« Trois pas vers la liberté »

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Bernard Charbonneau

Trois pas vers la liberté
(inédit, vers 1990)

Les quelques pages qui suivent paraîtront sans doute, parce que trop générales, abstraites, éloignées de toute réalité concrète, naturelle ou humaine. Mais si les détails de cette weltanschauung – sinon philosophie – sont peu visibles, c’est parce qu’ils sont vus de trop haut, au bout de toute une longue vie, acharnée à poursuivre dans le même sens la même connaissance. Ce court texte vient en conclusion de près de vingt livres. En s’y référant, le lecteur pourra vérifier que l’auteur s’est au contraire préoccupé de l’infinie diversité des phénomènes concrets, matériels et humains, que les sens et l’esprit d’un homme peuvent enregistrer au cours de son existence. Ces quelques pages ne font que résumer tant d’autres.

I — On et moi

La société et l’individu ; à première vue tout l’homme. On : l’innommé humain ; car depuis les païens on ne se dit plus des forces de la nature. L’on, l’hom en général. Invisible et partout présent, l’insaisissable inexistant collectif. L’impersonnel ; mais comme pour notre espèce vouée à la liberté il est impensable, on pour le peuple devient aussitôt ils, ces responsables de nos malheurs.

En tout cas une chose est sûre, on ce n’est pas moi. Moi je… d’abord. L’individu présent en ce vif instant que je suis. À moi la douleur qui me poigne, la volupté qui me saille. Le possessif du possesseur : mon pain, ma maison, ma famille… Mes intérêts, mes rêves… Mes sensations, mes désirs, c’est moi qui les éprouve, non un autre. En moi le cœur, le centre interne, hors de moi l’externe. De toute évidence c’est moi d’abord qui existe. Et si on me dit que mes pensées et mes actes ne sont pas les miens, n’importe, c’est quand même moi qui le pense et le fais. Même s’ils me dépassent, à moi le sens et le non-sens, le oui et le non. Comment, sans même me l’avouer et encore moins me le dire, tel Stirner ne me prendrais-je pas pour le nombril de l’univers ?

Ma vie, ma peau, ma carrière ? Autant que le possesseur j’en suis le possédé ; qu’on y touche et l’on verra ! Mon ego est le rempart qui enferme tous mes biens ; comment ne pas jeter à la face du monde ce moi qui claque comme un soufflet ? À lui seul l’être, tout autre n’est qu’un reflet de celui-ci. Moi… ici même, aujourd’hui, l’individu que je suis. Mais alors, hier comme demain, à lui le néant.

Car pour peu qu’il soit conscience, ce moi qui est tout sait qu’il n’est rien. Mon corps de chair, le dois-je à moi-même ? Non, c’est à la terre qui m’a porté en son sein depuis l’origine et en recevra demain la dépouille. Mieux encore… de même que sans cerveau ni nerfs mon individu serait sans vie, que serait ma pensée sans le langage et la culture dont je suis l’héritier ? C’est moi qui suis le penseur, l’acteur, voyez si je suis beau ! Tu me fais rire. Pour qui l’es-tu ? Ta beauté, ton intelligence – ta valeur – il faut qu’on la reconnaisse. Qui le peut ? Un public, c’est-à-dire ta société – pas celle d’hier ou d’en face. Tu ne peux vivre sans frères, et un seul ne te suffit pas, il t’en faut dix, vingt millions. Bien entendu tu es libre, donc tu refuses de le savoir. Tes idées politiques ? Ce sont des stéréotypes de droite ou de gauche tirés à un milliard d’exemplaires, alors tu ne parles plus, on parle. Quant à tes goûts, tes loisirs, c’est la mode et la pub qui te les dictent. Toi, un individu personnel ? Tu n’es qu’une bête ou un être social.

Tout me dit que je ne suis qu’un produit précaire de la nature et de la société. Pourtant, ici, c’est bien moi qui l’affirme.

