Version imprimable de la Chronique du terrain vague, 21
Bernard Charbonneau
Chronique du terrain vague, 21
(La Gueule ouverte n° 60, juillet 1975)
Une gueule de momie
(celle de la France rentable, même munie
de postiches par les figaros paysagistes
de l’Office national des forêts).
Aujourd’hui, placés sous les projecteurs d’une enquête et d’une administration permanente, nous cherchons l’ombre qui se fait rare. Qui sait ? Peut-être que planqués là dans le noir, la science, la morale, l’école et l’armée : la société, vont nous oublier. Ah ! Revenir à la nature, se perdre dans la forêt originelle ! Mais il ne faut pas s’y tromper, habiter à l’ombre du frêne source Ygdrasil (qui est arbre de mort autant que de vie ne l’oublions pas) ce n’est pas drôle tous les jours. C’est noir, c’est humide, et ça grouille de grosses et de petites bêtes. L’homme lui aussi a besoin de soleil et Ygdrasil nous le pompe tout entier ; d’où le besoin pour l’anthrope de faire son trou dans la charpe verte. Mais au début Ygdrasil étant tout-puissant, il faut le faire en douce en usant de maintes politesses rituelles destinées à le tromper et à se duper soi-même. Le rapport traditionnel de l’homme et de la nature tel qu’il survivait encore chez les derniers paysans est un mélange de respect plus ou moins superstitieux et d’hostilité. Nous nous sommes mis à l’aimer, la nature, dans la mesure où nous l’avons profanée et maîtrisée.
Dans son combat contre l’arbre, l’homme a disposé d’un allié puissant : le feu. Dans bien des pays l’écobuage combiné avec l’élevage a rasé la forêt, et en Chine, même sans troupeaux, deux millénaires d’action humaine en ont fait un pays de collines nues que l’on commence tout juste à reboiser, émergeant des plaines cultivées. Mais il a fallu vingt siècles. En Occident le christianisme a poussé aux défrichements pour des raisons religieuses. La divinité se résumant en Dieu, l’arbre Ygdrasil ne fut plus que de l’arbre sur lequel fut crucifié le Fils de l’Homme, et non de ce bois dont on taille les idoles ! Et du coup, l’homme créé à l’image du Père devint le maître d’une nature jugée imparfaite et pécheresse. De là le droit et le devoir de la rectifier. De pieux missionnaires s’activèrent à chasser sylvains et dryades des forêts où il ne fut plus sacrilège de porter le fer. Mais à voir l’état des forêts du Moyen-Orient et de l’Asie mineure, il semble qu’Allah, dieu du désert, ait détesté l’Arbre autant que Jaweh.
Là où l’homme multiplie et développe ses moyens, l’arbre, la nature, reculent. Mais entre ces deux vieux adversaires les rapports ne sont pas à sens unique, et en même temps un équilibre tendait à s’établir là même où l’arbre était vaincu. En Europe, notamment en France, l’État, ayant besoin de bois d’œuvre, interdisait les coupes portées à trois cents ans et faisait entretenir les futaies afin de favoriser leur poussée. L’ONF n’a pas tort de dire que nos forêts sont l’œuvre de l’homme – mais cette œuvre c’était jusqu’ici la futaie, pas la coupe rase avec pins de Douglas. Par ailleurs, la première révolution agricole étendait le réseau du bocage et du pré bois favorable à l’élevage jusque dans les campagnes. Et autant que la médiocrité des moyens, toutes sortes de coutumes paysannes interdisaient de détruire les arbres des berges on des chemins.
En Europe où la foi chrétienne et l’industrie avaient rompu le lien entre l’homme et la nature, le besoin de le rétablir poussait à reboiser. La République plantait partout des arbres de la liberté, et Napoléon III (ou plutôt l’ingénieur Chambrelent) créait la pignada landaise, qui est une forêt naturelle ressuscitée dans un milieu particulièrement favorable autant qu’une forêt artificielle. Plus tard les forestiers de la Troisième entreprirent de reboiser l’Aigoual et le Briançonnais dévasté par les chèvres et l’érosion. Mais la guerre totale faite par l’homme à l’homme allait se continuer dans une guerre totale faite par l’homme à la nature aux fins de production, c’est-à-dire de pillage. Et la Conservation des eaux et forêts devint l’Office national des forêts – ou plutôt du bois.
Le signe de la grande mue en train depuis 1945 c’est la fin de l’Arbre, que l’on peut voir partout. Car les actions les plus diverses convergent : coupes rases de l’ONF. défrichements pour le maïs, arasement des berges et des haies par le remembrement, abattage des platanes des routes, décapage aux fins de VVF, d’usine ou d’autoroute, plan d’eau on plan d’asphalte pour aérodrome, plan de ciment pour base de fusées, etc. Partout ronflent les tronçonneuses et les camions chargés de grumes de feuillus (nous nous sommes engagés à augmenter l’exportation de ces bois vers l’Espagne qui en a fini avec les siens, ils nous reviendront sous forme de tables à l’espagnole). La Production dévore l’espace, et ce qu’elle dévore tout d’abord c’est le meilleur : le sol et le couvert végétal qu’elle arrache à grands coups de griffes, mettant à nu le roc ou l’argile stérile où elle plantera çà et là quelques avortons bleus ou rouges. Et voici un espace vert de plus pour les statistiques de l’ONF, qui vous démontrera qu’il y a de plus en plus d’arbres en France. Vous pouvez être sûr que l’énorme trou que vous venez de découvrir dans la forêt de Mixe est classé espace forestier. Quant au bocage ou à la lande arborée ce n’était pas de la forêt.
