« Sexualité et famille »

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Bernard Charbonneau
Sexualité et famille
(Combat nature, 1983)

Nous avons vu dans un précédent article les fondements d’une écologie humaine : la nature et la liberté. Radicalement différentes, mais toutes deux unies dans l’homme et toutes deux menacées. Or s’il est un point où la nature et la liberté, le corps et l’esprit se rejoignent, c’est bien le sexe et la famille. Ici l’écologie devient sociale et politique et a son mot propre à dire, ce qu’elle n’a guère fait jusqu’ici, faute d’accord entre sa droite et sa gauche. Ce qui suit, expression d’une opinion et d’une vie personnelles, bien trop bref sur pareil sujet, a seulement pour but de poser les questions sans lesquelles il n’y a pas de réponse.

Le sexe

Le sexe (au singulier bien qu’il soit deux) est la source et la force de vie pour tout vivant ; particulièrement l’homme (1), qui ne le serait qu’à demi, s’il n’y avait la femme. Non seulement le sexe assure la reproduction de la vie, mais, sans lui, elle ne serait pas vivante. Car le désir, qui est bien plus que le désir, serait exsangue. Freud n’a pas tort, dès l’enfant la chair se fait ainsi esprit – ou l’esprit chair, peu importe. Éros éveille nos sens, nos passions et nos rêves. Il crée l’amour qui par nature est celui d’un sexe pour l’autre, parce qu’il peut seul porter ce fruit, un enfant, tant que la science n’aura pas mis au point une technique plus avancée. En joutant un « isme », on fait d’Éros l’érotisme : fonction spécialisée aux produits négociables sur le marché. Mais la nature ou le dieu inconnu qui a fait don du sexe a la vie avait sans doute des vues plus lointaines.

Le sexe est masculin-féminin. S’il n’unit pas la nuit au jour, le yang au yin, il n’est qu’à demi. Le couple homme-femme, époux-épouse, père-mère, est l’incarnation de la différence et de l’union qui la dépasse. Seul l’amour qualifié aujourd’hui d’hétérosexuel, comme s’il n’en était qu’un cas parmi d’autres, est fécond. Et avec les enfants il engendre un autre homme qui renaît mère et père. La différenciation sexuelle a un sens qui dépasse de haut la perpétuation de l’espèce : en multipliant les combinaisons génétiques elle diversifie à l’infini les individus et laisse ainsi ouvert l’avenir de l’homme. Tandis qu’une monoculture scientifique pourrait bien stériliser l’espèce en fabriquant en laboratoire un hybride standard et stérile.

L’homme est un couple. Que l’un des deux manque, que les sexes se confondent ou se fassent la guerre, la terre et le ciel divorcent. Source de vie, le sexe l’est de tension et de conflits. Mais il engendre aussi l’amour de l’un pour l’autre. C’est pourquoi l’union des sexes est bien plus que le coït à quoi le réduisent érotistes et natalistes. Au-delà de la volupté ou de la reproduction (du nom, de la France ou même de l’espèce), elle est le prototype d’une autre loi, dite d’amour où l’union ne naît plus de la similitude mais de la différence. Si celle de l’homme et de la femme disparaît, toutes les autres suivront.

Or le monde où nous vivons, par diverses voies, met le sexe en cause. Quelle que soit l’opinion qu’on ait sur un tel sujet, on peut être sûr d’une chose : ici tout changement change la nature humaine. Et peut-on se dire écolo si l’on nie qu’il y en ait une ? En pareil cas tout changement charnel est spirituel, bénéfique ou maléfique, la mutation des mœurs qui s’est opérée à l’Ouest en quelques années est sans doute la révolution la plus radicale de l’histoire. Or nous ne connaissons rien de ses effets. En dépit de Freud et d’une sexologie naissante, nous ne savons qu’une chose : que nous portons le scalpel au cœur de la vie humaine.

Pour toute société, le sexe comme la mort est une menace : la vérité nue est occultée dans son puits comme le cadavre dans sa tombe. Le sexe et la mort, c’est la nature présente en l’homme que, plus que toute autre, la société doit maîtriser. Celle d’hier le faisait en instituant la chose, en la soumettant aux rites et tabous. L’Église et l’État se réservent le monopole du mariage aux seules fins de « croissez et multipliez ». La volupté, l’amour même, source de trouble dans les familles et les cités, est ignoré ou suspect. Non seulement l’avortement mais le contrôle des naissances sont réduits à la clandestinité. Dans la société post-chrétienne, identifié au péché mais toujours invincible, refoulé, le sexe devient source de mensonge, d’hypocrisie et de névroses.

