« Dimanche et lundi » (introduction)

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Bernard Charbonneau

Dimanche et lundi
(Denoël, 1966)

Introduction

 Jamais il n’y eut pareil camp de vacances, même au Club Méditerranée. Le grand organisateur avait bien fait les choses ; aucun détail, semble-t-il, n’avait échappé à son œil qui voit tout. La météo était immuable, et l’homme et la femme, à poil, se doraient au soleil sous les palmes ; tous les jeux étaient innocents, et leur cœur aussi pur que le bleu du ciel garanti par Cook. Le snack servait ses repas à toute heure : pas besoin de fusil sous-marin, les poissons familiers venaient vous manger dans la main. Aucun souci, la Direction avait tout pris en charge. Pas de maladie, ni de mort ; et même le pastis était gratuit. Robinson n’était pas plus heureux dans son île, car ici Adam avait eu Ève pour Vendredi. 

Mais toute chose humaine à son terme, – bien qu’en principe ce dimanche fût destiné à être éternel. Peut-être aussi un éternel dimanche est-il trop long, la liberté parfaite accablante pour l’homme, et surtout pour la femme. Ève cueillit la pomme et l’Éden fit faillite. Un éclair fendit le ciel et l’équinoxe vomit ses grandes eaux sur la plage. Les Grandes Vacances avaient pris fin ; mais leur soleil peint illumine encore les souterrains du métro, où un peuple de termites s’affaire vers le boulot quotidien. 

Vint lundi, et mardi qui le répète : le travail et les soucis. Et depuis il nous faut gagner, outre notre pain, notre dimanche à la sueur de notre front. L’homme du loisir est d’abord l’homme du travail. Tout au long de l’Histoire ou de l’année, il faut durement trimer pour bâtir les murs de la Jérusalem ensoleillée du jeu et de la paresse ; même s’il fait trimer les autres, c’est un labeur aussi absorbant pour le maître que pour l’esclave. Le travail fut d’abord la malédiction voulue par Dieu, et ses élus prétendirent y échapper. Mais tant qu’à être écrasé par la malédiction divine, autant faire de la nécessité vertu ; et les premiers bourgeois s’y donnèrent tout entiers. Ils divinisèrent le travail et par contrecoup le travailleur ; ils perfectionnèrent ses méthodes. Ils en éliminèrent tout jeu, ils le minutèrent. Le Travail devint enfin du travail dans les premières usines ; et le Prolétaire, le parfait travailleur. Alors le prolétariat se révolta, mais comme il était le produit de la bourgeoisie, il fit la révolution travailliste. Le socialisme à son tour chercha le salut dans le travail : la Production, au moment où le capitalisme le cherchait dans la Consommation. Il fallait un travail de titans pour bâtir le nouvel Éden malgré la paresse humaine. Mais au-dessus des pathétiques nuées qui voilent les hauts-fourneaux de l’Oural, de la boue des chantiers et des camps, au-dessus de la pourpre et de la grisaille de l’histoire, s’élève le coin d’azur de l’idylle finale : c’est bien le même qui brille sur le village-club. 

 Cependant pour l’homme, le travail béni reste le travail maudit ; dans notre société, il devient seulement au plus haut point l’un et l’autre. Ce bleu qui fait le travailleur, est-il la veste d’un bagnard ou l’uniforme glorieux du maître de l’histoire ? En tout cas, il ne songe qu’à l’enlever au plus vite. Et s’il n’est de pire sort que d’être chômeur, sitôt le travail retrouvé, il combat pour en réduire au maximum la journée. Les bourgeois s’étaient mis au travail, puis ils avaient découvert les vacances. Ils avaient bâti des villes, mais afin d’en sortir vers la montagne ou la mer, et le peuple des usines les avait suivis. 

En devenant enfin du travail, le Travail avait engendré le Loisir. La mécanisation et la rationalisation des tâches avaient éveillé la nostalgie de la nature et du concret, la vie en masse et ses disciples, le rêve d’un village où régnerait le jeu. Mais surtout le loisir est pour nous le règne de la liberté : celui où l’individu prétend n’être guidé que par son propre choix. Tel, que le moindre trajet à pied excède, choisit pour ses vacances d’escalader des pics. La peine peut être incomparablement plus grande ; il l’a voulue, et tout est là. Ainsi, à force d’organisation et de machines, se constitue un autre artisanat où l’individu établit un rapport direct avec la matière ; force de villes, de fumée et d’égouts, un autre contact avec la clarté du ciel et de la mer. L’envers froid et crasseux des coulisses industrielles et bureaucratiques n’est que le support d’acier de la face bariolée que les loisirs offrent au public. D’unitaire, la société devient bipolaire ; le temps des vacances s’oppose à celui du travail, et il le compense. Mais jusqu’ici la société subordonnait l’un à l’autre ; au travail le sérieux, au loisir le frivole. Une malédiction inavouée marque encore celui-ci. Il n’est malgré tout que l’exception, la trêve : spectacle ou faux-semblant. Sauf pour quelques déserteurs, le loisir n’est que littérature. 

Vint enfin dimanche. Mais ce dimanche n’est qu’une ombre qui se dissipe aussitôt saisie. Dans ce vide l’individu découvre l’ennui, ou l’angoisse ; et cette solitude, il lui faut à tout prix la remplir. À tout prix ; il ne faut pas gaspiller ses vacances, le temps libre est un or encore plus précieux que celui que pèse au milligramme Taylor. Dès demain, nous serons à Tahiti. Nous n’avons pas une seconde à perdre ; il faut agir, c’est-à-dire ici méthodiquement brunir. Et d’autres multitudes s’accumulent, d’autres Babels s’élèvent, dont les murs à nouveau nous cachent la vue sur la mer. Nous cherchions la nature, et à Saint-Trop’ nous trouvons la société. Nous voulions la liberté, mais elle n’est que désordre, ou fiction dérisoire. « Sombre dimanche… » qui ne s’éclaire que vu de la nuit de tous les jours. 

