Jean Bernard-Maugiron, « Deux libertaires gascons. Bernard Charbonneau et Jacques Ellul. »

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Jean Bernard-Maugiron

Deux libertaires gascons.
Bernard Charbonneau et Jacques Ellul.

Entretien avec Le Comptoir,
novembre 2017

Vous avez sorti il y a quelques mois un livre de présentation de Bernard Charbonneau et de Jacques Ellul. Pourquoi cette démarche ?

Cela fait bien longtemps que je me sens proche des idées qu’ont défendues leur vie durant Jacques Ellul et Bernard Charbonneau, même si je n’ai vraiment découvert ce dernier qu’il y a une quinzaine d’années, à l’occasion de la réédition du Jardin de Babylone par les éditions de L’Encyclopédie des Nuisances. J’aime particulièrement chez eux l’expression d’une spiritualité libertaire réellement incarnée, qui manque à mon goût chez bien d’autres penseurs soi-disant radicaux. Et quand on aime, on a envie de partager. 

J’ai donc accepté l’amicale sollicitation des Grenoblois de Pièces et main-d’œuvre qui, connaissant ma promiscuité, tant géographique qu’intellectuelle, avec ces deux penseurs natifs de Bordeaux, m’ont proposé ce travail. Dans le cahier des charges, il s’agissait de dresser un état des lieux du saccage en cours – écologique, social et culturel – dans cette ville que ses nouveaux maîtres ont vendue au tourisme de masse et à la technocratie, à la manière d’Ellul et de Charbonneau telle que la décrivait celui-ci : « On n’appliquait pas des principes philosophiques à un monde inférieur, on partait du monde concret, et de là on s’élevait à une réflexion plus générale. » C’est ainsi que l’on peut se garder des idéologies, en remontant à la racine des choses (c’est ça, être « radical »), en partant de là où l’on est, de là où l’on vit et de ce qu’on ressent personnellement pour s’élever par paliers vers une vision plus ordonnée du monde, en synthétisant quelques idées qui permettent de s’engager dans l’action. Il s’agissait donc d’écrire un texte qui suivrait la recommandation d’Ellul : « Agir localement, penser globalement », et parlerait des luttes de terrain, perdues (contre le « golf immobilier » de Villenave-d’Ornon par exemple), gagnées (comme celle contre le terminal méthanier de la pointe de Grave) ou en suspens (comme celle contre la LGV Bordeaux-Toulouse). Et qui présenterait bien sûr ces deux pionniers de l’écologie radicale à travers leur vie, leur œuvre et leurs engagements, à des lecteurs qui n’ont pas forcément entendu parler d’eux. Ce devait être un long article ; l’abondance de la matière a fait que la forme livre s’est finalement imposée (1).

Depuis quelques années, ces deux auteurs connaissent un regain d’intérêt. À quoi l’attribuez-vous ?

Jacques Ellul, qui a toujours reconnu sa dette envers Bernard Charbonneau (« un des rares hommes de génie de ce temps […], sans qui je n’aurais pas fait grand-chose et en tout cas rien découvert »), a bénéficié assez vite (dès La Technique ou l’enjeu du siècle, en 1954, qu’Aldous Huxley, enthousiaste, fit aussitôt traduire aux États-Unis) d’une reconnaissance qui fut refusée à son ami, lequel en a longtemps souffert. En ce qui concerne Bernard Charbonneau, le « regain d’intérêt » est donc tout relatif, mais il est perceptible, en particulier grâce aux maisons qui ont édité ou réédité certains de ses livres majeurs (Le Système et le Chaos par Le Sang de la terre, Le Feu vert par Parangon/VS, Le Changement par Le Pas de côté, etc.). Mais il reste encore quelques inédits à faire découvrir. L’éditeur Thomas Bourdier, que vous avez interviewé récemment (2), vient par exemple de publier un très beau texte de Bernard Charbonneau écrit en 1960, L’Homme en son temps et en son lieu. Je prends ma part à ce travail d’exhumation et de redécouverte, en particulier avec le blog La Grande Mue, qui lui est entièrement consacré (3). 