Si cette intégration répressive survit encore avec l’orthodoxie catholique – et là où Lénine conseille de faire l’amour comme on avale un verre d’eau –, cette société n’est plus la nôtre qui ouvre des « sex-shops », vend la pilule aux filles de douze ans et rembourse I’IVG. Mais le contrôle social ne change-t-il pas seulement de nature ? Hier le fait sexuel était occulté, mais la répression ne lui en donnait que plus de force. Sous le couvert du mensonge et des interdits il se déchaînait à l’état sauvage, perverti ou sublimé. Tandis qu’aujourd’hui la science, l’économie et l’État s’en emparent. On cachait aux gosses l’acte d’amour, un agrégé de sexologie leur enseigna comment bien le faire. Et ce sel de la terre, la volupté, assaisonnera des nourritures que l’industrie rend insipides. Déjà sans cette pin-up, la pub, la production serait privée de consommation. La sexualité n’est plus refoulée, mais libérée. Pour l’acte d’amour plus besoin de mariage. Peut-être que demain, à tout moment dès l’enfance n’importe qui pourra le faire avec n’importe quelle. Ni Roméo ni Juliette pour troubler la paix des familles, plus de chacun pour chacune, tous seront à toutes.

Ce qui fut mystère sacré ne sera que verre d’eau avalé dès la moindre soif. Et une fois décomprimée, l’économie et l’État n’auront qu’à recycler ce qui subsistera de cette énergie éminemment solaire. Mais réduit à si peu, ce feu ne va-t-il pas s’éteindre ? Voir à quelle vitesse se dévalue le porno. Pour éviter les perversions sadomaso d’hier ne va-t-on pas généraliser l’impuissance, notamment celle d’aimer ? On refoulait, on défoule, mais n’est-ce pas une autre sorte de castration ? Et si l’on n’y arrive pas, la nostalgie d’une vie ardente et d’une relation personnelle incarnée ne va-t-elle pas multiplier dans la masse humaine toutes sortes de névroses dépressives ou délirantes ? Je crains que la sexologie naissante ait du mal à répondre à ces questions. Au mouvement écolo, et surtout à chacune et à chacun de le faire.

La famille

La famille est en crise, qui de nous n’en a subi les effets ? Et pourtant, réduite à cet androgyne, le couple bisexué et sa progéniture, elle reste un des derniers recours de notre liberté. Certes humaine, trop humaine et non idéale. Et au temps d’E.T., quel souhait reste le plus vulgairement répandu ? – Épouser la femme (l’homme) de ma vie, et lui faire deux ou trois enfants. Père-mère sont des mots qui conservent leur force. Et donner le jour à son bébé crée la femme. Que serait l’amour sans la petite mort et renaissance de la maternité ?

La famille est parfois le plus serré des nœuds de vipères. Pourtant, malgré la sécurité sociale, c’est encore sur elle qu’on peut le mieux compter dans les coups durs, matériels et surtout moraux. Certes, la famille est imparfaite et les parents élèvent bien mal leurs enfants. Il est temps qu’ils aillent à l’école et que l’État institue le permis de procréer. Mais si l’homme n’a plus ni père ni mère, pourra-t-il naître et surtout grandir ? Au moins à l’Ouest développé, la famille est en crise et le mariage d’amour y conduit plus sûrement au divorce que le mariage d’intérêt d’hier. Ceci pour deux raisons. L’individu que l’Église et l’État subordonnaient à la famille s’émancipe : époux, femmes et enfants revendiquent leur liberté. Et leur esprit s’éveille à la critique qu’autorise la société. Or la famille, à la différence de ces entités supérieures : l’Église, l’État et le Parti, est le terrain quotidien de la vérité. C’est pour cela qu’il n’est que des familles imparfaites. Qui n’y aura pas trouvé le meilleur et le pire ? D’autant qu’il n’y a pas la famille comme le socialisme ou la France, etc., seulement les familles.

Mais la famille est en crise pour une tout autre raison. Jusqu’ici base de la société, elle est ébranlée par une autre dont le changement (n’importe lequel) est le principe. Sans arrêt la mobilité sociale, l’accélération du temps qui sépare les générations éloignent les enfants des parents : même les bébés quittent le sein de leur mère pour téter celui de la télé. Surtout la Science, l’Économie et l’État tendent à contrôler les désordres de cette ultime réserve naturelle. « Familles je vous hais ! » crie l’adolescence ou le vieux monsieur qui aime la chair fraîche. Et aussi le Léviathan qui fait dénoncer les pères par les fils. Tant que ses futurs soldats et travailleurs se fabriqueront et se nourriront à la main, il subventionne la petite entreprise. Mais il s’en méfie et se charge de plus en plus de l’éducation et des loisirs de la jeunesse. Demain, élevée en internat (en attendant la couveuse), elle n’aura plus qu’un père et une mère : l’État-nation.

Questions

Peut-on réduire le sexe à la reproduction ou au seul plaisir sans porter atteinte à l’intégrité et à la liberté de la personne ? Entre les deux une écologie humaine peut-elle ouvrir une voie tenant compte à la fois de la nature et de la liberté ? La préservation de la terre menacée par l’explosion démographique, le souci du bonheur des parents et des enfants imposent un contrôle des naissances – technique douce et non dure comme l’avortement – qui défie le « croissez et multipliez » de la nature. Sera-t-il le fait de l’individu ou de l’État, passé comme en Chine ou aux Indes de la conception à la contraception obligatoire ?