On et moi. L’espèce humaine émergeant de la nature, l’individu de la société. La vie privée et la vie publique, l’égoïsme individuel et le conformisme social, n’y aurait-il rien d’autre ? Ordinairement, il semble que l’individu s’oppose à la société, comme la société à l’individu : c’est dans le cadre explicite ou implicite que celle-là lui impose que celui-ci se case comme il peut. Mais ce n’est qu’une apparence dissipée au moindre examen : c’est le petit-bourgeois individualiste près de ses sous qui se fera tuer pour la France. Car nulle raison supérieure ne le pousse à sacrifier d’une autre façon, cette fois seul contre tous, sa vie. Le moi, l’on, l’individu, la société, distincts et imbriqués l’un dans l’autre, forment un tout, surtout dans l’Occident individualiste et libéral. Il n’est de vie privée qu’en fonction de la vie publique, comme de vie quotidienne qu’en fonction de l’histoire. Il n’est de richesse, de sécurité individuelle que dans un ordre social. Et la société ne sauve pas seulement l’individu de la misère, de la solitude, mais aussi par la religion, de la mort et de l’absurdité d’une existence égarée dans l’univers. C’est le progrès social qui permet l’égotisme et l’égoïsme individuel. Assuré de la ration de pain, de paix et de jeux que la société moderne lui garantit, il n’a plus de raison de sortir de son enclos. N’était-ce en paroles, changer la société n’est pas son affaire, elle s’en charge elle-même. Pourquoi s’associerait-il à d’autres ? Associé, il l’est déjà. Il peut donc se consacrer à son ego : ses états d’âme, son argent ou ses rêves. Il est libre, on le lui dit. S’il éprouve un besoin de changement social, un papier dans une boîte l’en débarrasse pour un temps.

L’égotiste ira donc à la messe si on y va. Il sera démocrate, communiste ou nazi si on l’est : la grosse molécule est faite de tels atomes. Si le moi intus et in cute ne se fait pas oublier (la moindre aiguille appuyée sur sa peau le lui rappelle), tout autour on fait de même. Penché sur son nombril, l’intellectuel peut en décrire les moindres replis pour le public, qu’une guerre ou une révolution éclate, le voici « engagé » dans un état-major. Tiré de son enclos, rien n’empêche le moi de disparaître dans un nous : tribu, nation ou Église qui est la négation des je qui le composent. Et rien n’est plus aveugle et féroce que l’égoïsme individuel, sinon l’égoïsme collectif. Puis, la transe de la mobilisation passée, le moi sur le front ne pensera plus qu’à défendre sa gamelle et à sauver sa peau. Et démobilisé il en reviendra d’autant plus aux petits intérêts ou aux plaisirs de sa vie quotidienne et privée. À ce moi dont la mobilisation l’avait aidé à fuir son néant dans le tout social.

Tel est le cycle infernal qui, du dégagement individualiste mène à l’engagement socialiste, puis de l’engagement socialiste ramène au dégagement individualiste. Du scepticisme bourgeois à la vérité totale, de la vérité totale au scepticisme bourgeois, de l’anarchie à l’ordre, et de l’ordre à l’anarchie. L’égoïsme compensé par le conformisme, moi et on, serait-ce tout l’homme ? Certes, si on le considère en masse et ordinairement. N’était-il ce mot sans contenu qui pollue sa tête : liberté.

Seulement moi ou on ? Mais alors l’homme que je suis n’est plus que l’atome d’une hydre aux milliards de têtes, jusqu’ici se dévorant entre elles, l’élément d’une espèce comme une autre, condamnée à multiplier et à grossir jusqu’à en périr. Seulement plus qu’une autre, en attendant que la nature s’en débarrasse. On n’est qu’une illusion provisoire, à peine moins fugace que moi.

