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Bernard Charbonneau
Chronique de l’an deux mille (10)
(Article paru en décembre 1980
dans Foi et Vie)
Je dois aux lecteurs de Foi et Vie quelques mots d’explication sur le changement de forme, sinon de contenu, de cette chronique. Elle consiste en la préface d’un livre impubliable sur la « Seconde Nature » : la société autrement dit culture, héritière infidèle de la première, dont l’environnement artificiel se substitue à la terre originelle. Les chroniques suivantes rassembleront des textes courts sur la société ancienne et nouvelle. Ce faisant, je ne crois pas trahir Chronos, ni l’esprit d’une revue qui se réclame de la tradition prophétique et évangélique. Peut-il y avoir une religion, une vérité, une vie communes qui ne soient pas un pur fait social ? Peut-être que ceux qui se réclament de la tradition réformée (en fait bien plus ancienne) seront-ils plus aptes à comprendre qu’une telle question n’est ni vaine ni résolue d’avance.
Une seconde nature
Je prétends parler ici de la société : de la mer qui me porte et du sang qui coule dans mes veines ; du vivant déluge dont le flot couvre aujourd’hui la terre et dont les eaux s’infiltrent jusqu’au plus secret de mon cœur. Pour désigner cette puissance protéiforme, je dirai la société. Mais son nom est Légion : Armée, État, Église, celle de toujours et bien entendu d’abord celle d’aujourd’hui. Innombrable, elle est ici peuple et là chef, obéissance ou transgression des lois : ici morale et là fête. À perte de vue stagne la grisaille quotidienne, mais là-haut flambe au soleil un totem ou un drapeau. Le cor retentit, le troupeau se rassemble, l’hydre aux millions de têtes. Le collectif, clan, parti ou groupe. Qu’il est bruyant, qu’il pue, qu’on y étouffe ! Mais qu’il y fait tiède, et qu’il fait bon de se ruer en bêlant vers le pacage ou l’abattoir. Un individu peut un instant s’écarter du troupeau, mais plus il s’éloigne, plus se tend l’invisible lien qui vous ramène à lui. L’homme a le choix : sortir du rang ou le rejoindre, c’est-à-dire mourir seul ou mourir pour la France.
J’ai vu la mer, elle est vaste et changeante. Sa face innombrable, renaissante dès que disparue, est celle fuyante du temps, et surtout celle de chaque vague. Toutes ensemble elles dansent pour s’effacer aussitôt dans la mer. L’une prend forme et fait signe, mais la houle l’a déjà engloutie. Parce que j’ai cru exister, je me suis éveillé seul dans la mer ; parce que je me suis voulu libre, j’ai découvert la société. C’est pourquoi dès l’abord ai-je crié sur les eaux ce « Je » par quoi saigne un instant la nuit. J’ai commis le sacrilège : parler de la mère à qui je dois non seulement le jour, mais la vue, la parole. Car ces pierres que je vais lui lancer, je les lui prends. Et aussitôt éclate l’absurdité, le ridicule ou le scandale de l’entreprise. En effet, qu’est-ce que la société ? me rétorque-t-elle : tout, et rien. Se distinguerait-elle de la nature sa vieille ennemie ? Mais, au moins dans cette étroite Europe, c’est elle qui l’a fabriquée et reconnue. Ces monts plantés de châtaigniers dont les marches escaladent le ciel, elle les a édifiés bien plus que l’effort de la terre ; à plus forte raison le déluge de béton et d’acier qui la recouvre aujourd’hui. Alors pourrait-on opposer à la société l’esprit et la liberté de l’homme ? Mais les dieux et les démons qui rôdent encore dans nos ténèbres, elle les a engendrés ; dans nos délires, elle règle, parfois même jusque dans l’amour ou la paix qui sont donnés à un cœur d’homme ou de femme. L’Art, la Culture ? De toute évidence, l’écume naît des jeux de la mer. La société est partout : dans la rigueur de ses machines, le style de ses temples et le chaos de ses guerres.
