Avant-propos de « Je fus, essai sur la liberté »

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Bernard Charbonneau

Avant-propos de
Je fus, essai sur la liberté

(1980)

(L’essentiel de Je fus a été rédigé vers 1950. Après l’avoir présenté en vain à nombre d’éditeurs, Bernard Charbonneau l’a fait imprimer à compte d’auteur en 1980. Il fut enfin édité à Bordeaux par Opales, en 2000, avant d’être réédité par R&N au printemps 2021.)

Au lecteur

Dans ce livre je parlerai de la liberté… Mais voici que déjà se mettent au travail les puissances qui tendent à la détruire  ; car elles jouent dans l’esprit de chaque homme, Il fallait bien commencer par ce mot, et voici qu’il glace, et que mon lecteur est tenté de s’en tenir là. J’ai été comme lui quand il s’est agi de l’écrire, mais j’ai passé outre. Nous ne vivons plus au siècle où l’étendard de la liberté claquait au vent des barricades, son buste en plâtre s’empoussière dans le coin d’un bureau. Nous ne sommes plus en 1789, mais à l’aube de l’an 2000. La Liberté a triomphé, du moins le XIXe  siècle l’a cru, et elle en est morte. Et au XXe des fossoyeurs sont venus, de droite et de gauche, pour balayer ses ossements. Nous parlons encore de liberté – il faut bien remplir le silence – mais la liberté n’est qu’un mot : un vague son, un appel d’angélus, qui se perd dans le grondement des canons ou le ronflement des voitures. Un signe, bientôt effacé, s’inscrit encore sur un linteau brisé d’un temple dont les ruines émergent à peine de l’humus et de l’oubli. Maintenant nul n’en connaît le sens ; et pourtant ce signe qui fut adressé à d’autres retient encore notre attention, comme si son hiéroglyphe scellait la tombe d’un esprit.

Liberté… Mais seul le silence répond : la grisaille de l’ennui, le vide de l’abstraction ; ou le bruit, plus vide encore, des discours officiels, là où l’on finit de l’enterrer sous les fleurs. La liberté n’existe pas, toutes sortes de voix nous le disent – même la nôtre. L’éternelle voix de l’Autorité, qui retentit encore dans la nef des dernières églises ; et celle, nouvelle, d’une Science qui ne connaît que les mécanismes invisibles de l’Univers. La liberté n’existe pas ; c’est le Pouvoir qui le proclame. Le souverain qui domine les peuples du haut du trône ; et l’État moderne qui fait l’Histoire parce qu’il agit dans le réel. La liberté n’existe pas : tout nous le dit, mais surtout notre propre faiblesse.

*

Et pourtant je me suis pris au mot. Je l’interrogerai  ; je briserai le sceau pour délivrer l’esprit qu’il emprisonne. Sous la poussière je retrouverai le sens, et le sang ; je décaperai l’or du métal. Les mots ne sont pas vains, leur parole nous concerne  : celle-là plus que toute autre. Libertas… Pourquoi ce signe serait-il fait à l’homme du plus profond des temps s’il ne voulait rien dire  ? Mais ce n’est pas au docteur de la loi qu’il faut demander la réponse, c’est au plus commun des mortels : à l’écolier, au soldat, au bagnard dont l’issue est une grille. Pour connaître la liberté il faut l’avoir perdue. Alors elle n’est plus une abstraction superflue, privilège dérisoire d’un petit nombre, mais l’être même de chaque homme. Freiheit… de l’indo-européen prei ; aimer, se réjouir. Ce mot, soi-disant bourgeois, nos ancêtres le balbutiaient déjà dans les glaces de la steppe. Eleutheria… de leudh : s’élever. Tout homme qui s’éveille se dresse et pense : « je suis… libre. » Ce sont ces chaînes mêmes qui me broient les poignets qui me l’enseignent, et c’est ma liberté qui me les a fait découvrir. Je n’ai qu’un vœu, m’en affranchir ; et même si l’univers entier me démontre que c’est un délire, je n’ai pas d’autre désir.

La liberté, c’est l’esprit même d’un homme s’animant dans son corps. S’il dit « je suis » en toute conscience, si l’éclair de ces mots l’a foudroyé au cœur même de sa chair et de l’instant, alors il aura défini la liberté. Elle n’est pas un terme philosophique, mais rien moins que le premier pronom personnel associé au verbe fondamental, et le premier des nombres : un… homme. Un ; rien de plus, mais ici pourtant finit le néant.

*

La liberté, c’est un homme conscient de l’être, auteur tant soit peu de sa pensée et de ses actes. Un individu singulier, que ne désigne pas un numéro matricule, mais un nom, qui s’inscrira à la première seconde de sa vie, comme il la scellera à tout jamais dans sa tombe. Toute société qui n’est pas un simple bloc de matière est faite de ces pierres vives : si elle n’existe pas dans l’univers, nous la créerons, ou nous en mourrons.