Moi ou on ? Non, car si on est un impersonnel, moi n’est pas un sujet. Je suis, libre. Depuis mille ans on lui-même me le dit. À l’un comme à l’autre s’oppose la première personne. Je, l’individu personnel qui ouvre les yeux de l’esprit sur soi-même, la nature et la société d’où il naît ; le sujet qui les distingue parce qu’il s’en distingue. Et comme aujourd’hui c’est largement fait pour ce qui est de la nature, il lui reste à le faire pour cette part obscure de l’homme : le fait social, religieux, économique, politique, culturel. À lui de penser, de fonder personnellement la société. Grâce à la science, l’humanité s’est libérée de la nature. Reste maintenant à chaque un de ses membres à libérer l’homo sapiens qui est en lui. Moi seul ? je ne suis pas le seul à naître, à traverser mon temps jusqu’à sa fin, des milliards d’autres l’ont découvert en ouvrant les yeux sur terre, soldats de l’innombrable armée qu’une puissance inconnue livre à la mort dans un dessein qui, pour l’instant, m’échappe. Moi seul ? Non, nous le sommes tous ; et pour l’avoir dit, je ne le suis plus.

II — La coupure

Si l’on peut dire qu’un monolithisme plus ou moins parfait caractérise les sociétés traditionnelles, religieuses ou sacrées, comme les totalitarismes idéologiques et politiques modernes, par contre le principe selon lequel fonctionne notre société libérale occidentale peut se qualifier de schizophrénie. Une sorte de coupure y distingue, oppose et lie la liberté de penser à la nécessité pratique et à la loi, l’individu à la société, sa vie privée à la vie publique. De même les moyens aux fins, la technique à l’éthique, les déterminations de l’économie et de la science au libre jeu de la culture. Tandis que la politique tente confusément de concilier les exigences du gouvernement et de l’administration avec les principes de liberté, d’égalité et de fraternité de la démocratie, l’invincible développement, scientifique, technique et démographique, élargit sans cesse la béance qui s’ouvre dans la société et l’esprit de ses membres. Mais en attendant elle tient. C’est par cette coupure qu’un peu d’air passe ; c’est de cette ration d’oxygène laissée à ses membres que notre société libérale vit et se renouvelle matériellement. À la différence des régimes totalitaires, condamnés à croître en quelque sorte mécaniquement, jusqu’au jour où ils s’effondrent sous leur propre poids.

Pourtant, la société libérale comme les autres forme un tout, d’où elle interdit à ses membres de sortir. Cette fois mouvant, mais il est impossible de sauter d’un TGV en marche. Si à titre privé ou en pensée elle laisse toute liberté aux individus, une contrainte explicite ou implicite leur interdit de s’associer pour édifier une autre cité où seraient tant soit peu réconciliés ses principes et sa pratique. Abdication d’autant plus naturelle que le citoyen moderne réduit sa liberté à l’individualisme : ses intérêts, passions ou plaisirs privés. La liberté libérale isole ; donnée par la loi elle n’est plus à conquérir en commun.

Au lieu d’être monolithique, pyramidal, écrasé et écrasant comme les totalitarismes anciens ou modernes, le tout social libéral forme une sorte de sphère avec deux pôles (cf. l’individu/la société, le gouvernement/l’opposition, le travail/les loisirs etc.), unis parce qu’opposés. D’où le bipolarisme politique d’une droite et d’une gauche qu’on retrouve sous divers noms dans les sociétés libérales : voir les Tories et les Whigs, conservateurs et travaillistes, démocrates et républicains etc. Et ces deux volets de la politique sont eux-mêmes divisés en une droite plus ou moins modérée et une gauche plus ou moins extrémiste.

À la différence de l’engagement dans un parti, être de droite ou de gauche n’est pas le fruit d’une option réfléchie, d’une décision personnelle, mais un fait social inscrit dans l’inconscient individuel et collectif ; dans les tripes plutôt que dans la tête de l’homo à demi sapiens des sociétés industrielles libérales. Et le parti pris de droite ou de gauche d’un individu, par ailleurs intelligent et cultivé, se révélera soudain à l’occasion d’un événement politique plus ou moins brûlant par une « langue de bois » qui n’a plus rien de personnel. Alors mieux vaut se taire, car les mots deviennent des coups. De gauche ou de droite, on l’est d’instinct pour les raisons les plus diverses : par tradition familiale ou locale, appartenance à une profession, une caste ou une classe. Jeune, on sera plutôt de gauche, vieux de droite. Mais, comme pour d’autres faits sociaux, la diversité des motivations aboutit au même total.

