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Bernard Charbonneau
Chronique de l’an deux mille (11)
(Article paru en juillet 1981
dans Foi et Vie)
Cette chronique est consacrée à diverses manifestations de la religion, de la science et de la technique. La première demeure et redevient à la mode (voir le succès de Girard et de BHV – qu’il ne faut pas confondre avec le Bazard de l’Hôtel de Ville –, succès sans doute oublié quand paraîtront ces réflexions, toujours tardives). Tandis que les deux dernières, l’une engendrant l’autre, précipitent le cours du devenir en exaspérant ainsi l’angoisse primordiale. Jusqu’au jour où le matériau humain, enfin inerte, sera aussi a-dap-té que le caillou dans l’avalanche.
Science et paranormal
Dans Le Monde du 23 mai 1979, J.-C. Pecker, professeur d’astrophysique théorique au Collège de France, annonce la création d’un Comité français pour l’étude des phénomènes paranormaux. Le professeur Pecker constate que le public se passionne pour tout ce qui échappe à la science officielle : « barres de fer tordues par la seule force de la pensée, lévitation, opérations à mains nues sans cicatrices ni ouvertures… » L’on peut y ajouter les ovnis, les drogues miracles, la transmission de pensée et autres phénomènes parapsychologiques. On s’inquiète de voir les médias donner à de tels faits une importance qu’ils n’ont pas. Car « ce mépris de la science dite officielle devenant un phénomène de masse, ne peut pas être sans conséquence politique pour la politique officielle de la science ». D’où la nécessité d’un comité pour l’étude scientifique des phénomènes paranormaux.
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L’article du professeur Pecker reflète certainement l’opinion de la majorité des scientifiques. Et, sans en être, on lui concédera volontiers le caractère magique et phantasmatique, cultivé par les médias, de ces phénomènes. Comme lui, on opposera à de telles révélations l’approche lente et tâtonnante, mais rigoureuse parce que vérifiée à chaque pas, de la connaissance scientifique. Mais est-ce la Connaissance ? Pour Jean-Claude Pecker comme pour beaucoup de ses collègues, c’est le cas de toute évidence. « Loin de chercher de construire un univers à la mesure de leurs rêves, ils se contentent d’observer la nature, d’en dégager des lois, d’essayer de les comprendre, c’est-à-dire de donner une description logique cohérente de l’ensemble des phénomènes. Et pour eux c’est la beauté de la structure logique de ces lois qui satisfait leurs aspirations. En conclusion, la poésie de notre univers se trouve bien plus dans sa superbe réalité, dans la logique admirable de ses mécanismes, dans l’unité de ses interprétations. » La science prend la relève de la religion et de l’art, et une telle réduction de toute vérité et poésie à la science risque d’être qualifiée de scientiste. Et d’autre part, sauf J.-C. Pecker et ses égaux, qui peut avoir véritablement accès à cette connaissance ésotérique ?
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D’où une question capitale, qu’a d’ailleurs frôlée J.-C.Pecker : « Quel rêve de prendre en défaut l’impitoyable logique des lois naturelles ! C’est une sorte de libération vis-à-vis du réel, et nos contemporains pris dans des engrenages quotidiens en ont besoin, croient en avoir besoin… » C’est là que J.-C. Pecker se trompe en extrapolant sa connaissance des astres à celle des hommes ; ce besoin n’est pas une illusion mais une caractéristique vitale de l’esprit humain. Pour le rêve moral et religieux, ces lois nécessaires ne sont pas suffisantes. Et s’il n’y avait pas eu ce vice – et cette vertu – aussi vieux que l’espèce, qui la pousse à ne pas se satisfaire des mécanismes du réel, on peut se demander si la science elle-même eût jamais existé. Ce que l’on peut seulement reprocher aux amateurs de manifestations paranormales, c’est de satisfaire leur désir de surréel à trop bon marché en attendant d’en recevoir les preuves d’une magie ou d’une science des réalités sensibles. Pour maintes raisons la science ne peut fournir de réponses au besoin religieux : elle se corromprait en le rabaissant. Sa passion de la connaissance ignore le bien et le mal, l’humain et l’inhumain. Elle chasse les dieux de l’Olympe, et même des astres, en ouvrant indéfiniment le chemin d’un univers livré au dur mécanisme de la nécessité ou au tourbillon angoissant du hasard. Elle ne donne aucune indication, n’était-ce par raccroc, sur le sens de notre vie et celui de l’univers. Et l’inhumaine poésie de la connaissance scientifique est de plus en plus réservée à des spécialistes qui n’ont guère de lumières sur tout le reste. À plus forte raison est-elle inaccessible au Français quelconque, même cultivé, qui devra s’en remettre à une vulgarisation qui trahit la science et s’incliner devant l’autorité des experts patentés. Pour ce qui est de la vérité sur les phénomènes paranormaux, j’en serai réduit à croire ce que dira J.-C. Pecker et son comité. D’ailleurs, tant qu’à faire confiance à l’autorité, je préfère celle de la science officielle (car elle l’est objectivement tout en étant science, n’en déplaise au professeur Pecker) à celle de tel mage ou journaliste déguisé en savant. Mais ce n’est pas une bonne habitude à cultiver en démocratie. Et il est plus facile de subir passivement l’autorité de la science que celle d’une poignée d’escrocs.
