« L’homme en son temps et son lieu »

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Bernard Charbonneau

L’homme en son temps et son lieu
(Article paru en septembre 1960
dans Foi et Vie)

Où se situerait donc l’homme, sinon au point où se rencontrent l’espace et le temps ? Qu’il ouvre les yeux de la chair sur son corps, et il se découvre au centre d’une étendue, qui le sépare et l’unit à la fois aux choses et à autrui. Et si ce regard, autour de lui jeté, est celui de la conscience, il se voit au départ d’une autre immensité qui fuit aussi de tous côtés : d’un temps illimité dont le passé et l’avenir sont les seuls orients. L’éclair qui distingua l’espace et le temps du chaos créa l’homme, et quand un homme les redécouvre, il se conforme au modèle divin. Et chaque fois qu’il les perd, chaque fois que l’espace et le temps lui manquent, l’homme englouti dans l’inconscience, la matière ou la masse, retourne à la confusion originelle.

Quand une personne s’éveille, quand Dieu illumine les ténèbres, alors se découvrent les dimensions élémentaires de la création, qui sont aussi celles de notre esprit. Avant l’acte divin, avant la pensée, il n’y a ni temps, ni espace : comme ils disparaîtront quand l’homme aura disparu dans le néant, ou en Dieu. Mais, en attendant, il nous faut vivre, prenant conscience, en même temps que d’eux, de notre condition humaine. Le moment est sans doute venu de nous interroger sur ces deux données, les plus élémentaires et les plus vastes, qui englobent tout le reste. Aujourd’hui, l’histoire nous traque ; tandis que l’espace humain se condense en un globe fini et surpeuplé, qui n’a plus que quelques heures – quelques minutes – de tour, il éclate aux dimensions de l’Univers interstellaire. Et, par ailleurs, si nous savons faire silence en nous, nous pouvons sentir le sol qui nous a jusqu’ici portés vibrer sous le galop accéléré d’un temps qui se précipite.

Allons-nous fuir l’angoisse d’un tel avènement en nous abandonnant les yeux fermés à ce vertige ? Ou bien, faisant front, choisirons-nous comme conscience et conquête cet espace et ce temps qui furent donnés à nos pères comme nature et raison ? S’il en est ainsi, nous choisirons d’avoir été créés hommes. Sinon, l’homme disparaîtra enterré vif dans un univers concentrationnaire, surpeuplé et surorganisé, où le temps et l’espace lui manqueront, tandis qu’il se dispersera dans un vide illimité, dépourvu de bornes matérielles, autant que spirituelles.

1. Le temps et l’espace vivants

Celui qui s’obstine à remonter sa pente finit un jour ou l’autre par dominer sa vie. Il la contemple comme la plaine du haut d’une cime, d’où la maison natale n’est plus qu’un point au fond d’un abîme de vertiges. Mais rares sont ceux qui s’écartent pour contempler d’en haut. La plupart croient vivre quand ils s’abandonnent au cours du temps, aussi se croient-ils immobiles. Contre lui, je dois, au contraire, m’arrêter ici, c’est pourquoi je reçois soudain le souffle de sa course en pleine face.

Si les nations et l’Humanité se croient volontiers éternelles, l’homme solitaire sait qu’il vit sous le signe d’un temps dont la première heure sonne à sa naissance et la dernière à sa mort. Quand l’homme libre se découvre présent, ce présent est un temps ; le temps n’existe pas pour l’inconscient : pour la plus large part de cette existence que nous abandonnons au devenir. Le monde et son activité nous absorbent : « nous n’avons pas le temps », nous sommes « pris ». Des habitudes nous endorment, ou de grands événements se produisent, qui distraient notre attention. Mais soudain sonne l’heure de la liberté, et nous nous réveillons stupéfaits d’avoir franchi en un clin d’œil une si grande distance. L’instant est suspendu, mais cet instant vivant se meut, comme battent notre cœur et le cœur de l’horloge : tandis que l’esprit demeure, le temps passe.

Je ne peux nier l’énigme du temps : ce sourd frémissement n’est pas une abstraction, mais le cours de ma vie ; l’heure ne sonne que pour en mesurer la vitesse et l’approche du terme. Le temps passe, mais il ne passe pas avec l’égale tranquillité du temps des horloges ; l’expérience m’apprend qu’il passe de plus en plus vite. Il n’est pas besoin de science pour savoir que la durée est fonction de l’intensité de la vie (1), chaque homme mûr l’apprend s’il revit sa jeunesse. Comme le temps des primitifs, celui de l’enfance est inépuisable ; un seul jour contient les actes et les sentiments d’une saison de l’adulte, et la journée la plus pleine laisse un instant de vide où l’esprit impatient appelle l’avenir. Mais, avec les années, l’individu réalise que, non seulement le temps s’enfuit, mais qu’il s’enfuit d’un mouvement accéléré. La nuit d’amour dont l’aube semblait ne jamais devoir se lever n’est plus qu’un bref instant de rêve entre le jour et le jour ; du printemps au printemps, les saisons sont plus courtes que ne l’étaient les heures. Vient même un âge qui réalise la disparition du présent, qui ne peut plus dire : je vis, mais : j’ai vécu ; où rien n’est sûr, sinon que tout est déjà fini.

Le rythme d’une existence humaine est celui d’une tragédie dont le dénouement se précipite. À quoi servirait-il de prolonger formellement sa vie ? Sa durée n’est que celle de son intensité ; celui qui la conserve indéfiniment, bercé dans le bourdonnement de l’habitude, s’enfonce dans une somnolence hivernale où la vie le fuit avec la rapidité de l’éclair. Celui-ci peut végéter un siècle, il ne vit qu’un instant, quand le réveille le spasme de l’agonie ; ou l’heure ne sonne jamais pour son absence. À quoi bon une immortalité qui serait celle d’un sommeil aussi profond que la mort ? Le seul moyen d’assurer la durée de la vie, c’est d’y être présent par le geste, les sens et la conscience. L’homme ne s’oppose à la marche du temps qu’en se dressant tout entier contre lui, mais c’est alors que la conscience du temps l’écrase.