Peut-il y avoir amour incarné hors du mariage d’un homme et d’une femme ? Avec ou sans label : on s’étonne que cette production « bio » de bébés ne soit pas contrôlée par l’Inra (2). Peut-il y avoir apprentissage d’une liberté, rencontre du prochain hors du terrain de vérité de la famille ? La défense sans illusions de la plus petite et de la plus naturelle des sociétés sera-t-elle l’affaire des écolos ? La famille n’a pas la pureté des utopies parce qu’elle existe ; mais sur ce pré carré, quelque peu étroit et boueux, un homme et une femme ont encore leur chance – donc d’échec. Et il arrive qu’ils y cueillent une fleur du paradis. Où pourrait faire ses preuves celui qui prétend s’occuper du bonheur d’autrui ? Comment dépasser l’horizon de la famille sans sortir de la sienne ? Sans port d’attache comment se risquer au large ? Comment s’arracher une seconde fois au sein de sa mère pour fonder la sienne ? Sans famille comment naître et devenir un homme ? Chacun n’a qu’une vie pour répondre.

Notes

1. Le français, latin phallo, ne dispose pas du Mensch allemand pour désigner l’homme complet.

2. Institut national de reproduction améliorée, future branche de l’autre Inra.

Combat nature, n° 55, mars-avril 1983.
Réédité dans La nature du combat, L’Échappée, 2021.

Une réflexion sur “« Sexualité et famille »

  1. Debra

    Un beau billet qui suscite énormément de questions pour moi à l’heure actuelle.
    En ce moment je regarde une « petite » série coréenne sur Netflix. Les Coréens sont souvent doués pour les beaux drames costumés avec de jeunes héros, au masculin et au féminin, un rapport entre les générations qui est vivant, et pas un pugilat écervelé permanent.
    Ces dernières années, mon regard s’aiguise pour voir ce qui sépare… Occident et Orient, modernité et tradition, depuis des lustres maintenant : le mariage arrangé, souvent par les parents…C’est un sujet incandescent dans ces séries.
    Vous vous souvenez des « comédies » de Molière, ces préfigurations du déchaînement des passions dans la Révolution française ? Cette revendication de la liberté de la jeunesse pour CHOISIR ses partenaires sur la base d’une émotion amoureuse… fugace, opposée à « l’intérêt » des vieux ringards, forcément. La.. « grâce » (et le choix…) opposés à « l’intérêt »… (Maintenant que nous avons…progressé sur ce terrain, nous avons d’autres champs de bataille pour faire entendre le clivage « grâce » et « intérêt », des terrains comme le « choix » du sexe biologique pour l’individu, proposé par « amour » de la « liberté »… ((oui, je mets tout cela entre guillemets, car je n’y crois point)) )
    En y réfléchissant, je me dis qu’il devait y avoir, qu’il doit y avoir… des circonstances où les jeunes personnes concernées peuvent trouver leur compte dans la durée dans un mariage arrangé par les parents, un mariage…contracté ? dans le souci des sentiments, des intérêts ? des désirs, même ? d’un enfant. Que ces mariages ont autant de chance ? de durer, dans le respect de tous les intéressés, que des mariages qui sont fondés sur le choix des jeunes, et leur sentiment amoureux forcément fugace.
    C’est une chose d’aimer, autre chose d’aimer dans la durée, et fonder une famille sur cet amour. Un peu de bon sens devrait nous permettre de comprendre cela, si nous n’avons pas trop d’étoiles idéologiques dans les yeux…
    Je me dis également que ces mariages arrangés, dans le meilleur des cas ? maintiennent un lien entre les générations qui fait profiter la jeunesse de l’expérience des anciens, et que ce n’est pas forcément mauvais, SI, en tant que parent on peut tenir compte de… l’intérêt et des sentiments de ses enfants.
    Certes… le mariage arrangé a du donner lieu à quantité d’abus qui ont fait sortir des étoiles de nos yeux pour le mariage (et la famille ?). Mais… le mariage par amour, une relation approfondie dans le temps ne nous met guère les étoiles dans les yeux non plus en ce moment où nous proclamons…. la fugacité du désir et des sentiments (qui ont toujours été fugaces, et n’ont jamais cessé de l’être…), et le droit de pouvoir s’en choisir un autre. Au suivant !
    Comme j’ai réalisé il y a un certain temps, notre grande désaffection pour le mariage, la multiplication des divorces, l’effondrement de la natalité, surtout dans les classes sociales privilégiées, les tensions entre les membres de la famille, et les générations ont été de règle dans la Rome en crise à partir de 100 avant Jésus Christ. Cette situation a duré longtemps, dans ce qu’on appelle l’empire, jusqu’à ce qu’en Occident, l’Eglise parvienne à redorer le blason du mariage… et la (sainte ?) famille…

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