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Théoriquement la science s’oppose à la magie, en fait elles prospèrent ensemble dans les sociétés scientifiques et techniques. Le déchaînement de l’irrationnel est un sous-produit de la rationalisation de la connaissance et de la vie : l’intérêt pour le paranormal, celui de la normalisation. Thaumaturges et gourous sont aussi nombreux aux USA qu’aux Indes. Et la revanche de l’irrationnel sur la raison peut prendre bien d’autres formes, notamment de mystiques politiques. Cet univers déserté par les dieux, désinfecté de tout sacré, où l’inconnu tient lieu de mystère, répond mal à l’interrogation d’un homme, surtout quand il ne participe pas à l’intérêt et aux prestiges de la carrière scientifique. Rien de tel que le triomphe d’une connaissance complexe et purement rationnelle pour abandonner aux magiciens la masse soi-disant informée par l’école et la télé. Ce n’est pas la science qui répondra au besoin d’au-delà, elle le cultive. À moins qu’elle n’invente un jour l’ersatz chimique qui nous donnera quotidiennement l’extase sans nous tuer, comment ne pas être tenté de s’évader du monde sans horizon ni ciel qu’elle nous fabrique ?
La question restera sans réponse tant que nous nous obstinerons à demander aux mages d’ouvrir la porte que nous ferme la science – et aujourd’hui son autorité est telle que la magie elle-même doit s’en réclamer. Nous avons le tort de chercher un au-delà qui est ici même. Le seul phénomène paranormal, ou plutôt a-normal, qui puisse nous ouvrir une issue hors du nécessaire et de l’insensé est à la fois le plus banal et le plus prodigieux qui soit : c’est la vie quand elle s’expérimente et se connaît en chaque homme. Et alors la science est bien courte pour lui répondre. Cela porte un vieux nom : la liberté. Peut-être qu’entre les vérités pragmatiques de la science officielle et celles, phantasmatiques, de la fausse il y a place pour une spiritualité et une éthique qui ne soient pas plus l’affaire des nouveaux que des anciens sorciers. Mais quel prophète aidera la tribu humaine à s’en passer ?
Le totalisateur
L’apocalypse ? Elle fut de toujours pour l’individu qui approche de son terme. Mais en cet automne de l’an 79 elle est d’aujourd’hui. Les signes s’en multiplient, dont les plus signifiants ne sont pas les plus visibles. Signes de béton bloquant le paysage (voir par exemple du côté de Saint-Laurent-des-Eaux), mais aussi signes semble-t-il immatériels, aveuglants et fugaces, tel l’éclair que suit trop tard le tonnerre aux vaines redondances. Signes qu’on ne peut voir parce qu’ils crèvent les yeux et foudroient la conscience. Il y eut le nucléaire civil dont la crainte est devenue un fait public. Crainte dont on peut se demander si elle n’a pas pour fonction d’en dissimuler d’autres, s’il se peut encore plus angoissantes, comme la diffusion de l’armement atomique. Le nucléaire n’est plus le seul à nous promettre un avenir dont nous ne savons s’il sera un paradis ou un enfer – en tout cas sûrement pas notre vieille maison : la terre. Il y a aussi la génétique, la biochimie etc. qui n’ont pas fini d’accoucher de leurs fruits (la dégustation entreprise par Adam et Ève n’est pas terminée). La médecine elle-même y met du sien. Savez-vous qu’en implantant des cellules saines du pancréas sur celui des diabétiques on va les libérer des servitudes de l’insuline ? Comme il les faut encore vivantes, on les prélèvera sur les fœtus lors des avortements : de l’art d’accommoder les restes. Essayez d’imaginer la suite rien que dans ce cas. Qui aime les surprises et les problèmes a du pain sur la planche. D’autant plus que, le temps de les poser, les données seront autres. Comme il n’est pas question de tout passer en revue, je me contenterai d’ébaucher ici les nombreux problèmes que nous pose l’émergence de l’informatique. Mais je crains de ne pas être compris, car je ne les poserai pas dans son patois mais dans la langue qui reste pour quelque temps encore celle de tous les Français. (Elle peut être traduite en anglais ou en catalan.)
