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Bernard Charbonneau
Notre table rase
(p. 7-14 et 207-209)
Au lecteur
La grande nouveauté de ce millénaire, en France et en Europe, c’est la fin de la campagne : des paysans, donc des pays et des paysages. S’agit-il de la moderniser ou de la détruire ? Malheureusement il semble bien que la société industrielle occidentale, comme sa rivale orientale, n’ait qu’un moyen de résoudre son problème agraire : liquider, au besoin par la force, l’agriculture et les agriculteurs. Le problème de la modernisation des campagnes n’est pas résolu parce qu’il n’a même pas été posé, à l’Est à cause de l’idéologie politique, à l’Ouest en raison des mythes et des intérêts qui se camouflent, comme au temps du libéralisme, sous de prétendues « lois économiques ». Dans tous les cas la question sera réglée lorsque le dernier paysan aura disparu du dernier pays transformé en combinat agricole. Mais ce sont les citadins qui paieront la note : en fruits, en jambons, en bocages et en villages. Condamnés à une ville, ou plutôt à une banlieue, dont on ne sort pas. Ils vivront sans pain, sans maison dans les frondaisons, sur leur table rase.
Quelle que soit l’opinion qu’on ait de l’actuelle mue des campagnes, un fait n’en demeure pas moins : la nouveauté et l’énormité du changement, le plus important que l’espèce humaine ait subi depuis la découverte du feu. Il n’y a pas de « problème paysan », le passage de la société « agropastorale » (en réalité il y en a mille) à la société industrielle et « urbaine » (et on n’en connaît guère jusqu’ici que deux variétés, orientale et occidentale et leurs bâtards), est le problème de notre génération. Et toute la suite dépendra de son aptitude à le résoudre. Ce qu’elle fera en ce domaine concerne le bonheur des générations à venir, peut-être même la survie de l’espèce.
Or la plus grave de toutes les révolutions : sociale, culturelle, et même biologique, écologique, s’opère pour des raisons purement économiques, ou plutôt en fonction de l’idée intéressée que la caste dirigeante d’une société se fait de l’économie. Le plan Mansholt – Vedel ou Durand – n’a même pas provoqué le débat qui s’est engagé à propos des coûts sociaux entraînés par la naissance de la première société industrielle, celle de la vapeur. Maints auteurs ont dénoncé l’exploitation du prolétariat, aucun n’a dit le drame de la liquidation des paysans. L’évacuation du village s’est opérée à la sauvette avec la bénédiction du curé et de l’instituteur : l’ère quaternaire a succédé à l’ère tertiaire, et c’est tout. Mais si le village est rayé de la carte, il n’en subsiste pas moins dans le cœur des hommes, donc dans la propagande des promoteurs qui le détruisent, comme l’arbre, l’eau, la campagne. Ainsi que d’autres biens, elle ne peut être niée qu’en son nom.
Pourquoi s’interroger ? Il va de soi qu’aujourd’hui l’exploitation familiale de polyculture n’est plus rentable, et que si la grosse industrie succède à l’artisanat agricole, là comme ailleurs les producteurs autant que les consommateurs en profiteront, du moins ceux qui resteront. Malheureusement cela n’est qu’un facteur économique d’une équation qui en comporte cent : biologiques, esthétiques, culturels et, pourquoi pas ? spirituels. Même si l’on s’en tient aux produits, les statistiques laissent échapper un élément qualitatif essentiel pour les aliments : leur goût. Comment ose-t-on identifier, au nom du kilo de porc, la viande de la bête vivant au grand air sous les chênes et celle de la larve d’usine, concentrée dans ses déjections, gavée de granulés indéfinissables, et bientôt de protéines de pétrole ? Si l’on comptabilise la saveur du jambon, les pollutions olfactives et autres, il se pourrait bien que ce soit l’élevage industriel multiplié à coups de subventions au profit de Sanders qui ne soit pas rentable. L’agriculture avait des rendements plus faibles, mais elle produisait des légumes et des fruits, du poulet, du porc, tandis que l’agrochimie n’en produit que l’apparence. Parce que la productivité augmente, les prix baissent, au moins à la production, mais ce que l’on nous vend ne vaut pas cher. L’industrialisation aveugle de l’agriculture signifie la fin des nourritures. Ou plutôt on aboutira, comme l’a annoncé le docteur Pons, sous-secrétaire d’État à l’Agriculture, à une stricte dichotomie : au peuple la quantité, la viande au pétrole en attendant le rosbif chimique, et à l’élite la qualité : les produits des fermes du parc régional.