De droite ou de gauche. Mais aussi de droite et de gauche. Car le même individu peut être de gauche en politique et de droite dans sa vie privée. Autoritaire et machiste à la maison, il n’en soutiendra pas moins un gouvernement qui a l’émancipation des marginaux et des femmes à son programme ; à plus forte raison si un jour au pouvoir un ministre de gauche augmente les crédits de la police. Être de gauche ou de droite, c’est adhérer à un courant politique moins qu’à des principes, à plus forte raison un programme.

À ce jeu social, plus ou moins traduit en politique, nul peuple ou individu n’échappe. Et tout citoyen prétendant participer à l’avenir de sa cité devrait se demander : « Suis-je de droite ou de gauche ? Qu’est-ce que la droite et la gauche ? » Certes, il est autrement difficile de définir un fait social fondamental qu’une idéologie politique. Tentons-le cependant, refusons d’en faire la caricature que la droite et la gauche se renvoient, essayons de saisir les raisons humaines profondes qui justifient l’une et l’autre.

À droite la réalité, ses lois, ses contraintes économiques et sociales. À gauche l’idéal, la liberté due à tout homme ; si ce n’est pas maintenant le cas, demain le progrès social la réalisera. Dans les sociétés libérales, la liberté est d’ailleurs le principe théorique sans lequel elle manquerait d’une base et d’un sens mais, tandis que la gauche met l’accent sur l’idéal, la droite le met sur les conditions de sa réalisation, ce qui explique leurs contradictions politiques.

À droite le constat satisfait de ce qui est : de la nécessité, naturelle ou sociale, à laquelle on n’échappe pas si on veut gouverner l’État. « Es ist so… » Donc cela doit être, car la droite passe aussitôt du jugement de fait au jugement de valeur. À elle la reconnaissance des déterminations économiques, contradictoirement qualifiées de « liberté », et de celles de la finance. La vérité spirituelle réduite aux vérités religieuses et morales sans lesquelles la société dégénère en anarchie : la droite confond vite l’ordre avec l’ordre dans la rue. De même, la fin avec les moyens de leur réalisation : l’institution organisée. Pour elle, la création c’est la « libre entreprise », Dieu, l’Église, la justice, la police, la paix, l’armée, qui l’une et l’autre assurent la sécurité interne et externe. À droite la défense de ce qui est : la conservation contre la révolution. Mais si l’état de fait c’est le développement économique, elle valorisera le changement pour le changement sans se soucier de ses coûts pour la nature et l’homme. Ennemie de l’utopie révolutionnaire, la droite est pour les réformes quand elles semblent inévitables.

Ainsi à droite la réalité, les « faits », les moyens. À gauche l’idéal, la fin, la liberté pour tous. Aujourd’hui « c’est ainsi » ? Non, l’homme est bon, il est libre, c’est parce qu’on l’asservit qu’il devient mauvais. Il peut se libérer des chaînes de la société comme de la nature. Hier il était esclave, demain il sera libre : la gauche est utopiste et progressiste. Elle croit au progrès, qui est celui de la liberté, donc de la raison et de la morale. La justice, l’égalité consistent à donner la liberté tout entière à tous, quelles que soient les différences individuelles et sociales.

Quant à la fraternité, c’est l’amour qui régnera sur terre : la gauche est post-chrétienne. Demain, après la révolution libératrice, les hommes ne seront plus pervertis par l’obéissance à l’État, même à la morale, ils n’auront plus qu’une loi, celle de leurs désirs et leurs rêves que la science permettra de satisfaire. Parce qu’ils sont bons, ils le deviendront. Demain, leurs besoins comblés, il n’y aura plus ni problèmes ni conflits sur terre. État, tribunaux et prisons, argent disparaîtront quand la liberté sera enfin rendue tout entière à tous. Même communiste, la gauche est anarchiste.

