Nature, liberté et mouvement écologique (1980)

(Le texte qui suit est tiré de l’ouvrage Le Feu vert – édité d’abord chez Karthala en 1980 puis réédité aux éditions Parangon en 2009 –, dont il constitue le septième chapitre.)

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Bernard Charbonneau

Nature, liberté et mouvement écologique

(1980)

Tout mouvement véritablement créateur est un fruit de l’esprit (dont il importe assez peu qu’il soit divin ou humain). Or ce fondement spirituel manquera au « mouvement écologique » tant qu’il n’aura pas dépassé – donc posé – sa contradiction de base entre la nature et la liberté. Comme il ne s’est pas encore figé en une idéologie et une organisation monolithiques, jusqu’ici les partisans de la tribu et de la famille y coexistent avec les membres du MLF et les anars à tous crins. Mais un tel accord risque de ne pas tenir devant les exigences de la réflexion ou les choix de l’action, car ce débat théorique est lourd de conséquences pratiques. Si le mouvement écologique pris dans l’immédiat et la politique ne l’engage pas, il restera cantonné dans un confusionnisme superficiel et, un beau jour, au gré des circonstances, il éclatera entre un intégrisme naturiste de droite et un intégrisme libertaire de gauche. Alors que s’il tient les deux bouts de la nature et de la liberté il pourra aller de l’avant dans sa voie propre.

La tentation de l’intégrisme naturiste

En dépit de Rousseau, la nature est à droite ; déjà Burke et de Maistre reprochaient à la révolution d’ignorer les lois naturelles, divines et humaines. La liberté n’est qu’un leurre si elle ne tient pas compte des nécessités qui commandent toute réalité. L’univers n’a rien à voir avec les désirs bornés et les rêves fous des hommes qui sont forcés et ont le devoir de se conformer à ses lois et d’accepter ses mystères. Ce que nous prenons pour son absurdité et son imperfection obéit à des raisons plus profondes que la nôtre : la souffrance, la mort et la guerre sont la rançon de la vie. La partie n’existe que par rapport au tout : l’homme en fonction de l’ordre cosmique, l’individu de la société. Et de même que la nécessité prime sur la liberté, ce qui est a le pas sur ce qui pourrait – et à plus forte raison devrait – être. L’existant vaut mieux que l’idée, ce qui est établi par la tradition que l’u-topie qui rêve d’avenir.

Le triomphe, sans doute provisoire, de la culture sur la nature a entraîné la réplique d’un naturalisme qui oppose en tout la nature à la culture. Mais trop souvent, comme la droite réplique à la gauche et vice-versa, cet intégrisme naturiste reproduit les moindres détails de la matrice progressiste qui l’a engendré. Réprimé par la religion de gauche jusqu’ici dominante dans l’intelligentsia, il en est réduit à se réfugier dans une idéologie quasi clandestine ou le ghetto d’une littérature romantique ou postromantique. L’intégrisme naturiste est le fait de théoriciens peu connus, mais parfois influents comme R. Hainard, de biologistes et de naturalistes que leur spécialité porte à insister sur la nature et la vie. Mais, depuis l’échec du nazisme, comme pour Lorenz il leur est difficile de traduire en clair le jugement sur les sociétés humaines que leur inspire leur science des sociétés animales. La condamnation du Progrès et de la culture occidentale est le plus souvent prononcée par des romanciers, tel D.-H. Lawrence, qui ont le privilège de l’artiste d’être de gauche tout en étant de droite. Le naturiste antichrétien peut aussi se référer à Nietzsche, mais qu’il se méfie, car avec lui le contre n’est jamais loin du pour. Cet intégrisme, jusqu’ici refoulé dans les marges par le règne de la gauche intellectuelle progressiste, n’en joue pas moins un rôle important dans les groupuscules et sectes du mouvement écologique. Jusque dans sa gauche ; rien n’empêche d’être anar et de croire à l’orgone et à la parapsychologie.

