Version imprimable d’Une ascèse de la liberté
Jean Brun
Une ascèse de la liberté
À propos de Je fus
Réforme, 1980
Bernard Charbonneau n’appartient à aucune de ces sociétés d’admiration mutuelle sans la carte desquelles il est impossible de « réussir » dans le monde des lettres. Il ne fait pas partie du Club des Grands Inévitables dont les membres se livrent à des matraquages idéologiques intensifs pour nous inculquer ce qu’il faut penser afin que nous puissions être libres. Charbonneau n’est pas un adepte de l’existentialisme, du karaté, du structuralisme, de Mességué, de la phénoménologie, de l’herméneutique spectrale, de l’École de Francfort ni du matérialisme historique. Il ne cite ni Lacan, ni Althusser, ni Foucault, ni Roland Barthes, ni Derrida, ni aucun autre de ces Cagliostro de la philosophie tellement tenus en estime dans les théâtres de poche de l’actualité. Il emploie un langage compréhensible et écrit pour dire quelque chose, ce qui, en France, ne pardonne pas.
Le cri de gloire de la vérité
Tout cela permettra de comprendre que ses chances de succès auprès du « grand » public sont réduites à zéro et que l’obligation qui est la sienne de publier à compte d’auteur était inexorable, d’autant plus qu’il a l’audace d’affirmer : « Le marxisme est une idéologie, une construction du langage. » Dans beaucoup de paroisses on va hurler au sacrilège.
Pourtant, ou plutôt à cause de cela, Je fus est un livre dans la véritable acception du terme. Un livre qui, tout au long de ses pages, nous fait réfléchir, nous apporte quelque chose et nous délivre du brouillard des réductions éidétiques (1), des pauvretés de la structure et des diarrhées verbales de la dialectique.
Celui qui parle dans Je fus n’est pas Charbonneau mais l’homme lui-même, un homme qui s’exprime avec la simplicité bouleversante grâce à laquelle chacun de nous se reconnaît en se trouvant constamment confronté aux problèmes de la vie, de la souffrance, de l’amour et de la mort, c’est-à-dire au problème de la Liberté et du cri vivant lancé à Dieu. Ce livre est donc le roman d’un homme dont l’histoire est nourrie de tragique comme le vrai l’est de Vérité.
Au nom de la liberté, Charbonneau va jusqu’au bout de la critique de la liberté pour nous donner à comprendre qu’elle réside en ce centre que nous sommes quand nous ouvrons les yeux sur nous-mêmes, sur notre semblable et sur l’univers, et que nous disons : « Je suis. » Le cri de la liberté découvre l’universel dans l’unique lorsque je dis : « Tu es mon prochain » ; c’est pourquoi « il faut être un intellectuel pour voir dans son semblable un automate mû par des déterminismes ». Bref, tout simplement, tout crûment, tout profondément, Bernard Charbonneau nous montre que celui qui prétend nier la liberté de l’homme se meurt.
Au secours ! Cela est clair !
« Je suis » est le cri de gloire et de vérité par lequel je me réveille au cœur de l’univers océanique étant attention à l’autre, car le prochain est donné par la même force que celle qui me donne. La réalité n’a donc « rien à voir avec le panorama des systèmes et des cosmogonies ».
Comme il est libérateur de lire une phrase si simple qui nous délivre des montages conceptuels et des complexifications du néant à l’occasion desquelles les gonfleurs de vide de la théologie se livrent à des débauches de néologismes ! La réalité, poursuit Charbonneau, est donnée à l’individu qui ouvre les yeux sur ce qui l’entoure car « la conscience n’est qu’un regard de lumière ». Il est impossible de rendre compte de la poésie avec laquelle Bernard Charbonneau nous dit que l’existence humaine est une tragédie, que le temps nous est compté, qu’il l’est de plus en plus au fur et à mesure que nous vieillissons et qu’il est le heurt du devenir sur la conscience obstinée. La liberté c’est l’homme même et c’est l’aventure de chacun des hommes qui peuplent et qui ont peuplé la planète.