D’un côté le constat de la nécessité, de l’autre l’idéal de liberté qui pousse à la refuser pour l’humaniser. Pourtant, à elle seule, la réalité n’a aucun sens, de même que l’idéal s’il est irréalisable. La droite et la gauche ne détiennent qu’une demi-vérité, et dans l’action politique qui a pour but de réunir paradoxalement l’une et l’autre, elles se retrouvent sans arrêt en contradiction avec elles-mêmes.

Dans la mesure où la droite se réclame elle aussi de la liberté, elle justifie en son nom un développement scientifique, technique, économique et financier qui en est l’exact contraire. Elle ne défend plus la nature et la tradition, elle cultive un développement qui engendre un changement exponentiel bien plus révolutionnaire que la révolution. Tandis qu’au pouvoir la gauche doit d’autant plus s’incliner devant les contraintes économiques et financières qu’elle les a niées dans l’opposition. Et s’il s’agit d’une extrême gauche révolutionnaire, comme en 1793 ou en 1917-30, elle deviendra seulement d’extrême droite, passant de l’utopie au réalisme et à la dictature totale pour vaincre les résistances de l’existant : de la nature et des hommes.

Ainsi éclatée entre le réalisme de droite et l’utopie de gauche, il semblerait que la société libérale doive dégénérer en guerre civile. Mais il reste le principe commun, la liberté de l’individu, sur laquelle prétend se fonder paradoxalement l’ordre politique et social. C’est ce paradoxe d’une société et d’un État faits d’individus qu’a tenté de résoudre l’auteur du Contrat social : contrat qui fonctionne bien mieux là où il n’en a pas été question, dans les sociétés nordiques et anglo-saxonnes, que dans les sociétés latines. Là où, véritablement social, il est plus qu’une théorie. La vertu du système majoritaire issu des idées de Rousseau n’est pas de résoudre l’insurmontable paradoxe de la liberté de l’individu et du conformisme social, mais de pacifier la guerre civile larvée entre le réalisme de droite et l’idéalisme de gauche. D’assurer l’unité, l’ordre et la paix de la société libérale en soumettant le conflit latent à une règle simple, admise par les deux camps : celle de la majorité.

Mais la paix qu’assure l’alternance au pouvoir d’un parti de gouvernement et d’opposition n’est, surtout depuis la dernière guerre, que celle d’un sacro-saint développement que la droite et la gauche, aussi impuissantes l’une que l’autre, doivent tour à tour gérer. La droite au pouvoir n’est pas plus conservatrice que la gauche n’est alors progressiste et libertaire. Si, grâce au libéralisme démocratique, la paix civile est maintenue, il entretient une schizophrénie entre les principes et la pratique qui annule toute politique conservatrice ou libératrice au profit d’un fatum scientifique, technique, économique aveugle. Coupure qui entretient dans la société et ses membres l’angoisse vague d’une liberté insignifiante et vide, parente de celle du suicide, à laquelle ils seront peut-être un jour tentés d’échapper en revenant aux vérités et aux disciplines d’un totalitarisme politico-religieux. Ainsi, de droite à gauche, puis de gauche à droite etc. poursuivant implacablement sa route dans le non-dit, le développement risque un jour, butant sur les limites de la nature et de l’homme, d’aboutir à une catastrophe écologique ou humaine quelconque. À moins que la science ne réussisse à exercer la connaissance et le contrôle total qui permettra de l’éviter au prix de la liberté de l’homme.

La coupure est en nous, schizophrènes nous le sommes tous plus ou moins, vivant sur terre en société, depuis qu’un jour un esprit transcendant a chassé les dieux païens de la nature et de la cité. Et, pour chacun de nous comme pour notre société, c’est par cette coupure qu’un peu d’air – de liberté – passe. Mais la société post-chrétienne la referme aussitôt en refoulant l’impératif spirituel dans l’irréel religieux, éthique ou culturel. Abandonnant l’existence humaine au matériel, scientifique, technique ou politique pur.