Le triomphe du Progrès est celui de la raison positive, mécanique et quantifiable. Donc son contraire, c’est l’irrationnel, la mystique et la magie. Tout un courant moderne antimoderne s’en réclame en invoquant la sociologie du Sacré et l’inconscient freudien qui lui donnent la caution scientifique. Et maints poètes ou trafiquants fournissent la nostalgie du public en ersatz plus ou moins efficaces.

Retourner à la nature, c’est retrouver le lien sacré qui unit l’homme au Cosmos en faisant demi-tour sur le chemin qui a mené du christianisme au rationalisme. Après D.-H. Lawrence et combien d’autres intellectuels, certains écologistes sont hantés par la nostalgie d’une religion qui réintégrerait l’homme dans le Tout en résolvant les contradictions qui alimentent l’angoisse moderne. Mais ce paganisme panthéiste, rebouilli au feu de l’Évangile, n’a rien de la mesure et de l’harmonie grecques, il relève du seul Dionysos retour d’Asie. Pour cet irrationalisme, la raison n’aboutit qu’à des pratiques matérielles dépourvues de sens ou à une critique desséchante et stérile, ce n’est pas la conscience mais l’inconscient qui ouvre la voie de la Connaissance. D’où le penchant de pas mal de jeunes écolos pour les solutions magiques et exhaustives plus ou moins camouflées en science. De là aussi la recherche – souvent déçue – du gourou qui vous fournit la panacée universelle. Ou, faute de mieux, le recours aux poisons sacrés, source d’ivresses divines.

De même que le Dieu et l’homme personnels se dissolvent dans le Cosmos, l’individu disparaît dans la société sacrée dont le modèle est fourni par les historiens, ou mieux les ethnologues. La communion, et par conséquent le rituel retrouvé plutôt qu’inventé qui l’assure prend le pas sur le retrait et la réflexion individuelle…

D’autant mieux qu’on l’ignore, l’on rêve de cérémonies et de sacrifices plus ou moins charnels et sanglants qui sauveraient de l’angoisse du temps. On cherche à en sortir dans l’instant éternel d’une fête qu’on voudrait quotidienne. Pour cet intégrisme naturiste, de même que l’Homme n’est qu’un avatar du Cosmos, l’individu n’est qu’une apparence, le véritable Être c’est la Société dont il attend le pain de l’esprit comme celui du corps.

Donc ses souffrances et sa mort ont peu d’imgroupe médiateur entre lui et l’Univers. Il devrait donc accepter le « Croissez et multipliez » qui, combiné avec la mort et la guerre, assure la poursuite de l’Évolution en sélectionnant les forts aux dépens des malades et des faibles. Lui aussi doit sacrifier sa vie ou l’ôter à autrui si l’avenir du groupe l’exige ; et quotidiennement obéir aux autorités et aux pouvoirs qui définissent la loi et fixent à chacun sa place et sa fonction comme dans les écosystèmes.

La valorisation de la nature sans le contrepoids de la liberté mène tôt ou tard à un déterminisme biologique dont la conclusion est un « écofascisme », qui s’apparenterait d’ailleurs plus au nazisme qu’à la tragicomédie mussolinienne. Si on place la nature au-dessus des raisons et des valeurs humaines, on est ramené au Blut und Boden et à la lutte pour l’espace vital, c’est-à-dire le territoire. Confondant l’éthique et l’éthologie, l’intégriste de la nature en vient à proposer les sociétés animales comme modèle humain. Ou les microsociétés subsistant dans une nature invincible et à peu près intacte : Indiens de la prairie ou de la forêt amazonienne. Esquimaux de l’Arctique. En dépit des récits favorables des ethnologues, on peut se demander si un Occidental pourrait s’en accommoder autrement qu’en passant. La situation de la femme n’y est pas exactement conforme à l’idéal du MLF ; ni les pratiques sanglantes imposées par la religion ou la disette à celui des écologistes non violents. Quant au marginal qui prétendrait toucher aux coutumes et refuser l’autorité des chamanes et le pouvoir des chefs, il le payerait probablement de l’exclusion et même de la vie.