Pour l’angélus de l’aube et l’angélus du soir, l’heure sonne, en rappelant à l’homme le caractère insaisissable et fini de sa vie. Le temps m’est mesuré, et il me le sera de plus en plus : tels sont les termes d’une existence humaine. Le temps lui donne un prix que nul ne peut absolument payer, et son cours sans retour charge d’un sens total la moindre de nos décisions. Pour chacun de nos actes un jour vient, qui ne reviendra pas, et le dernier ne reviendra jamais. Mais que vaudrait l’instant – ou l’homme – qui ne serait pas unique ? Son éclat naît de l’ombre où il s’éteint. Le fleuve sans bords du temps passe, et le roseau solitaire frémit de son courant.

Le temps n’a de sens que pour un homme, parce qu’il est seul à même d’en découvrir l’origine et le terme dans sa vie. Aussi l’expérience du temps reflète-t-elle l’affirmation de l’homme : ceci est aussi vrai dans l’histoire de l’espèce humaine que dans la vie de ses individus. Le primitif est absorbé dans l’instant comme il l’est dans la nature et dans le clan, rien ne passe car pour lui tout éternellement revient. Quant à l’appel du Christ, l’individu s’éveille, la nostalgie de l’éternité l’envahit ; et quand il se croit naturellement raisonnable et libre, il croit à la rassurante objectivité d’un temps mesurable en siècles et en secondes. Nous, qui savons à quel point la liberté de l’homme est contestée, avons appris à découvrir que le temps vit et fuit dans une existence. Aux portes d’un monde totalitaire, nous nous détachons de ce temps trop précaire pour nous abandonner à l’instant, ou nous perdre dans l’inhumaine durée des ères géologiques. Signe que nous sommes des dieux, ou des bêtes, mais certainement pas des hommes. Nier le temps revient à les nier.

Où est le centre de l’espace sinon dans l’homme ? Toute conscience qui s’éveille au présent se situe dans l’espace : d’ici il s’étend de toutes parts. L’homme libre est au cœur de l’étendue : le ciel ferme le cercle de son horizon comme l’Océan définit une île. L’homme se tient droit au centre, le zénith sur sa tête et la terre à ses pieds : le Sud devant sa face, l’Ouest et l’Est à ses hanches, et le Nord dans ses reins. Marin, nomade ou montagnard, l’homme libre aime à parcourir l’espace. Il va vers l’horizon qui le provoque en coupant sa route, toujours plus vite et toujours plus loin, pour tenter de le franchir : mais l’horizon se tient toujours à hauteur de ses yeux, car son trait a été tiré une fois pour toutes. Alors il capitule et baisse les yeux ; et son regard dévale et plane, à perte de vue. Puis il se fixe et plonge sur un point qu’il distingue : ainsi choisit-il sa proie. L’ampleur du large porte le pétrel, l’immensité plaît à l’homme libre ; et le souffle clair de l’espace remplit ses poumons : car il vit d’espace.

Comme le sens du temps, le sens de l’espace est lié à l’éveil de l’individu. Le primitif ignorait l’espace, il s’immobilisait en un point qu’il confondait avec l’étendue, où sa vie parcourait toujours le même cercle. Tandis que l’homme moderne connaît de mieux en mieux l’espace : il a maintenant parcouru la Terre, et la masse des touristes a suivi l’avant-garde des explorateurs. Il cherche à pénétrer le ciel, comme il s’insinue dans les fissures du sol. Nos marins n’hésitent plus à perdre de vue les côtes, et ils découvrent ainsi des contrées toujours nouvelles, si nouvelles qu’ils en oublient parfois leur port d’attache. Car le temps est fini d’explorer cette sphère qui nous ramenait un jour ou l’autre à notre départ. Notre faim d’espace nous conduira peut-être à la quitter en nous lançant dans le vide interstellaire, mais cette liberté n’appartiendra pas à un individu, tout au plus à un Empire. Il ne reste plus aux individus qu’un espace où se perdre : celui d’un vide intérieur où tourbillonnent des mondes imaginaires. À l’individu isolé, les errances du Bateau ivre, et aux ingénieurs et aux militaires disciplinés les fusées ; à force d’aller de l’avant, nous avons débouché dans l’Espace absolu. Mais l’Infini appartient-il à Dieu ou à l’homme ?

Nous prenons une conscience grandissante de l’espace, comme du temps ; et cette conscience nous amène à le mesurer, lui aussi, de façon toujours plus précise. Si nous mesurons l’espace en années-lumière, nous l’estimons à un micron près ; nos frontières tranchent le sorbet de l’Antarctique sans en perdre un millimètre. Nous connaissons sa valeur ; quand nous construisons une maison, nous calculons le moindre centimètre, car nous la payons au mètre. Pas plus que de temps, il n’y a pas d’espace perdu, aussi nous manque-t-il quelquefois. Nous avons appris à faire le point, rien qui ne soit situé sur la carte. Nous dressions celle des montagnes et des fleuves, nous établissons maintenant celle des opinions politiques, de la grippe ou de l’adultère. L’espace, comme le temps, c’est l’homme et sa liberté ; mais l’homme est toujours tenté de la détruire quand il l’affirme, en aliénant ce temps ou cet espace vivant dans quelque mesure objective. Aux portes de l’ère totalitaire, la Science du xxe siècle, renonçant aux illusions du xixe, commence à nous parler de la relativité du Temps et de l’Espace ; et les brumes mouvantes du Chaos obscurcissent à nouveau l’horizon de chaque homme. Pourtant, la Science n’a pas tort ; car le Temps et l’Espace de la Science n’existent pas : ils n’existent, avec la Création, que par un Créateur.