L’économique ne fonctionne pas dans le vide comme le présuppose l’économiste, mais dans de la chair vive : du bocage et du village. Pour concentrer les terres, on rase les haies et l’on vide les fermes ; et avec le paysan, le pays s’en va : l’« environnement », puisque ce terme américain est aujourd’hui de rigueur ; car en Europe pour faire un Middle West, il faut détruire une Alsace ou une Toscane.
Des tuiles et des chênes on fait de l’ordure. Qui produit du quintal sans autre considération, produit du néant : du terrain vague. Et quand les terrasses et les murs s’écroulent, que les haies volent en cendres, partout bourgeonne la lèpre rosâtre ou rose vif de la banlieue automobile et pavillonnaire, quand ce n’est pas la rouille du bidonville. Il n’est pas de paysage sans paysans ; la campagne n’est que le tissu vivant d’une société, quand celle-ci meurt, celle-là pourrit avant de tomber en poussière. Que restera-t-il des sites les plus fameux si leurs habitants les désertent ? De la Trouée héroïque quand les terrasses des vignobles auront croulé ? De l’Ombrie si la monoculture remplace la cultura promiscua ? – Rien – de la pierraille ou du vert. Que restera-t-il de ce miracle fragile : un ruisseau bordé d’aulnes, lorsque les bulls auront arraché les arbres et l’auront rectifié ? Que deviendra ce rêve : l’orée du bois, si nulle faux ne vient raser l’herbe ? Au sortir de la ville, le citadin ne retrouvera plus que la zone ; des pistes de karting ou bien des parcs nationaux sous cellophane.
Tant bien que mal, la ville peut croire qu’elle progresse, tandis qu’à la campagne la montée du chaos crie sous le ciel qu’on l’a pillée sous prétexte de la développer. Et demain sera pire si l’obsession économique continue de régner. Tout ne se ramène pas au quintal ; la mécanisation est aussi un fait social, la fin d’un pays et de ses paysans. Que deviennent-ils ? Nul sociologue pour nous le dire. On mène l’eau, l’électricité, la route à un million de fermes, puis on les vide et on les laisse crouler : la rentabilité avant tout ! Comme les vieux bahuts, les promoteurs recueilleront un jour les dernières pour les vendre au prix fort.
Et avec les agriculteurs, ce sont des cultures, des façons de vivre et de penser, qui disparaissent. Comme les paysages, il y en avait mille, il n’y en aura plus qu’une, qui est pour l’instant dans les limbes. On croyait moderniser ; faute d’y penser on a méthodiquement pratiqué l’ethnocide, sous le couvert d’un folklore figé pour touristes. On fait l’Europe du veau de batterie, mais que sera l’Europe sans Bourgogne et sans Campanie ? La terre sans Ifugaos ou Dogons ? Une prison, si une prison c’est un endroit dont on ne sort pas.
Ce vert Tanezrouft vidé de ses paysans, on prétend le remplir de touristes. On l’équipe, on l’aménage à cette fin ; on fait venir le gaz, le bistrot, les masses, le lotissement, la police : la banlieue. Mais s’il n’y a plus de campagnes, où iront les gens des villes ? Voir la Bretagne ou sa dépouille au village-musée ? La bagnole implacable leur démontrera seulement qu’on tourne en rond dans ce tunnel d’asphalte et de ciment zébré de signes qui va de feu rouge en feu rouge. Il n’y aura plus qu’un paysage : celui, imaginaire, qui hante les écrans de la TV. Pour sortir, à défaut de Sologne, nos fils auront la drogue. Mais grâce à la croissance, notre enfer aura le chauffage central.
Il est moins cinq si l’on veut sauver ce qui reste de la campagne : avant vingt ans elle ne sera plus qu’une décharge ou un décor. Et alors prendront fin non seulement le bocage et le village, mais cette greffe des hommes et du lieu qui fait la diversité et la saveur de la terre. Ce qui est en cause, c’est l’habitat et l’habitant : le mariage de l’homme et du pays qui fait la maison, le mets, le paysage. Peut-être faut-il changer, mais alors que nous propose-t-on à la place ? Quel ersatz de vin, de gibier, de soleil ou de mer ?