Bien que certains intégristes de la nature considèrent le paysan comme son premier destructeur, ce qui est d’ailleurs vrai dans la mesure où il devient un ouvrier de l’industrie mécanique et chimique, d’autres prennent volontiers pour modèle les sociétés rurales traditionnelles. Mais il suffit d’être assez vieux et de les avoir connues autrement que par récits bucoliques pour savoir que les vertus de la tribu catholique bretonne ou basque – menée par ses notables et son curé – étaient payées d’un pesant conformisme doublé d’hypocrisie. Là aussi la situation de la femme réduite le plus souvent à un pouvoir clandestin et celle des jeunes ménages n’étaient pas toujours roses. Ce genre de société invite à l’accepter ou à la rejeter en bloc, ce qui a ses avantages et ses inconvénients. L’individu qui s’y absorbe vit une sorte de rêve collectif qui le sécurise et lui fait supporter ses misères matérielles, mais un esprit critique et indépendant n’y a pas sa place. Tout au plus peut-il espérer y être toléré au titre de fou, ou de touriste quand le village commence à s’ouvrir au progrès, c’est-à-dire à se décomposer.

Aujourd’hui, l’écofascisme n’a guère voix au chapitre, il se revêt d’oripeaux de gauche et se ramène à la dénonciation par les gauchistes de tout ce qui leur déplaît. Mais il est trop dans la logique du naturisme pour n’être qu’une étiquette collée sur n’importe quoi. L’idée d’une nature parfaitement distincte de la culture convient à une société qui pratique la division des fonctions et le zoning. L’écologisme est l’idéologie tout indiquée de la poignée de savants et de fonctionnaires chargée de gérer le minuscule secteur d’une nature chimiquement pure d’où l’homme – n’était-ce le naturaliste patenté – est exclu.

L’intégriste de la nature est parfaitement intégrable dans le système industriel au titre de gestionnaire des réserves naturelles ou des parcs nationaux (le Luna Park régional n’étant guère qu’un bâtard d’espace vert et de foire-exposition) qui servent d’alibi aux réserves industrielles, immobilières, foncières ou touristiques, dans la proportion d’une alouette pour un cheval. Dans ces quelques espaces reliques administrativement surgelés, le naturaliste peut satisfaire sa passion d’une nature intacte comme l’ethnologue celle des sociétés tribales dans d’autres réserves-
musées. Mais entre la nature provisoirement réservée – en attendant la création de la prochaine station de ski ou camp militaire mieux vu des naturalistes parce qu’interdit au public – et la culture du béton dans l’asphalte, ce dont le Français sera privé c’est de la campagne où l’agriculteur habite et préserve la terre pour tous. N’étant ni bête ni ange, ni ours ni écologiste chargé de l’étudier et logé à ce titre dans le parc national, je ne peux que refuser une société qui m’interdit d’habiter ma patrie : la terre.

En dépit des apparences, l’écofascisme a l’avenir pour lui, et il pourrait être aussi bien le fait d’un régime totalitaire de gauche que de droite sous la pression de la nécessité. En effet, les gouvernements seront de plus en plus contraints d’agir pour gérer des ressources et un espace qui se raréfient. Une comptabilité exhaustive enregistrera, avec tous les coûts, les biens autrefois gratuits qu’utilise l’industrie industrielle et touristique. La mer, le paysage et le silence deviendront des produits réglementés et fabriqués, payés comme tels. Et la répartition de ces biens essentiels sera réglée selon les cas par la loi du marché ou le rationnement que tempérera l’inévitable marché noir. La préservation du taux d’oxygène nécessaire à la vie ne pourra être assurée qu’en sacrifiant cet autre fluide vital : la liberté. Mais, comme en temps de guerre, la défense du bien commun, de la terre, vaudra le sacrifice. Déjà l’action des écologistes a commencé à tisser ce filet de règlements assortis d’amendes et de prison qui protégera la nature contre son exploitation incontrôlée. Que faire d’autre ? Ce qui nous attend, comme pendant la dernière guerre totale, c’est probablement un mélange d’organisation technocratique et de retour à l’âge de pierre : les intuitions de la science-fiction risquent d’être plus près de la réalité à venir que la prospective progressiste de M. Fourastié. Nous aurons les temps mérovingiens gérés par l’électronique, la disette, la violence et les terreurs que permettent seuls de supporter le pouvoir et l’autorité sacrée qui sauveront la planète – ou achèveront de la perdre. Jusqu’au bout, et jusque dans le moindre détail. À cette génération d’éviter la résurgence de l’an mille dans l’an deux mille.