2. Le paradoxe du temps et de l’espace

L’espace et le temps vivants ne peuvent être vécus que par un homme, car ils ne sont pas logiques, mais paradoxes. De même que l’instant se définit dans l’éternité, le lieu se situe dans l’étendue ; le temps et l’espace sont moins dans l’un ou l’autre de ces termes que dans le mouvement qui les oppose et les anime. Et seule l’angoisse d’un esprit humain peut affronter leur mystère.

Le temps passe ; et de son cours pressé surgissent des formes éphémères qu’il engloutit aussitôt. Elles n’ont pas de passé, elles n’ont pas d’avenir : elles fusent et se dispersent en poussière. Là où foulait la vague, se découvre le roc, et la vague revient ; à quoi bon ? La fureur se déchaîne et détruit la fureur. Dans le bruit, le bruit tonne, d’un grondement égal ; les peuples disparaissent et les palais s’écroulent, les rocs s’usent et les astres s’éteignent : empire et héros tombent en poussière, et devient poussière la vérité morte pour laquelle ils donnaient la mort. Le temps s’écoule et va ; toujours plus bas, jusqu’à la chute : nul ne sondera jamais le fond de ce gouffre sur lequel plane une nuée.

Le temps passe, mais il ne passe que pour un observateur immobile ; il n’existe que pour l’homme : celui qu’un pressentiment d’éternité conduit à maîtriser la durée, dans cette existence temporelle que vivifie l’esprit intemporel. Si le devenir est destruction, l’homme qui l’affronte crée ; et c’est le heurt de ce torrent du devenir sur sa conscience vacillante qu’il appelle le temps. Le temps est mouvement, mais il n’est de mouvement que par rapport à un point fixe : celui qui s’absorbe entièrement dans un courant connaît seulement l’illusion de l’immobilité. La découverte de l’instant est inséparable d’une éternité qui l’englobe, de même que l’éternité ne vit que dans l’instant. Connaître le temps, ce n’est pas connaître l’une ou l’autre, mais l’un et l’autre.

Vivre au sommet du présent, c’est le dépasser dans le passé et le futur. La vie d’un homme ne mérite ce nom que vécue dans les trois dimensions du temps : le vrai échappe au temps, le meilleur est toujours le plus durable, mais c’est en confrontant le passé et le présent que la mémoire dégage l’éternel. Et cette considération du passé arme la volonté d’assurer son futur au présent : la connaissance des temps révolus nous apprend comment résister au devenir, en nous rappelant comment nous lui cédons. La mémoire et la prévision sont les deux démarches d’une seule opération par laquelle l’homme demeure et devient lui-même contre le flot dissolvant du devenir. Ainsi se forme une existence humaine qui ne se dissout pas au fur et à mesure, mais dont la continuité accumule récolte sur récolte, comme chaque année laisse au même arbre un nouvel anneau. De son premier à son dernier jour, un homme ne mérite de porter le même nom que si ce nom désigne tant soit peu le même être. S’il peut dire et sentir : « Dans dix ans, je dirai : il y a dix ans. » Conquérir ainsi la durée n’est pas inertie, mais acte libre. L’univers fuit avec le temps ; pour ne pas prévoir, le plus facile est d’oublier, surtout aujourd’hui, quand l’Histoire va dix fois plus vite. Contre le cours du devenir, l’homme ne dure que par la volonté, il ne se maintient que par le mouvement : au contraire, dans ce courant, est inerte qui se rue avec le flot.

Ce qui est vrai de l’individu l’est de l’humanité entière, dans la mesure où son histoire est celle de l’homme. Une collectivité riche de souvenirs l’est aussi de civilisation, celle qui oublierait son passé et ne prétendrait plus dominer son futur aurait déjà perdu la vie. Une humanité sans mémoire qui renoncerait à imposer sa marque à l’avenir refuserait son destin qui est d’accomplir l’homme. Ce mot n’aurait pas de sens si l’homme changeait absolument avec les temps, si une volonté de permanence ne le maintenait pas tel quel, sinon dans son état, du moins dans le sens de son histoire. Car le plus vrai de lui-même échappe au temps comme à l’espace, l’homme n’est pas plus d’un règne que d’un lieu : nous savons seulement aujourd’hui qu’il n’est pas donné par la nature, mais se dégage péniblement de la pluralité des pays et des âges. Jusqu’à présent, une œuvre ou un individu n’appartenaient vraiment à l’homme que pour avoir défié les siècles. De la variété des temps, l’histoire conserve la mémoire, mais cette mémoire n’est féconde que parce qu’elle découvre à travers la diversité des époques l’histoire d’une même humanité ; et ce souvenir suppose l’espoir d’une continuité de l’homme dans l’avenir. S’il renonçait à dominer la durée, son dernier éclair de conscience lui révélerait le visage d’un monstre, avant de s’éteindre sur l’informité du néant. L’abandon à l’instant, – presque toujours sous le couvert d’une éternité mensongère –, la religion du devenir qualifiée de Progrès, ne sont que fantasme et fracas dansant sur l’abîme où le cours du temps engloutit l’épave de l’humanité.

L’homme n’existe que dans la continuité, et son esprit dit : dans la fidélité à soi-même. Et toute vie humaine passe ; la sourde vibration du temps est faite de l’obstacle que cette fidélité oppose à ce courant : d’une volonté d’éternité paradoxalement incarnée dans une existence précaire et finie. « Ô temps, suspends ton vol ! » Ce n’est pas en vain qu’un mortel élève ce cri, absurde pour un monde où tout passe et meurt, ce n’est pas en vain que l’homme rejette son état. Son corps peut tomber en poussière, la vie qui tente d’obéir à la vérité immuable contre l’opinion d’une époque, l’œuvre qui s’efforce en vain de défier les siècles, témoignent de la splendeur de cet autre règne où le temps est aboli.

