« Le sens »

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Bernard Charbonneau

Le sens

(Foi et vie, janvier 1986)

Avec l’âge, progressivement dépouillé de toute apparence, rendu aveugle et sourd aux agitations bruyantes de l’entourage, on se voit réduit à l’essentiel, qui vous ferme la bouche alors qu’il faudrait l’ouvrir. Essayons quand même.

1. Ce que révèle un présent tourné vers le passé

Dans des pages oubliées j’ai déjà essayé de dire quel est le sens du lointain passé dont l’individu que je suis est le présent. Résumons-le – ce qui est ridicule quand il s’agit d’une immensité s’étendant de l’origine à la fin ; fin qu’il faut entendre aux deux sens du terme, celui d’une signification spirituelle ou d’un anéantissement. Aux portes de l’an deux mil nous voici pris entre les deux.

Faute de mieux, parlons d’évolution. À l’origine était l’impensable : le néant ou chaos dont une action créatrice fit surgir l’élément universel : la matière inanimée. Puis, là aussi fruit d’un hasard ou d’un développement nécessaire, apparut la vie ; sur une seule et minuscule poussière planétaire perdue dans l’infini. Du moins autant qu’on sache jusqu’ici. Depuis sur terre cette vie n’a cessé de croître, de plus en plus complexe et riche ; du végétal à l’animal, et de l’animal à l’animé par excellence : l’homme X. Et un beau jour, qui s’éclaire et s’éteint avec chacun des membres de notre espèce, la vie prit conscience d’exister. Car cette connaissance en quoi se résume toute autre n’est vivante et saignante que dans chaque homme, livrée en lui au temps qui la mène vers la mort, parce que l’esprit n’est que le plus vif d’un corps matériel, donc périssable. Cette mort, nul ne connaît la sienne, seulement celle de son prochain. Malheur à qui l’aime !

La vie… désormais un vivant la nomme et sait clairement qu’il y tient, au point de l’ôter, directement ou indirectement, à son semblable pour conserver la sienne. Ce plus précieux des biens : ma vie, et plus précieuse encore celle de mon ami (y ajouter un l’enrichit d’une différence essentielle). Qui cependant nous condamne à décrépir et à vieillir, même à donner la mort pour vivre en nous groupant en société pour faire la guerre à la nature et à notre pire ennemi : l’homme. Ainsi rendue consciente en chacun de nous de son amour d’elle-même et de son horreur de la mort, la vie se voit vouée à une absurdité meurtrière : au néant dont elle est la négation.

2. Vie consciente et au-delà spirituel

Désormais en chaque homme la vie sait que vivre c’est marcher à la mort et, pour soi et surtout organisé en société – cette firme et cette armée –, accepter de la donner. Alors que faire, ainsi contraint à la mort et voulant vivre ? – Le crier au ciel, en appelant désespérément à quelque au-delà. Jusqu’à l’ultime seconde, promise au néant dont elle fut un instant tirée, la vie devenue consciente en un homme contre toute raison le refuse. Elle s’obstinera à élever sa pensée vers un ciel vide, ou bien se retirant du jour, elle pénétrera au plus noir de la terre – de la mort même – pour y chercher un au-delà qu’elle ne trouve pas sous le soleil. Cet élan, ou ce retrait, est le fait d’un homme seul, sorcier ou inspiré.

Alors, dépassant la vie comme elle avait elle-même dépassé l’inerte matière, un pas de plus est accompli : celui de l’esprit, fruit d’un corps charnel et périssable dont il se libère. D’un corps devenu sa propre pensée, celle du temps et de la fin où il mène. Les plantes semble-t-il l’ignorent, les bêtes n’en ont que la souffrance et le pressentiment quand elle menace. Pourquoi ce superflu de vie fut-il infligé, pire qu’à l’Homme, à chaque homme ? Car cette étrange espèce ne vit, ne jouit et ne pense, ne souffre et ne meurt vraiment qu’en chacun de ses membres. Pourquoi cette connaissance ardente d’une nécessité qui tend sans cesse à nous réduire à la matière ? Pourquoi est-elle indissociable de son refus, du désir irrépressible d’une victoire sur le poids des choses et de la mort, du rêve d’un autre univers où l’obligation de la subir et de la donner ne serait plus la loi mais où régnerait celle d’un amour éternel de toute chose et tout homme ? Maintes réponses furent imaginées, qui toutes jusqu’ici ont eu en général pour effet d’abolir la question.