Autant ces deux penseurs technocritiques étaient ignorés à l’époque des prétendues « Trente Glorieuses », autant on se rend compte aujourd’hui de la dimension prophétique de la plupart de leurs analyses et mises en garde. Parce qu’il est désormais impossible d’ignorer les désastres causés par la civilisation industrielle, la réflexion s’impose sur les causes et les conséquences de l’effondrement en cours. D’autres auteurs majeurs comme Ivan Illich, Günther Anders ou Lewis Mumford réapparaissent dans les librairies et les débats. Et surtout, après plus de deux décennies d’hébétude ou de collaboration, on voit de nouvelles générations s’engager dans des combats locaux, resurgir ici et là des mouvements de résistance (luddites ou faucheurs volontaires, collectifs d’opposants à tel projet d’extraction, d’enfouissement ou d’aménagement), souvent portés par le mouvement des ZAD déclenché par l’occupation de Notre-Dame-des-Landes (« Notre-Flamme-des-Landes », comme disait le regretté Mezioud Ouldamer). Même si ces contestations peuvent paraître dérisoires vu l’ampleur de la catastrophe en cours, elles montrent que les idées d’Ellul et de Charbonneau ont quitté l’université et sont revenues sur le terrain. Dans la presse, des revues comme la vôtre ou Limite, La Décroissance, des sites comme Palim Psao, Le Partage, Technologos, etc. participent à la redécouverte de l’œuvre de ces deux précurseurs ; la réédition récente de leurs textes de jeunesse nous permet d’accéder à ces splendides écrits fondateurs que sont les Directives pour un mouvement personnaliste (1935) ou Le Sentiment de la nature, force révolutionnaire (1937) (4), à offrir à tous les adolescents pour tenter de les libérer de leurs écrans.

Charbonneau est souvent associé à Ellul. À part la foi – Ellul l’ayant, mais pas son compère –, qu’est-ce qui distingue leurs pensées ?

La question de la foi constitua effectivement le seul sujet de dispute entre les deux amis. Comme le rapportait Ellul, qui se convertit au protestantisme à l’âge de dix-huit ans :

« Nous avons vécu à la fois dans une très grande proximité d’idées et dans une perpétuelle confrontation ; car il était non chrétien et même assez violemment antichrétien. Ce qu’il ne supporte pas chez les chrétiens, c’est d’avoir trahi, en tout, ce que Jésus a porté sur la terre. Ainsi, à chaque rencontre, j’ai eu à subir le procès des chrétiens. » 

S’ils étaient « unis par une pensée commune », comme l’a dit Bernard Charbonneau en prononçant l’éloge funèbre de Jacques Ellul, et habités par les mêmes questionnements (la liberté, la technique, l’État, la propagande…), ils eurent des parcours très différents, et ce dès l’enfance : Ellul était le fils unique d’un aristocrate déchu, il donnait tous les soirs des cours particuliers pour aider ses parents, tandis que Charbonneau, dernier d’une fratrie de quatre enfants, tapait dans le tiroir-caisse de la pharmacie paternelle pour partir en virée avec ses copains. Le premier était un bourreau de travail, fort en thème, le second un cancre indécrottable qui s’y reprit à trois fois pour décrocher son bachot.

Ellul fut un brillant professeur à l’université de Bordeaux (droit et sciences politiques), Charbonneau, agrégé d’histoire et de géographie, préféra se retirer au pied des Pyrénées et enseigner à de futurs instituteurs à l’école normale de Lescar, près de Pau, où il put se livrer à deux de ses passions, la pêche et la montagne.

Pendant la guerre, ils prennent des attitudes opposées : Ellul s’engage dans la Résistance (il est reconnu « Juste parmi les nations »), tandis que Charbonneau se consacre entièrement à l’écriture d’une somme d’un millier de pages, Par la force des choses, dont il tirera plusieurs de ses livres majeurs. En revanche, c’est Charbonneau qui, dès sa retraite en 1970, entraîne son ami dans l’action. Ils animent le Comité de défense de la côte aquitaine, qui parvient à contrecarrer les projets délirants des industriels du tourisme, et participent à de nombreuses luttes sur le terrain.

En ce qui concerne leurs travaux, Charbonneau proposa à Ellul une répartition des tâches : à son ami la question de la technique, lui-même se réservant celle de l’État. « Nous nous sommes réparti le travail ainsi. Nous avions une telle communion de pensée que tout ce qu’il pouvait dire sur l’État j’aurais pu le dire, et réciproquement », écrira Ellul. Par la suite, chacun traitera de nombreux autres thèmes dans chaque nouvel ouvrage (une vingtaine pour Charbonneau, une soixantaine pour Ellul). À sa trilogie sur la technique, Ellul en ajoutera une autre sur la révolution, et un maître livre sur la propagande, salué par Guy Debord. Bernard Charbonneau s’interrogera toute sa vie sur l’expérience de la liberté et creusera les questions de la science et du développement. Il participera dès le début à l’aventure de La Gueule ouverte, aux côtés de Pierre Fournier, pendant que Jacques Ellul essaiera en vain de propager un « christianisme révolutionnaire » dans l’Église réformée.