L’éveil de la conscience humaine est éveil à l’espace : recherche de l’immensité, poursuite de l’infini. L’esprit humain n’est pas fait pour s’immobiliser en un point, mais pour aller au-delà. Le temps de l’humanisme fut celui de l’exploration du monde, et aujourd’hui encore la médiocre inquiétude des individus les porte sans arrêt d’un endroit à l’autre : mais cette liberté dérisoire tourne toujours dans le même cercle. L’individu moderne aspire à l’espace ; car plus d’espace signifie pour chacun de nous plus de temps, plus de calme et de silence. Mais ce besoin n’est si vif chez quelques-uns que parce que le plus grand nombre s’accumule dans des sociétés surpeuplées et surorganisées : un univers sans espace qu’il faut bien appeler concentrationnaire.

Tout mouvement suppose un départ, et surtout une arrivée, sinon il ne se produirait pas : au moins dans le cœur de l’homme. Le véritable explorateur est mû par le pressentiment d’un but, même s’il l’ignore ; la fin peut être inaccessible, sa seule chance d’y atteindre est de s’en tenir implacablement à sa voie. Il peut aller ; dans le vide et l’inconnu, il lui faut bien faire le point : arrêter le mouvement de la vie, suspendre le temps, en cet instant précis où les brumes se dissipent tandis que le soleil se fixe au midi. Pour avancer, il lui faut bien se situer. Et s’il le fait, c’est dans l’espoir d’atteindre un jour ou l’autre l’objet de sa quête : ce terme où tout s’arrête parce que l’homme a enfin retrouvé sa patrie.

L’homme libre aspire à toujours plus d’espace ; si l’espace lui était définitivement compté, l’univers ne serait plus pour lui qu’une prison, ou une tombe. Et pourtant, si cet homme n’était maintenant ici, où serait-il ? La liberté de l’homme ne se dissout pas dans l’étendue, cette immensité n’est pas à notre taille. Seule une présence divine pourrait la peupler.

L’homme libre est au centre de l’espace, mais il n’est pas ailleurs qu’en ce point. S’il s’y tient, il sentira battre ici le cœur du temps qui bat dans sa poitrine. Le marin pouvait se risquer sur les mers, le bourgeois sur les routes, ils tenaient à un lieu : à des cités de pierre ancrées dans le sol par le poids de leurs murs et de leurs quais. La liberté se risque, mais se situe. Devant elle, s’étendent les brumes du doute et de l’angoisse, les ténèbres de l’erreur. Mais elle taillera sa voie dans le vide si, partant d’un roc inébranlable, elle se fixe à l’étoile qui ne varie pas.

3. Affirmation et négation du temps et de l’espace
dans l’homme et dans son histoire

L’homme qui s’éveille découvre le temps et l’espace, mais alors, pris de vertige devant ce vide mouvant, il s’y plonge d’un élan frénétique, abolissant ainsi et l’espace, et le temps, et lui-même.

Comme toute autre manifestation de liberté, l’expérience du temps n’est pas à la mesure des forces humaines ; et, pourtant, elle n’est que le constat le plus élémentaire d’une existence d’homme. Nous ne pouvons vivre qu’en l’esquivant, en sombrant dans l’instant ; si des occupations nous distraient du temps, ce n’est pas seulement parce qu’elles sont nécessaires à notre subsistance, nous les recherchons aussi parce qu’elles nous dispensent de voir un obstacle trop difficile à surmonter.

Nous échappons au temps en dissociant l’instant de l’éternel, qu’il réunit dans notre existence d’homme. De l’abandon à l’instant, nous faisons la théorie, – mais pourquoi ce discours, superflu, si l’instant se suffit à lui-même ? Et la société occidentale, parce qu’elle est à l’origine d’un individu libre conscient de la fuite du temps, construit fiévreusement un monde où l’homme, non seulement s’abandonne au devenir, mais le précipite. Ou bien, comme l’ancien Orient, engloutissant l’individu dans une société millénaire, nous essayons en vain d’immobiliser le devenir : car l’éternité ne viendra qu’à la fin des temps. Mais le plus commode, et le plus commun, est encore de supposer éternel l’instant que nous ne faisons rien pour retenir. Ainsi le temps passe, et de plus en plus vite, dans la vie d’un homme comme dans l’histoire de l’humanité.

Tout homme se situe en un temps et en un lieu. La technique nous libère en nous faisant gagner du temps pour dominer l’espace. Mais toute liberté humaine est équivoque ; le temps et l’espace nous fuient avec la rapidité de l’éclair, quand nous les poursuivons à la vitesse de la foudre. Le temps nous manque, parce que le temps de la liberté est celui du suicide. Le siècle de la journée de huit heures est celui des grands travaux et des guerres frénétiques. Celui qui vit sous le signe de l’horloge regarde avec effroi le temps s’écouler ; mais, comme ce temps objectif n’est pas le sien, il cherche au même instant par tous les moyens à accélérer le mouvement des aiguilles. Nous n’avons pas le temps, sa mesure est trop précise pour être la nôtre ; et d’ailleurs, quand nous en disposons, il nous faut le tuer : « Je n’ai pas le temps, mon pauvre ami ! » Cri de souffrance, mais surtout de satisfaction ; le signe de la réussite, ou son semblant. Nous avons tellement pris le pli d’être distraits par nos travaux que les vacances nous plongent dans le malaise et que la retraite nous tue : l’individu n’existe pas en dehors de ses activités. Et nous réclamons des loisirs qui nous prennent à un rythme d’autant plus infernal que notre travail est absorbant. Cette aliénation est proportionnelle à la fonction sociale : l’ingénieur disposera de moins de temps que l’ouvrier ; et le grand patron pourra tout juste bondir à l’autre bout du globe, pour se relaxer une semaine à Hawaï. Le temps nous manque, nous avons trop à faire et nous sommes trop distraits. Et la durée manquera de plus en plus à un monde dont le temps s’accélère comme celui d’un vieillard. Nous n’avons plus le temps ; mais alors, comment pourrions-nous être présents à autrui et à nous-mêmes ?