Qui suis-je pour oser m’abstraire ainsi de l’univers ? Serait-ce au nom de ma liberté ? À première vue, elle préside aux pensées et aux actes des hommes, mais pour peu que l’on pousse la critique le collectif l’emporte sur l’individuel. Toutes les activités : produire de l’acier, dire la messe, escalader un pic, se ramènent à une seule : faire société. Admirer ou haïr n’est supportable que si on le fait ensemble, à plus forte raison agir, par ces temps d’organisation de masse. Aujourd’hui, guère d’entreprise qui ne tourne à la fonction sociale. Pour contempler les étoiles ou jouer du banjo, il faut adhérer, élire un président, nommer un secrétaire, etc. Depuis toujours, vivre c’est œuvrer à des tâches que l’on nous fixe ; si l’on travaille, c’est pour le pain, mais d’abord pour ne pas être exclu de la société. Avec la semaine, elle gouverne le sabbat ; combien de loisirs soi-disant individuels et spontanés sont définis d’avance ! Le prétexte du ski c’est la neige, mais la vraie raison est que les autres en font, ainsi pour la chasse à courre ou le bain de mer. C’est pourquoi au jour dit l’on nous fournit une voiture. La refuser serait se condamner à l’exil, au Malheur : être seul. Comment rester en ville quand tout le monde l’évacue ? – La panique vous prend et il faut fuir. La paix, la guerre ? – Le problème n’est pas de la faire, mais de la faire seul ; quand l’heure en a sonné, plutôt mourir que de ne pas partir avec la troupe. Et pour nous rassurer, la société dispose d’un bon stock de raisons.
La société ? Elle est partout, invisiblement présente. Pour nous, elle attife et redessine les traits de la femme que nous avons choisie. Roi ou clochard, elle escortera jusqu’au bout chacun de mes pas, fournissant un tribunal et un public au moindre de mes actes. Et à la fin de Dupont comme au lit de mort de De Gaulle elle sera là, s’apprêtant à recueillir qui fut toujours son bien : sa chose. La société ? – pour un homme, c’est l’univers ; jusqu’aux galaxies dont elle me dicte l’agencement et la forme. Mais la société, c’est la mienne, qui l’est plus que tout autre. Comment parler d’elle ? Comment la partie pourrait-elle connaître le tout, ou un homme, Dieu ? Et si tout de même il ose, il ne peut parler qu’à des individus. Or, leur révéler le fait social, c’est leur refuser l’existence : semble-t-il nier la vie et les opinions qu’ils croient personnelles. Comment leur dire qu’ils doivent se libérer en prenant conscience de leur servitude, alors que tout leur dit qu’ils sont assurés de leur liberté dans l’abandon confortable à l’état de choses ? Qui a pour vocation d’enseigner la liberté par la reconnaissance de la nécessité sociale doit s’attendre à être exclu. Par le corps social et chacun de ses membres.
J’ai connu la Société… J’ai souffert d’avoir vécu sur la lune, n’était-ce qu’un croisé sur mon chemin. J’ai quotidiennement tâté ce mur dont les pierres sont des visages, dont les traits, les regards sont de pierre. Car les murs ne bougent pas, ils s’écroulent un jour en broyant les vivants qu’ils protègent. Voulant la liberté et non son apparence, j’ai cherché des preuves ; et j’en ai eu mille, qui m’ont enseveli vivant sous un monceau de pierres. J’ai connu la société… et je l’ai connue sous le masque de mon prochain.
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Pourtant, lui empruntant abusivement son langage, il me semble pouvoir dire ce qu’elle n’est pas. D’une part, la nature : l’univers, la terre, la glèbe originelle d’où l’homme un jour a émergé. Et, de l’autre, l’esprit individuel qui la considère et rêve parfois d’un sens et d’une liberté. Car si tout homme ne supporte la vie que parmi ses semblables, il ne se connaît et ne s’admet qu’unique, portant son nom, auteur de ses pensées et de ses actes. Et ce qu’il demande d’abord à l’ami ou à l’aimée, c’est de témoigner de la présence de quelqu’un. Quand par hasard il se donne corps et âme à l’impersonnel et à l’abstraction : à l’État, il faut qu’il ajoute une tête au corps de César, dont il a fait son père. Je ne peux être seul, mais je ne peux être avec les autres, mes semblables, que si je suis autre : un individu d’entre les individus. Et ce sont les sociétés, anciennes ou nouvelles, où les liens collectifs sont les plus forts, qui croient le plus naïvement à l’individualité et à la responsabilité du soldat, du fidèle, du sujet ou du chef. Elles demandent moins à leurs membres d’observer la foi et la loi que de l’observer personnellement. Et quand elles les condamnent à mort, elles exigent qu’ils se damnent eux-mêmes en confessant leur péché. L’homme est un être social qui aspire à la liberté, et ceci n’est pas moins vrai que cela. Il n’est pas au terme de la logique, mais au cœur de la contradiction.