Si l’arbre est un symbole, celui de notre temps pourrait bien être le chêne abattu, réduit en grumes, ou découpé en rondelles uniquement pour l’amour de l’art. La Culture (choisissez dans le catalogue Truffaud le feu rouge ou jaune que vous accrocherez an cul du paysage) a vaincu la nature. Et ceci pour maintes raisons, qui sont à la fois techniques, économiques, politiques et sociales. La première est tout con, si l’on abat les arbres c’est que la dernière guerre a fabriqué les machines qui nous permettent de le faire. La société technique vous rend impuissant ? Achetez-vous la pépée mécanique qui vous fera bander (cf. la réclame pour les tronçonneuses Still et Iseki), appuyez sur la gâchette, et voici à bas ce siècle qui vous narguait. Et quand on peut abattre un chêne en cinq minutes, on ne va pas s’emmerder des heures à débiter les branches en bûches et en fagots maintenant qu’on a le mazout, non ? Elles n’ont qu’à rester là. C’est comme pour l’élagage des platanes, pourquoi élaguer tour à tour les maîtresses branches quand on peut le tronçonner d’un pet à deux mètres de haut ? La fois d’après il n’y aura plus qu’à se débarrasser de ce moignon. Et puis il y a aussi le bull : le Pouvoir au front de taureau, qui rend con. Oh ! Hisse ! Un petit effort (si l’on peut dire quand on a le cul vissé au siège), et voici le chêne qui dégringole. On a les moyens (de quoi au juste ?) mais pas l’idée, la mécanique est trop puissante, et surtout trop rapide. Car si un chêne est arraché en un instant, il faut réfléchir une heure ayant de s’attaquer à la création d’un siècle.
Vissé à la machine, il y a aussi l’homme dont la nature, comme celle du chêne, a peu varié. Le paysan défricheur reste le défricheur, même déguisé en para il a toujours peur de l’ombre et rêve d’un plan géométrique inondé de lumière où toutes les mauvaises herbes et les sales bêtes auront disparu, remplacées par des écureuils de plastique dans du gazon Vilmorin WCX. C’est rationnel, hygiénique, pense M. le Maire en admirant le nouveau barbecue où les bagnoles grillent sur l’asphalte, là où était le foirail à l’ombre des platanes.
Mais le paysan n’a jamais fait que suivre l’impulsion de la ville. Et depuis la dernière guerre la bourgeoisie a changé, elle est devenue progressiste, ce que la Gauche a du mal à enregistrer. Finie depuis Pétain la littérature bucolique (si ce n’est la chronique de M. de Pesquidoux, alias Taillemagre, où les petits zoiziaux continuent de gazouiller dans un bocage idyllique, si la dépression menace, prenez votre petit comprimé vert une fois par mois). La politique de la bourgeoisie c’est la politique Pisani, créateur de l’Équipement, de l’Office national des forêts – et surtout industriel et commercial – des diverses mesures sur le remembrement qui permettent aux communes de vendre leurs landes et leurs forêts, et même leurs chemins ce qui fait que le nouveau désert rural, coupé de barbelés, est interdit au piéton (loi Pisani 1966). Celui-là, la France lui doit beaucoup. Le Dieu de la nouvelle bourgeoisie, encore plus que de l’ancienne, ce n’est ni du chêne Ygdrasil, ni Jésus, ni l’Homme, c’est l’Économie nationale : la Production française, la Rentabilité. Ce n’est plus l’arbre, le chêne tricentenaire de Tronçais préservé par le règlement de Colbert et de l’ancienne conservation des Eaux et Forêts mais le Bois, cette abstraction métaphysique inventée par les théologiens de l’Économie, au nom de quoi l’ONF rase les chênaies pour produire du mètre cube année. Toutes les essences forestières : chêne, hêtre ou frêne, sont niées au nom de l’Essence : la tonne, le nombre. Oui ou non la sapinette vous produit-elle de la tonne dix fois plus vite que le chêne ? De la tonne de quoi ? – Poète va ! Elle enlaidit le paysage et acidifie les sols ? – On s’en fout, dans un siècle on sera morts… (1) Je ne nie pas la raison, l’utilité des chiffres, mais l’obsession du pouvoir et des intérêts qui n’en fait voir qu’une seule devenue l’alpha et l’oméga ; on fait ainsi de la raison la pire des folies : au nom de cette sapinette-là il ne faut pas nier la forêt, qui est autrement riche en raison de la logique d’un certain système financier.
Nous voici enfin sortis de la critique pour émerger au grand jour des solutions : là aussi si l’on est trop pressé, l’on risque de se fabriquer un beau désert, infernal parce que sans ombres. Les solutions viennent à leur heure, quand on a traversé la forêt ténébreuse où parfois l’on n’y voit goutte. Je terminerai ces chroniques sur l’arbre en essayant de définir une politique forestière. Elle sera forestière ; et si c’est un gouvernement libéral ou albanais qui la pratique, je serai libéral ou albanais.
Note
1. Pour les pins, l’ONF songerait à abaisser l’âge de coupe de vingt ans. On s’intéresse aussi aux feuilles. Vous voyez bien qu’on pense à la qualité de la vie. L’INRA cherche à sélectionner de nouveaux feuillus à croissance rapide : demain vous consommerez du baby chêne.
La Gueule ouverte, n° 60, 2 juillet 1975