Car ce n’est pas dans la société, à plus forte raison l’État, que s’ouvre la porte de la liberté. C’est dans l’individu que nous sommes, déchirés entre la toute-puissance de la matière universelle qui nous tire vers le bas et l’invincible appel vers le haut : liberté, amour, morale ou raison… qu’importe, l’Esprit est un. Et c’est en chaque un de nous que la blessure saigne et le feu brûle, parce que c’est à nous de réconcilier le Ciel et la Terre. Bien entendu, ce grand œuvre sera imparfait, et toujours à reprendre. Si la plaie est en nous aussi ouverte, c’est à nous de la refermer. L’unité dont rêve notre esprit ne nous est pas donnée par le fatum d’une nature ou d’une volonté divine : l’unité, c’est nous. Et le grand œuvre qui la réalisera, notre vie personnelle. Non, l’angoisse de l’esprit face à la nécessité, au vieillissement et au néant n’est pas vaine, rien n’est plus lourd de sens que ce fragile éclair de vie qui rompt un instant les ténèbres.

Donc, en tous domaines, le devoir fondamental est de supporter la déchirure qui nous travaille. Si en nous l’esprit s’est enfin distingué de la matière, c’est parce qu’il tend à s’y incarner. L’idéal et le réel ne sont que les deux termes d’un seul ensemble dont chacun est l’arbitre. On comprend alors le sens du bipolarisme de droite et de gauche, qui caractérise les sociétés modernes. De droite ou de gauche ? Ni l’un, ni l’autre. Plutôt de droite parce que de gauche, parce qu’une liberté non incarnée n’est que le pire des mensonges. La nôtre est vécue sur terre, si sous prétexte de liberté nous polluons l’air et l’eau, ravageons notre patrie terrestre, elle n’est plus qu’autodestruction : l’écologie est à la fois utopiste dans son refus du développement exponentiel actuel, et conservatrice du donné originel, du corps planétaire dont un jour s’est libéré l’esprit humain. Dans l’homme individuel, il s’incarne : tout le paradoxe de notre condition se résume dans ce mot.

III – Incarner

Du Dieu-Homme revenons à l’homme tout court. De l’Incarnation des théologiens à celle que je suis, tu es, nous sommes.

Incarnation. L’esprit fait chair, non la chair, la matière, se faisant esprit. L’inverse de l’évolution, laïque ou theillardienne, où la matière devient esprit. Dès l’origine, l’atome est gros du progrès vers la noosphère ; à ce destin la matière ne saurait échapper. L’homme peut intervenir, il ne changera rien à l’essentiel. Il n’y a plus de liberté. Par contre, si l’esprit se fait chair, matière, réalité, c’est parce qu’il s’en distingue. À l’origine, il n’y a pas un mais deux termes : l’esprit et la chair, aussi différents de nature qu’un homme puisse le concevoir. Bien qu’étroitement confondus et affrontés dans cette existence individuelle que nous sommes : l’esprit se fait chair dans la conscience personnelle qui souffre l’immensité de leur distance. Seule une liberté peut les réunir.

L’esprit : Dieu, eût-on dit. Transcendant au-delà de toute réalité naturelle ou humaine, bien qu’en germe quelque part dans le labyrinthe charnel du cerveau. Parce que venu d’en haut, il tend à donner à notre existence : notre terre, notre vie individuelle et sociale, le sens qui lui manque. Ce sens spirituel, autrefois reçu de la toute-puissance des dieux de la cité, osons le dire, aussi impuissants à emprisonner l’esprit que soient les mots invariés depuis l’aube de l’homo sapiens. Depuis dix mille ans sur terre, vrais ou faux ce sont toujours les mêmes. Liberté, amour, paix, raison, vérité ; dont l’antithèse est tyrannie, haine, guerre, folie, mensonge. Dans bien des langues, tous ne sont que les divers signes d’un même esprit qui se fait chair pour donner forme et sens à une vie d’homme.