C’est grâce à la société que l’individu et sa liberté ont pu se dégager de la nature. Comme on n’a rien pour rien, on ne se libère qu’en s’asservissant ; mieux vaut le savoir avant de régler la note. La société qui nous permet de régner sur la terre nous le fait payer cher en lois et en prisons. La hache a permis d’ouvrir des trouées de soleil dans l’ombre primitive, mais si nous n’y prenons garde, tronçonneuses et bulls aidant, nous pourrions bien nous réveiller un beau matin dans un maquis, cette fois de signes et de béton, infiniment plus dense. Et peut-être qu’alors il nous faudra invoquer la nature, afin d’ouvrir de vertes clairières dans la jungle économique et sociale. Au fond, contrairement à la règle du jeu, je viens de donner mes cartes. Si je dois parler de la société, c’est autant par besoin d’échapper à l’histoire que par un sentiment d’y être engagé. D’abord parce que la passion et la raison m’imposent la certitude que tout ce qui est beau et bon, aimable, est le fait de la liberté qui se manifeste en l’individu. Qu’une pensée, un acte ou une parole authentiquement personnels témoignent de ce miracle : une présence, soudain le sang afflue dans les veines, l’air aux poumons. L’univers était vide, il se peuple. Il était inerte, et tout devient possible ; et ce possible n’est pas un vain phantasme, nuée dans la nuée, mais un regard, source de toute lumière jaillissant de ce roc : quelqu’un, ici, debout sur ses pieds. Le feu du ciel et le sang de la terre ? L’amour et la conscience qui le redouble ? Le oui et le non par quoi tout est remis en jeu : changé ? La liberté. Elle n’a qu’une porte et la voici : c’est Quelqu’un, toi ou moi. Nous autres, individus.
Mais alors, si la liberté présente en un homme est la vie et le sel de la vie, il importe de la distinguer de ce qu’elle n’est pas. Qui veut la vérité hait son contraire : le mensonge. Or, de toute évidence, si la liberté humaine se distingue de la nature, elle se confond avec cette autre présence, elle aussi humaine mais acéphale, qui est la société. Pas de liberté, pas d’individu sans elle, elle leur donne le jour, et combien d’adultes tâtent encore le sein de leur mère, dont certains emmaillotés serrés dans des langes de général ou d’académicien ! Pourtant, il faut bien que le fils prodigue prenne à son tour la route, quitte à enrichir sa famille des trésors découverts dans son errance. L’aide, et par conséquent l’obstacle le plus profond, parce que spécifiquement humain à la liberté des hommes, c’est la société. À peine commençons-nous à distinguer l’un de l’autre. Pas de liberté, de libération authentique sans une prise de conscience de la détermination sociale ; le vieux « connais-toi toi-même », qui est la clef du libre-arbitre, doit être étendu à cet être géant en quoi se prolonge notre existence. Je dois parler de la société, parce que la liberté est pour moi, homme parmi les hommes, le sel de l’univers, et que la société est son ennemie intime. Ce qui mène à la seconde raison d’écrire un tel livre : jamais la puissance sociale n’a ainsi déterminé l’individu. Certes, ce ne sont plus les dieux ni les rites de la tribu qui nous tiennent captifs d’un instant éternel, c’est le torrent d’un empire mondial en marche ; et autant que dans ses murs, nous sommes ensevelis sous ses ruines. Ce n’est plus l’Everest qui nous bouche le ciel, mais les tours, et bien plus encore la nuée monstre qu’a vomie la Société. Désormais, c’est moins de la nature que d’elle : de l’économie, de la technique, de l’État, que l’homme doit émerger.