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Le 28 septembre 1979, le président de la République (1) tentait de tirer les conclusions du colloque « Informatique et Société ». Quels changements allait entraîner la vulgarisation de l’ordinateur ? De toute façon ils seraient considérables. En multipliant les informations et leur diffusion, l’informatique va-t-elle déconcentrer la société ou au contraire la rendre encore plus centralisée et contraignante ? Bien entendu, le président opte pour la première hypothèse. « Je crois profondément que l’informatique peut aider à une vaste humanisation des machines et non provoquer la robotisation des hommes. » Mais une fois de plus, peut-on dire que la technique est neutre, qu’elle peut également servir des fins aussi opposées ? N’a-t-elle pas ses déterminations propres, par quel miracle son ambiguïté équilibrerait-elle les chances de libération et d’asservissement ? Trop souvent les premières se réduisent à des vœux pieux, tandis que les secondes ont pour elles l’expérience des faits acquis. D’ailleurs là aussi c’est un fait, qu’il n’est pas question de refuser. Ce qui rend le débat quelque peu académique. Une fois encore, le projet humain n’aura qu’à suivre l’Intendance. Le président lui-même, comme le rapport Nora, est bien plus précis quand il s’agit des craintes que des espérances. L’informatique c’est d’abord une menace sur l’emploi. Tout en étendant l’empire du formalisme bureaucratique, elle élimine les bureaucrates. Dans un article du Monde, fort justement intitulé « Exorcismes », Pierre Drouin cite les déclarations d’un spécialiste de la télématique qui affirme tranquillement : « La révolution informatique, en donnant à l’homme des esclaves intellectuels, conduira au même phénomène que la première révolution industrielle. Nous avons aujourd’hui des campagnes sans paysans, nous aurons des usines sans travailleurs, des bureaux sans employés, des hôpitaux sans médecins etc. etc. » (2) Comme le dit Drouin : « Charmant spectacle, où seront les gens ? » En comparaison, pour l’utilisateur, l’enfer bureaucratique encore animé par des bureaucrates est un petit paradis. Le secteur tertiaire qui récupérait les emplois que l’automation supprimait dans les autres va voir se multiplier les chômeurs, en dépit des emplois nouveaux que crée l’ordinateur désordonnant.
Surtout, comme toujours en matière d’organisation industrielle, le problème clé est celui de la liberté. Et puisque celle de chacun est celle de tous, celui de la démocratie. En capitalisant une somme presque infinie d’informations, non seulement l’informatique permet aux trusts de constituer des fichiers sur leurs clients éventuels, mais à l’État de connecter ceux des diverses administrations, notamment celui de la Sécurité sociale : c’est le projet Safari qui en ferait un Dieu connaissant tout à tout instant sur chacun de ses sujets. S’il a été abandonné, « l’identifiant unique existe, qui rend théoriquement possible une interconnexion, c’est le numéro dit de Sécurité sociale » (3). La chasse est ouverte pour tous les pouvoirs, et leur gibier c’est l’homme. Et si l’œil céleste du satellite artificiel peut distinguer le moindre détail de la terre, une mémoire infaillible conservera la trace de chacun de vos pas. Comme le rappelle le président Giscard, « il nous faut en ce domaine crucial veiller constamment à ce que le législateur ne prenne aucun retard sur l’évolution des techniques ». Mais comment peut-il le faire alors qu’elles évoluent sans arrêt ? Comment pourra-t-il préserver la liberté ? Comment empêcher les trusts ou l’État de tout connaître de la vie privée des citoyens ? Ils deviendront « transparents » comme peuvent