Chronique du terrain vague, 15

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Bernard Charbonneau

Chronique du terrain vague, 15
(La Gueule ouverte n° 44, mars 1975)

Une gueule gelée à mort.
(Celle de votre patelin, une fois que le POS aura été mis en vigueur) 

1. Comment l’espace va être mis en coupe enfin réglée par l’expert géomètre

Il faut bien l’avouer, les sociétés et les individus jusqu’à ce jour se développaient dans l’espace au petit bonheur. Il y avait des trous, tout n’était pas clôturé ou réglementé : et même des blancs, de l’espace en rabiot dont on ne savait au juste à quoi il servait : des forêts dont les cimes s’agitaient en vain dans le vent, des lacs qui faisaient des vaguelettes pour le plaisir d’en faire. Et, en dépit des propriétés privées ou publiques, n’importe qui pouvait parfois s’y activer à n’importe quoi : traînasser en dehors des chemins, faire un feu ou pisser contre un arbre. Le rendement en quintaux ou en francs d’une bonne partie de l’espace français était déplorable. Ici ou là, dans l’alpage ou la futaie, il suffisait de stopper, le fracas d’un silence glacial vous brisait le tympan : celui du métré ou du kilomètre carré, de la seconde – que dis-je, parfois du siècle – en train de se perdre.

Heureusement que l’élévation de notre standing économique et démographique fait qu’il n’est plus question d’un tel gaspillage. Le temps de la grande bouffe sauvage d’espace-temps est désormais révolu, il faut la planifier, ce qui permettra d’augmenter encore le rendement. Comme il n’y en aura pas pour tout le monde, et qu’il faut bien le réserver au peuple, c’est-à-dire à Concorde, à l’armée, à Pechiney et au Club Méditerranée, les bureaux vont appliquer à la totalité de la France le grand principe du managing : une place pour chaque chose, donc une chose pour chaque place. Vous n’allez pas quand même rouspéter, c’est le bon sens, la logique : l’Utilité publique qui l’impose. Cela s’appelle le zoning (comme bing) qui permet de mettre dans un tiroir les serviettes immaculées de la nature vierge, et dans un autre (plus vaste il est vrai) les torchons sales de l’industrie chimique ou des pétarades militaires. Le zoning d’ailleurs ça se raffine à l’infini. Rien ne vous empêche de nuancer en créant par exemple à Lacanau une zone NA (zones naturelles. Organisation future organisée. 600 hectares prévus). (1)

Le zoning fut tout d’abord pratiqué à l’occasion des SDAU (Schémas directeurs d’aménagement et d’urbanisme), là où l’espace était le plus précieux et se consommait le plus vite. Puis la Direction à l’aménagement du territoire (DATAR) tendit à étendre le découpage et le classement détaillé de l’espace à l’ensemble de la France. Les premières opérations portant sur toute une région furent l’aménagement de la côte du Languedoc-Roussillon et de la côte aquitaine. Mais à vrai dire ces schémas d’aménagement mijotés entre l’administration et les bureaux d’architectes, inexistants du point de vue de la légalité républicaine, n’étaient pas assez impératifs. Il convenait de s’opposer aux manœuvres des promoteurs toujours désireux d’infléchir le Plan, et encore plus aux divers fâcheux qui seraient tentés d’invoquer la loi pour s’opposer à la promotion de la nature par les paysagistes. Il fallait une procédure efficace et démocratique qui permettrait au peuple d’approuver les projets faits pour son bonheur en leur donnant force de loi, et que l’on pourrait étendre un peu partout au gré des besoins. D’où le POS qui sera complété par les PAR (Plans d’aménagement rural). L’ordre succède au désordre. Mais lequel ? – C’est ce que nous allons voir.

2. Le gel de l’espace à Lacanau (Gironde) 

Le grand principe du POS, c’est la maîtrise du temps par celle de l’espace. Donc chaque mètre carré aura sa fonction. Ici l’on travaillera, ici l’on logera : ici on polluera, là on se rincera les fesses ou l’œil. Comme à la chaîne c’est la division du travail, et des loisirs ; tout est prévu, rationnel. Que bébé ne s’inquiète pas, son avenir est parfaitement assuré, il pourra faire caca dans la zone NK (zone naturelle avec compost), et faire joujou avec Nounours dans la zone NZ (réserve naturelle avec zooparking), à moins que le Salut Public n’oblige à y installer en catastrophe une centrale nucléaire. Dans ce cas la ZAC (zone d’aménagement concerté) tombera du ciel. Car une fois que le POS est fait c’est fait. Les COS (coefficient d’occupation des sols) une fois définis par tant de têtes et de toits à l’hectare, plus question de dérogation dans la zone NST (nature sauvage avec tours limitées à deux cents étages). Plus de retard d’ici 1978 tous les POS devront être établis, votés, paraphés. Et ils ont en caractère impératif, plus question d’emmerder l’administration par un recours devant le tribunal administratif, c’est cuit d’avance. Ainsi le POS de Lacanau sur la côte aquitaine. Jusqu’à présent cette commune, une des plus vastes de France, n’était qu’une étendue de pins, appartenant à l’État entre le lac et la mer et aux particuliers dans l’intérieur. Pas question de laisser dévaster un aussi beau gisement lacustre et forestier par un développement anarchique. C’est pourquoi le schéma de la Mission Aquitaine prévoit qu’en dix ans l’on passera de 18 000 à 50 000 lits. D’autant plus qu’il n’y a pas que le tourisme, Lacanau-Lac est tout indiqué pour devenir le satellite industriel et résidentiel du Bordeaux de l’an 2000. Ne mélangeons pas les genres, vous dis-je. D’où la nécessité d’un zoning particulièrement strict, dont est chargé le POS local.