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L’individu, la société, tels sont les deux termes antithétiques bien que complémentaires qui ne cessent aujourd’hui de s’accuser. Plus un homme devient un individu, plus il découvre la société. Et plus celle-ci se perfectionne et s’appesantit, plus elle le confine dans son ghetto individuel. La nôtre, pour des raisons techniques plus que politiques, est menée à organiser en détail le travail puis les loisirs, elle ne laisse à la liberté de l’individu que les phantasmes de l’art et de la littérature ; et encore est-ce elle qui fixe la mode et détermine ce genre de produits. Autrefois, le rapport de la société et de l’individu était plus ambigu ; celui-ci, comme ce fut un instant le cas dans l’Allemagne d’Hitler et la Russie de Staline, identifiait sa liberté à l’autorité sociale. Par ailleurs, la société, moins puissante et systématique, abandonnait dans l’ombre de vastes zones à la spontanéité des individus et des groupes. Tandis que la nôtre nous accule de plus en plus à un choix inhumain entre la liberté de l’individu et la nécessité sociale. Avec la bombe atomique, l’heure du choix a sonné. Si, prenant ses distances, l’homme ne se distingue pas des forces sociales comme il l’a fait des forces naturelles pour les dominer, il sera détruit, l’espèce avec l’individu. Soit que l’avalanche sociale le précipite en quelque abîme, soit que la société arrive à l’éviter en étendant son contrôle à la totalité de la planète et de l’homme. Le chaos ou l’organisation totale, tel est le dilemme à quoi nous condamne le devenir social livré à lui-même. Seuls des individus sauveront la société d’elle-même ; car pour la transformer il faut la connaître, et pour la connaître il faut en sortir. Cet écrit vise à provoquer la rupture de l’individu et de la société ; mais pour la reconnaître, afin d’en créer une autre dont il soit le co-auteur.
Donc le premier pas est d’en devenir un, ce qui ne va pas de soi comme se le figurent les partisans et les adversaires de l’individualisme. Bien plus qu’au départ, l’individu est donné à l’arrivée, il se conquiert sur soi-même au prix d’une incessante ascèse intellectuelle et morale, de critique de soi et de volonté. L’homme est un être social, et il n’y a qu’un moyen d’être plus : le savoir. D’ordinaire, l’individu justifie son abandon à tous les vents de la tempête sociale au nom de sa liberté : le 3 août 1914, s’il est français, il choisit de s’engager obligatoirement dans l’armée française. Je lui propose le contraire : de fonder sa liberté sur le constat du fait social même. Bien entendu. à la condition que le jugement de fait n’implique pas le jugement de valeur.
Et cette société dont il devra se libérer par la critique, c’est la sienne : son pays, sa classe, son métier, sa génération, pas celle d’en face ou d’hier. Il se méfiera donc de tout ce qui justifie son milieu social professionnel ou national ; il sera en garde vis-à-vis de ses mythes ou stéréotypes. Au lieu de s’engourdir dans la tiédeur des communions, il lui faudra sortir dans le froid extérieur, au lieu de hurler avec les loups il lancera sa fausse note. Le critère minimum de l’individu, c’est l’individuel : l’individu différent qui n’est pas fou a quelque chance d’être libre.
La liberté de l’individu cela se gagne, cela s’exerce comme les muscles. Maintes pratiques peuvent l’aider à se dégager de la – de sa – société. Il s’efforcera de se mettre dans la peau de l’étranger ou de l’ennemi, de temps à autre, il jettera un coup d’œil sur la presse de l’autre bord. Il s’évadera de sa classe ou de son milieu professionnel ; s’il ne le peut dans son travail, il le fera dans le loisir. Enfin, il y a les vieilles techniques de retraite et de jeûne pour prendre ses distances et se purger d’une vie trop riche en relations sociales. J’arrête ici la liste des procédés, à chacun d’inventer le sien.