Autre que l’esprit, pensée et dite par lui : la chair, le donné physique, biologique, psychologique et social. La réalité. D’abord celle de la matière cosmique d’où ont émergé l’homme et son esprit. La nature, la physis originelle dont nous commençons tout juste à entrevoir les lois. Son évolution, d’une origine qui nous échappe encore, de l’inerte au vivant, jusqu’à l’éclair de conscience que nous sommes. Et, bien au-delà et en deçà de lui, l’espace-temps sans bornes où il se perd. La toute-puissante et aveugle nature dont l’énergie elle aussi nous dépasse. L’infiniment grand, infiniment petit que traque toujours en vain notre science, dont l’origine autant que la fin lui échappent. L’irréductible, l’écrasante, pourtant hasardeuse et surprenante réalité. L’implacable fait, la nécessité, mais aussi l’absurdité, la folie, l’accident qui peut à tout instant nous tomber d’un ciel vide sur la tête.

La chair, cette fois celle partiellement immatérielle et invisible parce qu’intériorisée de l’homme que je suis. Insaisissable sauf par ma conscience, mais pesant en moi plus que le plomb. Mon caractère, mon inconscient individuel, différent et pareil à tout autre. L’être social que je suis sans le savoir, participant d’une société qui donne à ma pensée langue et forme. Sans laquelle je serais sans force si elle ne multipliait par des millions ma faiblesse. Qui me défend des nécessités et des accidents de la nature, donne murs et toits à ma maison, remparts à ma ville contre la société adverse. Celle qui m’élève, me protège et m’enchaîne à ses lois. Dont les fêtes un instant me sauvent de la mort. Ma patrie, ma nation, mon Église. Ma raison, ma paix. Mais soudain, Dulle Griet la folle, pire que l’avalanche et l’inondation. Se ruant en aveugle vers ce qu’elle croit l’avenir : la révolution, la guerre, le progrès dont elle fait un autre Déluge. Comme la nature portant en elle le meilleur et le pire, la mort avec la vie. La société, dont je suis l’objet et dont je rêve d’être le sujet.

L’esprit, la chair. Deux termes et non un seul comme le veulent religions et idéologies. Même trois si entre les deux j’y ajoute ma liberté. Deux pôles, plus loin l’un de l’autre que les galaxies les plus lointaines, sauf dans la cervelle humaine. Rien d’aussi différent, pourtant ils sont bien là dans ma tête et ma vie. S’ils s’y confondaient, celle-ci ne serait plus vivante. C’est parce que, radicalement distincts, le corps et l’esprit sont en tension dans une existence humaine que celle-ci, d’inerte, devient mouvante. Tels que l’homme et la femme, ils se veulent un parce que différents, esprit charnel d’un corps spirituel. Celui qui les confond par peur d’être libre fuit l’unité vivante et surnaturelle qui tend à les réunir dans sa vie personnelle, sa famille, sa patrie, sa terre.

L’esprit s’incarne dans la pensée, puis prend corps dans la pesanteur des mots, devenant image, concept et parole. Surgissant des ténèbres de la matière et de l’innommé pour s’épanouir au grand soleil du langage, la parole est verbe incarné. Du moins si elle est chair saignante et vérité vécue. Car si elle est mensonge, elle n’est que bruit polluant le silence. Celle qui ne ment pas – donc ne se ment pas – incarne le poids des mots non seulement dans les rêves et les pensées du sujet, mais les divers objets que ses cinq sens peuvent reconnaître et saisir : la réalité, qui n’est telle qu’objectivement reconnue et saisie, dite par une conscience personnelle. L’incarnation verbale est l’opération première par laquelle l’esprit passe dans la nature, l’homme et son univers. Aussi l’intellectuel, qui a pour vocation d’exprimer le vrai dans le réel, au lieu de jouer des mots devrait-il tenir leur usage pour sacré. Rien ne l’est plus que la parole, à son tour figée dans l’écrit. Mais, serf de la vérité spirituelle ou matérielle, le clerc depuis toujours l’est aussi d’une société qui lui demande des recettes de cuisine scientifique et technique, de l’amuser par des contes, et surtout de démontrer qu’elle est le devenir de l’esprit. Autrement dit, aujourd’hui de participer à la recherche scientifique, culturelle ou philosophique. Tout part de la pensée qui est dite : à soi-même et à autrui. Celle qui est la créatrice et moteur de l’action parce qu’elle s’en distingue. Parce qu’elle la domine de très haut, la vérité spirituelle éclaire la réalité, dégage le vrai du faux, le réel de l’irréel, l’objectif du subjectif : c’est parce qu’à l’origine l’esprit scientifique a refusé de confondre la vérité spirituelle avec les lois du cosmos que la science a fini par connaître et dominer la nature. Si au départ la pensée s’oppose semble-t-il à l’action, c’est cette distinction même qui, en lui donnant contenu et sens, fait d’une simple agitation une œuvre et de l’existence individuelle ou sociale au lieu d’une errance un progrès.