Depuis deux siècles, l’homme découvre le temps ; mais il découvre ainsi que le temps lui échappe. Dans un univers où tout revient, l’homme primitif ne connaît pas d’histoire, seulement des légendes ; et l’avenir n’apporte rien de vraiment neuf, sinon la fin des temps. L’homme de l’âge classique ne s’intéresse guère au passé, il le méprise, sauf une Antiquité où il découvre le reflet de lui-même. Et l’avenir lui reste étranger ; s’il conçoit une utopie, il l’imagine dans une autre planète et non en l’an 1900, Depuis l’an 1, le temps s’est mis en mouvement ; mais il s’en faut que les hommes en aient pris immédiatement conscience. Il a fallu dix-huit siècles pour que l’homme s’accoutume à la prodigieuse nouveauté de cette Histoire irréversible, qui répète au niveau de l’espèce le drame de son histoire personnelle : tout d’abord, il n’eut pas plus le sens du temps historique qu’un enfant. Mais, même au niveau de l’histoire, le temps passe de plus en plus vite. Et l’homme dut un jour se réveiller sur ce flot dont le cours allait s’accélérant. Alors, stupéfait, il se tourna vers le passé, mesurant l’immense étendue qu’il avait déjà parcourue ; et il se mit à interroger cet avenir obscur où grondait dans le lointain la cataracte finale.

Depuis deux siècles, nous savons que nous avons un passé, et notre science historique cherche à le connaître en lui-même. Nous ne laissons plus les morts enterrer les morts, nous les déterrons. Nous nous intéressons aux monuments anciens, et les plus anciens sont pour nous les plus remarquables. Romans et films tentent de retrouver les temps perdus ; mais nous demandons surtout à l’Art, comme autrefois à la sorcellerie, de nous évoquer un avenir que la Science est encore impuissante à découvrir. Nous ne nous engloutissons plus dans l’instant comme les primitifs, semble-t-il, nous connaissons un passé et un avenir. Mais c’est pour fuir notre présent. L’intérêt des romantiques pour le passé, qui s’est vulgarisé dans les masses, n’est qu’une évasion ; l’équivalent pour la connaissance du temps des croisières pour la connaissance de l’espace. Cet intérêt pour un passé pittoresque et mythique est associé à l’oubli du passé immédiat qui nous concerne le plus directement et qui pourrait nous aider à situer notre présent. Mais nous fuyons le présent, – sinon l’actualité. Le présent ne nous suffit plus, il est l’objet de toutes nos critiques ; nous plaçons notre espoir dans un avenir imprécis qui justifie pour l’instant tous les abandons, et achève ainsi de vider le présent de son contenu. Car il ne s’agit pas de préparer demain dès aujourd’hui pour assurer la continuité dans le devenir, bien au contraire il s’agit de fuir dès maintenant le futur. Or, qui nie le présent, au nom d’un Avenir forcément plus ou moins mythique, nie les hommes présents, et tôt ou tard les sacrifiera.

Mais si nous ne sommes pas suffisamment libres pour dominer le temps, nous le sommes assez pour être hantés par le souci du lendemain. Nous n’osons plus nous abandonner à l’instant, et comme rien d’éternel ne nous est assuré, nous cherchons à multiplier ici-bas les assurances. Ainsi la liberté : l’esprit de prévision, qui pourrait nous libérer en dépassant les bornes de la vie humaine, nous enchaîne seulement au souci quand elle se limite à son horizon.

Nous fuyons l’instant et l’éternel : le temps avec nous-mêmes. Il nous brûle les doigts, car nous sentons obscurément que chaque seconde compte. Nous pouvons nous référer à l’Éternité, ou à cet ersatz d’éternité que nous appelons l’Histoire, nous savons bien au fond que notre temps est celui d’une vie ; et les plus virulents des individus modernes pensent après Napoléon qu’ils n’ont rien fait s’ils n’ont pas conquis le monde à trente ans. Il n’y a pas une minute à perdre, nos impitoyables machines à peser le temps sont là pour nous le rappeler. Il nous faut à tout prix gagner du temps : soit en l’organisant, soit en parcourant l’espace encore plus vite. Mais nous pouvons abandonner l’avion pour la fusée, le trait qui nous frappera vole encore plus vite.

Alors, tandis que l’homme s’active avec de plus en plus d’efficacité, comme grandit un incendie, les événements prolifèrent en nombre et en puissance. Autrefois, la cause nourrissait lentement l’effet, aujourd’hui, porté sur le vol de la foudre, l’effet suit la cause avec la brutalité de l’éclair. Le temps se déchaîne dans l’histoire comme dans la vie individuelle. Deux siècles n’étaient rien pour l’Ancien Empire, c’est déjà le temps d’un régime à l’âge classique ; aujourd’hui, une existence d’homme suffit pour voir disparaître un style et une société. Jusqu’au xie siècle, l’histoire semble avoir cherché son mouvement ; puis le mouvement s’est précipité comme s’élargit la fissure d’une banquise. Ce que nous appelons Histoire moderne et contemporaine n’est, à l’échelle du temps de l’humanité, qu’une brève crise de cinq cents ans, qui s’est accélérée jusqu’à plonger droit dans l’abîme des guerres planétaires.

Même si l’on tient compte de cette optique qui grossit toujours le plus proche, il semble évident que le temps s’accélère ; à cause de la multitude et de la profondeur des événements, mais aussi de cette attention plus aiguë qui les décèle et ainsi les multiplie. Ce mouvement atteint son paroxysme dans les guerres totales, ou dans les révolutions qui donnent aux hommes et aux choses l’impulsion de la guerre. Alors la puissance humaine mobilisée accomplit en un jour la tâche d’un siècle ; en quelques mois, les peuples et les valeurs périssent et renaissent : chaque aube est une annonce et chaque soir un jugement. Et si la mort vient plus vite, la vie est plus intense. Alors le cours du temps gronde comme s’il se ruait vers son terme : vers le triomphe, ou le désastre, final. Et si ce terme fut celui de bien des hommes, il pourrait être demain celui de l’humanité.