La société est acéphale, pas l’homme singulier ; l’individu est la porte étroite par laquelle doit passer aujourd’hui sa connaissance et sa transformation. Et comme il reflète les conditions sociales, il se connaît en la connaissant et se régénère en la régénérant. Une telle entreprise n’a rien à voir avec l’idéologie et surtout la sociologie. Au nom de l’objectivité, le sociologue évite de trancher, et parce qu’il ne tranche pas, il reste un fonctionnaire de la société existante. Objectiver la société, c’est en sortir, refuser ses vérités et ses tabous, c’est-à-dire la profaner. Cet acte de violence est trop grave pour se réduire à une affaire de compétence spécialisée et salariée. Abjurer sa religio engage l’homme entier et peut concerner n’importe qui, c’est la personne qui compte et non ses diplômes. La science n’est qu’une voie parmi d’autres : on ne connaît pas la société parce qu’on est sociologue, on devient sociologue parce qu’on a connu – éprouvé – la société. Au nom de la liberté dans l’égalité, je dois arracher ici la société au trust de la sociologie pour la rendre à tous ses membres.
Mais l’individu ne peut se dresser seul devant la société, le poids est trop lourd à soulever. Un tel effort suppose la communion des solitudes. Qu’avons-nous de plus profond en commun ? La liberté des individus, le reste appartient tout autant aux pierres et aux bêtes. Si je sais qu’ailleurs quelqu’un affronte son destin individuel en bataillant contre l’absurde et la mort, alors je ne suis plus seul. Aussi, rien de plus naturel pour un individu que de former société. Comment, si l’on est seul, se suffire à soi-même ? Comment ne pas en appeler à d’autres pour défendre ce bien commun : la liberté de chacun ? S’il y a un jour des individus qui ne soient pas des apparences, il y aura une société. Et si la liberté disparaît dans l’organisation totale, la cause profonde en sera l’incapacité des individus à reconnaître et à faire la société. Seule la raison peut répliquer à la raison, la morale à la morale, l’État à l’État et même l’Église à l’Église. Car s’il faut rompre pour s’unir, il faut s’unir pour rompre. La bataille de la liberté continue. La nature est vaincue, mais l’éternel adversaire a pris forme humaine : la nécessité est devenue sociale. Quel Dieu dira à l’homme qu’il est damné s’il n’est pas un individu ? Sous peine de se détruire avec son univers, il lui faut à tout prix s’éveiller du rêve collectif, rompre le cercle magique. Mais comment sortir des rangs de l’armée, quitter la nef en pleine messe ? Et ceci fait, où trouver la force de tresser le lien qu’une si grande force a brisé ? Dans un autre homme…
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C’est pourquoi je lui parle. Mais dès le premier mot je me heurte à la société, présente en son langage. Cet écrit, fondé sur le paradoxe de l’individu dans la société, l’est aussi sur le scandale de la parole personnelle : si je parle, c’est parce que, en un sens, je dois me taire. En effet, comment un individu peut-il dire la société ? Elle lui fournit les cartes, les règles et le permis du jeu. Bien plus que je parle, on parle, surtout sur un tel sujet. Comment un homme s’adressant à des hommes oserait-il monter en chaire pour parler de l’Église en dépit des docteurs, qui sont aujourd’hui ès sciences ? Autrefois, la religion l’eût condamné au silence parce qu’hérétique ; aujourd’hui, elle le fait taire parce que, entre autres raisons, il n’est pas sociologue, donc compétent et objectif ; il peut seulement vagir à propos de tout et de rien s’il est poète patenté. Oh ! ce n’est pas un interdit avoué, car notre société libérale et démocrate ne peut pas encore renier son principe officiel : la liberté pour tous, cet interdit est seulement suggéré. Simplement, il va tellement de soi qu’il n’est même pas utile d’en faire mention. Comment un homme tenterait-il d’embrasser un tel objet ? Non seulement le poids de la société n’a fait que croître, mais de plus elle devient mouvante. Tout examen de l’état social doit aujourd’hui non seulement soulever des montagnes, mais saisir un ouragan. Quelle pensée peut battre le vent – l’actualité – à la course, quand elle est lenteur, silence que rompt soudain l’éclair du jugement ? Peut-on parler de la société ? Ce n’est pas en son nom que les individus qui la composent vous l’interdiront dans une société libérale, mais au nom de leur liberté. Car, en la dévoilant, vous mettez le roi : l’électeur souverain, nu. Coup d’épée dans l’eau ou en pleine viande, la parole sur la société est difficilement entendue : qui n’est plus l’étranger devient l’ennemi.