Critique de l’écologisme

Rien de tel qu’une demi-vérité poussée jusqu’au bout pour devenir la pire des erreurs. Autant l’écologie peut être un gain pour la pensée quand elle rappelle à l’homme qu’il n’est pas tout, et à une société obsédée par la production son impact sur l’environnement, autant, lorsqu’elle devient un écologisme, elle en fait une idéologie tout aussi abstraite que celle de la Croissance. Parce qu’elle aussi oublie, non pas une valeur, mais un fait essentiel : l’homme.

Car il est là, et pour commencer dans le naturiste qui fait parler la nature : il ne peut pas plus refuser l’homme que sortir de sa peau. L’intégriste de la nature qui prétend le juger d’un point de vue externe en l’accusant d’anthropocentrisme tombe à son tour dans ce travers comme le fait un théologien qui prétend juger les hommes du point de vue de Dieu, mais ici ce serait plutôt de celui de la Baleine. On ne peut dire la nature et l’homme qu’en usant de la raison et des mots de celui-ci. Si l’écologiste parle avec tant de chaleur de la nature, c’est parce qu’il l’aime, ce qui le porte en général à la doter de nos raisons et de nos vertus ; s’il cède à ce penchant, il la réduit à une sorte de mannequin conforme à notre idéal moral. Il est inévitable que l’homme juge du point de vue de l’homme, il vaut mieux le savoir afin de ne pas être la dupe de son caractère et de son milieu social. Ce parti pris en faveur de son espèce est tout naturel, n’importe quel être vivant sur terre en fait autant et pousse aussi loin qu’il peut ses pouvoirs, mais sans le dire ni se poser le problème de leurs limites. D’ailleurs, tant qu’à prendre ses distances vis-à-vis de son espèce, pourquoi ne pas les prendre vis-à-vis de sa planète et de la vie ? Ce point de vue est tout aussi subjectif, si l’écologiste pouvait comprendre le non-langage de la matière brûlante ou glacée qui constitue l’essentiel de l’univers, il s’entendrait traiter de villageois borné et de raciste terrien. L’homme avec sa différence… quand on en est un, comment ne pas y tenir ? Mais de là à la défendre avec des griffes atomiques…

L’homme est là, avec sa nature spécifique qui est surnature sociale ou personnelle, pour son malheur ou son salut. Et après tout s’il est une erreur, comme il n’est pas autocréateur, c’est la nature qui l’a commise. La clef du problème n’est pas dans la nature ou l’homme, mais dans leur rapport, surtout dans un espace aussi profondément humanisé que l’Europe des villes et des campagnes. L’écologisme n’a qu’un moyen de résoudre la contradiction de la nature et de l’homme : éliminer celui-ci. Robert Hainard est logique sinon raisonnable quand il propose de rendre les campagnes à la nature sauvage où seuls les naturalistes iraient de temps à autre faire une incursion, tandis que le gros de la population serait repliée dans des sortes de capsules spatiales urbaines où elle vivrait et serait nourrie de façon artificielle. On peut imaginer les névroses qu’entretiendrait cette rupture avec la terre opérée en son nom ; d’ailleurs, dès aujourd’hui, elles prospèrent dans nos monades urbaines. Au fond, le naturiste intégral n’a qu’une solution à proposer à l’homme : la réserve naturelle étendue à l’ensemble de la planète. Et pour finir le départ pour Saturne ou le suicide du dernier élément perturbateur – le directeur de ce Muséum.