Nous nous sommes libérés de l’immobilité pour nous abandonner au mouvement ; et la liberté humaine n’est dans aucune de ces deux formes d’inertie. Elle est au contraire effort de mouvement dans la stabilité, de stabilité dans le mouvement. La continuité d’un homme fidèle à soi-même à travers sa vie, celle d’une espèce humaine fidèle à sa nature à travers l’histoire, suppose un minimum de permanence. Et cette permanence, seule la foudroyante rapidité de l’esprit peut la conquérir à rebours de la chute du temps. Or, dans le courant qui nous emporte aujourd’hui, nous perdons pied ; la violence et l’éclat des événements nous stupéfient : comme dans la guerre où l’événement précède obligatoirement la réflexion. Le monde change trop pour que nous ne changions pas nous-mêmes ; et le cours de ces changements est maintenant plus rapide que celui d’une vie. Alors, de la paix à la paix, de la mode à la mode, nous ne vivons plus une existence, mais plusieurs existences absurdes l’une à l’autre, dont notre mémoire perd jusqu’au souvenir, puisqu’il nous faut le perdre pour nous supporter en conservant l’illusion d’être un homme. Aujourd’hui, de la naissance à la mort, il n’y a plus une vie, mais plusieurs vies, séparées par ces petites morts que sont les guerres.

L’homme, aujourd’hui, sait qu’il meurt deux fois ; les amarres qui l’ancraient dans le temps se sont rompues. Il le voit s’écouler sans fin au-delà de lui-même, comme une machine dont les freins auraient cédé sur la pente d’un abîme sans fond ; tel un Styx qui tourbillonnerait éternellement tout autour de l’œil bleu de l’instant. D’autres civilisations, un autre homme…, puis autre chose qui ne serait ni l’univers, ni le temps…

Nous avons pris aussi conscience de l’espace, parce qu’il commence à nous manquer : à la fois l’étendue et le lieu qui la détermine. Quelle que soit la puissance de nos moyens, le véritable espace humain se limite toujours aux bornes de la Terre, et plus strictement encore à la durée de l’homme. L’espace, c’est le temps ; le monde médiéval était infini, le nôtre se réduit à quelques heures de tour pour nos avions, quelques minutes pour nos nouvelles et nos fusées. Et la mesure de l’espace, c’est, avec le temps, la diversité. Or, les moyens de transport rapides qui permettent de parcourir le monde l’uniformisent. Nous prenons l’avion comme le métro ; mais, quand nous arrivons à Idlewild, nous débarquons à Orly. « L’avion supprime la distance », dit-on. Ce vol foudroyant qui nous transporte en quelques minutes réduit notre espace à quelques mètres. La Terre n’est plus qu’un point si la puissance de nos armes peut la détruire en un instant.

Nous parcourons l’espace toujours plus vite, mais cet espace plus étroit, nous le tenons de mieux en mieux. Des cartes, dont l’échelle est toujours plus petite, en dressent l’inventaire, des routes le parcourent et des administrations le délimitent. Dans ce réseau, il n’y a plus de lacunes ; plus d’îles désertes, car l’Océan n’est plus désormais qu’un champ de tir. D’un peuple ou d’un pays à l’autre, il n’y a plus la distance ou l’ignorance qui pouvaient tenir lieu de sagesse et de paix ; nous n’avons plus le temps de voir venir. Nous sommes tous là, les uns sur les autres, les Chinois de Taichen, les boutiquiers du Lot, les mineurs de la Ruhr, coincés entre Eisenhower et Khrouchtchev, dans ce globe qui tourne en rond dans le vide. Et cet espace se rétrécit chaque jour un peu plus, tandis que nos mains se crispent sur les armes qui gonflent nos poches. Physiquement, nous ne faisons plus qu’un dans cette cellule ; mais, si les corps se touchent, les cœurs sont à des milliers de milles : ainsi les flammes et la glace étouffent les damnés dans un enfer sans issue. Tous ensemble, et cependant séparés par des murs d’autant plus hauts qu’une irrésistible pression tend à les abattre. Les machines qui nous aident à franchir l’espace dressent aussi les obstacles qui nous le rendent infranchissable. Le temps des avions est celui des Rideaux de fer : les moyens qui nous permettent de fuir permettent de nous poursuivre encore plus vite.

Dans ce monde strictement organisé, toute chose a sa place, mais l’homme n’a plus la sienne. Nous sommes trop nombreux d’ailleurs, et trop agités. Ainsi, dans ces villes surpeuplées, où l’espace se vend à prix d’or, où des murs l’enferment comme dans un coffre, partout, des murs brisent au départ l’élan du regard vers l’horizon, et les plus hauts sont invisibles. Plus d’espace infini, d’au-delà sur terre ; plus d’inconnu et de terreurs, mais aussi plus de terres libres dans un pays neuf pour le pauvre et le vaincu. Le désert où fuyait le prophète devient la zone interdite où César cache ses secrets d’État.

Plus de terre libre pour l’exilé, mais aussi plus de patrie durable pour le paysan : si l’individu moderne est enfermé dans ses frontières, il peut aussi d’un instant à l’autre être expulsé de son pays. D’ailleurs, pourquoi s’y attacher ? De plus en plus, les pays se valent ; seul le standard de vie diffère. Plus de place, donc plus de lieu.

Ici, c’est comme ailleurs. Dans un monde que la technique uniformise, l’idéologie d’État cultive artificiellement des oppositions qui dressent les uns contre les autres des hommes tous pareils, là où des différences naturelles devraient distinguer des semblables. Alors, le vieil homme qui survit parcourt la Terre à la recherche de cet inconnu que ses ancêtres redoutaient, d’autant plus qu’il ne peut espérer un autre monde qu’ici-bas : à défaut de Révolution, il nous reste le Tourisme. Tout nous maintient à notre place, mais rien ne nous attache. Nous n’avons plus ni feu ni lieu ; nous sommes perpétuellement en marche vers un ailleurs, que nous soyons le touriste individuel ou le numéro matricule de quelque division motorisée. Mais si nous changeons tant de place comme un lion en cage, c’est que nous sommes rivés à notre prison. Trop étroite, nous cherchons à l’élargir par le mouvement.

