Citations, 107

La bagnole a envahi Paris, enfoui sous la tôle, chloroformé par le bruit et l’éther de l’essence. Et demain l’invasion victorieuse exigera qu’il soit détruit. Comme il se doit – à commencer par les bords de la Seine –, les arbres seront coupés et les murs rasés ; et pour les empêcher de repousser, le vainqueur y sèmera du sel, ou plutôt du naphte. Quant aux naturels du pays, c’est-à-dire ses hommes, ils seront chassés de la terre, refoulés dans le sous-sol, ou suspendus dans le ciel à la cime de quelque tour. À moins que les derniers Indiens ne soient parqués dans des parcs, dernière île, ultime Eden à jamais isolé dans un Pacifique d’autos. Et l’archéologue un jour s’interrogera sur ce mot dépourvu de sens : boulevard. Pourquoi le citadin y flânerait-il ? Il ne s’y entend plus ; un océan déferle, dont le grondement noie palais et paroles. Et l’homme ignorant l’homme va droit devant lui, muet, telle la machine, ou bien à tout jamais isolé dans son atome d’acier. La place, l’agora où s’élaborait l’opinion, n’est plus qu’un cyclone de moteurs que domine encore le dernier citoyen : le flic. Paris n’est plus ; ce n’est pas Hitler mais Renault qui l’a détruit.

Bernard Charbonneau, L’Hommauto.
Denoël, 1967, rééd. 2003

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