La sauvegarde de la nature ne pouvant être assurée que par l’homme, la science écologique ne lui fournit qu’une partie des cartes. L’écologiste risque de perdre de vue les réalités culturelles, psychologiques, économiques et sociales – donc politiques. Et la nature sera la première à en souffrir, même s’il complète ses stéréotypes naturistes par des stéréotypes gauchistes. La première chance de la nature, c’est la connaissance de l’homme par lui-même, notamment celle de la seconde nature qui presque partout s’est substituée à la première. Ce n’est donc pas l’écologie, mais une sociologie capable de prendre ses distances vis-à-vis du fait social. Et comme cette prise de distance ne peut être que le fait d’un individu, la science n’y suffit pas. La conscience active de la nature est affaire de morale ou plutôt d’éthique : d’un éveil de l’esprit. La protection de la nature s’enracine moins dans la matière que dans la liberté.

La tentation libertaire

Le ton du mouvement écologique est surtout donné par une gauche libertaire à laquelle on peut reprocher cette fois d’esquiver les problèmes que la liberté pose à la nature et à la société. Par réaction contre la religion des « faits positifs », c’est-à-dire quantitatifs et matériels, de la bourgeoisie industrielle, elle valorise l’u-topie et aussi l’u-chronie qui permettent d’échapper aux réalités de la terre. Tout en protestant contre le pillage de la nature, des ressources, des paysages et des cultures locales existantes, elle réclame la suppression de toute contrainte exercée par la société sur ses membres, même mineurs, délinquants ou fous. Elle a tendance à confondre la répression relative telle qu’elle se pratique dans les sociétés occidentales avec celle, absolue, de certains régimes totalitaires ou celle, totale sinon totalitaire et de plus intériorisée, que pourrait bien nous valoir le progrès électronique et génétique. En ceci le gauchisme écologique commet un contresens lourd de conséquences ; il exige toute la liberté alors que le système industriel à l’Ouest comme à l’Est menace par d’innombrables voies de la nier totalement : il revendique le Meilleur des Mondes alors qu’il s’agit d’éviter le pire.

L’utopie de l’écologiste de gauche est d’ailleurs fort ancienne : c’est le vieux rêve d’une liberté qui serait donnée tout entière à tous. Pour user d’un langage qui commence à se démoder, disons l’autogestion, sans considération de classe, de race, de sexe ou même d’âge, de santé mentale ou de moralité. L’esprit libertaire est égalitaire : quelles que soient leurs différences qualifiées à tort de vices ou de vertus, tous les hommes ont droit à la même liberté, qui est une et indivisible. L’égalité dans la différence est un principe excellent, la difficulté commence avec sa mise en pratique. Dire que les femmes ou même les enfants sont égaux aux adultes masculins et leur reconnaître les mêmes droits revient à dire qu’ils sont pareils en leur prêtant les mêmes vertus. Comme toute gauche, le gauchisme n’échappe pas au reproche de nier les réalités naturelles ou culturelles au nom d’une égalité théorique.

On peut s’étonner de voir la gauche écologique refuser des différences aussi naturelles que celles de l’âge ou du sexe. Ce qui explique sans doute la légèreté avec laquelle elle traite le birth control et les questions que pose l’abolition du vieux « croissez et multipliez ». Comme d’autres libertés, on peut la penser nécessaire, elle n’en va pas moins contre le cours de la nature ; il est difficile de qualifier l’avortement et la pilule d’acte ou de produits naturels. Quant à la différence qui oppose et unit l’homme et la femme, il n’en est guère qui soit plus profondément inscrite dans la vie, ne serait-ce qu’au titre de géniteur et de génitrice, osons dire père et mère ; et c’est l’artifice scientifique qui pourra seul l’abolir. En niant la différence – je ne dis pas l’inégalité puisqu’il s’agit d’incomparables – obéit-on à une passion de liberté et d’égalité ou au contraire est-on la dupe du développement d’une société qui devient une vaste fabrique d’ersatz standardisés ? Si elle efface la différence du yin et du yang (ceci pour plaire aux zélateurs de la sagesse orientale), qu’en sera-t-il des autres ? Sans compter du sel de la vie.