Mais l’homme d’État moderne peut voler de New York à Téhéran, de Yalta à Manille : il ne voit rien d’autre que le même bureau climatisé ; sa connaissance prodigieusement étendue est prodigieusement superficielle. Il ignore encore plus la richesse de l’univers et des hommes que le roi qui se déplaçait péniblement de la Garonne au Rhin. L’avion nous mystifie ; il peut voler jusqu’aux extrémités du globe, il n’y a qu’un type d’aéroport, et surtout un type d’homme dont la mesure n’a guère varié depuis l’origine. Dans un monde toujours plus uniforme, nous sommes condamnés à être de plus en plus superficiels. Nous pouvons perfectionner indéfiniment nos engins, le sujet qui les utilise est toujours fini, et notre vie d’autant plus courte que nos tâches se sont multipliées. La mesure de la connaissance personnelle est la même depuis Adam, car la machine en ce domaine ne pourra jamais se substituer à la personne. À quoi bon voler ainsi d’Australie au Japon ? Tout commence avec ce chemin boueux qui part de l’aérodrome pour s’enfoncer entre les gourbis du faubourg, mais il n’est accessible qu’à pied. Tout commence avec cet homme rencontré sur le trottoir, mais une vie ne suffira pas pour le connaître : tant que je resterai et tant qu’il restera un homme. La mesure de la vraie connaissance est toujours la même qu’autrefois : dans l’avion qui file à mille à l’heure, elle reste immobile avec ce passager assis dans son fauteuil.

Il n’est pas d’homme sans espace ; il n’est pas d’espace sans homme. Quand nos yeux s’ouvrent, la plaine grandit avec l’aube. Puisse-t-elle grandir dans la lumière éternelle jusqu’à nous submerger d’espace.

4. Le temps et l’espace retrouvés

Il n’est pas d’homme qui ne se retrouve dans les deux dimensions de l’espace et du temps : peut-être, comme nous le suggère la Science, sont-ils des illusions, mais alors l’homme lui-même n’est qu’un rêve. Aussi, aujourd’hui où le temps nous manque parce que nous le fuyons, et où l’espace se dérobe sous nos pieds parce que le temps nous fuit, devons-nous les reconquérir : faute de ces coordonnées, nous ne saurions situer le point de notre départ. Mais, pour commencer, il nous faut accepter leur paradoxe.

Ayant accepté d’être un homme, il me faut bien vivre dans le temps. Et vivre ne se réduit pas à l’automatisme d’une formule, c’est un art de dominer les contraires : à la fois libre à l’instant, et délivré de lui. Il me faut le temps d’être un homme ; le civilisé qui traque les secondes ne l’est pas plus que le primitif somnolent dans la stagnation des siècles. Demain, il sera trop tard, chaque seconde m’est comptée, et pourtant je ne peux cueillir ce fruit hors de saison. Une vie, comme une œuvre nécessaire, obéit à un rythme apparemment nonchalant qui est celui de l’univers, et non celui de notre trop brève existence. L’individu moderne confond souvent le sentiment de l’urgence qui est un bien, et la hâte qui est un mal : parce qu’il identifie se presser et agir, il détruit. Tout fruit vient à son heure, ni plus tôt, ni plus tard. Ce temps si précieux, je dois en disposer comme s’il était inépuisable ; si je n’avais pas à en perdre je n’aurais pas à en donner, et ne viendrait jamais vers moi l’instant du dénouement que nul ne commande.

M’abandonner à l’instant serait m’engloutir dans le cosmos, le refuser au nom de l’Avenir ou de la Fin des Temps serait refuser cette vie. Mais vécu jusqu’au bout, l’instant est dépassé. Qui prend son temps, en découvre dans cet arrêt le mouvement : l’individu trop pressé ne peut plus mesurer la profondeur de l’urgence. Et qui savoure l’instant sait bien que l’amertume de sa fragilité en est le sel ; il nous atteint si vivement parce que sa douceur nous blesse ; sa lumière est éblouissante parce qu’elle est celle d’un éclair. La conscience seule donne toute sa force à l’instant en nous éveillant à sa présence, mais elle nous apprend qu’il passe, et de ce mouvement il vit. Ainsi, pas plus que le Ciel ne détruit la Terre, l’Éternité ne détruit l’instant ; elle est le sang qui anime sa chair, l’esprit dont son corps frémit.

Une existence humaine est faite d’une permanence dans un mouvement. L’instant n’existe que par rapport à un esprit immuable, le flot mouvant du devenir n’est tel qu’à la lumière d’une mesure stable : l’originalité du passé, la nouveauté du présent n’existent qu’en fonction d’une mesure éternelle. C’est celui qui s’absorbe dans l’instant qui ramène le passé et l’avenir à son présent, et celui qui nie le devenir s’y engloutit. Vraiment vécus dans l’esprit d’un homme, l’éternité et l’instant ne s’opposent pas, mais s’engendrent, parce qu’ils se sont distingués : l’attention au présent, la récréation du passé, l’imagination de l’avenir sont les fruits de la volonté de continuité. Seule la prophétie peut entrevoir des lendemains inconcevables, et le prophète est l’enfant de l’Éternel. Dans l’histoire d’une société, comme dans une vie d’homme, seule résiste aux années la tradition vivante. De même que l’humanité n’assurera sa permanence qu’à travers la connaissance de la diversité des civilisations, un homme ne demeure lui-même qu’à travers la conscience douloureuse des changements de sa vie. Cette conscience n’est pas seulement la condition nécessaire pour les dominer, elle est l’angoisse qui met la volonté de durer en mouvement : c’est le courant même du devenir qui engendre le contre-courant qui le dévie.