Et pourtant il faut le dire, car le langage est précisément le terrain où un homme peut se prendre corps à corps avec cet autre soi-même. Toute parole est à la fois le fait d’une société et d’un individu, impersonnelle et personnelle. Les mots sont donnés, et pourtant ne prennent vie que si quelqu’un les dit. Ils ne parlent qu’en devenant cri, appel d’un homme à tous les autres. Le langage est au cœur du mystère de la liberté, car c’est le premier lieu où l’on passe de l’individu à la société. Et c’est là sa raison d’être ; si ces mots n’appartenaient qu’à ma société ou à moi dans les deux cas, tout étant dit d’avance ou indicible, on se tairait. Donc que les autorités m’excusent si, n’entendant pas qu’on me la donne, je prends, avec la liberté, la parole.
Celle qui mérite son nom n’est pas un vain bruit. Elle vient de loin, du fond de l’existence et du sens et y retourne par l’acte. Si tout ce qui est vécu, pensé, créé sur terre, ne peut l’être qu’à travers des individus, si les valeurs mêmes qu’engendre la société ne peuvent être transmises aux générations que si un homme les fait siennes, alors ce qui va être dit n’est que le prologue d’une vie et d’une action : d’une libération de l’individu, condition du salut de la société par son fond. Quel bronze sonnerait mieux que la parole qui a un sens ? C’est le chant d’un tel métal. Quel violon serait plus déchirant que celle où vibre une angoisse ? Quelle mélodie, quel temple serait ainsi bâti de pierres sonnantes ? C’est pourquoi le plan et le style de ce livre sont strictement fonction de son contenu.
Son plan n’a rien d’abstrait parce que dicté par l’expérience personnelle. Si je suis un individu, si comme mes contemporains je puis parler de la société, c’est parce que je suis passé de celle d’hier à celle de demain ; et sans doute, dans l’histoire de l’espèce humaine, il n’y a eu qu’un tel passage. Confronter, comparer, se souvenir et prévoir, sentir dans sa chair les liens qui se rompent et ceux qui se nouent, tel fut le destin de ma génération. L’ordre du livre est donc celui du temps : d’abord la société d’hier et de toujours, celle d’aujourd’hui, enfin celle de demain, qui n’aura pas de nom s’il ne se trouve des hommes pour lui en donner un. Aussi finirai-je en évoquant celle qu’ils pourraient édifier en sortant des rails de l’Histoire.
Ainsi, parce que vivante et personnelle, mon entreprise est rationnelle. C’est pourquoi, dans ce cadre général, je renonce à la démonstration et au discours suivi et choisis l’aphorisme. Toute pensée sur l’univers humain est forcément fragmentaire, contradictoire parce que vécue, elle a des trous que l’on comble tant bien que mal avec de la logique et des mots ; entre les pierres, l’air ne passe plus et le mur n’en est pas plus solide. Tandis que l’aphorisme permet de survoler l’ensemble en plongeant çà et là sur sa proie, au contraire de l’analyse scientifique dont l’explication sera d’autant plus exhaustive qu’elle s’en tiendra au plus petit fragment. N’étant pas philosophe, mais seulement témoin, je m’attacherai d’abord à ce qui fut éprouvé et révélé : au plus dru, au plus pur dégagé de sa gangue. Aussi tenterai-je de substituer la rigueur du style à celle de la logique. Ces aphorismes sont des pensées, spontanément surgies çà et là. J’ai essayé de conserver la vivacité de leur poussée, apparemment aux dépens de la cohérence du discours. Mais leur dispersion n’empêche pas que leur place et leur forme soient souterrainement déterminés par l’ensemble : si telle fleur s’épanouit ici dans la plaine, ce n’est pas par hasard. Ces textes sont faits pour être déchiffrés et lus un à un, le roman dont ils constituent des fragments étant trop vaste pour être raconté en son entier. Mais pour aider le lecteur à s’y retrouver, ils sont classés par rubriques. Pour le reste, ce sera à mon partenaire d’achever le travail. Je n’ai pas à lui fournir de système, mais hélas ! à le libérer du nôtre.