Tout est sur le plan, mais vous ne le connaîtrez qu’une fois tout terminé. Et de toute façon vous aurez du mal à vous retrouver dans le grouillement des sigles qui étiquettent les divers secteurs. Que va devenir votre patelin ? – Du premier coup d’œil j’y constate que l’étendue forestière (zones ND et NC) (2) est largement rongée par d’autres zones qui vont couper en deux la forêt de l’État entre le lac et l’océan et proliférer aux bords du lac (pour les aménageurs, les rivages c’est sacré). On y trouve des zones U (urbaines) ou ZAC (là c’est pire, le béton est moralement coulé). J’y observe à côté de « pôles d’équipement » ou de « zones industrialisées » toute une série d’autres réservées à N (nature). Ainsi NA (zone non équipée, constructions sous réserve de respect du site), INA (zones à protéger, opérations groupées peuvent être engagées) INAA (opérations déjà engagées, marina de Talaris, lotissements interdits). Il est vrai que l’ONF défend la forêt, toute la superficie du lac est classée en ND (exploitation de la forêt dans l’objectif de conservation du site). À force de chercher l’on découvre même une petite zone IINA (toutes opérations interdites). Mais pourquoi est-ce juste au milieu des U et des ZAC ?

3. Un processus expéditif et démocratique 

Le POS c’est du sérieux, c’est pas comme la ZAD qui traînasse à ne rien foutre en attendant les bulls, ou la ZAC (zone d’aménagement concerté, ô combien !) qu’on doit réserver pour les cas d’urgence. Un pince-sans-rire éminent de la DATAR définit l’aménagement du territoire comme une géographie de la liberté (3). Le POS est la manifestation de cette volonté de concertation. La conception, dictée par le schéma élaboré par l’architecte-urbaniste, s’opère dans les bureaux de l’Équipement, service particulièrement qualifié pour ce qui est de la protection de la nature et des sociétés locales. C’est là, sous la haute direction de la DATAR qui indique les grandes lignes, qu’on vous mijote la France de demain. Cela demande du silence et du calme, c’est pourquoi cette gestation délicate doit être discrète. Puis le spécialiste du bull et de l’asphalte vient présenter son plan à la municipalité pour discuter le bout de gras. L’on devine qu’il importe que l’électeur ignare qui a son petit pavillon dans la zone industrielle prévue ne soit pas informé, et que par contre l’ami de M. le maire qui est propriétaire de quelques hectares de landes soit tenu au courant de leur inclusion dans la zone NA (urbanisation future organisée), et non dans la zone IINA (toutes opérations interdites). On devine le tohu-bohu si le débat avait lieu sur la place publique, c’est pourquoi la loi punit tout détournement de documents à ce stade. Ce n’est que lorsque l’enfant de Polytechnique et de M. le maire est présentable qu’il est montré au peuple avec l’approbation du conseil municipal. D’ailleurs si celui-ci ne vote pas le POS, le Conseil des ministres peut passer outre au nom de l’Utilité publique. Mais là il faut faire vite : il vous reste un mois pour prendre connaissance de l’enquête publique affichée pendant les vacances, dans un coin sombre entre l’arrêté sur l’élagage des haies et celui sur l’ouverture de la pêche au brochet. Et vous disposez de trois jours pour faire vos remarques au commissaire enquêteur désigné par le préfet, qui est impartial puisqu’il est expert géomètre. Ainsi un beau jour, pendant que vous serez en train de déguster avec votre café au lait tous les détails du dernier coup d’État aux Comores dans Le Monde, clic ! le piège aura fonctionné. Quelque temps après l’on sonnera à la porte, ce ne sera pas le laitier mais le facteur qui vient apporter l’avis d’expropriation.

Inutile d’insister sur le caractère hypocritement autoritaire et oligarchique du POS. Mais surtout, même en l’imaginant démocratique. ce qu’il n’est pas. c’est un processus total, sinon totalitaire. Avec celui de l’espace c’est le destin de votre habitat, de votre lac, de votre mare ou de votre vie qui s’inscrit. Que faire ? Évidemment, si vous êtes bien avec l’expert de l’Équipement ou M. le maire, peut-être obtiendrez-vous quelques rectifications judicieuses. Sinon, il faut vous informer en fauchant des tuyaux dans les bureaux et en avertissant qui de droit de l’avenir qu’on lui prépare. Puis il faudra avoir l’œil sur l’affichage et se manifester en temps voulu. De l’ombre, il faut faire sortir le POS au grand soleil de la politique, la vraie, qui concerne le sort de votre village. Cela ne vous empêchera pas de lutter pour une planification peut-être moins efficace mais plus démocratique. Et mieux encore pour une société qui un jour réservera le pan de la nature et de la liberté, où il y aura de l’espace en rabiot, avec des blancs sur le plan, sans sigles.

Notes

1. Je n’invente rien, je reproduis seulement la nomenclature du POS de Lacanau (Gironde).

2. Je reproduis la légende du POS de Lacanau.

3. Jérôme Monod, Géographie de la liberté.

 

 

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