Mais, tout au long de leur vie, ces deux amis ont été en dialogue, physiquement ou par l’intermédiaire de leurs écrits, le livre de l’un répondant souvent au livre de l’autre. Plus que leur pensée, ce sont donc leur style et leur caractère qui diffèrent. En parallèle à son impressionnante œuvre théologique, Ellul développe une pensée plus théorique, centrée sur le concept de technique, quand Charbonneau s’attache à une approche sensible, souvent poétique, du monde. C’est un « homme de plaisir », lyrique et transporté. Ellul, plus sobre et austère, est un « homme de devoir », qui se décrit avec humour comme « une vraie machine intellectuelle », son ami ajoutant : « C’est un monstre de culture qui lit par vice, comme moi je pêche par vice ou je cultive le jardin. »

En les qualifiant de « libertaires gascons », n’évacuez-vous pas leur spiritualité héritée du personnalisme ?

Comme vous le relevez, l’expression « libertaires gascons » que j’ai employée en sous-titre est une référence explicite aux « personnalistes gascons » de Christian Roy, dans son texte « Entre pensée et nature : le personnalisme gascon » (5), qui s’ouvre par un extrait d’une lettre de Bernard Charbonneau à Emmanuel Mounier, fondateur du personnalisme.

« Je verrais volontiers dans le personnalisme un effort pour redonner à la vie son unité […], [or] je ne crois pas qu’elle puisse être trouvée dans le plus parfait des systèmes, mais dans une force vivante capable d’apporter la même lumière dans tous les domaines […]. Pour l’instant le mien [est] le problème de la nature – c’est-à-dire de la rupture du lien qui unit l’individu au cosmos. Ce qui signifie citadins, paysans, maisonnette de banlieue et autobus pour le marché, Giono et boy-scouts, coopératives et cités-jardins ; beaucoup de choses, mais vues en fonction d’une expérience qui est, elle, unique : le miracle de la personne, le fait que ce qu’elle est nul ne peut l’être à sa place. Pourquoi n’essayerions-nous pas de prononcer avec une naïveté totale ce mot aujourd’hui éculé : la Liberté ? »

Je pense que leur spiritualité libertaire est la clé de leur œuvre et qu’elle n’est en rien héritée du personnalisme. Elle a des racines bien plus profondes, chez l’un comme chez l’autre, qui plongent dans une commune expérience du tragique de la liberté, un rapport charnel autant qu’intellectuel à la nature, la fréquentation assidue des grands auteurs, une lecture révolutionnaire des Écritures. Finalement, les relations de Bernard Charbonneau et Jacques Ellul avec le courant personnaliste furent assez brèves, de 1933 à 1937, et plutôt réservées. Dans leur jeunesse, ils se sont un temps ralliés aux groupes Esprit d’Emmanuel Mounier, tout en restant en contact étroit avec L’Ordre nouveau d’Alexandre Marc, Arnaud Dandieu et Denis de Rougemont, qui eux appelaient à l’action et à la révolution. Théoriquement, le personnalisme, qui se voulait une troisième voie entre libéralisme et communisme, privilégiait la « personne », « chair et âme », contre « l’individu », petit-bourgeois aliéné. Mais, dans un ouvrage encore inédit, Quatre témoins de la liberté : Rousseau, Montaigne, Berdiaev, Dostoïevski, Charbonneau réfute cette opposition :

« Humainement peut-on distinguer, à plus forte raison opposer, la personne à l’individu ? Si l’on donne la priorité au sujet, comme le fait Berdiaev, c’est impossible. Nier l’individu c’est nier la personne. Difficile d’opposer la personnalité à l’individualité. […] À la différence de celui de Berdiaev, le personnalisme répandu dans certains milieux chrétiens et catholiques n’est qu’une réplique polémique à l’individualisme bourgeois et laïque de l’époque. En se définissant contre lui, à partir de lui, ce personnalisme dégénère en demi-vérité. »