On peut en dire autant de la libération des tabous sexuels au nom du désir ou de la « révolution libidineuse ». On est ici au cœur de la nature et du mystère de la vie (pas besoin de grand V), qui mériterait d’être approché avec plus de prudence, sinon de révérence. La pratique du n’importe quoi n’importe comment au nom du désir, la mise de la pédérastie ou de la pédophilie sur le même plan que l’amour de la femme et de l’homme illustre assez bien la tendance à pousser à la limite la logique de la liberté. Ce qui ne va guère dans le sens de la nature, ni de la plupart des sociétés traditionnelles. Là aussi, en croyant menacer la société actuelle, ne pousse-t-on pas simplement à la roue ? En ce domaine, comme le montre l’exemple du puritanisme américain, on passe vite du silence hypocrite et de la répression du sexe à une publicité qui met le piment d’Éros dans toutes les sauces commerciales ou même politiques.

Homme et femme, père et mère, amant et amante, parents et enfants. Il semble difficile de nier qu’il s’agit là de différences qui sont d’abord naturelles, le milieu culturel ne faisant qu’en rajouter. On naît homme ou femme, puis, selon les nécessités et les hasards de la vie, on le devient ; la part de la société n’empêche pas celle de la nature. La négation du mariage institutionnel ou de fait, la dénonciation de l’égoïsme à deux au nom d’une relation érotique plus vaste, la revendication de la liberté des enfants contre l’autorité des parents mènent à la condamnation de la famille. Chez les écologistes, elle a lieu en général sans débat, ceux qui ne sont pas d’accord se contentent de se taire. Cette négation qui va de soi dans certaines chapelles risque d’être aussi courte que l’ancienne religion de la famille. Si l’on prétend la remplacer, cela demande au moins une réflexion assortie d’exemples. Et là encore on peut se demander si on ne confond pas la mise en cause du nœud de vipères familial avec sa décomposition par un système politico-industriel qui tend à ramener à lui toute réalité sociale.

Critique de la tendance anarchisante et non violente
du mouvement écologique.

Sa faiblesse reste celle du rousseauisme plus que de Rousseau qui, en dépit de la bonté de la nature humaine, était pratiquement plutôt réaliste et pessimiste dans son jugement sur les hommes. La gauche écologique se débarrasse des contradictions de la nature et de la société avec la liberté en supposant une nature et un homme dotés de toutes les vertus, de sorte qu’il suffirait de laisser les individus s’associer librement avec leurs semblables pour rétablir, avec l’harmonie sociale, celle de l’homme et du cosmos. Optimisme théorique qui se transforme en pessimisme sous le choc de l’expérience. Comme en 1793, puisque ces hommes conformes à l’idéal qu’on s’en fait n’en sont pas, ce sont des monstres qu’il faut contraindre, et anéantir au besoin par tous les moyens.

Rappelons que, vis-à-vis de la société comme de la nature, l’homme n’est pas absolument serf ou libre. La liberté et l’ordre ne sont contradictoires que si l’un ou l’autre prétend à l’absolu. Le plus sûr moyen de ne pas introduire une liberté relative dans la réalité sociale est de refuser au nom de l’autogestion tout sacrifice au travail, à la loi et à l’institution communes, qui dans bien des cas se réinventent plutôt qu’elles ne s’imaginent. Les rares communautés qui réussissent sont celles qui renoncent à la fête permanente inspirée par le Saint-Esprit et se donnent un cadre et des lois, qui s’instituent, en excluant au besoin par la force ceux qui ne les acceptent pas. Et en général ces institutions qui contraignent et font exister la communauté économique et culturelle sous divers noms se rattachent au couple, à la famille et au village. Si quelque intervention externe ne les anéantit pas, celles-là régénéreront la campagne. Car il est presque aussi difficile de fabriquer de la société que de la nature.