Ainsi l’esprit, la chair. L’idéal, le bien, la raison, la paix, la liberté : là-haut, demain. Aujourd’hui ici-bas la réalité, le mal, l’absurdité, la guerre, la nécessité. « Es ist so… » Le donné brut, rien de plus. Et comme tout homme c’est moi qui suis là, le ciel sur ma tête et l’enfer sous mes pieds. Seul capable de mesurer l’immensité qui les sépare, parce que c’est à moi de les réunir. Parce que seul je suis libre comme tout homme, responsable… S’il est dur de le réaliser en pensée, que dire en acte ! Pas seulement demain dans les grandes choses, mais dès aujourd’hui dans les petites. À moi, toi, de poser le problème, pour choisir la solution, souvent tant soit peu douteuse et jamais définitive. La liberté créatrice, qui engrosse la chair de l’esprit, tu l’es. Entre tant d’autres, libre : pas seulement de concevoir et de faire, mais d’être. Tout individu conscient d’en être un est l’origine d’une seconde Genèse : d’un autre homme, d’une autre cité, d’un autre monde. Dans le cerveau humain la chair accouche de l’esprit, reste à l’esprit d’accoucher de la chair.

L’esprit fait chair. De l’inconscient tirer de la conscience, de la folie raison, de la guerre la paix. De la nécessité liberté. Toute vie personnelle souffre de cette déchirure à laquelle la mort seule peut mettre un terme. Le premier des devoirs, l’acte fondamental est d’accepter la rupture essentielle, sans laquelle un nouveau lien ne saurait être noué. Une union, un amour, de la nature et des hommes, qui les accepte et les aime tels qu’ils sont, non embellis par l’illusion mensongère qui nous dispense de penser et d’agir.

L’impératif catégorique est donc de refuser toute unité au départ, car c’est à nous de la réaliser. Ceci à rebours non seulement du poids de l’univers, mais surtout de notre propre faiblesse ; car l’horreur du vide nous pousse à fuir une condition humaine vouée à l’ignorance, l’impuissance, et la finitude. Ce pourquoi depuis toujours la société assure à ses membres non seulement la sécurité matérielle grâce à sa science, mais, dans la mesure où celle-ci ne le peut, la sécurité morale par la culture. Depuis dix mille ans, les sociétés fournissent à la masse des individus qui les composent, travaillés par le sentiment de leur néant, les divers stupéfiants qui les réintègrent au centre d’un cosmos unifié. Peu importe que ces divers tranquillisants culturels soient vendus par l’Académie, l’Église, la Magie, scientifique ou non. À l’esprit libre de chacun d’ouvrir une brèche dans ce rempart millénaire qui nous protège du vertige en nous emprisonnant.

L’esprit, la chair, le corps, la matière. Un et distincts dans chaque existence humaine individuelle, parce qu’en elle seule ils peuvent se réincarner : Dieu lui-même s’est fait chair en se voulant l’individu Jésus de Nazareth. N’ayons peur de le crier à des lâches et des sourds : « La matière n’est que matière, l’évolution une évolution, l’histoire une histoire. » Seul l’homo de chair et d’esprit, chaque fois tiré à un exemplaire, consumé par son temps de vie, conscient de l’être, peut être dit réellement et véritablement sapiens : libre. Sans cet infiniment petit aux yeux ouverts sur lui, l’univers ne serait qu’une bombe géante qui aurait explosé en vain.

 

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