Cet homme nouveau, qualifié d’Homo sapiens alors qu’il n’en est sans doute que l’embryon, se caractérise par l’éveil du pressentiment religieux. Par l’invincible croyance en un au-delà spirituel, un autre monde, invisible et à venir où triompheraient non pas une mais toutes les exigences de l’esprit : d’amour, de paix, de justice donc de raison, de liberté ; car si l’une manque la pensée est amputée. Désormais chaque homme se voit pris entre le dur constat de son état : du mal et des maux, et de son invincible refus, plus ou moins déchiré, angoissé par le sentiment de sa contradiction existentielle. Quoi qu’il fasse pour l’abolir, tôt ou tard elle est là. Entre les deux à tâtons il est obligé de se mouvoir et d’affirmer sa liberté : autant s’en honorer puisqu’on y est contraint.

Ainsi c’est la conscience d’être un individu voué au devenir vers la mort qui caractérise l’Homo sapiens : tel est le noir terreau dont se nourrit l’expérience spirituelle. Jusqu’à lui la vie n’était que physique, tout au plus instinctive, parfaitement englobée dans l’universelle nécessité qui use rocs et montagnes. Tandis que, rendue consciente en chaque homme, elle ne peut s’empêcher de se rebeller contre la victoire du néant et de lutter contre elle. Lutter contre la mort, cela se dit aussi refuser le mal, l’absurdité. Tout pas en avant spirituel et matériel fait par notre espèce est le fruit de cette révolte de la conscience individuelle devant le sort imposé par la nature ou les dieux ; entre autres le recul de la souffrance et de la mort grâce au développement de la médecine. Rébellion, donc à la fois constat et refus du mal, oui et non dits en même temps à la réalité. Qui supporte ainsi d’affronter le mal suprême est armé pour combattre tout autre. En s’acceptant mortel il se découvre frère de chaque homme parce que livré au même ennemi ; et tirant ses armes d’une nécessité devenue sa connaissance, dépassée par l’imagination, il remportera maintes victoires, forcément temporaires comme la vie et l’individu eux-mêmes. Qu’importe si d’autres font la chaîne en prenant la relève ! Accepter d’être un mortel refusant de l’être, autrement dit un homme libre, c’est choisir – car elle n’est pas imposée – l’épreuve initiatique qui ouvre la porte d’un au-delà. Et refuser le passage angoissant qui mène à une vie redoublée, pour un homme est se re-nier. En quelque sorte se détruire par peur de l’être.

L’esprit a une histoire. Sans arrêt réprimée parce qu’exaltée se développe une spiritualité de plus en plus consciente d’elle-même. Au départ elle se confond plus ou moins avec l’ordre désordonné de la nature et surtout de la société. Cette rupture spirituelle, la religion ne la rend tout d’abord possible qu’en la rendant supportable. L’au-delà qu’elle évoque se distingue mal de l’ici-bas terrestre. Elle matérialise l’esprit par des pratiques magiques ; des rites sacrés ; des sacrifices définis et imposés par une autorité instituée, qui frappent la sensibilité et l’inconscient collectifs. Plus tard, elle joue de la magie d’un langage figé en raisons théologiques puis idéologiques. L’Église pétrifie l’esprit dans la puissance et la gloire d’un ordre théocratique, matériel, moral, finalement politique. Car l’impératif immatériel inscrit dans tout esprit humain dépasse un homme pétri de matière, dont la liberté défie l’instinct grégaire. Ce ciel qu’il appelle de tous ses vœux, il faut qu’il le fasse descendre sur la terre, qu’il emprisonne sous une coupole. Entre l’un et l’autre il lui faut un médiateur. Le plus sûr est une société identifiée à l’au-delà spirituel dont, à vue humaine, l’ordre semble vaincre la nature et le temps. Bien que tôt ou tard vienne pour chacun l’heure où il doit affronter l’absurdité et la vivre jusque dans son propre anéantissement. Toute spiritualité se fige en religion mais jusqu’ici elle peut à chaque instant renaître dans la conscience de chaque mortel vivant.