Il en est de même de l’État : pour s’en libérer, il faut d’abord le reconnaître. Sur ce point, la gauche écologique est partagée entre les partisans d’un « tout est politique » emprunté aux partis de gauche, et les adversaires des partis et de l’État. Les écologistes chrétiens ou post-chrétiens reprennent l’explication marxiste qui ramène tous les malheurs de la terre à ce diabolus ex machina : le Capital identifié à la Propriété. D’où la Solution : la socialisation. Malheureusement, à l’Est, le socialisme n’a fait qu’accélérer la ruine de la nature au prix de la liberté, tandis qu’à l’Ouest l’État technocratique disposant de l’expropriation est l’allié et le promoteur des entreprises du Capital. La « socialisation de la nature » prônée par l’écologiste Philippe Saint-Marc, ex-président de la Mission d’aménagement de la côte Aquitaine, est une contradictio in adjecto. La société est l’antithèse de la nature, et celle-ci n’a rien à voir avec son administration. Le cas de l’aménagement de la côte Aquitaine montre qu’elle est encore plus efficacement détruite par la coalition des hauts fonctionnaires et des urbanistes que par les promoteurs qu’ils attirent pour la réalisation de plans grandioses, inspirés par le besoin de se faire un nom autant que par l’esprit de profit. Quand il s’agit de destruction de la nature – de centrales nucléaires, de camps militaires, d’autoroutes, de remembrement, etc. – même à l’Ouest l’État est toujours au premier plan. Quant aux différences culturelles, elles sont abolies par l’administration, l’école et la caserne publiques autant que par les trusts.

Donc, en se méfiant de l’État, la tendance anarchisante ne se trompe pas. Mais je crains une fois de plus qu’elle ne confonde la lutte pour la liberté absolue avec celle contre l’État absolu : dans le premier cas on se bat pour tout obtenir, tandis que dans le second cas on le fait pour ne pas tout perdre. Et si la lutte contre l’État est de toujours, sa suppression n’est qu’un rêve qui jusqu’ici n’a abouti qu’à son renforcement au nom d’un dépérissement que l’on attend encore. L’anarchie n’a guère que lancé des bombes et régné sur la littérature et la chanson. Tout gouvernement d’une société d’une certaine taille, surtout équipée de moyens techniques, est le fait d’un État, fédéral sinon centralisé. Autant le savoir si l’on veut « cantonner » le pouvoir central dans de justes limites. Le problème n’est pas de remplacer l’État par l’autogestion généralisée, mais d’empêcher l’avènement de l’Administration totale. Ceci en réveillant à la base les hommes et les sociétés qui résisteront à son emprise, et en définissant la foi et les institutions communes qui peuvent fédérer des individus et des sociétés différentes. Certaines vérités et nécessités, nationales, continentales ou planétaires, proclamées par le mouvement écologique sont précisément de cet ordre.

Oubliant la leçon de la nature, la gauche écologique rêve aussi d’une société nationale et internationale identifiée à la Liberté et à la Justice et d’où tout rapport de force et lutte pour la vie auraient disparu. En attendant, à chaque instant, l’on se casse le nez sur ce mur ; furieux de l’échec de la non-violence, on est tenté par le terrorisme. Un beau jour, à Malville ou ailleurs, l’on se voit dans l’obligation d’être anéanti ou de se battre. Ou bien l’on finit par qualifier de violence celle-là seule de l’ennemi, et avec embarras l’on finit, au moins en paroles, par prendre le parti de la bande à Baader ou des Brigades Rouges. Ce qui est le comble de la contradiction pour un non-violent.

En dépit du désir humain de paix, comme dans la nature, mais autrement moins réglée, la violence est partout dans la société. Les rapports sociaux sont pour une part des rapports de force. S’il n’y avait que les luttes de classes ! Il y a celles, encore plus dures, entre les Églises, les nations et les métiers, les clans et les familles et même les individus. La similitude et le comparable poussent à la rivalité, la différence à la guerre. L’agressivité est dans la vie, même le chiendent est impérialiste ; et ce n’est pas une drogue miracle qui nous débarrassera de ce virus, mais sa reconnaissance autour de soi et surtout en soi. À la condition de ne pas donner à ce constat de fait l’autorité d’un jugement de valeur, reprenant ainsi à l’envers l’erreur de l’idéaliste qui prend son jugement de valeur pour un constat de fait. Le problème n’est pas de choisir entre la non-violence et la violence, mais de savoir de laquelle il s’agit et de la maîtriser dans la mesure où elle peut et doit l’être. Sans cela on s’enferme dans des contradictions et des situations sans issues.