 Il ne reste plus qu’à retourner au travail… Mais du travail renaît, toujours plus vite, l’illusion des loisirs ; sans doute faut-il les organiser. L’État moderne est trop soucieux de l’homme, et de son travail, pour ignorer cette autre moitié de notre univers. Hitler inaugura le Kraft durch Freude ; le nazisme par la joie, comme d’autres le fascisme ou le marxisme. De sévères pédagogues, gagnés aux méthodes actives, utilisèrent le temps perdu en récréations à des fins éducatives ; au lieu de traîner dans les bistrots, le peuple fut mené au concert, suivi de conférences. Puis, quand le jeu de destruction-reconstruction eut épuisé ses vertus sous l’épée de Damoclès de l’Apocalypse atomique, s’ébauche dans les pays surdéveloppés un nouvel Âge d’or, où le loisir devient le principe de l’ordre social. Enfin le frivole est pris au sérieux ; la sociologie découvre le loisir, et en fait un objet de science, c’est-à-dire de travail. Et d’autres travailleurs se mettent à l’ouvrage : des banquiers, des ingénieurs, et finalement des ministres. Le loisir devenu mythe, et par conséquent force matérielle, succède à l’Acier et au Pétrole comme source d’argent et de pouvoir. Dans l’Économie, la consommation prend le relais de la production ; il est donc normal que les trusts s’en préoccupent, et que l’État intervienne pour planifier le chaos. Fini de rire et de se chatouiller bêtement sur le sable ; ces messieurs en noir se partagent la neige des Alpes, tandis que d’autres raflent le soleil de la Méditerranée. Déçu par Koweït, Onassis projette, dit-on, d’acheter le clair de lune de Venise, mais l’État italien réclame 60 % de royalties. La ruée désordonnée des individus vers la mer, désormais dirigée et trustée, devient une mobilisation générale : quelque part, au cap d’Agde ou à Moorea, l’Éden se reconstruit. Mais après les Landes que nous restera-t-il ? Comment y étaler la ruée des masses et des machines vers la dernière rivière, la dernière fleur bleue ? Que faire ? Jouer aux boules : viser la Lune. Mais, si j’en crois les dernières photos, il ne fera pas bon passer ses vacances aux bords de la mer de la Tranquillité. 

L’homme avait voulu échapper à la malédiction du travail : il avait entrevu la liberté. Et voici qu’il entrevoit la malédiction du loisir massif et organisé. Comment échapper au bruit et à la foule ? Comment échapper à l’usine climatisée de MM. Bloch-Lainé et Candilis ? Sans doute, puisque malheureusement nous restons des hommes, l’Éden sur Terre restera hors de notre portée. Tout au plus, pouvons-nous espérer expédier la corvée de travail à force de science et de machines. Mais ceci fait, au seuil du loisir qui est liberté, M. Massé ne peut plus rien pour nous : qu’il organise tout, sauf nos loisirs. Qu’il nous laisse tranquilles ; nourri et logé tant bien que mal par le Plan, l’homme, s’il mérite son nom, saura bien se mettre à l’œuvre : rêver au soleil, réparer sa maison, prendre un poisson et le faire rôtir. La dîme nécessaire une fois payée au bureau ou à l’usine, sous la forme de quelque service civil, il ne s’agira plus de travailler ou de se distraire, mais de créer, de communiquer. Il ne s’agira plus de fuir, mais de se réveiller : ce sera probablement sur Terre, et non au paradis, c’est-à-dire dans la Lune. 

 Cela dit sur le fond de ce livre, un mot sur sa forme. Elle est à la fois, je le crains, assez simple et très secrète. La société actuelle, en effet, se défend en refoulant ses problèmes humains dans la spécialisation et l’abstraction : dans la Science qui doit tout ignorer du jugement de l’esprit et de la brûlure des sens. Le problème du travail et du loisir, comme tous les autres, devient le monopole d’une sociologie, d’ailleurs embryonnaire, qui est aussi rapide dans l’examen de ses présupposés et de ses fins qu’interminable dans la collection de détail. J’ai choisi – délibérément puisque je suis universitaire – le scandale d’un examen et d’une expression personnelle du réel. Je ne vois pas pourquoi je ne l’aurais pas connu parce que je l’aurais vécu, et pourquoi je ne le peindrais pas puisqu’il est vivant. Et, comme il s’agit de l’existence de tout homme, je ne vois pas non plus pourquoi je n’en parlerais pas dans le langage de tous les jours. De quel droit traitez-vous un tel sujet ? – Du droit d’avoir connu dans ma chair cet étonnant passage qui va de la fête de la campagne néolithique aux loisirs organisés de la Métropolis technocratique. Du droit d’avoir erré, vers 1930 sur les drailles de Galice, et sur les trottoirs – bientôt mués en parkings – du Paris de 1965. J’écris un chapitre du roman de l’homme, pourquoi pas sous la forme d’un « essai » ? En refusant la dichotomie des genres : de la science et de la littérature, et par conséquent du travail et du loisir, je suis en plein dans le vif de mon sujet, et de sa conclusion. Le délit d’exercice illégal de la pensée n’est pas encore : profitons-en.


Dimanche et lundi,
Éditions Denoël, 1966.

 

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