3. Dialectique de la religion instituée et de la vie religieuse

Ambiguïté du fait religieux. Constat répulsif de la réalité la plus pesante, désir d’un au-delà répondant à l’interrogation angoissée de l’esprit personnel. Mais la force religieuse qui suscite l’interrogation de la liberté est aussi la réponse qui l’apaise – le plus vite, au meilleur marché possible. Source de liberté, la vérité religieuse en est aussi la fin ; du moins dans la plupart des cas, la mort – autrement dit la vie – que chaque individu est contraint de reprendre à son compte était plus forte que tout. Avec chaque homme l’Homo sapiens et religieux recommence, presque toujours pour mourir d’être né. Mais chez quelques-uns se réveille un esprit qui ne se satisfait pas d’un ersatz social de réponse, qui la veut vraie, insondablement vraie. Et pour l’atteindre sans cesse quelque homme nouveau, hérétique ou prophète s’acharne à détruire la fausse. S’obstinant à pénétrer plus profond non plus cette fois dans l’obscurité des cavernes mais dans la lumière du ciel, jusqu’à la source de la vérité. Toute orthodoxie est grosse d’hérésies qu’inspire la quête de l’orthodoxie vivante et suprême. À chaque instant la religion se fige en un langage et des institutions que l’esprit soufflant où il veut vient dénoncer. Et cette dénonciation divine ou démoniaque est toujours l’acte d’un seul retiré au désert.

De cette longue marche spirituelle on peut suivre la trace, çà et là surgie dans l’histoire. À peine dégagée de la matière et de la nature dans le paganisme primitif. Puis réincarnée dans les mystères et les religions du Salut, sans cesse spiritualisée puis rematérialisée et socialisée, l’inquiétude et la révélation religieuse s’épanouissent dans la foi judéo-chrétienne, bientôt refroidie en divers christianismes. S’il se peut que d’autres cultures pressentent un appel semblable dans certaines sectes mystiques islamiques, bouddhistes ou hindouistes, tout porte un Européen à trouver la source de ses vérités dans la Bible et l’Évangile. Il peut perdre la foi, ne plus croire en la divinité du Christ, les eaux souterraines n’en couleront pas moins sous les sables du désert. Où trouver ailleurs appel et réponse aussi clairs à sa liberté personnelle ? Ce n’est plus quelque entité qu’il prie mais une personne divine. Un Dieu-homme, le seul qui fut explicitement livré à l’abandon, à l’agonie et à la mort. Comme chacun de nous, un esprit incarné dans un corps individuel naissant et périssant à son heure. Un Dieu qui a vaincu la mort sur son propre terrain : la chair, qui ne nous promet pas la seule résurrection des âmes, mais des corps. Parce que transcendant, un Dieu réincarné. Dans d’autres religions on peut trouver le même appel à la paix, la justice et la charité, il n’en est pas d’aussi fort à la liberté, celle qui se manifeste dans l’existence d’une personne singulière, réelle parce que pétrie de chair, donc finie et mortelle mais animée par le rêve d’un au-delà de la nécessité de la mort et du mal.

Cette valorisation de chaque personne vivante, seule capable de penser et d’accomplir l’autre loi qui est d’amour, n’est pas ouvertement formulée dans l’Écriture et à plus forte raison dans les autres livres sacrés, parce que, divine et humaine, la liberté incarnée dans une personne est l’évidence océanique, la condition sans laquelle tout ce qui est dit par ailleurs perdrait son contenu. Peut-être faut-il la taire tellement elle est essentielle. Nulle part ne nous est dit que renoncer à cette liberté-là est le plus grand des péchés, sauf peut-être dans le mystérieux rappel de la faute irrémissible dans Matthieu. Sans doute parce que cette faute une fois commise, toutes les autres suivent. Qui se ment sur sa condition d’homme et démissionne de sa liberté est prêt à n’importe quel mensonge ou crime. Si le Dieu des chrétiens n’était pas une personne individuelle, s’il ne nous demandait pas d’en être une, un homme n’aurait rien à lui dire. Et à son heure dans le noir d’une chambre de malade ou au fond d’un trou d’obus il ne l’aurait pas prié. Aujourd’hui Dieu se meurt, mais combien de mortels ressuscitent encore d’une prière ?