Un esprit libre doit se rappeler à tout instant que le temps passe ; et, avec lui, une occasion d’accéder à l’Éternité. Être présent : pour assurer la continuité d’une liberté douée de mémoire et de prévision. À travers les divers âges de la vie, et bien plus encore à travers les avatars d’une Histoire brutalement accélérée, la mémoire est indispensable à la constitution de la personne et au maintien de l’homme créé par Dieu. Puissance d’identité à travers les variations précipitées du devenir, la mémoire nous permettra d’en tirer bénéfice en comparant des expériences infiniment plus vastes qu’autrefois ; nous avons aujourd’hui l’occasion de vivre plusieurs vies, à la condition que notre conscience les associe en une seule. La mémoire est sans doute actuellement un des premiers devoirs, parce qu’elle n’est plus une faculté donnée par la nature. Ainsi, nous souvenant, pourrons-nous prévoir, afin d’être fidèles ; et, les yeux ouverts devant les surprises de l’avenir, mais sans leur céder, nous pourrons nous mouvoir, mais sans quitter la même voie : nous maintenir, et parfois même progresser « jusqu’à la mort… ». Car il faut au moins une vie d’homme pour atteindre l’éternel à travers le temps. Une vie ne dure qu’un instant ; dans ce rêve, on a tout juste le temps de faire une chose.

Ainsi, toujours semblable et renouvelé, coule le même fleuve. Naissant toujours de la même source, fidèle à son cours, sous le même ciel changeant, il se retrouve, sous le gel de l’hiver, sous les ombres d’été. Le même fleuve qui jaillissait des rocs de l’origine dénoue toujours plus lent ses méandres. Plus profond et plus lourd, presque immobile au ras des rives, il va, vers l’Océan vaste et clair qui le reçoit.

Mais je dois aussi reconnaître le paradoxe de l’espace, me découvrir maintenant ici : en ce point unique et irrémédiable, si dense et si précis qu’il échappe à l’œil, aussi bien que l’infini qui de toutes parts démarre à partir de ce pôle.

L’espace, comme le temps vivant, est le fruit d’un mystère et d’un conflit ; il n’y a pas d’espace sans le départ de quelque point fixe : le mouvement part d’un enracinement, – là où le monde actuel nous déracine afin de nous concentrer. Pour partir, il faut bien un départ ; pour se détacher, il faut bien une attache. Toutes ces religions et ces philosophies du détachement n’édifient que du néant faute d’une base solide sur laquelle se fonder. Comment pourrait se dépouiller celui qui ne s’est jamais attaché à rien ? Que vaut la spiritualisation d’une âme dépourvue de corps ? Il nous faut donc d’abord, à rebours du courant qui nous entraîne, essayer de nous enraciner quelque part ; mais cet enracinement suppose du temps, d’autant plus que les individus et la société sont moins jeunes. Le monde actuel s’attaque à l’homme par deux voies apparemment contradictoires : d’une part, en l’attachant à une action et à des biens purement matériels ; de l’autre, en privant ce corps sans âme de toute relation profonde avec la réalité. Répudiant ce matérialisme et cet idéalisme, un homme réel, mais libre, cherchera d’abord à s’enraciner en un lieu. Il acceptera l’immobilité – cet autre silence – afin de pénétrer ce lieu en profondeur plutôt que de se disperser en surface. Mais encore faut-il que ce lieu en soit un, et non pas quelque point abstrait. Seulement, pour accepter ainsi de rester à la même place, il faut avoir des raisons de ne pas fuir.

Pour mettre un terme à notre agitation, il nous faudrait trouver une patrie, mais toute trouvaille est le fruit d’une quête : depuis Adam, Chanaan est au-delà des errances du désert. Si nous ne pouvons pas trouver cette patrie sur le lieu de notre travail, peut-être pourrons-nous la découvrir au cours de nos vacances, si nos loisirs ne nous servent pas à fuir la fuite que nous pratiquons dans le travail. Nous pourrions choisir un style du loisir et du voyage très différent du goût du jour. Au lieu d’une fuite précipitée qui ne nous mène nulle part, le voyage pourrait être la recherche lente et approfondie du lieu où nous pourrions durablement nous arrêter ; à partir de ce point, pas à pas, nous ferions la conquête de l’espace en prenant notre temps.

Afin d’être libre, chaque homme devrait pouvoir se situer en un lieu. Mais, pour se situer en un lieu, il lui faut un minimum de place ; et, pour qu’il ait ce minimum de place, il lui en faut trop : dans son pays et dans sa maison. Nos univers concentrationnaires éliminent la liberté en entassant les individus ; une société libre tendrait à les disperser, afin de leur permettre de se réunir librement : la maison plutôt que l’immeuble, le bourg plutôt que la ville, seraient les formes normales du groupement. Mais elles exigent évidemment une population moins dense et une autre économie, bien que certains des moyens techniques actuels puissent contribuer à cette dispersion. D’ailleurs, dès à présent, elle pourrait être parfois réalisée, au moins dans les loisirs, ce qui démontre bien qu’il s’agit avant tout d’un changement d’esprit.

Alors, l’homme libre ayant ainsi fondé son port d’attache, rien ne l’empêcherait de se risquer dans l’étendue, le point de son départ étant aussi celui de son retour. II pourrait transplanter dans sa patrie les fleurs découvertes dans les autres et, devenu l’homme d’un pays, aimer ouvrir la porte de sa maison aux étrangers. Ainsi, scellé au plus profond d’un roc inébranlable, le chêne frémit pourtant au moindre souffle du vent. Car l’Esprit est à la fois le roc et le vent.

Puisse l’homme retrouver les deux dimensions de sa vie, sinon il retournera au chaos : ceci vaut pour chaque homme comme pour l’humanité. Puisse-t-il s’accepter, même s’il découvre que cette réalité humaine fondamentale est celle d’un flot insaisissable : que l’effort le plus désespéré de la conscience ne saurait suspendre l’instant, et que la seule patrie durable est un cimetière. Puissions-nous accepter notre vie, soutenus par la nostalgie d’un autre règne, où l’espace et le temps, l’homme, ne seraient pas abolis mais accomplis. Où la moindre poussière et la plus humble seconde seraient recueillies dans le triomphe d’un amour infini.

Note

1. Cf. les travaux de Lecomte du Nouy.

 

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