l’être des fantômes. Jusqu’à présent l’on n’a trouvé qu’un moyen : créer une commission nationale « Informatique et Liberté » (loi du 6 janvier 1978). Si vous avez des inquiétudes vous pouvez toujours vous adresser à elle, vous aurez accès à tous les fichiers. C’est bien simple, vous sonnez à la bonne porte, on vous les apportera et vous n’aurez plus qu’à les dépouiller pour savoir exactement tout ce que l’on sait de vous. Ce sera d’autant plus facile que la technique, c’est bien connu, devient toujours plus maniable. Les ordinateurs de la nouvelle génération sont de plus en plus légers et bon marché, bientôt vous aurez le vôtre relié à un central qui vous permettra de tout connaître. Nous serons comme des dieux, avec un fil à la patte. C’est ce qu’on appelle la décentralisation, qui permet au centre d’être partout. La technique est neutre, l’ordinateur n’est qu’une machine comme une autre, tout dépend de l’emploi que nous en ferons. Il en est de même du bulldozer ou de la bombe atomique, qui peut tout aussi bien vous servir à creuser un trou pour planter vos géraniums. L’informatique serait-elle la seule à ne pas faire payer ses services de servitudes ? Elle accumule les connaissances, mais tout en les multipliant ne filtre-t-elle pas de préférence des données quantifiables, ou pire, ne tend-elle pas à réduire la qualité à la quantité ? Elle totalise, elle concentre, donc par nature n’est-elle pas d’abord un instrument du pouvoir économique et politique qui pourra ainsi étendre son emprise dans des domaines, naturels ou humains, qui jusqu’ici lui échappaient ? Pour contrôler il faut connaître et communiquer, or la langue et les concepts de l’informatique n’ont plus rien à voir avec la connaissance et la langue vulgaire. « La société informatisée verra apparaître une nouvelle écriture et un nouveau langage », selon notre président. Qui parlera ce nouveau latin d’Église, sinon les initiés ? Ceci d’autant plus – une fois de plus – qu’on en changera sans arrêt. « Le mouvement d’informatisation est porteur de ses catégories propres d’espace et de temps (4). » À ce détail près, morales et théologies pourront continuer sur leur erre. L’on voit en effet que la technique est neutre. En bouleversant l’exercice de la pensée, l’informatique va changer la vie – et l’on peut craindre que ce soit toujours dans le même sens. Edmond Maire n’a pas tort de déclarer : « Pour que l’informatique permette un réel progrès, il faut que les salariés soient informés, consultés, qu’ils participent aux négociations sur la manière de faire entrer dans les ateliers les nouvelles technologies. » Notre président a décidé de « réfléchir aux propositions de M. Edmond Maire ». Mais est-ce possible ? Faudra-t-il organiser dans les usines des stages d’information sur l’informatisation ? Les ouvriers pourront-ils les suivre ? Après avoir bénéficié des bienfaits de l’informatique dans leur travail, ne préféreront-ils pas occuper leurs loisirs à lire des bandes dessinées ou pêcher à la ligne ? Pourront-ils (et lesquels ?) jamais discuter d’égal à égal avec les ingénieurs et les informaticiens ? Comme à la télé ou dans la presse, le citoyen ordinaire disposera probablement d’un récepteur plutôt que d’un émetteur. Selon un sondage du ministre de l’Industrie non rendu public, « à la question : qui doit contrôler, qui doit orienter cette informatisation ? une majorité de citoyens ont répondu : les techniciens et non les hommes politiques » (5). Un tel sondage témoigne de la méfiance vis-à-vis des politiciens. Mais le plus remarquable est que les sondés n’aient pas eu l’idée de répondre : « Par nous-mêmes. » Décidément, la technocratie a encore de beaux jours devant elle.