4. Fait social, la religion s’enracine dans la vie individuelle et personnelle

La religion répond plus ou moins clairement à chaque vie consciente qui reconnaît et refuse sa mort. C’est la reconnaissance d’une vie : d’une âme individuelle parce que personnelle, d’une liberté responsable de ses pensées et de ses actes devant la vérité divine qui caractérise le fait religieux, même assorti de doctrines panthéistes qui réengloutissent finalement l’individu dans le Tout. Que ce soit dans le Livre des morts de l’ancienne Égypte ou dans la Bible, c’est l’existence d’un individu que pèseront finalement les balances divines. Quels que soient les avatars des réincarnations qui mènent au nirvana, elles sanctionneront les mérites ou les fautes de quelqu’un. Même les communions sacrées ne sont communions que si elles réunissent des personnes, serait-ce pour se dépasser ou, diront d’autres, se nier. Sinon elles ne seront que des fusions sociologiques aux fruits souvent empoisonnés.

C’est seulement en un esprit personnel que jaillit la lumière qui dissipe le chaos comme dans la Genèse : la pensée, le Verbe créateur de l’acte. L’acte plutôt que l’action, surtout celle qu’on valorise aujourd’hui. L’acte, fruit bon ou mauvais, spontané et immédiat d’un individu ; tandis qu’on le dira moins de celui d’une bête, et encore moins de l’effet d’un déluge ou d’un séisme. L’action, plus lointaine, n’est dans la plupart des cas que le prolongement collectif et organisé de la décision personnelle, quand elle n’est pas le simple produit de la nécessité naturelle. La société actuelle valorise l’action, qu’elle réduit à l’économie et à la politique. Elle l’oppose volontiers à la pensée : ce vain luxe quand elle n’est pas calcul scientifique, technique ou stratégique. Au contraire, la religion, sans le proclamer met d’abord l’accent sur la pensée et l’acte du sujet, parce que c’est à sa question qu’elle doit répondre. Bien que socialisée en Église elle s’intéresse à tout ce qui est proche de l’individu et le concerne. Le christianisme pousse cet intérêt à la limite en identifiant l’amour des hommes à celui du prochain. Le plus proche est l’individu lui-même, aussi lui est-il commandé d’aimer son prochain comme lui-même. Le prochain c’est l’homme qu’un homme rencontre et non quelque peuple ou partie des Antipodes. Et celui qui se déteste ne détestera pas seulement son prochain, il haïra l’univers comme lui-même.

La religion est donc tournée vers la vie privée plutôt que la vie publique, elle se préoccupe moins de l’Histoire que du plus humble des jours où se débat tout homme : « qui n’est pas fidèle dans les petites choses ne le sera pas dans les grandes ». C’est sur ce médiocre « terreno de verdad » que se joue le plus grand des drames dont n’importe qui est le premier acteur. La responsabilité d’un homme ne sera pas jugée sur son action dans une grande occasion, mais sur sa vie, qui est celle de tous les jours. Ce jugement portant jusqu’à la racine : la pensée, il ne peut être question comme dans nos sociétés actuelles de responsabilité collective ; le qualificatif annule le substantif.

