évidente. Une fois de plus, il ne s’agit pas de compenser l’industrialisation de tout par quelques ghettos de nature pure, mais de refouler tant que se peut l’entreprise totalitaire hors du plus quotidien de l’espace-temps et de la vie en l’enfermant dans des parcs industriels nationaux rigoureusement limités. Le but n’est pas un Éden dont les pommes pourraient être consommées en toute innocence parce que parfaitement naturelles, mais une terre où l’on pourrait au moins les manger avec leur peau. » (Le Feu vert, p.  206)

 

« Pourquoi Babylone ne financerait-elle pas le jardin sans lequel elle étoufferait ? Les touristes ou résidents secondaires qui dégradent ou laissent se dégrader leur environnement devraient payer cet abandon en argent ou par la déshérence. Par contre, ce qui conserve toucherait tant à l’hectare sous forme de dégrèvement pour les champs et les bois, à l’are pour les jardins, au mètre carré pour les immeubles. Ce qui aboutirait à un impôt positif pour les collectivités et les familles d’agriculteurs dont le travail faite les paysages. » (Le Feu vert, p.  208)

 

« Le pire aspect matériel, et surtout moral, de la société néo-industrielle, ce n’est pas le travail, mais l’industrie lourde du loisir. La pollution, la promiscuité, le mensonge d’une lutte des classes où l’obséquiosité des travailleurs le dispute à leur haine des touristes, l’étalage caricatural de la laideur et du conformisme bourgeois étendus au peuple y pourrissent au grand soleil. Ce n’est pas Billancourt, mais Saint-Tropez en août qui ferait désespérer de l’homme.

Il est donc urgent de dés-organiser le loisir en le rendant à lui-même, c’est-à-dire à la nature et à la liberté. Sans cela, avant dix ans, il aura souillé les derniers lieux de notre paradis terrestre. Il faut arracher le loisir aux griffes de ses divers organisateurs, trafiquants ou aménageurs, pour le rendre à la spontanéité humaine. » (Le Feu vert, p. 209)

Changer le microcosme pour changer le macrocosme

« Il n’est de vie ni d’action humaines sans société, notre nature même nous y porte. Qui a fait pour de bon l’expérience de sa liberté solitaire sait à quel point s’identifier à son groupe est une facilité autant qu’un devoir. Mais de la famille à l’empire et à l’espèce, la société est innombrable ; et jusqu’ici l’on pouvait appartenir à la fois à un canton, une nation et une Église. C’est cette multi-appartenance qui contribuait à la richesse des personnes et à leur liberté. Or, peut-être plus encore que la diversité des individus, c’est la pluralité sociale qui tend à disparaître, absorbée dans la société totale étatisée. Une des tâches de l’écologie […] est de la rétablir. Rappelons son principe : Small is beautiful. S’il n’est pas un slogan, il implique non seulement la priorité de la personne sur le groupe mais celle de la petite société sur la grande. Parce que celle-ci est plus proche de son environnement, sa gestion plus simple et les rapports interpersonnels plus faciles. Si la révolution écologique ne change pas le microcosme personnel ou social, elle ne changera rien au macrocosme. » (Le Feu vert, 1980, p. 181)

Peut-on encore changer la société ?

« Ce n’est pas une victoire électorale, ni même une révolution politique qui peut le faire. En paix ou en guerre, en ordre ou en crise, la société continue. Ce qu’elle appelle une révolution n’est que son propre déchirement. Elle ne sera changée que si dans le silence et l’obscurité, quelques-uns de ses membres s’en retirent pour s’associer.

Seule une société peut changer la société. Mais jusqu’ici la création sociale fut le fait des religions sorties de son sein. Un chef charismatique imposait son autorité aux disciples ; et si ce brandon n’était pas étouffé dans l’œuf à son heure, il enflammait la société tout entière, tel le groupuscule chrétien au sein de l’Empire romain. Mais dans notre société laïque et scientifique, la création sociale est-elle encore possible ? De quel droit la liberté d’un individu s’imposerait-elle à celle d’autres individus ? Il ne dispose plus que de la sèche raison pour les convaincre et les rassembler. Autant édifier un mur avec des grains de sable. Au siècle des sciences, seules à disposer de la vérité, et des médias qui en communiquent l’ombre au peuple, est-il encore possible d’envisager un changement social venu d’ailleurs que de l’ordre ou du désordre établi lui-même ? En tout cas si l’auteur de ces lignes, qui tout au long de sa vie a tenté d’associer des personnes, se réfère à son expérience, il semble bien que non. Mais alors, que reste-t-il à la liberté, enfermée dans son enclos individuel et privé ? Que reste-t-il à la liberté, enfermée dans son enclos individuel et privé ? Que reste-t-il d’avenir à notre société ? – Se développer, grossir jusqu’au blocage ou à l’éclatement final. » (Une seconde nature II, années 1990)

 

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