Les rapports entre les États dont la raison d’être est la paix et la guerre sont encore plus que d’autres des rapports de force, et là aussi ce n’est pas en niant la guerre qu’on y mettra un terme. À en croire les écologistes non violents, les conflits entre des peuples naturellement respectueux de leurs différences seraient uniquement dus aux noirs complots d’une poignée de capitalistes qui les empêchent de s’entendre et d’établir la fédération mondiale où la loi commune respectera les libertés de chacun. Pourtant, le pacifisme a fait largement ses preuves en 14-18 et, bis repetita placent, en 39-45 où les pacifistes se sont retrouvés dans les rangs des deux armées en présence. Pareilles leçons auraient dû au moins pousser à la réflexion. D’autant plus qu’aujourd’hui ce n’est plus l’idéal mais la réalité qui accule à refuser, non pas la guerre, mais celle-ci, qui est absolue. En effet, l’arme ultime rend cette fois, en fait, la guerre absurde. Car soit elle la réduit à de petites guerres où les puissances atomiques s’affrontent par États-satellites interposés pour ne pas s’entre-détruire, soit elle les engage dans un conflit atomique qui risque d’anéantir l’espèce humaine. Dans ce cas toute société qui l’envisage en se dotant d’un moyen qui implique la Fin devient l’Ennemi de tout homme. On en revient toujours à la véritable raison d’être du mouvement écologique : non pas établir le paradis sur terre, mais y éviter l’enfer.

Au-delà de la droite et de la gauche écologiques

Confronté à une destruction de la nature que dans un tel système celle de la liberté pourra seule éviter, le mouvement écologique doit refuser le débat polémique qui oppose jusque dans son sein une droite conservatrice à une gauche libertaire. Au contraire, il doit s’entendre sur une défense de la terre qui serait celle de l’homme. En cessant d’opposer l’une à l’autre tout en restant fidèle à lui-même, il se montrera réaliste pour maintes raisons. Car en unissant la nature à la liberté humaine le mouvement écologique se donne à la fois les deux principes qui permettent une explication de tous les avatars du monde actuel et les deux plus puissantes motivations qui puissent mouvoir l’esprit humain. Ce n’est plus une demi-vérité qu’il propose, mais une vie et une foi totales. Tandis qu’en se bornant à l’une ou à l’autre, en se privant de la moitié de ses raisons, il risque de perdre la plupart de ses adhérents potentiels : par exemple, s’il défend la flore et la faune en refusant de s’ouvrir aux véritables agriculteurs, chasseurs ou pêcheurs qui sont ses alliés naturels.

Au temps de la mort de Dieu, la nature et la liberté – l’appartenance à la terre et le droit pour tout homme d’être lui-même – peuvent seuls fonder un consensus à la fois personnel et universel. Tout autre ne peut qu’engendrer la guerre entre les individus, les classes, les nations ou les Églises. Par contre, que notre corps périsse si l’air et l’eau sont empoisonnés, que notre esprit se dissolve si l’on refuse à l’individu toute identité et existence propre, voici les deux ultimes vérités. Et ces deux-là n’en font qu’une, qui sur ces deux pieds se tient ferme et devient capable de se mouvoir.

L’homme et sa terre, distincts et associés dans sa conscience et son œuvre, constituent le seul fondement d’une action politique et d’un projet social qui ne pourront sauver l’un qu’avec l’autre. Et c’est la tension entre ces termes contradictoires bien qu’indissolublement unis, tels le corps et l’esprit, qui fait la richesse et la vie de la personne ou de la collectivité qui les associe. Car ce n’est plus une vérité toute faite, l’automatisme logique d’une idéologie moniste qui engendrent les certitudes nécessaires à l’action, mais un perpétuel ressourcement critique à partir de deux pôles comme le sont ceux d’une même planète.

L’homme est nature et liberté comme il est société et individu – je pense qu’au terminus d’une démonstration nécessairement insistante l’on peut se passer du souligné de la conjonction. Quand il le nie d’une façon ou d’une autre, il se dé-compose. Sans sa liberté la nature n’est même pas un mot, et sa liberté n’est qu’un fantôme quand elle refuse son corps charnel et terrestre. Mais qu’allant jusqu’au bout d’elle-même elle l’accepte, alors l’esprit se fait chair et une deuxième Genèse commence.

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