Aujourd’hui dans nos sociétés, en principe libérales et démocratiques, la vie publique : politique, économique ou culturelle, a le pas sur la vie qualifiée de privée, qui a mauvaise presse – sauf celle des acteurs qui est publique. Elle est synonyme de refus du monde extérieur, d’égoïsme. Quand il est question de responsabilités exercées par des « responsables », il s’agit de dirigeants politiques ou syndicaux, de chefs d’entreprise chargés d’agir pour le compte des masses. Pour le grand nombre, reste seulement le petit enclos, de plus en plus réduit par la marée de l’organisation générale, où l’ignorance du vulgum pecus peut s’activer sans dégâts. Au contraire dans les sociétés autoritaires et inégalitaires du passé, les dieux reconnaissaient à tout homme, avec sa responsabilité, sa dignité. Sous l’Ancien Régime, comme le monarque le plus humble de ses sujets était le héros du combat du Ciel et de l’Enfer. On comprend l’acharnement des politiciens et mauvais bergers de tout poil à dénoncer ce qui porte leurs moutons à s’intéresser à eux-mêmes et à leurs proches. Et l’on s’étonne de l’irréalisme de certains chrétiens politisés qui poussent leur Église à s’engager dans les avatars techniques et politiques de leur temps. Ils se croient révolutionnaires, alors qu’ils ne font que retomber dans la vieille faiblesse d’un christianisme incapable de s’imaginer en dehors du pouvoir ; seulement au lieu d’y être ils courent après, et probablement ne le retrouveront jamais. Au lieu de s’épuiser à la poursuite de l’évolution technique et politique, les Églises feraient mieux de s’intéresser à l’immense domaine qu’une société obsédée de pouvoir et d’organisation matérielle laisse en friche : l’interrogation religieuse des individus, les problèmes et les drames de leur existence personnelle et privée. Pour l’instant ce sont les sectes qui recueillent le bénéfice de l’exploitation de ce domaine. En se préoccupant d’abord de répondre à l’angoisse et à la solitude humaine (on peut dire aussi à l’appel d’une pauvreté spirituelle), les Églises serviraient pour une fois leur devoir et leurs intérêts. Mais une institution peut-elle s’imaginer autrement qu’exerçant le pouvoir dans la société de son temps ?

Il n’est de religion qui n’implique plus ou moins clairement l’interrogation d’un homme devant sa condition ; si cette pensée n’avait pas travaillé l’Homo sapiens il n’y aurait ni Dieu ni Église. Mais cette nécessité première d’être un individu, l’Église ne peut la proclamer, car affirmer sa primauté c’est dévaloriser la société : la religion qui fait tant soit peu appel à sa liberté comme le christianisme, en particulier protestant, soutient un paradoxe qui la détruit pour la recréer. Comme n’importe quelle société, toute autorité ecclésiastique pressent un adversaire en puissance dans la spiritualité personnelle, sans laquelle par ailleurs elle ne serait qu’administration morte : alors l’hérésie menace, ou la fuite mystique comme au temps de la Réforme. L’Église d’ailleurs comme n’importe quelle institution affrontée à la liberté de l’individu n’a qu’à moitié tort. Car les hommes ne sont pas des dieux mais, faillibles et mortels, eux aussi ont le vice du pouvoir : combien n’ont combattu les Églises que pour devenir à leur tour papes !

Ambiguïté de l’homme : d’un esprit incarné dans un corps biologique et social. Ambiguïté de l’individu et de la société, du fait religieux à la fois spirituel et matériel. Contradiction insupportable que l’idéaliste fuit en niant la nécessité du corps, de l’Institution, tandis que le réaliste fait de même en identifiant l’Église à Dieu. Alors qu’un minimum d’institution est nécessaire ; parce que l’homme libre est aussi un être social, que sa faiblesse a besoin d’un soutien collectif pour partager et défendre en commun le pain de l’esprit, et soutenir le défi du, mal et de la mort. Enfin parce qu’au-delà d’elle le trésor donné à chaque vivant doit être transmis aux générations suivantes : les vérités spirituelles, morales et rationnelles, et le devoir de liberté qui est leur racine. Mais conduit jusque-là par la main, devenu adulte, le fils prodigue doit quitter père et mère au risque de se perdre ; sans doute pour revenir un jour au foyer. La plus individualisée et spiritualisée des religions n’y échappe pas. Ces rites qui s’adressent à notre sensibilité, ces hymnes qui font vibrer nos nerfs, même ces ors et ces colonnes qui charment la vue, ne sont que les signes de l’immatériel trésor qu’ils symbolisent et conservent en même temps qu’ils le dissimulent. Et au-delà d’eux c’est à chaque homme de le retrouver et d’édifier l’humble temple de sa vie.