Fin 1937, la rupture avec Esprit est consommée. Comme l’explique Ellul : « Nous avions échoué à faire d’Esprit autre chose qu’une simple revue d’intellectuels. On voulait créer un vrai mouvement révolutionnaire sur la base de petits groupes d’une quinzaine de personnes, fédérés entre eux et agissant concrètement au plan local selon la formule : “Penser globalement, agir localement”. »

Parti avec de bonnes intentions mais sur de mauvaises bases, le personnalisme fut en définitive un mouvement fumeux et confus, qui donna autant de fonctionnaires à l’administration de Pétain que de résistants (ce furent parfois les mêmes). Comme l’écrit Christian Roy, « bien d’autres personnalistes et apparentés se retrouveront dans les nouvelles institutions du régime de Vichy, qui sont souvent à l’origine des structures technocratiques de l’État français telles qu’elles se sont développées depuis la guerre ». Son versant théologique fut représenté par Teilhard de Chardin, « prophète d’un âge totalitaire » selon Bernard Charbonneau (qui lui consacra une longue étude) et considéré comme un des précurseurs du transhumanisme. Quant à Emmanuel Mounier, il publia en 1948 La Petite Peur du XXe siècle, un pamphlet technophile qui visait directement nos ex-« personnalistes gascons ». C’est bien parce qu’ils ont attribué leur vie durant une valeur plus élevée à l’exigence de liberté qu’au fallacieux concept de personne que j’ai préféré les qualifier de « libertaires gascons ». Car s’il y a une transcendance, je pense qu’elle réside dans ce mystère de la liberté, ce don superflu autant qu’inutile à l’espèce humaine. Même si, comme disait Charbonneau, « l’homme est un animal social qui rêve d’une liberté qu’il ne supporte pas ».

« Aujourd’hui, toute doctrine qui se refuse à envisager les conséquences du progrès, soit qu’elle proclame ce genre de problèmes secondaires (idéologie de droite), soit qu’elle le divinise (idéal de gauche), est contre-révolutionnaire », écrivent-ils dans leurs Directives pour un manifeste personnaliste. Pourquoi la critique du progrès, ainsi que de l’État, est-elle si importante pour Ellul et Charbonneau ?

Le progrès, l’État… vous aurez noté que ces deux noms qui nécessiteraient un complément (le progrès de quoi, l’État de quoi ?), ou au moins un qualificatif, sont utilisés dans un sens absolu alors qu’ils ne désignent pour le premier qu’un mouvement, lequel peut être négatif (le progrès d’une maladie), et pour le second qu’une situation, un stade ou une manière d’être. Il y a donc un abus de langage à visée sacralisante qui n’avait pas échappé à Ellul et Charbonneau : « Pour limiter l’État, la condition de base est de ne plus l’identifier à la vérité, de refuser absolument d’accorder une autorité sacrée au pouvoir politique » (Charbonneau). « Ce n’est pas la technique qui nous asservit, mais le sacré transféré à la technique » (Ellul).

La critique de l’État totalitaire et du progrès technologique (la « technique ») est en effet centrale dans l’œuvre d’Ellul et Charbonneau. La technique renforce l’État, qui lui-même renforce la technique. Or, plus la puissance apportée par la technique grandit, plus l’ordre doit être strict. L’État totalitaire n’est que la conclusion d’un processus, la technique parvenue à un tel stade de développement qu’elle saisit, contrôle et détermine tous les aspects de la vie humaine. « Pour qu’il y ait liberté, il faut la destruction radicale de l’État bureaucratique et centralisateur, le refus de toute technique de puissance, refus de la croissance économique, refus de l’expansion, refus de l’instrumentalité généralisée », écrit Ellul, qui se dit « proche des anarcho-syndicalistes de la fin du xixe siècle », mais ajoute : « Un véritable anarchiste pense qu’une société anarchiste, sans État, sans pouvoir, sans organisation, sans hiérarchie, est possible, vivable, réalisable, alors que moi, je ne le pense pas. Autrement dit, j’estime que le combat anarchiste, la lutte en direction d’une société anarchiste sont essentiels, mais que la réalisation de cette société est impossible. »

De même, pour Bernard Charbonneau, l’État totalitaire n’est que « le résidu d’une démission totale de l’esprit humain devant la force. Si celui-ci pouvait se saisir de toute la puissance, l’édifice entier tomberait aussitôt en poussière ».