Liberté… Désormais le mot n’est plus ; dans la nuit des temps un signe brille en lettres de feu, qui révélé un sens, une surréalité inépuisable. Si ta liberté n’est tout d’abord pour nous qu’un mot, ce n’est pas faute d’exister, mais parce qu’elle est trop énorme : comme la terre, nous ne la voyons pas parce qu’elle est l’astre même où nous vivons, dont l’air subtil emplit nos poumons.

Si la liberté c’est un homme, unique et par là même universel, source de sa pensée, et par conséquent de ses actes, elle n’est plus un luxe, une superstructure, mais le roc sur quoi tout ce qui est humain s’édifie : du plus quotidien des rapports jusqu’aux mythes qui font l’histoire.

J’ai ouvert la bouche, j’ai tracé ces mots… et voici qu’à mon insu j’ai supposé la liberté. À l’instant même où je t’écris, l’aurais-je fait, lecteur, si je n’avais pas eu l’espoir d’atteindre une personne ? Et me lirais-tu si à travers ce livre quelqu’un ne s’adressait à toi ? Dès l’instant où nous nions cette liberté qui s’incarne dans un homme, un éclair glacé fait de l’être vivant une statue de pierre. Et si cette négation embrasse l’univers, autour de nous tout devient pierre. Alors la mort règne, et le lien est rompu ; et bientôt son froid pénètre en notre cœur lui-même. Ce n’est pas la liberté qui est impensable, mais un univers dont elle serait exclue.

Structure pour l’individu, elle l’est pour la société. Qu’est-ce que Dieu ? L’Absolu, la Perfection ? Comment un homme, fini et imparfait, pourrait-il les connaître ? Au moins dans cet extrême Occident, nous ne savons qu’une chose : c’est que Dieu est quelqu’un ; et que, victime ou juge, en personne il jugera des personnes. Il n’est pas Liberté pure, mais cette liberté vivante et mortelle qui périt et triompha un jour : un vendredi de l’an 33, quelque part au nord-est du Cédron. Structure de notre religion, cette liberté l’est de notre justice. Car il n’est pas de Droit sans responsabilité – par conséquent personnelle – ni de tribunal sans juge ; le temps n’est pas encore venu où des machines diagnostiqueront seulement des maladies. Même pour Machiavel et ses épigones, la liberté est la structure de l’État. Au plus froid de tous les monstres froids il faut cet animal à sang chaud : un Prince, un Père de ces fils dont le total fait le Peuple.

À quoi bon insister ? La liberté est cet infini même qu’éclaire le soleil d’une conscience d’homme : elle est l’humain. L’humain n’est qu’un mot, un pieux bavardage, s’il ne se dressait devant nous, rieur ou désespéré, dans le regard d’un homme ou d’une femme. Un individu, dit-on aujourd’hui avec quelque mépris, mais il n’y a jamais eu d’autre lieu pour la personne. En paroles nous pouvons nier cette liberté qui se manifeste en elle, nous ne pouvons la chasser de notre esprit. Plutôt que de ne pas croire à la liberté, on pourrait nous reprocher de trop y croire ; quand nos paroles la nient, nos silences la supposent.

*

La liberté… Rien de plus simple, ni de plus nécessaire. « Je suis… » Et pourtant ces deux mots plus que jamais résonnent comme un défi : qui peut oser ainsi le dire ? Ce simple Je est dérobé au feu du ciel. Si je l’ai dit à moi-même, tous les pouvoirs et les autorités – et surtout ce tribunal suprême qui siège en ma conscience – me crieront que je ne suis pas… libre. Dieu et la Science m’enseignent que je ne suis rien, et que je suis dupe ; et mon angoisse me suggère que je suis coupable d’un infini d’erreurs. Je suis… Cette vie, à qui ton égoïsme l’a-t-il prise ? Je pense… Cette pensée, à qui ton orgueil l’a-t-il refusée ? Tu prétends juger – à quel titre ? Et d’ailleurs nul n’exécutera ta dérisoire sentence. Tu prétends agir… où est ton armée ? Tu as dit je… tu es seul.

La personne qui s’éveille à la liberté se découvre au cœur du présent, mais ce présent, nul ne peut le saisir. Tout homme conscient vit sur le tranchant d’une épée, qui est celle du temps ; et s’il aime, le fil de cette épée appuie sur son cœur. Toute liberté aspire à l’éternité, et elle apprend ainsi qu’elle n’est qu’un phantasme, bientôt englouti dans le néant. Être libre : être un homme, est une angoisse ; et cette angoisse n’a qu’une issue : le conflit, avec la nature, la société et soi-même. Il est déjà dur de se découvrir libre, le pire est qu’il faille le devenir. La liberté n’est pas donnée elle est à prendre, soit qu’on la pense, soit qu’on la vive. Être libre c’est s’affranchir : toute liberté est libération. L’homme libre apprend vite qu’il doit la conquérir sur les penchants de la nature et les préjugés du monde. Assiégé de toutes parts, il lui faut de plus se battre dans la place, car la nature et le monde sont d’abord en lui. Seul, comme il le sera dans l’agonie, il affronte les dieux, les choses et les hommes, le cœur à vif et à mains nues.