5. Aujourd’hui le triomphe de la vérité scientifique met fin à l’ambiguïté de la relation personnelle et de la relation instituée

Jusqu’à une époque récente la religion s’identifiait à l’autorité et au pouvoir spirituel de l’Église qui justifiaient les vérités morales et les pouvoirs temporels. Tandis qu’aujourd’hui Dieu est mort, bientôt suivi des valeurs et des raisons qui en découlent, et la mort de l’Homme a suivi. Reste pour nous unir au-delà des croyances religieuses et politiques qui donnent un sens à notre vie la vérité scientifique (1). Pour la science seule existe la matière : chimique, biologique, sociale, psychologique ; et même elle ne désespère pas de réduire un jour la vie à quelque chimie. Comme Dieu, la liberté de l’individu n’est qu’une vieille illusion, la nature humaine un mythe. La réalité ce sont les déterminations d’une nature physico-chimique dont on ne sait trop de quoi elle est constituée. On le saura demain, et après-demain ce sera autre chose. Cette nécessité, ou ce hasard, joue jusque dans l’homme et n’a qu’un sens : ce qu’elle est, et sans arrêt cesse d’être. Mais cette connaissance du non-sens des choses donne pouvoir technique sur elles. Et de plus en plus ce qui subsiste d’autonomie du pouvoir politique se conforme aux exigences des diverses sciences et techniques. Avec la réalité absolue pas de compromis possible. Et comme la religion, la politique survivante court sans arrêt après cette réalité dépourvue de sens qui sans cesse se dérobe : voir celle de l’actuel parti socialiste.

Fruit d’une religion qui identifiait les lois de l’esprit à celles de la matière planétaire pour sécuriser l’angoisse humaine devant l’infini, la science s’en est finalement dégagée. Fidèle à sa vocation, elle n’est même plus scientiste, et refuse d’identifier son développement au progrès de ces vieilles lunes : la liberté et l’égalité, tout juste rentables en période électorale. La science en soi est vérité, valable pour tout homme sur terre, puisqu’elle permet en s’inclinant devant ses lois de dominer la matière. Au libéralisme scientiste du xixe  siècle, moraliste et rationaliste, succède une société sans contradiction, où une sorte de cynisme remplace la vieille hypocrisie religieuse et morale. Une autre bourgeoisie, technocratique plutôt que capitaliste, qui ne connaît plus que le poids des masses quantifiées, les contraintes, tout au plus les avatars de l’action : la puissance financière des firmes, plus ou moins liées à celle, économique et militaire, des États-nations. Car l’irrationnel – les nationalismes – subsiste dans la rationalité de la technique et du marché. La science n’a pas encore réussi à objectiver les phénomènes psychologiques et sociaux, le développement de sa logique entretient autour d’elle une auréole de pourriture et de troubles. La négation du besoin religieux propre à l’Homo sapiens par une société en principe laïcisée entraîne celle des valeurs de liberté et d’égalité dont le progrès scientifique se justifiait. L’existence individuelle n’étant plus fondée dans le drame du salut mais dans l’histoire de l’espèce, part du devenir de l’univers, l’individu quelconque perd toute importance au profit des masses humaines et des quelques stars reconnues par les médias. Dans les nouvelles sociétés industrielles il n’y a de valeur, d’éternité, que sociale. L’individu n’a plus qu’un au-delà : la richesse, la puissance et surtout le rang. Il ne peut se sauver de l’absurdité et de la mort qu’en accédant à la notoriété : cet ersatz social de transcendance et d’immortalité. Mais celle que distribuent les médias n’étant qu’actualité et mode, quand finalement vient l’heure, celui qui fut un « scoop » se retrouve seul devant son néant.