Ce n’est pas tout, même en supposant qu’elles soient utiles, l’accumulation des connaissances n’engendre-t-elle pas l’ignorance ? « Un mauvais usage de l’informatique et de la télématique peut accentuer le désarroi de l’homme contemporain en plaçant sous son regard trop de signes, en faisant miroiter trop de connaissances fugitives (6). » Qui permettra de distinguer l’essentiel de l’accessoire dans une société qui n’a plus guère de critères rationnels, moraux ou spirituels communs ? Pour parler le patois de l’informatique, le « bruit » ne risque-t-il pas de nous boucher les oreilles ? Sans compter le déluge de l’abstraction qui par le biais de maints billets quotidiens (cf. Saur, SS et Pétété etc.) est en train de noyer notre vie. Aussi : « Un grand effort doit être entrepris sans tarder pour que chacun puisse maîtriser l’usage de la machine… Dès maintenant, l’école va entreprendre cette grande tâche. C’est la raison pour laquelle j’ai demandé que le plan d’informatisation mis en œuvre dans notre pays fasse une grande place à la formation des élèves et des étudiants. » Il n’y aura qu’à ajouter une heure de plus au nouvel emploi du temps : au besoin on supprimera le français pour le remplacer par l’infran. Adaptation de la machine à l’homme ou de l’homme à la machine ? Au moins cette société totalisée, prise dans les mailles de plus en plus serrées des communications (cloison ou réseau comme s’interroge notre président) sera-t-elle plus fraternelle ? Là aussi les effets négatifs risquent de l’emporter sur les positifs. Bien que dépendant, l’individu n’y sera-t-il pas isolé parce que passif ? « Poussé à l’extrême, l’usage de la télématique pourrait être la suprême aliénation. L’homme y deviendrait un consommateur d’images et de signes placé devant un écran universel, capable de solliciter tous les savoirs, toutes les mémoires et tous les services. Il n’y aurait plus besoin de se déplacer : l’enseignement, les achats, les consultations médicales et même l’activité professionnelle se ferait à domicile. La communication deviendrait abstraite et la révolution entreprise par la télé serait portée à son terme, le monde entier serait proche mais l’homme n’aurait plus de prochain (7). » (Voir « Des hôpitaux sans médecins », et si la religion s’adapte, des églises sans pasteurs.) Mais au fait cela commence. Il ne manquerait presque rien à ce système totalisé pour devenir totalitaire. Il est vrai qu’avec la complication des réseaux la fragilité augmente, les pannes du système électrique nous le rappellent. Le moindre trou risque de plonger l’extrême organisation dans l’extrême chaos, espoir assez peu réjouissant. Que souhaiter ? – La prise en bloc ou la catastrophe ? Pour reprendre la formule présidentielle, humanisation de la machine ou robotisation de l’homme ? – Après les bras, le voici doté d’un cerveau mécanique. Comment va le tolérer ce qui lui reste de l’autre ? Il faudra l’en opérer. « L’informatique est appelée à apporter de profondes transformations dans notre organisation économique et sociale : ce ne doit pas être une révolution qui se subisse mais qui se prépare. (8) » Comment le faire si la machine sans arrêt prend les devants, et si l’on nous invite à tout coup à nous adapter au fait accompli ? Décidément, ce n’est pas seulement pour le nucléaire qu’un moratoire serait nécessaire si « nos priorités fondamentales de liberté et d’humanisme doivent être ici réaffirmées et respectées (9) ».
Alien (encore le monstre)
L’on excusera le retard de cette chronique, qui n’a rien de cinématographique. Mais Ailleurs, c’est-à-dire en dehors de la planète urbaine, le temps n’est pas le même, et les signes que nous adresse la centrale invisible nous parviennent avec quelque retard.