Ce qui est en jeu, ce n’est pas un folklore que l’on met en bocal pour le vendre aux touristes le long des autostrades, mais l’essentiel de la vie : ses nourritures, ses plaisirs et son sens – casser la croûte, boire à la source, s’en mettre plein la vue et les poumons. Surtout, changer, sortir de son trou, qui est aujourd’hui de béton, pour aller voir ailleurs. La cause des paysans est aussi celle des gens des villes condamnés sans campagne à périr peut-être d’étouffement et sûrement d’ennui. Si l’on n’en préserve qu’un coin, il faudra faire la queue au tourniquet. Il est vrai que les riches auront toujours leur Deauville à quelques heures d’avion. C’est aux citadins de rappeler aux gens de finance et de pouvoir que la grande aventure du millénaire : le passage de la société agropastorale à ce qui suivra, ne se ramène pas à un simple calcul de rendement à l’hectare. Si l’on évalue les gains et les coûts, que l’on tienne au moins compte de tous. C’est-à-dire : a) de la saveur des produits de la terre – b) de l’entretien de « l’environnement » et de la variété des ethnies et des cultures rurales.
S’il y a vraiment progrès, enrichissement de la vie, c’est moins le rendement à l’hectare que la qualité et la diversité des pays, de leurs fruits, de leurs paysages et de leurs mœurs, qui augmentera. Pourquoi le progrès (?) agricole serait-il forcément celui de la monoculture ? C’est la machine et ses fabricants qui l’imposent, et non l’homme. S’il en est le maître, il le démontrera en faisant l’Europe des paysans, et non celle de la gelée au mazout. Ainsi les peuples auraient pour parc le seul qui soit assez vaste pour qu’ils puissent y vivre joyeux en liberté : l’Italie, la France…
Mais pas de crime parfait sans le couvert de l’hypocrisie. Le jour où le ravage de « l’environnement » est devenu évident, il fallait que sa protection soit prise en charge par ceux qui le détruisent. La société qui dévastait jusqu’ici sans remords la nature et la campagne s’avise des effets de son action. Il lui faut bien en tenir compte si elle veut continuer de produire et de détruire. Elle prend les devants, s’indigne de la pollution qu’elle entretient et crée des ministères de l’Environnement. Qui dénonce son pillage par l’obsession de la production et réclame une limitation de la croissance industrielle ? Le prête-nom de la liquidation des campagnes d’Europe : M. Mansholt. Ceci, il le découvre en 1972 en lisant le rapport du MIT au Club de Rome. Sans doute cet homme pressé, occupé à survoler l’Europe, n’avait-il pas eu l’occasion de jeter un regard sur les effets de son fameux plan, qu’il avait partout sous les yeux. Il révèle aujourd’hui les méfaits du DDT, du rendement à tout prix ; à qui les doit-on ? Que M. Mansholt nous parle plutôt du plan Mansholt, du vrai, de celui qui est en train de dévorer les dernières campagnes et les derniers paysans. S’il est sincère, qu’il proclame son erreur et use de ce qui lui reste d’autorité pour adjurer les milieux agricoles de renoncer aux méthodes qu’il leur a imposées.
Les paysans et les paysages seront-ils sauvés par ceux qui les détruisent : technocrates, industriels ou politiciens ? J’en doute, car ce n’est pas la nature ou l’homme qu’ils défendent, mais leur pouvoir. La défense de l’« environnement » telle qu’ils la pratiquent ne peut être qu’un rideau de fumée verbale ou l’occasion d’un raffinement du contrôle technocratique et politique. Qu’importe à M. Mansholt et à tous ses pareils ! Ils resteront présidents ; c’est le seul point sur lequel ils n’ont jamais varié.
La défense de « l’environnement » ne sera pas l’œuvre de la caste dirigeante de la société qui le détruit, mais celle des environnés eux-mêmes : de vous, de moi. Si j’en parle, ce n’est pas pour avoir lu un rapport ou consulté quelque oracle mécanique. Ces nourritures, ces paysages, je les connais parce que j’en vis, et de leur ruine je meurs. Je ne parlerai pas de la campagne en économiste ou en agronome, car je n’ai qu’à jeter un coup d’œil par la fenêtre pour juger des fruits de leur science. Je n’ai pas connu le plan Mansholt dans les statistiques du Monde, mais parce qu’il est venu me trouver jusque devant ma porte et dans mon assiette. Je n’en parlerai donc pas en spécialiste, même pas de l’écologie ; j’userai moins du langage des chiffres que de la parole qui depuis toujours tente de dire les travaux et les jours de la terre. Je m’en tiendrai au gros des faits ; on ne discute pas sur des dixièmes quand on liquide 80 % des paysans d’Europe.