Toute liberté doit fonder le vrai, et vaincre le réel ; alors qu’elle ne sait qu’une chose, c’est que la pensée d’un individu oscille au gré des vents, que la nécessité ou le hasard commandent ses actes, et qu’il lui faut marcher seul contre des légions. Toute liberté prétend transformer l’univers, alors qu’elle se sait promise à l’échec et à la mort. Je suis… Allons donc ! Dans le marbre de l’éternel, je ne graverai jamais que ces deux mots : je fus. Mais dans mille ans ils témoigneront encore de ma défaite et de ma victoire.

*

Quand un homme éprouve sa liberté, il découvre qu’elle est parfaitement nécessaire, et parfaitement impossible. Et plus il approfondit cette expérience et pousse sa réflexion, plus les deux termes de cette contradiction s’éloignent l’un de l’autre comme se fuient les étoiles. La liberté n’est pas une idée, elle est un vertige, ou une ascension, qu’une personne doit affronter. Accepter la liberté ? – Mais c’est découvrir la mort, se heurter à la nécessité… ceci nous dépasse. Y renoncer ? – Mais c’est accepter leur règne… c’est impensable. Que faire ? – Identifier les contraires, en imaginant une liberté qui serait inscrite à tout jamais dans les mécanismes du langage, de la nature et de la société. Autrefois, les hommes exorcisaient l’angoisse de la solitude de leur espèce dans l’univers en le peuplant de forces naturelles personnifiées, aujourd’hui ils font de l’Évolution le devenir de l’esprit humain. Et ils dupent leur angoisse d’être seuls dans la société en la peuplant de personnages plus ou moins historiques. Ne nous inquiétons pas. Tous, et chacun, nous avons reçu ce compte en banque ; à tout jamais la liberté nous est donnée, par Dieu ou le Cosmos. La Liberté c’est la Nécessité. La Liberté c’est l’État. Nous pouvons dormir tranquilles, nous avons des casernes et des prisons pour la défendre.

Mais quand la liberté est donnée, elle n’est plus à prendre. Nous n’avons plus rien à craindre, et par conséquent rien à faire. Elle se perd quand elle se dilue ainsi dans les choses, au lieu de se concentrer dans le seul foyer où elle puisse s’enflammer : la conscience et la volonté d’un homme. Il faut une liberté mensongère pour anéantir la liberté vivante. C’est alors que la mort et le mal triomphent ; quand dans une pensée la paix du tombeau succède au frisson de l’angoisse, quand dans une vie la conformité – l’adaptation dit-on – succède au conflit. Si une voix des profondeurs appelle chaque homme à sa liberté, mille autres l’incitent à y renoncer ; et ce sera toujours en son nom. Mais en leur cédant nous aurons commis le plus grand crime, prononcé le seul nom qui soit décisif. Nous l’aurons commis vis-à-vis de nous-mêmes, et vis-à-vis de nos proches et de nos semblables. Des voix papelardes qui sentent la sacristie nous suggèrent de renoncer à notre liberté au nom de l’Amour. – Qui aimerait s’il n’y avait une personne aimant une personne ? Et ce crime de lèse-liberté, nous l’aurons même commis vis-à-vis de l’univers. D’autres voix plus impérieuses nous ordonnent de sacrifier notre liberté à l’Action – mais que vaut l’action sans pensée ? Elle n’est que fureur et chaos sanglant. Entre le ciel et la terre, entre l’idéal et le réel, il faut un médiateur, et il n’y en a pas d’autres qu’un homme ; pour s’incarner, l’esprit n’a jamais usé d’autres biais. Chaque fois qu’une personne se manifeste, dans la famille ou la cité, le désordre cesse et la paix commence. Seule la liberté est créatrice, c’est son étincelle qui a fait exploser l’atome ; et désormais, seule elle peut empêcher qu’il nous pulvérise.

*

Quand la liberté cesse d’être un mot, elle devient un monde, et sa richesse se révèle aussi inépuisable qu’insondable abîme, et le ciel, qu’elle dévoile à notre faiblesse. Je dois donc m’en tenir là, en espérant que ce bref résumé incitera quand même mon lecteur à commencer ce livre. Qu’il supporte pour une fois qu’un auteur cherche à lui parler de sa vie au lieu de l’en divertir. J’ai voulu l’aider en m’aidant moi-même ; peut-être qu’en associant ainsi nos deux faiblesses nous pourrons avancer. J’essaye de partager avec lui le faix de la liberté, en lui disant que son angoisse, sa solitude et ses souffrances ont un sens ; qu’être seul n’est pas un péché ou un vice mais un devoir, car il n’y a pas de plus beau don que soi-même. Et peut-être qu’à son tour il me soutiendra en se chargeant lui aussi de cet écrasant fardeau dont un Dieu terrible accable l’homme. Si je l’ai aidé à supporter sa liberté, il m’aura ainsi aidé à supporter la mienne. Un pour tous… si ce défi est obstinément jeté à la face du silence, peut-être qu’un jour l’écho et l’univers répondront : tous pour un…

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