L’an I de la liberté
Une telle aventure débouche sur cette mort que l’homme fuit tout en ayant de plus en plus le goût du morbide. Chaque existence est une agonie, ce qui meurt c’est toujours un homme dont le prix est unique. Accepter sa mort, tel est le destin de l’homme que lui-même choisit : « Là où le fils de Dieu est passé, chaque homme doit passer ; parce qu’il est né, mais aussi parce qu’il doit renaître. Celui qui vit, meurt ; mais le sépulcre est le lieu de la résurrection. » Ainsi, être libre c’est supporter, et non fuir, cette tension entre l’expérience centrale de la liberté et l’épreuve qu’il est difficile de la vivre ; comme le dit Bernard Charbonneau : « Toute vie d’homme est une flèche lancée contre le ciel. Quelqu’un la décoche et elle part, d’abord tout droit tant sa force est grande à l’origine. Puis elle fléchit et tombe plus ou moins loin du but ; et ici il est à l’infini. »
Or, l’homme pense qu’il va vaincre le mal ; ce faisant, il risque de le porter au plus haut point. De cela nous pouvons nous apercevoir chaque jour en lisant les journaux et Bernard Charbonneau nous le rappelle en analysant les relations de la liberté à l’argent, au milieu social et à l’histoire.
L’homme a besoin d’être justifié, sinon il reste un être injustifiable qui se pose des questions sans réponse, mais le drame – ou la comédie – réside dans ces justifications excitantes par lesquelles l’homme se justifie. Tout l’effort intellectuel de l’Occident se présente, en effet, comme un énorme appareil de justification sécrété par une société qui, après avoir annoncé qu’elle avait tué Dieu, a fini par se substituer à lui. Or, « la justification n’est pas un état, mais un don fait à qui se donne dans le silence de la nuit ». L’autojustification détruit la liberté bien que nous pensions le contraire. La liberté date vraiment de l’an I de Jésus-Christ et la puissance divine peut faire de la vingt-cinquième heure la première d’un autre jour. Sujets de l’ère totalitaire, nous découvrons combien la liberté est menacée, par là notre vie retrouve alors un sens : nous ériger en défenseurs de la liberté ; ainsi, « au fond du maelström nous touchons au granit ». Si chacun va jusqu’au bout de sa liberté, il ne se trouve plus seul.
Voilà donc un véritable livre. Mais que l’on se rassure, les affreux Jojo des mass media n’en parleront pas. Ni Les Nouvelles littéraires, ni Le Nouvel Observateur, ni Le Magazine littéraire n’en feront mention. Ajoutons que ni Gallimard ni Robert Laffont n’ont pu accepter de courir le risque de publier un bon livre. Dans la course au Goncourt hippique, Charbonneau n’a même pas pris le départ ; le Renaudot, le jury du Fémina, celui du Club des Choses et des Machins, l’ont ignoré comme il se doit. Précisons que vous ne trouverez pas ce volume « chez votre libraire habituel » qui s’est depuis longtemps recyclé dans le porno révolutionnaire, dans les romans policiers, dans les lacaneries en tout genre ou dans les textes de haute culture du style : Comment vivre avec un moustique combinard.
Il ne vous reste donc qu’une seule solution : commander l’ouvrage chez l’auteur qui l’a édité à ses frais :
Bernard Charbonneau Luxe 64120 Saint-Palais. Broché : 80 francs. Relié : 100 francs. Plus frais d’envoi : 6 francs.
Et maintenant nous vous souhaitons une bonne lecture et nous remercions Bernard Charbonneau d’être autre chose qu’un matuvu de l’actualité ou un Diafoirus du bavardage.
(L’auteur de cet article a écrit celui-ci par amitié admirative pour Charbonneau et à la demande de Réforme mais il tient à préciser qu’il n’est pas un lecteur de ce journal.)
Note de la rédaction de Réforme
1. La « réduction eidétique » (Husserl, Sartre, Merleau-Ponty) est substitution de la considération des essences à l’expérience concrète (Dictionnaire Hachette).