La science n’a pas fini sa tâche. Elle ne remplacera la religion que le jour où elle aura répondu à l’angoisse de la conscience individuelle. Quand, ayant vaincu la mort, la médecine des corps deviendra celle des âmes. Mais pour l’instant elle nous aide seulement à reculer pour mieux sauter. La science pénètre les secrets de la matière et même de la vie. Elle permet de fabriquer des euphorisants et des tranquillisants ou des machines à fuir le temps : avions ou télés, elle n’a cependant pas réussi à fabriquer le divin robot, l’ersatz de sens, qui pourrait calmer l’inquiétude humaine.

Mais si elle n’est pas assez forte pour ressusciter Dieu, elle le reste assez pour achever de le tuer et le chasser d’ici-bas. La religion instituée en Église, refoulée hors de la nature et de l’État, même de la vie morale, en est de plus en plus réduite au spirituel et au for intérieur purs. Elle ne retrouve l’homme – et encore de moins en moins – qu’à l’heure de sa mort. Ainsi dégagée de la matière physique et sociale, d’une part la religion instituée s’épure de toute connaissance et pouvoir temporels : plus question pour elle de livrer l’hérésie non seulement aux flammes d’un enfer céleste mais à celles, terrestres, d’un bûcher. Mais de l’autre, en perdant tout pouvoir sur les choses, la religion se désincarne, elle oublie que la vérité spirituelle dont elle est dépositaire est le sens d’une vie qui n’est pas seulement céleste mais terrestre. Et ce corps qui leur manque, certains l’empruntent à la science ou à la politique. Et en même temps que l’institution se perd le trésor caché dont elle est le tabernacle. Traquée au cœur même de l’individu par la psychanalyse ou la psychologie plus ou moins scientifique comme elle l’est dans la société par la sociologie marxiste ou américaine, la religion perdant tout corps s’évapore. Si ses clercs continuent de rêver de participation politique, ils méprisent le domaine moral, plus proche cependant de l’essentiel et de l’espace de liberté qui reste quotidiennement aux individus. Abandonnés à une solitude et à une angoisse qui dépasse la faiblesse humaine, il ne reste plus à ceux-ci qu’à sombrer dans quelque folie plus ou moins collective, ou à revenir en arrière en choisissant de croire à quelque mystique religieuse ou politique.

La religion instituée en Église sera-t-elle capable de se dégager de son ancienne ambiguïté, c’est-à-dire renoncer à identifier l’absolu au relatif, la vie spirituelle à la connaissance et à la puissance temporelles ? Maintenant que César et Einstein l’y obligent, saura-t-elle laisser à César ce qui est à César et à la science ce qui est à la science, surtout rendre à Dieu et à sa créature ce qui est à Dieu et à la liberté de l’homme ? Saura-t-elle interdire aux puissances de ce monde de se proclamer Vérité et Vie et de chasser la liberté de la terre ? Saura-t-elle exercer l’autorité spirituelle dont elle est aujourd’hui contrainte de chercher la source ailleurs que dans le pouvoir sur les choses ? Osera-t-elle sans crainte enfoncer dans la glèbe les bornes sacrées qui interdisent aux tendances totalitaires de la science, de l’État, d’envahir le territoire de la personne ? Justifiant et soutenant ainsi l’inquiétude spirituelle de l’Homo sapiens, elle l’aiderait à conserver ce titre et à reprendre l’interminable marche en avant. Malheureusement la religion et l’Église n’étant qu’une incarnation humaine de l’esprit divin, on pourrait être pessimiste et se dire qu’avec le pouvoir elles sont destinées à perdre l’autorité, ou à en conserver une qui n’a plus de signification terrestre ; ce qui revient au même. En tout cas ayant mené mon prochain jusque-là, ce n’est pas à moi de fournir la recette d’une institution qui, n’oubliant pas le sens, n’oublierait pas qu’il est celui de cette vie humaine – trop humaine qui, soutenant et respectant la liberté de ses membres, les aiderait à communier dans leur liberté. Que le lecteur, s’il y en a un, me pardonne. Je n’ai rien d’un prophète inspiré par un Dieu, je ne suis qu’un homme : un esprit dans un corps, libre et serf comme lui.

Note

1. Cf. Bernard Charbonneau « Science et Conscience » dans Ouvertures, janv.-fév.-mars 1985.

 

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