« Être… libre. Celui qui lance l’appel contre l’État doit savoir toute la gravité de cet appel. Car il n’apporte pas, comme les zélateurs de l’État, le système ou la discipline qui dispense d’être. Il n’apporte que le choix dans la solitude et l’angoisse. Et son appel n’est pas si différent de celui des prophètes : réfléchis et par toi-même découvre et vis des valeurs personnelles. Ce n’est que là où commencent l’individu et le groupe vivant que recule l’État. »

Et, après avoir rédigé près de 500 pages sur la nature totalitaire de l’État, il conclut :

« L’État est notre faiblesse, non notre gloire ; voilà la seule vérité politique. Toute société où l’individu se dégage de la totalité primitive suppose un gouvernement, des lois et même une police, sans lesquels elle sombrerait dans un chaos plus écrasant que leurs contraintes. Mais l’organisation politique contient les germes du désordre auquel elle remédie, au-delà d’un certain point elle devient plus oppressive que le trouble dont elle prétend libérer. Il est impossible de supprimer l’État ; mais il est non moins nécessaire de le réduire au minimum. Le plus sûr moyen d’y arriver, c’est de le connaître, d’être à la fois conscient de la raison qui l’impose et de la détermination qu’il fait peser. Nul ne peut mesurer la vérité de l’anarchie s’il n’a mesuré la nécessité de l’État ; et seul l’esprit d’anarchie peut fonder un bon usage de l’État. »

Il en va de même pour ce « progrès » devenu une religion, avec ses prophètes, ses dogmes, ses Églises, son clergé et ses troupeaux de fidèles. C’est bien le progrès technologique en tant que mythe, culte, idéologie qu’il s’agit de critiquer, lequel n’a le plus souvent rien à voir avec le progrès social et humain. « Une révolte authentique ne peut naître que par une négation du progrès », « l’acceptation du progrès technique est aujourd’hui la cause profonde et permanente de toutes les confusions », « c’est l’idéologie du progrès qui nous tue », affirment-ils dès 1935. Deux ans plus tard, dans Le Sentiment de la nature, force révolutionnaire : « L’anarchie cadre mal avec l’idéal du progrès, car le progrès ne s’acquiert pas sans un renforcement de l’armature sociale, c’est-à-dire en fin de compte de l’État : la synthèse entre une liberté indéfiniment accrue et un confort indéfiniment accru est une utopie. »

Dès 1954, Ellul exposait ses principales critiques : Tout progrès technique se paie. Le progrès technique soulève plus de problèmes qu’il n’en résout. Les effets néfastes du progrès technique sont inséparables de ses effets favorables. Tout progrès technique comporte un grand nombre d’effets imprévisibles. Sa vie durant, il ne cessera de contester l’idée de neutralité de la technique et d’alerter sur la fuite en avant catastrophique qu’elle implique : aux graves problèmes créés par le progrès technique on n’apporte que des solutions techniques, qui elles-mêmes sont cause de graves problèmes qui, etc.

Dans leur critique du progrès technique, Ellul et Charbonneau s’attaquent aux fondements mêmes des sociétés modernes : le désir de puissance, le règne de l’économie, le culte du travail, la sacralisation de l’État, la propagande, le développement industriel, la conquête dévastatrice des espaces naturels.

Mais, je le répète, s’ils remettent en cause la sacralisation de l’État et le culte du progrès, c’est d’abord parce que ceux-ci s’opposent à leur haute conception de la liberté humaine, leur valeur cardinale : 

 « Pour nous deux, le fait essentiel c’est la liberté ! Que ce soit la liberté chrétienne pour Ellul ou la liberté personnelle et agnostique pour moi. Le grand reproche que je fais au “progrès”, c’est qu’il met en cause à la fois la nature et la liberté, et le rapport de la nature et de la liberté », affirmait Bernard Charbonneau. 

Notes

1. L’ouvrage est en téléchargement libre sur le site des Amis de Bartleby 

2. https://comptoir.org/2017/06/16/thomas-bourdier-la-vraie-subversion-des-auteurs-reside-dans-leurs-paradoxes/

3. https://lagrandemue.wordpress.com

4. https://lagrandemue.wordpress.com/2016/03/01/le-sentiment-de-la-nature-force-revolutionnaire/

5. https://lagrandemue.wordpress.com/2016/10/03/christian-roy-entre-pensee-et-nature%E2%80%89-le-personnalisme-gascon/

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