Depuis quelque temps notre cinéma de bourgade passe de grands films, ou du moins ce que la vox Dei nous invite à tenir pour tels : à savoir Deer Hunter, Apocalypse Now, Alien. Pour celui qui retourne au cinéma après une longue abstinence, ces films ont un air de famille : la surenchère à la violence. Même quand il s’agit de prêcher la paix, on tire sur nos nerfs de plus en plus fatigués à coups de canon ; et c’est à qui remportera la Palme d’or de la vulve au sang. Certes, ce genre de spectacle est d’une haute qualité humaine et esthétique, mais je crains qu’au fond il ne se ramène à l’entreprise assez vulgaire qui consiste à faire argent et notoriété en frappant de plus en plus fort le public au bas-ventre. Le moraliste y verra sans doute le risque que fait courir à la société et à sa jeunesse le spectacle d’un érotisme sanglant. J’y verrai plutôt le contraire : la culture de l’atonie dans un public aux sens de plus en plus blasés. Mais en même temps que de l’ennui un tel spectacle est le produit d’une angoisse. Tel est le cas d’Alien, film de science-fiction. Celle-ci, au contraire des vieilles utopies ou des idéologies politiques, est généralement pessimiste. Son monde scientifique et technique peuplé de monstres exprime un dégoût viscéral de l’avenir qui n’ose s’avouer par ailleurs. Ce que la science-fiction nous annonce, au terme du Progrès bien avant l’écologie, c’est l’Enfer : les flammes de la catastrophe, les démons de l’innommable ou à défaut l’enfermement dans la prison métallique et glacée d’un monde où il n’y a plus ni nature ni liberté. Et quand par hasard elle nous invite à rêver de Paradis, c’est sous la forme d’un retour à la Terre. Alien obéit aux lois du genre en nous racontant l’histoire d’une fusée infectée par un monstre venu d’un autre monde, et le talent du metteur en scène nous fait pénétrer dans ce cauchemar mécanique et obstétrical. D’un côté, la machine dont le ventre de métal défile en cachant les étoiles. Les interminables entrailles de fer d’où fusent des vapeurs. L’abstraction dont les feux et les symboles clignotent ; et qui pour nous duper va jusqu’à prendre forme et parole humaine. Le Centre dont nul ne sait où il est, ni ce qu’il veut, dont le nom est « Mother ». Les déclics et le compte à rebours avant l’explosion. L’inconcevable, auquel on ne peut échapper qu’en s’endormant dans le ventre de plastique de la Mère artificielle. Et par ailleurs la Biologie, toute gluante et sanglante, qui nous attend tapie quelque part dans le labyrinthe de fer. L’araignée poulpe dont le souffle n’est que haine venimeuse, la gueule hérissée de crocs qui s’ouvre pour nous engloutir. Alien. Tel serait le nom de l’avenir où nous mène cette fusée qui prit son départ sur terre. Alien ? L’Autre, le Monstre ? – Non, bien au contraire c’est nous-mêmes. L’écran n’est qu’un miroir qui reflète notre horreur inavouable d’un futur qui n’a plus rien d’humain. Comme dans Alien c’est l’homme qui accouche du monstre. Cette existence, close dans les structures rigides d’une machine, cette vie et ces repas chimiques dans du plastique, ces signes auxquels il faut répondre, constituent déjà notre univers, celui de l’autoroute, du jet et de l’ordinateur. Mais par ailleurs le vivant violenté par la raison technique, et demain trituré par la génétique, devient névrose et de monstre. Et il ne reste plus de terrestre et d’humain au dernier survivant qu’un chat. Et encore comme pour votre prochain, il vaut mieux lui ouvrir le ventre pour s’assurer qu’on n’est par la dupe d’un robot. Serait-ce là notre avenir ? – Alors, sous des formes effectivement monstrueuses parce qu’inavouées, il faut s’attendre à un refus de bien d’autres centrales qu’atomiques. Rien de tel que le progrès incontrôlé, devenant son propre sens, pour entretenir les pires désirs de régression : des hippies à Khomeyni vous n’avez que l’embarras du choix. Mais on ne va pas contre… Pas plus qu’on allait autrefois contre les dieux. Une maîtrise du Progrès supposerait que, sans doute pour la première fois, l’homme sorte du ventre de la fusée qui l’emporte : de sa société. C’est bien plus effrayant que les pires monstruosités. Et l’héroïne du film – sans doute avatar de quelque Vierge salvatrice – se rendort sagement dans son nid – ou tombe ? – de plastique. Je crains que l’engin ne la mène dans un cauchemar bien pire. Pourquoi l’auteur du film ne nous a pas plutôt montré son réveil quelque part sur terre ? Par exemple dans un pré bordé d’aulnes au petit matin. Bien que la mort rôde en ce jardin, quel paradis perdu retrouvé par contraste ! Mais au sortir d’un cauchemar d’engrenages et de griffes, bien plus que les pires monstruosités une telle image eût trop clairement révélé l’horreur du second millénaire que notre pseudo-conscient scientifique nous fabrique. Seule la splendeur du paradis peut creuser l’abîme de l’enfer.
Notes
1. Ce texte était écrit longtemps avant les élections présidentielles !
2. Le Monde, 30 sept.-1er oct. 1979.
3. B. Legendre, « Le spectre d’Asmodée », Le Monde,
20 sept. 1979.
4. Déclaration du président Giscard d’Estaing au colloque « Informatique et société ».
5. Le Monde, 30 sept.-1er oct. 1979.
6. Giscard d’Estaing, op. cit.
7. Ibid.
8. Ibid.
9. Ibid.