J’ajouterai que si j’ouvre, et tente de faire ouvrir les yeux, sur tant de ruines, c’est parce que je pense que le phénomène n’a rien de fatal. Je ne suis pas un paysan de l’ère industrielle qui camoufle au nom du progrès son sentiment d’être écrasé par l’avalanche économique et technique, je suis un citadin, dégagé de sa glèbe d’asphalte pour retourner à la terre. C’est pourquoi en dépit de tout, je crois à la liberté de l’homme et à son pouvoir d’infléchir le destin, surtout quand il s’agit d’un destin économique et sociologique. Et c’est pourquoi, bourgeois des collines, je parle pour les paysans qui se taisent, et j’en appelle à la jeunesse des villes. Car c’est elle qui cueillera les fruits de l’arbre que la génération de Mansholt, qui fut celle d’Hitler et de Staline, aura planté. Les statistiques mentent, elle est libre. Qu’à son tour elle fasse d’une jungle une campagne.
Postface de dernière heure
Agrochimie, agriculture et crise de l’énergie.
Ce livre fut écrit en 1970-1971 alors qu’en dépit du rapport du MIT rien ne semblait mettre en cause le développement, notamment celui de l’agrochimie. Depuis, la flambée des prix des matières premières et de l’énergie a dévoilé l’absurdité de la croissance exponentielle. La raréfaction et la hausse accélérée des hydrocarbures ne font que confirmer les idées défendues dans ce livre en leur donnant tout le poids de la nécessité. Mais l’auteur qui a la vocation des pensées inactuelles se voit frustré par l’évidence. Le système agrochimique qui était un crime contre la nature et l’homme risque bientôt d’apparaître comme une faute que les experts même qui l’ont commise commencent à dénoncer. En effet il est essentiellement basé sur le pétrole qui n’alimente pas seulement les machines et sert en partie à les fabriquer, mais qui est la base des innombrables produits chimiques et qui assure la climatisation des élevages et une partie de leur alimentation. Et même celle des hommes ; il est vrai qu’au train où vont les prix, les protéines de pétrole risquent de devenir le caviar du pauvre. Déjà menacés par la hausse des granulés, sans fuel pour chauffer ou réfrigérer les tunnels en été, que va devenir l’élevage en batterie ? Qu’importe, on continuera de le subventionner en interdisant au besoin aux particuliers de se chauffer : l’industrialisation avant tout ! Mais un beau jour on s’apercevra qu’on a détruit la France, rasée et tailladée d’autoroutes, pour rien.
En revanche, le seul moyen de surmonter une crise, définitive ou passagère, de l’énergie c’est l’agriculture et la campagne. Seules en effet elles peuvent assurer le respect de la terre en utilisant des ressources locales. Seuls l’assolement, l’association de la polyculture et de l’élevage permettront de maintenir une production élevée sans employer d’engrais et de produits chimiques tout en conservant les sols. Il faudra bien des espèces robustes et une production diversifiée si l’on utilise moins les pesticides, et du bois pour se chauffer ou remplacer les plastiques fabriqués à partir des hydrocarbures. Et l’on regrettera alors les accumulations de branches que les divers engins à pétrole auront laissées pourrir. Quoi donc, sinon l’agriculture permettra de nourrir la population que la concentration industrielle aura accumulée dans les villes ? Et quelle autre activité pourrait fournir autant d’emplois aux chômeurs de l’industrie ? Là où la Raubwirtschaft de l’agrochimie n’aura pas tout détruit, la campagne pourra jouer le rôle de volant et de réserve en cas de crise qu’elle a déjà joué dans la guerre. Elle nous sauve aujourd’hui de la fadeur et de la monotonie, elle pourrait bien nous sauver de la disette. Si une crise relative de l’énergie nous oblige à peser les coûts de l’industrialisation de l’agriculture et des campagnes avant qu’il ne soit trop tard, elle aura été bénéfique.
Denoël, 1974 (épuisé)